Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1870

Chronique n° 929
31 décembre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1870.

Nous pouvons l’ensevelir en silence, nous ne l’oublierons plus, cette année sinistre que rien n’effacera désormais de l’histoire, qui restera éternellement l’année de la plus terrible guerre, d’une invasion implacable, du siège de Paris, de l’effondrement d’un empire, et aussi du réveil, de la régénération virile de la France sous le coup des malheurs les plus éclatans, les plus imprévus. Aux premières heures de 1870, qui aurait pu entrevoir un tel avenir ? qui aurait pu imaginer qu’elle unirait ainsi, cette année que nous avons vue commencer au milieu de nos manèges intérieurs de révolutions pacifiques et de résurrections parlementaires ?

En ce temps-là, la grande affaire, c’était le ministère du 2 janvier, le programme libéral du 2 janvier, l’alliance du centre droit et du centre gauche, et bien d’autres choses encore ! Il n’y a que quelques mois de tout cela, et on dirait qu’il y a des siècles, tant cette histoire tourbillonne au plus lointain de nos souvenirs comme dans un rêve incohérent. Ah ! c’étaient là de singuliers personnages, qui s’étaient mêlés d’entreprendre la régénération libérale et nationale de notre pays. Ils ont bien travaillé en peu de temps, ils ont étrangement conduit nos affaires ! Têtes vaines et présomptueuses au service d’une décrépitude couronnée, ils sont allés à l’aventure, laissant la guerre échapper de leurs mains comme ils laissaient échapper un programme ou un plébiscite. Ils ont trouvé au bout ce profond abîme où ils ont disparu tout à coup, et ils ont failli entraîner la France avec eux. Heureusement, aux bords et déjà sur le penchant de cet abîme, la France s’est raidie dans une convulsion désespérée, elle s’est redressée d’un mouvement de révolte patriotique, elle s’est cherchée pour ainsi dire à tâtons dans ces ténèbres de la déroute où on l’avait plongée, et s’est bientôt retrouvée elle-même, elle a frappé le sol du pied et en a fait sortir des armées nouvelles. Vaincue, mutilée, envahie, menacée dans son unité et dans sa puissance d’action, paralysée dans ses ressorts les plus intimes, la France a tout surmonté, elle a tout accepté, les levées en masse, la ruine de ses campagnes et de ses industries, les rigueurs d’un siège extraordinaire.

Assurément ces cinq mois de notre histoire sont à la fois douloureux et fortifians. Moins de trente jours avaient suffi à l’empire pour conduire notre malheureux pays aux dernières extrémités, à ce point où l’on aurait dit qu’il ne lui restait plus qu’à subir l’impitoyable loi du vainqueur. Depuis quatre mois, ce pays, rendu à lui-même, retrempé au feu des vieilles inspirations nationales, résiste, se débat et tient tête à un ennemi qui croyait qu’il n’avait qu’à s’avancer en victorieux pour mettre la main sur sa grande proie, La lutte ne finit point avec l’année, elle s’étend au contraire, elle trompe tous les calculs des envahisseurs, et si, dans un esprit de dénigrement qui trouve toujours de l’écho parmi tous les envieux de l’Europe, on nous accuse encore de forfanterie, d’illusions obstinées, est-ce que nos ennemis n’ont pas eu aussi leurs fanfaronnades ? Est-ce qu’ils n’ont pas rempli le monde de leur jactance, de leurs prédictions de victoires démenties par la réalité ? À les entendre, notre armée de la Loire n’était qu’un ramassis de bandes indisciplinées auxquelles ils ne laisseraient pas le temps de se former, qui se disperseraient aussitôt qu’ils paraîtraient ; elle a tenu pourtant, cette armée, devant leurs chefs les plus renommés et devant leurs forces les plus aguerries ; elle s’est battue pendant dix jours, disputant le terrain pied à pied, et si elle a essuyé des échecs, elle n’a été ni détruite ni sérieusement atteinte, ni surtout ébranlée dans sa résolution patriotique. L’armée prussienne, disait-on, n’avait qu’à se montrer devant Paris, elle devait prendre deux de nos forts quand elle le voudrait ; nos forts sont toujours debout, prêts à recevoir toute attaque, et ceux qui seront tentés de les serrer de plus près sauront probablement ce qu’il leur en coûtera. Paris devait inévitablement tomber d’un jour à l’autre aux pieds du roi Guillaume, on l’avait promis à l’Allemagne tout au moins pour Noël ; Noël vient de passer, Paris tient toujours après trois mois et demi de siège, et par le fait on pourrait dire que les assiégeans ont plutôt reculé qu’avancé dans leurs lignes d’investissement. Sans doute, nous en convenons, dans cette grande cité qui était accoutumée à une autre vie et qu’on s’est flatté de réduire par l’action dissolvante de ses factions intérieures ou de la famine, dans cette vaillante ville qui compte déjà plus de cent jours de défense, on ne fait plus de festins, les vivres sont comptés, toutes les pensées sont sérieuses, et cette dernière heure de l’année qui finit ne sonne pas précisément comme une heure de fête ; mais cette heure sonne-t-elle donc si joyeuse pour nos ennemis ? Est-ce que tout n’est pas un danger pour l’envahisseur, et la ténacité d’une résistance inattendue, et les rigueurs de la saison, et les difficultés croissantes des communications, et la nécessité de s’étendre au milieu de populations exaspérées ? Est-ce que les Prussiens, malgré leurs avantages, sont si assurés d’une victoire définitive ? Pour eux comme pour nous, tout est incertitude ; pour ceux qui sont en apparence victorieux comme pour ceux qui sont réduits à se défendre, l’année nouvelle s’ouvre pleine de mystère et d’inconnu.

À mesure cependant que cette lutte se prolonge, il y a un sentiment qui grandit dans tous les cœurs ; on se demande où est le terme d’une telle guerre, pourquoi on combat encore, ce que signifient ces effroyables effusions de sang humain et ces exterminations qui dépassent toute mesure. Pourquoi la Prusse s’obstine-t-elle dans la guerre ? Ce n’est plus certainement désormais pour la sûreté, pour la grandeur et le prestige de l’Allemagne. L’Allemagne est en sûreté pour longtemps, son indépendance et sa liberté sont à l’abri de toute atteinte ; son vrai bouclier, c’est la puissance qu’elle vient de manifester. Est-ce parce qu’elle n’a eu ni les moyens ni l’occasion de faire la paix que la Prusse s’obstine dans cette implacable guerre ? Ni l’occasion ni les moyens ne lui ont certes manqué depuis quatre mois ; elle a pu en finir honorablement, équitablement, de ce désastreux et inutile conflit. Une première fois M. Jules Favre est allé à Ferrières, non point sans doute en plénipotentiaire humilié, mais en représentant d’une nation fière qui peut avouer ses défaites, offrir à M. de Bismarck la plus belle occasion de réconcilier la France et l’Allemagne dans une juste et généreuse transaction ; il a essuyé le refus hautain et ironique de la force qui se croit tout permis. Une seconde fois les puissances neutres de l’Europe, avec la modestie qu’elles semblent mettre désormais dans leur politique, ont cru devoir faire arriver au camp prussien une proposition d’armistice qui pouvait devenir un acheminement vers la paix ; M. de Bismarck a eu tout au plus l’air d’écouter ce qu’on lui disait, et il a bientôt soufflé sur cette dernière espérance pacifique. Ce n’est donc ni pour la grandeur légitime de l’Allemagne, ni parce qu’elle n’a pas pu arriver à une paix honorable, que la Prusse se fait un jeu cruel de prolonger cette lutte ruineuse. Il n’y a désormais qu’un mobile, une cause et un but, c’est la conquête ; M. de Bismarck ne veut pas se retirer sans avoir dévoré un morceau de territoire, et il lui faut à tout prix des annexions, un démembrement de la France. Que les provinces qu’il convoite résistent à ses séductions comme à ses violences, qu’elles tiennent avant tout à rester françaises, peu lui importe, il les occupera, il les ravagera, il les domptera, s’il peut, et les traitera comme la Russie traite la Pologne ; l’essentiel pour lui est qu’il garde cette proie qu’il s’est promise, et à l’aide de laquelle il s’est assuré l’alliance des âpres convoitises allemandes. C’est pour cela, et uniquement pour cela, qu’il continue cette guerre, qu’il a poussé ses bataillons sur nos provinces. C’est pour satisfaire cet appétit de conquête qu’il n’a pas craint d’entreprendre une invasion odieuse, de prolonger une lutte où tant de sang doit être versé encore.

Et quel caractère donne-t-on à cette guerre ? C’est le délégué de notre ministère des affaires étrangères en province, c’est M. Chaudordy qui vient de le dire d’une façon saisissante dans une circulaire faite assurément pour retentir en Europe. Que font en effet ces armées qui sont venues inonder la France ? Elles ne se bornent plus à épuiser nos villes de réquisitions, à incendier de malheureux villages, à ruiner nos campagnes ; elles ne respectent plus même la propriété privée, elles envahissent les maisons, et les familles sont obligées de leur livrer tout ce qu’elles possèdent : argenterie, bijoux, montres, vêtemens. Au besoin, on crochète les secrétaires pour enlever l’argent. Il est tel propriétaire qui a été arrêté dans son château et condamné à payer une rançon de 80,000 francs. Un autre s’est vu réduit à livrer les fourrures, les robes de soie de sa femme. Tout cela, nous en convenons, se fait avec un certain ordre. On pille méthodiquement, on étiquète le butin, et on a des fourgons pour l’expédier soigneusement en Allemagne. C’est ce qui s’appelle faire la guerre en gens pratiques qui ne négligent pas les petits avantages de la conquête. D’un autre côté, la Prusse ne se contente pas de bombarder des villes ouvertes, de fusiller de malheureux paysans qui se défendent, ou même des soldats réguliers revêtus d’uniformes reconnus ; au moindre signe de résistance ou d’hostilité dans une ville, dans un village, elle prend des otages qui ont à répondre sur leur fortune et sur leur vie d’actes auxquels ils sont étrangers. L’autre jour, sous prétexte que la France n’a pas mis aussitôt en liberté quarante capitaines de navires allemands, retenus d’ailleurs selon les lois de la guerre, les autorités prussiennes ont pris en otage quarante habitans notables des villes de Dijon, Gray et Vesoul, qu’ils ont expédiés en Allemagne, et parmi lesquels se trouve M. le baron Thénard, membre de l’Institut.

Voilà comme on procède ! voilà ce qu’on fait de ce que dans le bon temps de nos sympathies prodigues nous avions la simplicité d’appeler la grande Allemagne ! On en fait un foyer de pillards, d’exacteurs, de reîtres sans scrupules pouvant dire, eux aussi, comme les chasseurs de Friedland dans le Wallenstein de Schiller : « C’est ici comme dans les anciens temps où le sabre décidait de tout. Il n’y a que contredire les ordres qui soit une faute, et qui soit puni ; tout ce qui n’est pas défendu est permis… Nous passons hardiment partout à travers champs, dans les semailles et les moissons. Au milieu de la nuit, nous entrons dans les maisons comme le feu quand personne ne veille ; il n’y a pas tant à se défendre et à fuir, La guerre est sans pitié. »

La guerre sans pitié, la guerre avec les grandes mutilations nationales et les petits profits de la rapine organisée, voilà donc le mot d’ordre donné à une armée au xixe siècle ! — Allons, braves mères d’Allemagne, mères de la Souabe, de la Thuringe ou de la Bavière, tâchez de vous réjouir, si vous le pouvez. Il est vrai, cette année vous avez fait Noël toutes seules, sans vos enfans ; bon nombre d’entre eux sont couchés pour jamais sous la neige et le givre autour de Paris, beaucoup sont destinés à trouver le même sort avant qu’on ait terminé cette horrible lutte. Vous ne les reverrez pas plus à la Noël prochaine que vous ne les avez vus à la Noël qui vient de passer ; mais tâchez de vous consoler, l’armée allemande vous enverra les fruits opimes de ses victoires, des pendules ou des robes de soie. Et puis il faut la guerre à ceux qui disposent de vos enfans. M. de Bismarck est libre à cette condition de poursuivre ses plans de conquête, M. de Moltke peut déployer ses talens de tacticien, le prince Frédéric-Charles peut faire ses pointes audacieuses et ses mouvemens tournans, contre lesquels on commence à s’aguerrir. Le roi Guillaume enfin a besoin de la guerre, il lui faudrait bien Paris pour mettre sur sa tête le bonnet d’empereur ; en échange, il coiffera du casque prussien l’Allemagne de Goethe et de Schiller, de Kant et Schelling. Il fera l’unité allemande par la caserne : digne prix de tant de sang allemand versé dans cette guerre qu’on poursuit à outrance pour la gloire d’un âpre et implacable orgueil !

Après cela, s’il est vrai qu’en toute chose on doive considérer la fin, nous ne sommes point certainement au bout. Tout n’est pas fini, et le roi Guillaume lui-même, dans une récente proclamation à ses soldats, est obligé d’avouer que « la guerre entre dans une phase nouvelle ; » il a des étonnement presque naïfs de ce qu’il appelle l’effort extraordinaire fait par les Français, de l’empressement des habitans à courir aux armes ; il trouve que, malgré tous les prisonniers qu’on fait, « il reste encore beaucoup de mobiles. » Naturellement le souverain prussien assure toujours à ses soldats qu’ils vaincront, qu’ils triompheront par la valeur et la discipline du nombre des Français, qu’ils conquerront une paix glorieuse proportionnée aux sacrifices de l’Allemagne, Ce qui est certain, c’est que cette proclamation n’a plus tout à fait l’accent d’une confiance sans mélange, que le roi Guillaume ne peut promettre à ses soldats que des luttes prolongées, qu’il ne se trompe pas quand il dit que la guerre est entrée dans une phase nouvelle, et que l’armée allemande n’a pas encore conquis cette paix qu’on lui laisse entrevoir. Sans doute il y a une triste et bien cruelle réalité dont nous sentons le poids ; l’étranger foule notre sol ; l’invasion, puissante encore de cette force d’impulsion qu’elle a eue dès l’origine, s’est répandue dans plus d’un tiers de la France. Tout n’était malheureusement pas faux dans les nouvelles que nos ennemis nous transmettaient l’autre jour, quoique la vérité fût arrangée à la prussienne. Il est bien certain qu’il y a eu des combats autour d’Amiens, sans qu’on sache précisément à quelles forces françaises les Prussiens ont eu affaire. L’armée allemande a pu s’avancer jusqu’à Rouen, où elle est entrée ; elle a semblé menacer un moment Le Havre et Honfleur, elle a paru autour d’Évreux, elle s’est répandue dans cette contrée de l’ouest qui va de Versailles au Mans. D’un autre côté, vers l’est les Prussiens se sont avancés jusqu’à Dijon. L’armée du prince Frédéric-Charles, retrouvant à son tour sa liberté par la reddition de Metz dès les premiers jours de novembre, a pu s’élancer par la Champagne et pousser jusqu’à la Loire, accomplissant, avec le général de Thann demeuré devant Orléans, avec le grand-duc de Mecklembourg accouru de l’ouest par Châteaudun, une de ces savantes concentrations familières à l’état-major prussien, et dont l’objectif était cette fois de reprendre Orléans, d’envelopper nos forces de la Loire. L’armée du prince Frédéric-Charles a pu même, à ce qu’il paraît, s’avancer jusqu’à Blois et menacer Tours. Somme toute, cette immense armée de l’invasion dans ses développemens à l’est et à l’ouest semblerait former un vaste triangle irrégulier dont le sommet serait sur la Loire et au centre duquel serait Paris.

Assurément c’est une cruelle épreuve pour ces parties de la France foulées aux pieds par la soldatesque étrangère ; mais en fin de compte, avec ses opérations gigantesques et ses mouvemens tournans, l’armée allemande n’a rien fait de réellement décisif depuis deux mois. Qu’elle ait occupé Rouen ou qu’elle ait repris Orléans, à quoi cela la conduit-elle ? Là où elle a cru frapper de grands coups, elle a échoué, au moins en partie, où elle n’a pas atteint son but. Notre armée de la Loire a été obligée, il est vrai, de se scinder devant l’attaque furieuse dont elle a été l’objet devant Orléans : une portion s’est repliée sur Bourges et Nevers avec le général Bourbaki, l’autre partie, conduite par le général Chanzy, a gagné le Perche ; mais cette armée n’a cédé le terrain que pied à pied, après dix jours de combats où elle a montré la plus énergique fermeté, où elle a infligé à l’armée allemande les pertes les plus sérieuses. Quoique divisée, elle est restée intacte jusqu’à un certain point, et cette dislocation, fâcheuse peut-être au premier instant, n’a rien de précisément dangereux, si le général Chanzy a pu se fortifier de tous les contingent déjà organisés dans l’ouest, si le général Bourbaki de son côté a pu grossir ses corps des forces nouvelles qui s’avançaient de l’Auvergne. En définitive, le prince Frédéric-Charles a manqué cette fois son coup. L’armée de la Loire lui a vigoureusement tenu tête et lui a échappé ; quoique coupée en deux, elle existe toujours, prête sans doute à rentrer en campagne, présentant deux fronts d’attaque au lieu d’un. Le nerf de la défense n’est pas sérieusement atteint sur nos lignes du sud, et les Prussiens n’ont pas seulement à faire face de ce côté, si, comme on nous l’a dit, le général Faidherbe est dans le nord avec une armée qui peut se soutenir par ses propres forces en menaçant les communications avec l’Allemagne, si le général Bressolles a une autre armée avec laquelle il peut marcher de Lyon vers les Vosges et l’Alsace, si Garibaldi lui-même, en manœuvrant avec ses volontaires, inquiète les troupes allemandes qui sont dans la direction de Dijon.

Reste Paris, la personnification souveraine et saisissante de la défense nationale, le point central autour duquel tout rayonne et converge. Quelle était la pensée primitive des Prussiens lorsqu’ils ont marché sur la capitale de la France ? Ils ne savaient peut-être pas bien eux-mêmes où ils allaient, et ce qu’ils feraient. Ce qui n’est point douteux, c’est qu’ils ne s’attendaient pas à ce qui leur est arrivé. Ils ne croyaient pas à cette inébranlable résistance qu’ils ont rencontrée. Tous les moyens sur lesquels ils comptaient leur ont échappé. Le bombardement, ils l’ont retardé de jour en jour, comme s’ils reculaient devant cette monstruosité de la destruction d’une des premières villes du monde, et en réalité peut-être tout simplement parce qu’ils n’étaient pas prêts. S’ils n’ont rien fait jusqu’ici, c’est que probablement ils ne pouvaient rien faire ; nous allons voir maintenant à quoi ils vont réussir en démasquant leurs batteries, et ce que signifient au juste ces violentes attaques auxquelles ils viennent de se décider. Le déchaînement des factions intérieures, c’était leur grande espérance, ils ne l’ont pas caché ; mais voilà que Paris s’est avisé d’avoir plus d’esprit que M. de Bismarck en n’écoutant que le bon sens et le patriotisme, en décourageant par son attitude tous les d’auteurs de désordres, en se cuirassant même contre les tentatives de démoralisation essayées par nos ennemis. Les mauvaises nouvelles venant des avant-postes prussiens n’ont plus aucun effet, fussent-elles signées de M. de Moltke. La famine, ah ! c’était là, en désespoir de cause, la terrible, l’inévitable complice sur laquelle ils comptaient, sur laquelle ils comptent encore. Il y a déjà bien des semaines qu’on répète en Allemagne que nous en avons tout au plus pour quelques jours, que nos dernières ressources sont épuisées. Paris, non sans souffrir, mais résolu à toutes les privations comme à tous les sacrifices, tient depuis plus de cent jours, et il tiendra encore assez pour que les chefs de notre défense puissent renouveler les actions meurtrières, pour que la France virile tout entière ait le temps de se trouver sous les armes. Or c’est là justement ce qu’on n’avait pas prévu, et il suffit de lire les lambeaux de lettres qu’on a trouvés sur les soldats allemands victimes des dernières affaires pour démêler l’impression qui existe dans l’armée ennemie, qui se fait jour jusqu’en Allemagne. C’est un mélange d’étonnement, de malaise et de lassitude, malaise causé par une situation sans issue, lassitude visible de la guerre, étonnement de cette résistance prolongée de Paris, de ces armées nouvelles qu’on rencontre, de cette insurrection nationale contre laquelle on se heurte.

M. de Bismarck, qui se croit si habile et qui l’est sans aucun doute sous certains rapports, ne l’a point été cependant assez pour se mettre au-dessus de ses passions ; il n’a vu dans cette terrible lutte qu’une question de force, il a cru qu’après avoir brisé la puissance militaire de la France à Sedan et à Metz, après avoir pris dans ces deux grands coups de filet tout ce qui nous restait d’armées régulières, il avait tout fait, qu’il n’y avait plus rien de sérieux à craindre, et il s’est trouvé tout à coup en face d’une résistance imprévue, devant la nation française elle-même résolue à se défendre. C’est là précisément cette « phase nouvelle de la guerre » dont parlait le roi Guillaume. N’importe, M. de Bismarck a marché, il a voulu aller jusqu’au bout. Cela ne lui déplaisait pas d’ailleurs de camper avec son roi à Versailles, de négocier de Versailles avec l’Europe, de se faire un piédestal de victoires nouvelles ; c’était un moyen de s’assurer un peu plus encore la soumission de l’Allemagne, partagée entre le désir renaissant de la paix et l’enivrement des succès militaires. De la situation extrême et violente où il s’est placé, de la nécessité qu’il s’est créée lui-même, M. de Bismarck s’est fait une arme de plus pour entraîner ses amis à sa suite en réduisant au silence ceux qui pouvaient être tentés de condamner les excès de sa politique.

Ce que la Prusse peut y gagner, nous le voyons bien ; ce que l’Allemagne y peut trouver de garanties et d’avantages est plus douteux. Les Allemands entrent dans une voie où, par une fascination de la force et pour un peu de gloire, pour une apparence de grandeur chimérique, ils livrent pour longtemps peut-être leurs traditions, leur avenir libéral, l’indépendance de leur développement moral et politique ; ils cèdent, comme l’ont dit quelques voix libres au-delà du Rhin, au fanatisme de l’impérialisme et du militarisme. En définitive, l’Allemagne vient de travailler pour le roi de Prusse ; elle s’est battue, elle se bat encore pour refaire un empereur germanique, pour exhumer un pouvoir devant lequel s’abaissent dès ce moment toutes les souverainetés, en attendant que toutes les autonomies aillent se fondre au creuset prussien, et ici on pourrait évoquer un souvenir singulier qui ne laisserait pas de caractériser cette entreprise de gothique restauration. Lorsque le parlement de Francfort, en 1849, offrait la dignité impériale au prédécesseur du souverain actuel de la Prusse, au roi Frédéric-Guillaume IV, ce prince, à l’esprit plein de tentations et de faiblesses, refusait en disant : « Il ne faut pas s’abandonner en aveugles aux courans et aux tempêtes ; jamais ainsi le vaisseau n’atteindrait le port, jamais ! jamais ! » Un seul député, M. de Bismarck en personne, osait se lever pour approuver le roi de refuser ce « jouet forgé par des professeurs. » Un parlement offrant la couronne, c’était en effet une bien médiocre source de légitimité ! Aujourd’hui c’est beaucoup mieux, c’est par la guerre et la force, par le feu et le sang, qu’on se fait empereur ; c’est bien plus légitime, et surtout bien plus libéral. Cette couronne, on l’avait déjà ébauchée à Sadowa aux dépens de l’Autriche, on croit aujourd’hui le moment venu de l’achever par la guerre contre la France. Le mot d’ordre est donné ; le parlement fédéral, qui s’est récemment réuni à Berlin, n’a pas manqué de se prononcer sur la nécessité urgente de rétablir la dignité impériale au profit des Hohenzollern. Il n’est pas jusqu’au petit roi de Bavière qui, en vassal empressé de subir le joug, ne se soit hâté d’écrire à son « cher frère et cousin » le roi de Saxe pour lui proposer de « suggérer à sa majesté le roi de Prusse que le titre d’empereur d’Allemagne soit désormais attaché à l’exercice de la présidence de la confédération. » Ce jeune prince, dont les excentricités amusaient naguère Munich, aura cru sans doute tresser une couronne pour son ami Wagner, l’auteur du Lohengrin ; il se sera trompé, et il a envoyé sa couronne au roi de Prusse ! Il y a bien encore au-delà du Rhin quelques dissidences viriles, et même des protestations ; mais le mouvement est lancé, les députations se succèdent auprès du roi Guillaume, et une commission du parlement fédéral lui-même a dû arriver à Versailles.

Que ducs, grands-ducs, princes, landgraves, diplomates ou membres du parlement de Berlin défilent à Versailles, ils font leur métier. Il y a une visite, nous ne le cachons pas, qui nous a semblé un peu plus étonnante, c’est celle de l’archevêque de Posen, le comte Ledochowski. L’archevêque de Posen n’a pas craint de faire, lui aussi, son voyage pour venir saluer le roi Guillaume dans sa puissance. Il est vrai qu’il s’agissait de demander au roi de Prusse d’employer cette puissance nouvelle à restaurer le pouvoir temporel du pape. La démarche n’est pas moins étrange pour un prélat catholique, pour un Polonais surtout, qui, avec un peu de réflexion, eût compris qu’il ne pouvait paraître au camp d’un roi de Prusse au milieu de la France envahie. Puisque M. Ledochowski est allé à Versailles plaider pour les droits du pape, il n’aura pas manqué sans doute de proposer au roi Guillaume de rétablir ses provinces polonaises dans leur indépendance, qui n’est pas moins légitime, et il lui aura rappelé aussi qu’on ne verse pas le sang des hommes pour arriver à démembrer un grand peuple. S’il n’a pas fait cela, sa démarche peut être d’un bon courtisan prussien, elle n’est certes ni d’un prélat catholique ni d’un Polonais ; elle restera comme un inconvenant hommage rendu à la puissance victorieuse.

Non, tout n’est pas beau dans ces crises qui mettent à nu l’état moral d’un continent. Les hommes et les gouvernemens offrent parfois de tristes spectacles. Le roi Guillaume peut, si cela lui convient, recevoir dans nos villes ses archevêques qui viennent lui demander d’intervenir pour le pape, ses diplomates occupés à brouiller tous les fils des affaires européennes, les membres de son parlement qui viennent le solliciter humblement de ceindre la couronne impériale ; il peut se donner les dehors d’un conquérant régnant en France, dictant ses ordres de Versailles. Il y a une chose qu’il ne supprimera pas encore cette fois, quelle que soit sa volonté, c’est la France elle-même, et si nous pouvions nous enorgueillir dans nos malheurs, ce serait en observant tout ce qui se fait sans nous, en voyant la place nécessaire de notre patrie démontrée en quelque sorte par la suspension même du rôle de la France. L’Europe n’a pu résister à cette mauvaise pensée de se réjouir de nos revers, et de nous témoigner plus que de l’indifférence. Elle est revenue depuis peut-être à des sentimens moins malveillans ; elle n’a rien fait pour nous sans doute, elle a cru se mettre à l’abri en se réfugiant dans une craintive neutralité : elle peut comprendre aujourd’hui le danger d’une atteinte trop violente dirigée contre la puissance française.

Jamais en effet événemens plus imprévus n’ont montré d’une façon plus frappante la nécessité de l’existence, de l’influence de notre patrie dans le monde, puisque, dès que la France semble s’éclipser un instant, tout devient possible en Europe. Depuis quatre mois, la France est absorbée dans sa propre défense, elle ne voit que de loin les affaires du continent, et aussitôt la force se déchaîne, tous les caprices se donnent carrière ; le droit, les traités, les plus simples règles de la vie internationale, semblent disparaître. Nous ne voulons pas dire que cette situation soit née uniquement de la guerre actuelle, qu’elle n’ait été dès longtemps préparée par le désarroi de toutes les combinaisons, par le déclin de ce qu’on nommait jadis la foi des traités ; elle a du moins éclaté tout d’un coup avec des redoublement singuliers.

C’est d’abord la Russie qui profite de la circonstance pour dénoncer le traité de 1856, pour revendiquer la liberté de ses mouvemens dans la Mer-Noire, et reprendre vers l’Orient sa marche, interrompue par la guerre de Crimée, Le prince Gortchakof a daigné en informer l’Europe avec cette aisance tranchante qu’il sait mettre dans sa diplomatie, et au total le chancelier du tsar semble notifier la volonté arrêtée de la Russie bien plus qu’en appeler à une délibération de l’Europe. La Russie a fait le premier pas ; la Prusse, qui n’a certes maintenant rien à se refuser, s’est empressée à son tour de se dégager lestement du traité si récent encore qui consacre la neutralité du Luxembourg. C’est à peine si elle s’inquiète de ce qu’en pensera l’Europe, et notez que c’est la Prusse qui la première en 1867 demandait une garantie effective des puissances en faveur de cette neutralité dont elle fait si bon marché aujourd’hui. On ne devinerait jamais le prétexte de cette querelle d’Allemand. La Prusse accuse le petit Luxembourg d’avoir violé lui-même sa neutralité au profit de la France et au détriment de l’Allemagne. M. de Bismarck joue merveilleusement la fable du Loup et de l’Agneau. Bien entendu, on paiera, s’il le faut, au roi de Hollande le prix du Luxembourg, et tout sera dit. Que peut-on demander de mieux ? Allons, la curée est ouverte, le moment est favorable ; ceux qui ont encore quelque traité qui les incommode n’ont plus à se gêner, ils sont libres, pourvu qu’ils aient la force ; tout droit est momentanément suspendu.

À vrai dire, de tous ces actes passablement extraordinaires, le moins imprévu est celui du cabinet de Saint-Pétersbourg. Depuis dix ans, la Russie n’a cessé de poursuivre avec une ténacité patiente la révision de ce traité de 1856, qui pesait sur sa politique autant que sur son orgueil. On a oublié peut-être que dès 1860, profitant du trouble que l’annexion de la Savoie avait jeté dans les relations européennes, elle essayait de revenir sur tous ces arrangemens de l’Orient. Le prince Gortchakof n’abordait pas précisément la question de front, il se contentait d’appeler l’attention des grandes puissances sur la situation douloureuse des chrétiens de la Bosnie et de la Bulgarie en provoquant la réunion d’une conférence où les stipulations du traité de Paris pourraient être remaniées. Plus d’une fois, avant la guerre actuelle, la Russie, allant plus loin, avait laissé entrevoir la pensée formelle de réclamer la révision de ce traité, et peut-être avait-elle été encouragée dans ses espérances par plus d’un cabinet. On ne peut donc guère s’étonner qu’elle ait poursuivi jusqu’au bout la réalisation d’un dessein invariable ; mais c’est le moment où elle a fait cette démarche qui est caractéristique. Quant à la Prusse, tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle a dénoncé le traité sur le Luxembourg parce que telle était sa volonté, et qu’elle avait encore moins à se gêner que la Russie.

Or, devant toutes ces licences de la force, quelle est l’attitude de la diplomatie, des puissances neutres qui peuvent passer pour représenter encore la raison de l’Europe et ce qui reste de droit ? L’Europe ressent visiblement un véritable malaise de toutes ces violations brutales du droit, elle semble en quelque sorte paralysée ; elle est à la fois mécontente et impuissante. L’Angleterre, ce n’est point douteux, a commencé par se révolter. Lord Granville n’a point eu de peine à relever l’incorrection diplomatique des prétentions russes, et il a exprimé la vivacité du sentiment anglais ; mais cette vivacité n’a point tardé à se calmer. On a cherché à se faire une raison, et, comme pour dérouter l’opinion, une main mystérieuse est venue à propos jeter dans la presse une sorte de ballon d’essai des plus étourdissans : c’était le projet d’une combinaison qui désintéresserait l’Angleterre en lui livrant l’Égypte, tandis que la Russie occuperait les principautés danubiennes, tandis que la Prusse s’approprierait tout simplement le Luxembourg, la Lorraine et l’Alsace. La combinaison est merveilleuse en effet, elle doit être l’œuvre de M. de Bismarck, qui s’est dit apparemment que la complicité de l’Angleterre dans les violences du moment serait une garantie de plus pour lui. L’Angleterre n’a point sans doute assez changé en quelques mois, elle n’est point assez convertie à la toute-puissance de la force pour se laisser prendre à ces grossières amorces. Pour qu’elle cédât à ces tentations, il faudrait qu’elle reniât tout son passé, qu’elle désavouât la guerre de Crimée, qu’elle abdiquât toutes ses traditions, toute sa politique ; il faudrait qu’elle cessât d’être l’Angleterre du temps où sir Hamilton Seymour, recevant de l’empereur Nicolas cette même offre de l’Égypte, refusait avec une tranquille honnêteté. L’Angleterre n’en est pas là. Que peut-elle faire cependant pour défendre jusqu’au bout l’œuvre de 1856 ? Elle n’a plus son alliée de cette époque, et seule elle ne fera certainement la guerre ni pour le traité de Paris, ni pour le traité sur le Luxembourg.

Il y a une puissance pour qui toutes ces complications nouvelles sont encore plus embarrassantes peut-être que pour l’Angleterre, c’est l’Autriche. L’Autriche, par le fait, se trouve menacée de tous les côtés ; la Prusse lui ferme plus que jamais l’Allemagne, la Russie se prépare de nouveau à lui fermer l’Orient, à la bloquer sur le Danube, Il y a déjà quelques années, à la veille de 1866, un homme d’état belge, M. Dechamps, en étudiant les complications croissantes de l’Europe, disait avec sagacité : « L’Autriche a eu le tort, que la fatalité des choses lui a peut-être imposé, de poursuivre depuis un siècle quatre politiques à la fois, pour les perdre toutes successivement : la politique danubienne, la politique italienne, la politique hongroise et la politique allemande. » Pour la politique hongroise, elle est sauvée à peu près ; mais c’est là une question intérieure pour l’empire des Habsbourg. Quant aux autres politiques, elles sont singulièrement compromises, et les dernières tentatives russes et prussiennes ne sont pas de nature à les relever ; elles aggravent bien plutôt au contraire la situation de l’Autriche, cernée de tous côtés par des ennemis puissans qui menacent son influence et jusqu’à son intégrité. Nous ne parlons pas même du cas où se réaliserait cet étrange projet de partage entre la Russie, la Prusse et l’Angleterre dont le Times s’est fait l’éditeur. Pour le coup, l’Autriche, sans avoir mis un soldat en mouvement, se trouverait aussi complètement battue que pourrait l’être la France dans l’hypothèse la plus douloureuse. C’est à quoi lui aurait servi sa neutralité ; voilà ce qu’elle aurait gagné à éviter si soigneusement de se compromettre dans une lutte où se débattent ses intérêts autant que les nôtres. Sans doute la situation de l’Autriche était épineuse ; on n’avait su rien faire à Paris pour avoir son alliance ; depuis que la guerre est commencée, elle a pu être arrêtée aussi par l’incertitude et l’obscurité des événemens, par l’attitude énigmatique des autres puissances ; mais de tous les systèmes le pire est de ne rien faire, de replier sa tête sous son aile devant l’orage, et de se laisser acculer à une de ces extrémités où l’on n’a plus que le choix entre une guerre subie par nécessité, dans des conditions aggravées, et une abdication sans combat.

Ainsi l’Autriche et l’Angleterre se trouvent fatalement conduites aujourd’hui à s’apercevoir que leur indifférence pour nous n’était pas précisément la meilleure des politiques, que notre patrie est pour elles une alliée nécessaire dans les grandes crises de l’Occident, que seules sans la France elles se trouvent désarmées contre ces actes de prépotence et de force qui sont pour leur politique une surprise et une déception. Si ce n’est la sympathie, c’est leur intérêt qui les lie à notre cause. On dit bien aujourd’hui, il est vrai, qu’il doit y avoir une conférence pour traiter toutes ces questions de l’Orient et du Luxembourg. Une conférence, soit : les résolutions de ce conseil diplomatique seront sans doute l’expression de toutes les incohérences actuelles. On élèvera quelques protestations pour le droit, et on laissera le fait courir bride abattue. Ce sera ainsi, à moins qu’un sentiment plus énergique ne ramène enfin l’Angleterre, l’Autriche, l’Italie, à la question qui est le nœud de toutes les autres, la question de la guerre actuelle et de l’inviolabilité de l’indépendance française.

Pour nous, quelles que soient ces péripéties, notre unique affaire, c’est de sauvegarder notre intégrité, de poursuivre notre défense à Paris comme en province. Que se passe-t-il aujourd’hui en province ? Nous sommes malheureusement réduits à des conjectures, à des espérances ou à des craintes toujours nouvelles. Ce que nous savons, c’est que nos armées existent, qu’elles sont fortes de leur nombre, fortes de leur patriotisme, et qu’elles ne sont pas près d’abaisser le drapeau de la France devant l’ennemi. À Paris, la lutte semble évidemment entrer maintenant dans une phase nouvelle. Les Prussiens ont commencé depuis quelques jours un bombardement violent, dirigé contre quelques-uns de nos forts, et qui est venu nous rappeler que nous étions une ville assiégée. Cette résolution des Prussiens peut être une concession aux impatiences de l’Allemagne, qui se lasse de voir se prolonger cette guerre ; elle peut être le résultat de la fatigue de l’armée ennemie, éprouvée par un long siège, elle peut être aussi assurément le dernier mot d’une combinaison suivie avec un calcul tenace. Dans tous les cas, Paris n’a qu’un devoir ; c’est de résister, de se défendre plus que jamais de toutes ces agitations qui se produisent souvent dans les crises suprêmes d’un blocus. Jusqu’ici, Paris a été un vaste camp retranché ayant des avancées, tenant l’ennemi à distance ; maintenant le cercle de feu se resserre, nous redevenons une place forte, il ne faut pas s’y tromper, et après avoir tenu pendant trois mois et demi vaillamment et fidèlement, sans désordre et sans confusion, Paris ne voudra pas sûrement compromettre l’honneur de ce siège, qui, sans vanité française, restera une des choses extraordinaires de ce siècle. Ce serait un étrange moment que choisiraient les agitateurs pour chercher à exploiter les inquiétudes et les souffrances d’une population assiégée, pour exciter les divisions et les défiances, pour mettre en suspicion tout ce que font nos généraux. C’est pour le coup qu’on ferait les affaires de l’ennemi, et qu’on irait tout droit, par le plus court chemin, à quelque misérable catastrophe.

Population et gouvernement doivent au contraire se tenir serrés dans cette crise suprême ; c’est la condition première de tout ce qui est possible et justement de cette action incessante qu’on demande à nos chefs militaires. Il faut que cette défense garde jusqu’au bout son caractère pour garder son efficacité. L’ennemi peut frapper de ses obus nos forts et jusqu’à nos portes, il n’ébranlera point Paris de sitôt. Quoi qu’il arrive, Paris a fait ce que certainement il ne croyait pas faire, il a réduit la province à se suffire par elle-même, à ne compter que sur ses propres forces, sur ses propres directions, et la France s’est levée. Paris a donné à la province ce qu’il pouvait lui donner de plus précieux, du temps pour s’organiser ; la province doit maintenant à Paris un secours ou une vengeance. Oui, le roi Guillaume a raison, c’est une guerre nouvelle qui commence, et cette guerre peut durer assez pour mettre à de cruelles épreuves la constance des armées allemandes. Après cela, pendant que nous combattons ainsi, l’Europe peut tenir des conférences et faire de la diplomatie. On peut escompter des victoires qui ne sont rien moins qu’assurés ; on peut se partager le butin et s’adjuger un résultat qui est encore au bout de bien des épées étincelantes, toutes prêtes à se rougir de sang. La France saura bien ressaisir le rôle européen dont on prétend la dépouiller ; elle retrouvera son jour et son heure où il faudra bien compter avec elle, où l’on s’apercevra qu’il n’y a de paix possible et durable que celle qui commencera par respecter sa dignité, qu’elle a déjà reconquise, et son intégrité, qu’elle défendra jusqu’au bout.
Charles de Mazade.




CORRESPONDANCE.


au directeur de la REVUE DES DEUX MONDES.


 Mon cher monsieur.

J’ai vu déjà bien des années finir et de tristes années, mais je n’éprouvai jamais, à changer de calendrier, le soulagement étrange que je sens aujourd’hui. Être enfin délivré de ce chiffre néfaste : 1870 ; ne plus le voir, ne plus l’écrire à tout propos, c’est déjà presque un bien. S’est-il gravé dans nos mémoires en caractères assez sanglans ! Portera-t-il à nos arrière-neveux d’assez lugubres souvenirs ! Et quelle date assez sombre dans toute notre histoire pourra lui servir de pendant ? Je ne parle même pas d’incendies, de pillages, de dévastations, d’industries ravagées, de capitaux détruits, de ruines, de catastrophes : ces blessures matérielles, un jour peut-être, à force de labeur, elles se pourront guérir ; nos cœurs eux-mêmes, qui jamais n’auront autant saigné, le temps en adoucira les souffrances ; ces affections brisées, ces plaies de nos familles, n’infligeront de vivantes douleurs qu’à nos générations d’aujourd’hui, tandis qu’il est une blessure dont la profonde cicatrice ne s’effacera plus tant que vivra notre pays. Pensez à lui, à notre nom, à l’éternelle injure que lui ont faite ces revers inouïs, et vous devrez comprendre que je sois sans pitié pour ce millésime odieux. Eh bien ! faut-il l’avouer ? malgré toutes ces raisons d’écouter ma rancune, quand je mets en regard les maux qu’elle me rappelle, cette désastreuse année, et les biens qui, j’espère, découleront de ces maux, que dis-je ? ceux-là mêmes que nous goûtons déjà, j’hésite à la maudire, et j’entrevois un temps où du milieu de nos tristesses, tout compte fait, tout bien pesé, croyez-moi, nous la bénirons.

Et d’abord n’a-t-elle pas vu tomber l’empire ? Que de choses dans ce peu de mots ! Ce qu’était l’empire, le premier comme le second, et le second surtout, lui qui nous promettait repos, lucre, plaisirs en échange de notre virilité ; ce qu’il y avait dans ce grossier régime de poisons et de piéges pour un malheureux peuple qui par sa faute, hélas ! s’y était laissé prendre ; ce que ce peuple y contractait de lâches habitudes, de faiblesses d’esprit, de vices énervans et destructeurs, la France ne pouvait l’apprendre qu’à ses dépens, par une horrible crise. Il est des maladies qui, sous une apparence de trompeur embonpoint, vous rongent les viscères ou vous carient les os ; il leur faut d’héroïques remèdes ; sans ces tortures bienfaisantes, point de retour à la santé, La France en était là : encore quelques années de césarisme, de mollesse et de docilité, d’opium et d’hébétement, c’en était fait de son rôle en ce monde, c’était sa mort.

Et notez bien que l’empire est tombé comme il importait qu’il tombât pour n’avoir plus à tenter de renaître, non par hasard, par accident, par un coup de parti, surpris par des adversaires qui en le jetant bas n’auraient enlevé ni à lui tous ses partisans, ni au pays toutes ses illusions, ne renversant que l’homme sans ruiner le système : non, sa chute est venue de lui et de lui seul, du système aussi bien que de l’homme ; il est tombé dans les désastres provenant de sa propre faute de sa faute évidente et notoire, et de plus dans la honte et dans la lâcheté : autant de boue que de sang ! C’est donc une libération complète et définitive ; les intrigans auront beau faire, nous sommes quittes de l’empire ; un mur infranchissable se dresse désormais entre la France et lui. Eh bien ! convenez-en, l’année qui à cet honneur de porter à son compte une telle délivrance, si meurtrière et si fatale qu’elle soit d’ailleurs n’est pas une année stérile : il faut ne la maudire qu’à demi, et ne lui lancer l’anathème qu’en y mêlant une sorte de gratitude.

Ce n’est pas tout : outre les maux dont elle a vu la chute, il en est d’autres qui nous ont menacés, qui pouvaient être irréparables, et qu’elle a vus s’évanouir : par exemple, avant tout, une paix trop hâtive, la paix après Sedan.

Où en serions-nous, mon cher monsieur, si la Prusse, après ses succès, ses étourdissantes victoires, restée sobre et modeste, éclairée sur ses vrais intérêts, fidèle à sa parole, n’oubliant pas qu’un mois auparavant elle avait déclaré à la face du monde qu’elle faisait la guerre à un homme et non pas à un peuple, nous eût proposé la paix, une paix acceptable, onéreuse seulement à nos bourses ; si ces vainqueurs eussent fait preuve, preuve effrayante, à mon avis, de force irrésistible et de modération, où en serions-nous, je vous le demande ? Presque aussi bas dans notre propre estime et dans l’opinion de l’Europe que l’homme de Willemshöhe ! Nous aurions accepté notre chute sans avoir fait le moindre effort pour nous remettre debout, et aujourd’hui nous douterions de nous, nous ne saurions pas même s’il reste dans nos veines quelques gouttes de sang ; nous nous croirions non-seulement amollis par nos vingt ans d’empire, mais énervés jusqu’à la moelle, dégénérés et gangrenés. D’un seul coup, nous serions tombés au rang de ces misérables peuples indignes de leur passé, qui n’osent regarder en face les exploits de leurs pères ; les beautés de notre histoire nous seraient devenues une honte de plus. C’est donc une fortune parmi tant de disgrâces que d’avoir échappé à cette tentation, échappé de si près ! Quelle chance aurions-nous eue, si l’offre eût été faite, de l’avoir refusée ? Vous vous en souvenez, nous étions sans ressources, presque aux derniers abois ; les cœurs les mieux trempés, les esprits les plus fermes, ne songeaient à la résistance que par pur point d’honneur. Tout espoir de succès, de revanche immédiate, de réhabilitation prochaine, leur paraissait un rêve ; ils ne comptaient que sur l’avenir pour entreprendre notre vengeance, et ne demandaient au présent que de subir la paix, pourvu qu’elle fût prompte et seulement tolérable. Oui, nous étions bien bas, et pour nous faire tomber plus bas encore, pour nous donner le coup de grâce, il ne fallait chez nos ennemis, même à défaut d’honnêteté, qu’un peu de clairvoyance. Ils parlent de nous détruire, de faire de nous une puissance de troisième ou de quatrième ordre ; mais c’est alors qu’ils le pouvaient et d’un seul coup. Ils n’avaient qu’à terminer la guerre, sans nous laisser le temps de reprendre nos esprits, sans nous marchander la Lorraine et l’Alsace, en ne nous accablant que du poids de leur victoire, de notre soumission à leur payer tribut, de notre aveu public d’impuissance et d’énervement. Quand je pense que cette paix, qui serait aujourd’hui, si nous l’avions conclue, notre tourment, notre cauchemar, non-seulement ils pouvaient nous l’offrir, mais que nous-mêmes nous l’avons demandée ! Je n’ai garde d’en faire reproche à ce serviteur du pays qui, n’écoutant que sa conscience, a pris sur lui ce voyage à Ferrières. Son inspiration était bonne, puisqu’il a contraint l’ennemi à confesser tout haut ses projets spoliateurs. La France avait besoin qu’on les lui révélât. Elle avait pris trop à la lettre les mielleuses paroles de son doux conquérant. Il lui fallait apprendre que ces batailles n’étaient pas un duel de souverains, qu’au fond c’était à elle qu’on déclarait la guerre, à elle, à sa grandeur, à sa prospérité, à ses aïeux, à ses enfans, à son passé comme à son avenir. Le colloque de Ferrières a fait tomber le masque, il a mis tout au grand jour. Nous devons donc rendre grâce à qui l’a provoqué, tout en reconnaissant que c’était jouer gros jeu. Pour ma part, je l’avoue, même aujourd’hui ce n’est pas sans émotion que je me représente quel risque nous avons couru, et combien l’occasion était belle de nous faire accepter un outrage que peut-être plus tard nous n’aurions pas lavé, même dans bien d’autres flots de sang que ceux qui pourront couler pour ne le pas subir.

Dieu a permis que ces barbares manquassent cette fois de perspicacité ; il ne leur a laissé que leurs grossiers instincts. Vaniteux et cupides, ils ont vu que la France n’avait plus d’armée, qu’elle avait encore ses richesses ; la convoitise les a pris, et l’esprit de rapine les a jetés sur elle ; puis aussi la vaine gloriole de trôner à Paris, ne fut-ce qu’un seul jour ! Voilà les beaux motifs, les nobles causes de cette invasion furieuse, de ces massacres, de ces égorgemens ! Voilà pourquoi depuis cinq mois notre France est à sac, et vous croyez qu’ils s’en excusent ? Quelle idée ! Il n’y a de coupables que nous. Leur thèse est admirable, « Laissez-nous faire, disent-ils, ne nous résistez pas, nous ne brûlerons rien, nous ne tuerons personne. C’est vous, paysans, vous, citadins, qui, avec votre humeur guerroyante, votre goût de la poudre et du bruit, égorgez, par nos mains, vos malheureux compatriotes, vos femmes, vos enfans. L’attentat à l’humanité, c’est vous qui le commettez ; le sang versé retombera sur vous. » Ne croyez pas que je plaisante, mon cher monsieur. Cette grotesque théorie, M. de Bismarck et son auguste maître ont pris la peine, plus de dix fois depuis la guerre, de l’exposer eux-mêmes doctement. Notre ténacité les révolte. Ils trouvent très mauvais que nous nous défendions. Ce qui leur semble contre nature, ce n’est pas de trahir sa patrie, de l’abandonner sans défense aux outrages de l’étranger, c’est de se battre pour elle sans mesure et sans discrétion. Le vrai devoir de tout peuple envahi, et surtout envahi par la Prusse, est de ne pousser la résistance que tout juste assez loin pour que le vainqueur ait droit de se proclamer tel, de choisir son moment pour quitter la partie, et de faire Charlemagne en se coiffant de lauriers. Quel sot orgueil est donc le nôtre ? Ne pas vouloir nous déclarer vaincus ! ne pas abaisser notre épée ! N’est-ce pas manquer aux règles les plus strictes du combat singulier entre gens comme il faut, du duel au premier sang ?

Ils oublient, ce roi et ce chancelier, qu’entre eux et nous depuis septembre il n’en est plus question, de cette sorte d’escrime, que le duel est à mort, le combat à outrance. Qui l’a voulu ? est-ce nous par hasard ? Il leur plairait d’en être quittes, je le comprends, le temps leur semble long, l’hiver commence à être rude, et puis c’était avec la France impériale qu’ils entendaient croiser le fer, et c’est une autre France qu’ils trouvent sur le terrain. M. de Bismarck évidemment ne peut encore y croire. Ses souvenirs de Biarritz le troublent et le déroutent. Il lui faut des Français de ce temps-là, songeant à leurs affaires, soigneux de leur bien-être, s’abritant de l’émeute sous l’aile d’un sauveur. Où sont-ils, ces Français ? Que sont-ils devenus ? Ces Français-là se cachent ou se sont transformés. Il n’y peut rien comprendre. Mais lui du moins déguise sa surprise et ne la montre qu’à mots couverts, tandis que le monarque dit les choses avec plus de candeur. Le genre naïf est son triomphe. Vous avez lu cette paternelle proclamation en date du 6 décembre, allocution du prince à ses soldats, et vous êtes touché, j’en suis sûr, des sentimens qu’il y exprime à l’égard de nos laboureurs. Comprend-on ces gens-là ! Courir aux armes, et laisser là ces paisibles travaux des champs si bien protégés par la Prusse ! Je regrette vraiment que nous ayons l’âme si triste ; il y aurait de quoi rire dans cette idylle de caserne, et de quoi s’indigner aussi ! Notez que c’est en décembre, après cinq mois de vol à main armée ! Le chef de bande oser dire à sa troupe : « Ayez confiance, car votre cause est juste ! » Que dites-vous de ce mot juste ? Ceci n’est plus du genre naïf, c’est du genre révoltant. Jusqu’à Sedan, si bon leur semble, qu’ils parlent de leur juste cause, je leur concède l’apparence, mais l’apparence seulement, car, s’il fallait aller au fond des choses, je soutiens que les vrais agresseurs, les spoliateurs en espérance, les convoiteux du bien d’autrui, n’étaient pas de ce côté du Rhin. Redoublement d’espionnage, effort démesuré d’armement, tout le dit, les preuves surabondent. N’importe, l’ineptie du pilote engage le navire : le nôtre a si bien fait qu’il s’est mis dans son tort, passons condamnation ; mais une fois hors de Sedan, cette harangue en convient elle-même, la guerre est entrée dans une phase nouvelle ; elle a changé de prétexte et de but. Changeons donc aussi les paroles, n’appelons pas justice ce qui n’est que brigandage. N’y aura-t-il pas dans toute cette armée, parmi ces automates, une seule voix libre qui réponde à ce roi : « Confessez donc la vérité ; dites-nous que, depuis Sedan, c’est vous qui êtes l’agresseur, que vous faites aujourd’hui ce qu’hier vous reprochiez aux Français. Dites-nous que c’est votre orgueil qui nous traîne à la boucherie. » Nous aussi, nous Français, nous avons eu cette triste fortune de nous laisser conduire à de pareils attentats, séduits par le génie ; — n’insistons pas sur cette circonstance, pour tout le reste il y a similitude. — Notre chef, comme le roi Guillaume, parlait à ses soldats, mais lorsqu’il les poussait à la violence et au mépris du droit, qu’il fût à Berlin ou à Vienne, il ne leur parlait pas comme un saint ; il leur parlait de gloire, de récompense, de titres et d’honneurs ; ce mot sacré, ce mot justice, il avait au moins la pudeur de ne le prononcer jamais. Est-il rien d’aussi misérable que la force brutale s’enveloppant d’hypocrisie ? Ne lui suffit-il pas d’inspirer la terreur ? qu’a-t-elle besoin d’y joindre le dégoût ?

Mais je suis bien ingrat de faire à ce royal discours un si rude procès, car je lui dois assurément la plus douce, la plus profonde joie qui depuis longtemps me fût entrée au cœur. C’est lui qui le premier, et en termes authentiques, avec l’autorité d’un ennemi contraint par l’évidence à dire la vérité, m’a donné ce consolant avis que notre France, depuis plus de trois mois que nous sommes séparés d’elle, enfante des prodiges, qu’elle nous tient parole, et soutient sa querelle aussi résolument que nous. Jusque-là, pour y croire, nous n’avions d’autre document que certains rapports confus dont l’emphase méridionale infirmait tant soit peu la teneur officielle, ou bien d’autres récits de source encore moins sûre. Nous avions, il est vrai, encore un témoignage, cette prise d’Orléans qui nous avait comblés de si juste allégresse ; par elle, nous avions su que l’armée de la Loire n’était pas un vain mot, que l’ennemi n’était pas invincible, mais rien de plus, — rien d’exact, rien de précis. Cette victoire elle-même, qu’était-elle ? Une heureuse surprise ou bien le résultat de combats sérieux ? nous faisait-elle connaître ce que valait l’armée, quelle en était la force et la solidité ? Non, sur tous ces points nous en étions toujours réduits aux conjectures. Nous sentions même que notre joie devait être fragile, car presque en même temps que la bonne nouvelle nous avions su que les bords de la Loire seraient bientôt le rendez-vous des masses ennemies devenues libres par la chute de Metz. De là presque aussitôt de vives appréhensions, et, lorsque M. de Moltke eut l’extrême obligeance de nous apprendre sans délai qu’elles étaient confirmées, sa dépêche n’étonna personne parmi ceux qui jugeaient les choses sainement, et même elle rassura ceux qui surent la lire comme il fallait ; mais que d’esprits chagrins et aux instincts timides conclurent de cet échec que nous avions été déçus par un mirage, que la France après tout faisait la sourde oreille, et que jamais cette armée de la Loire n’avait réellement existé !

Aussi, lorsqu’il y a huit jours, la veille de Noël, dans les colonnes du journal officiel, mes yeux tombèrent sur la proclamation adressée de Versailles aux soldats des armées confédérées allemandes, je ne puis vous dire l’étonnement radieux où me jeta cette lecture. Le monarque lui-même dissipait tous les doutes. Il attestait que, des trois phases où la guerre était entrée déjà, la troisième, celle où nous sommes depuis la capitulation de Metz, lui semblait de beaucoup la plus sérieuse et la plus difficile ; que la France avait fait dans cette période les efforts les plus extraordinaires, et que les armées improvisées par elle étaient les plus nombreuses et les plus opiniâtres que les vainqueurs eussent encore rencontrées. Un tel aveu, d’une telle bouche, dépassait tellement mon espoir qu’au premier moment, je le confesse, il me sembla presque suspect. Je ne pouvais croire que ce roi me voulût faire un tel plaisir, et je me demandai si ce n’était pas un leurre, si la pièce n’était pas ou apocryphe ou frelatée. Puis, lorsque j’en vis clairement la provenance et que mes doutes sur ce point ne purent subsister, je poussai la défiance jusqu’à chercher si celui qui, malgré ses scrupules, donne parfois à ses paroles, comme on l’a vu plus haut, certaine élasticité, n’avait pas tant soit peu exagéré les choses pour prêter à ses troupes une plus grande gloire en grossissant l’obstacle qu’elles avaient surmonté. La thèse était subtile, elle ne tint pas debout, car dans la même feuille, à la suite de la proclamation royale, et mieux encore dans le numéro du lendemain, venaient de longs extraits de toutes les gazettes les plus accréditées en Allemagne, gazettes de Cologne, de Silésie, de Breslau, de Leipzig, racontant les nombreux combats, les batailles acharnées qui ont précédé et suivi la reprise d’Orléans, et donnant par des détails techniques et sur la position des corps et sur leur marche stratégique, aussi bien que par les observations personnelles de leurs correspondans, une idée encore plus favorable de nos armées nouvelles que ne l’avait fait le roi dans sa proclamation. Comment voudrait-on que toutes ces feuilles, de provenance et d’esprit si divers, se fussent donné le mot pour inventer tous ces détails et supposer une résistance qui n’eût pas existé, pour simuler l’étonnement, pour rendre un faux hommage à ces nouveaux soldats, elles qui toutes jusque-là ne parlaient de nos troupes qu’avec dénigrement et dédain ? Non, ce n’est pas un jeu joué, l’hypothèse est absurde. Il faut donc, n’en déplaise à nos alarmistes, à nos sceptiques, à tous ces beaux esprits gouvernés par leurs nerfs, qui semblent s’exercer à voir toujours en noir pour s’épargner, je crois, l’ennui des déceptions, ou pour se ménager d’agréables surprises ; il faut, malgré leurs dires, leurs sourires et leurs dénégations, tenir pour vrai, pour établi de par nos ennemis eux-mêmes, et partant pour incontestable, que Paris n’est pas seul à s’être mis en tête de résister à ces barbares, que la France en fait autant que lui, qu’au fond de nos provinces tout comme dans nos murs on s’enrôle, on s’arme, on s’exerce, on brave avec entrain, avec abnégation, et les rigueurs de la saison et les hasards de la bataille, les privations, les sacrifices, tous les maux de la guerre, par le seul amour du pays.

Eh bien ! cette certitude qui maintenant m’est acquise, je ne puis vous dire tout ce qu’elle vaut pour moi. La France en armes comme Paris, la France émue de sa détresse, noble et fière, prenant sa délivrance à cœur et résolue à s’affranchir, cela vaut la victoire, bien que ce n’en soit que la promesse, car c’est l’honneur sauvé. Je ne prétends certes pas que ce bien, tout réel qu’il soit, suffise à faire vivre un peuple, mais je dis que pour un peuple qui n’a plus ce bien-là, aurait-il tous les autres, il n’est pas de véritable vie.

Maintenant vous comprenez ce qui me rend indulgent pour l’année qui nous quitte, quelque odieux souvenir qu’elle me laisse. Je l’amnistie du mal qu’elle a vu faire en faveur du bien qu’elle a vu commencer. L’empire tombé, la paix trop hâtive évitée, c’était déjà entre elle et nous deux grands motifs de réconciliation ; ce qui plaide encore mieux pour elle, c’est cet involontaire hommage rendu par l’ennemi à nos armées nouvelles. Dans cette attestation, outre le témoignage d’un noble et viril effort qui nous honore, j’en trouve un autre d’un plus grand prix, j’y vois comme un premier signe de notre régénération. Or tout est là, mon cher monsieur, ne l’oublions pas. Dieu va-t-il s’apaiser ? trouvera-t-il bientôt que l’épreuve est complète ? Ces excès de rigueur dont il a l’air de nous poursuivre, nous accablant de tous ses fléaux, suscitant contre nous jusqu’aux hivers de Sibérie, est-ce la fin du châtiment ? Depuis trois mois sans doute nous nous sommes aidés nous-mêmes ; en avons nous fait assez pour qu’il nous aide à son tour ? Je n’oserais pas en vérité, empruntant à Bossuet une de ses familiarités sublimes, me permettre de dire : De quoi vous plaignez-vous, ô Seigneur ? Je craindrais trop que le Seigneur ne répondît ; il en aurait encore tant à dire ! mais au moins n’avons-nous pas acquis quelques droits à son indulgence ? Voilà des jeunes gens qui naguère, j’en conviens, menaient une triste vie, plus que frivole, indigne de leur naissance, mais voyez comme ils se rachètent et comme ils meurent en héros ! Ces prêtres, je ne veux pas dire que jamais le veau d’or leur eût fait fléchir le genou, mais ils avaient prêté peut-être aux suppôts de l’empire un trop complaisant concours, voyez, Seigneur, comme sous la pluie des balles ils vont chercher leurs frères sanglans et mutilés ! Espérons que tant de dévoûmens ont préparé pour nous dans l’année qui commence un retour de céleste faveur. C’est vers cette année nouvelle, vers 1871 que nos regards se tournent, c’est là qu’il faut porter nos vœux et nos prières. Continuons l’œuvre commencée, soyons fidèles à l’espérance aussi bien qu’au devoir ; quant au devoir, il est bien simple.

Vous, Français des départemens non encore envahis ou même à demi occupés, levez-vous, armez-vous, accourez à l’envi, allez grossir et renforcer ces armées, notre suprême et ferme espoir. Surtout soyez unis ; acceptez franchement et par vertu civique ce que peut-être vous n’auriez pas choisi, ce qui a d’ailleurs le privilége de vous diviser le moins. En l’arrosant de votre sang, faites-la vôtre et prenez-la, cette république ; donnez-lui un baptême nouveau. Acceptez même qu’on vous commande d’une façon plus hasardeuse et moins modestement peut-être que vous ne l’auriez voulu : avant tout, la force par l’union ! S’il y a des choses à redresser, ce sera l’œuvre d’une puissance devant qui tout fléchira, l’œuvre de la nation ; mais pour qu’elle exerce à son heure sa souveraine autorité, il faut d’abord une patrie, c’est-à-dire un sol affranchi : que ce soit là votre unique pensée !

Nous, Parisiens, continuons notre tâche ; laissons à nos frères du dehors le temps de nous donner la main. Et d’abord, nous aussi, ne nous divisons pas, y a-t-il donc depuis quelques jours sous le plus vain prétexte, y a-t-il dans l’air, comme on veut le faire croire, je ne sais quel mauvais germe de 31 octobre, la plus honteuse maladie qui pût tomber en ce moment sur nous, le seul obus prussien dont les éclats nous pussent être mortels ? Vous laisser décimer, vous, dépositaires fortuits d’un pouvoir qu’à vous tous, en faisceau, vous pouvez à peine exercer, mais ce serait détruire en une heure nos cent huit jours de siège, ce serait ouvrir nos portes et abaisser nos ponts-levis. Non, j’en ai confiance, Paris restera lui-même : les intrigans, les stipendiés, les poltrons, se tiendront cois, et nous poursuivrons sans encombres, au bruit des bombes et du canon, mais avec calme, avec concorde, l’œuvre assurée, rien ne peut m’en ravir l’espoir, l’œuvre de notre libération.

L. Vitet.


ESSAIS ET NOTICES.

Lettres, instructions et mémoires de Colbert, publiés par M. Pierre Clément, de l’Institut, septième et dernier volume, imprimerie nationale 1870.


Nous avons sous les yeux les bonnes feuilles du volume qui doit compléter la collection des Lettres, instructions et mémoires de Colbert, confiée naguère par le ministère des finances à M. Pierre Clément. L’imprimerie nationale vient d’en terminer l’impression, et ce volume paraîtra dès que les circonstances le permettront. Un digne monument aura été de la sorte élevé à la mémoire d’un des plus grands administrateurs de l’ancienne France. Le premier volume de ce vaste recueil a paru il y a neuf ans. Les travaux concernant Colbert qui avaient précédé ne faisaient guère que montrer les difficultés d’une pareille entreprise, dont les élémens étaient singulièrement dispersés, soit dans les divers dépôts publics en France et quelquefois à l’étranger, soit dans les cabinets des érudits et les archives de familles.

C’était, bien entendu, notre bibliothèque nationale qu’il fallait compulser d’abord. Ce qu’on appelle les Cinq cents de Colbert et les Mélanges de Colbert forme des centaines de volumes, comprenant la correspondance du ministre avec les intendans, généraux et amiraux. Le célèbre fonds Baluze contient la plus grande partie des lettres originales à Mazarin, avec les réponses du cardinal en marge. Les Mélanges Clairambault, les fonds Harlay, Mortemart et Saint-Germain, qui font partie du même dépôt, renferment encore de nombreuses lettres de Colbert ou de ses correspondans. De leur côté, les archives nationales, celles des ministères de la marine et de la guère, celles surtout des affaires étrangères, devaient naturellement fournir aussi beaucoup de documens. Aux ministères de la guerre, de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, se trouvait l’immense correspondance relative aux fortifications, aux canaux, aux ponts et chaussées, aux mines. La première difficulté peur un éditeur des papiers de Colbert était donc le nombre considérable des élémens qu’il devait réunir, et la seconde difficulté, naissant de la première, était de faire un choix nécessaire, de telle sorte cependant qu’il n’y eût pas de regrettables lacunes, de séries inachevées, de problèmes trop obscurément offerts.

M. Pierre Clément s’est acquitté d’une tâche si ardue avec un esprit d’ordre et de méthode, avec une constance de travail patient et dévoué, qui deviennent dans notre temps des qualités toujours de plus en plus rares. Non-seulement il a disposé cette vaste correspondance par groupes nettement distincts et facilement reconnaissables, mais encore il a institué pendant tout le cours de cet immense travail un système d’index, de tables raisonnées, de tableaux analytiques, à l’aide duquel une synthèse facile se reconstruit aux yeux du lecteur. Presque à chacune des six cents pages dont se composent ces gros volumes, il a ajouté une série continue de notes analytiques qui donnent, en face de cette synthèse, les menus détails, nécessaires à un ensemble de complète lumière. Enfin et surtout chacun de ces volumes, ou peu s’en faut, contient, sous forme d’introductions, d’éclaircissement, de dissertations spéciales un nombre considérable d’études qui, réunies, formeraient à elles seules un livre important.

Le septième et dernier volume des Lettres et instructions offre un intérêt particulier. M. Pierre Clément y a réuni tous les documens qui concernent la simple biographie et la famille de Colbert. Il faut décidément renoncer à la légende suivant laquelle le futur ministre était fils d’un petit bourgeois, marchand de draps dans la bonne ville de Reims, à l’enseigne du Long-Vétu. On trouve, il est vrai, dans une lettre d’un frère de Colbert que leur père, Colbert de Vandières, avait voulu se faire réhabiliter quand il avait traité d’une charge de secrétaire du roi, mais c’était parce qu’il avait dérogé en acceptant une charge de receveur et payeur de rentes, alors qu’il était en possession d’un titre de noblesse. Nous y perdons un argument à l’appui du mot dédaigneux et célèbre du duc de Saint-Simon sur le règne de Louis XIV « ce long règne de vile bourgeoisie ; » mais la vérité historique en est mieux respectée.

De bonne heure, Colbert avait pris plaisir à former sa précieuse bibliothèque ; on trouvera dans le volume de M. Clément les plus curieuses indications sur les moyens qu’il employait. Il y faisait travailler les intendans ; il avait des agens qui pénétraient dans les couvens et abbayes, et se faisaient donner, pour le ministre, volumes imprimés et manuscrits. Les chanoines de Metz lui envoyèrent la bible de Charles le Chauve, et treize autres manuscrits, dont un passait pour le livre d’heures de Charlemagne. Colbert chercha par quel présent il pourrait témoigner sa reconnaissance au chapitre de Metz, et ne trouva rien de mieux que d’envoyer un portrait du roi qui ne dut pas lui coûter bien cher, mais dont les chanoines se déclarèrent très satisfaits. — À vrai dire, c’est surtout par de telles réquisitions que se forma la riche bibliothèque colbertine.

Les chapitres où Colbert nous apparaît comme père de famille sont rédigés, dans le livre de M. Clément, d’après les lettres privées et présentent des détails très nouveaux. Il faut voir avec quel soin Seignelay est préparé aux affaires. Il ne s’agit pas seulement d’entendre l’administration intérieure, il faut avoir fait d’utiles voyages à l’étranger. Colbert pense visiblement qu’il peut destiner son fils à la surintendance des bâtimens, et alors le voyage d’Italie lui devient indispensable. Nous avons ici les instructions en vue de ce voyage, et on se rappelle que M. Clément a publié en un petit et agréable volume la relation rédigée par le fils conformément à ces instructions paternelles.

Colbert gouverne sa nombreuse famille comme il administre l’état, avec austérité et rudesse, mais avec une ferme ambition d’arriver au succès, avec une énergie plus d’une fois affectueuse qui sait se faire obéir en se faisant accepter. C’est en étudiant le détail de cette vie qu’on parvient à mesurer l’étendue de l’œuvre confiés à Colbert, œuvre immense en effet, puisqu’elle comprenait en même temps l’organisation générale du royaume, la création de sa marine et de ses colonies, la rénovation de son industrie, la révision des codes, la rectification des douanes intérieures, l’édification du Louvre et de Versailles, presque tout ce qui a fait enfin le prestige et la grandeur de la France pendant la période la plus brillante de ses annales.

Un travail aussi considérable et aussi heureusement conduit à bonne fin que l’a été le recueil des Lettres, instructions et mémoires de Colbert, fait le plus grand honneur à son auteur ; mais c’est seulement à une mémoire respectée que peuvent aller désormais nos éloges. M. Pierre Clément a été enlevé par la mort il y a quelques semaines, au moment où il mettait la dernière main à ce dernier volume, et alors qu’il préparait, même sous l’étreinte de la maladie, tant d’autres travaux. La Revue perd en lui un de ses plus anciens et de ses plus fidèles collaborateurs. Il y débutait en 1854 par une de ces études biographiques sur le xviie siècle où il savait apporter, grâce à une habile recherche des renseignemens inédits, une lumière nouvelle. Sa réputation avait commencé dès 1848, alors que l’Académie française couronnait son Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, et l’Académie des Inscriptions son volume intitulé le Gouvernement de Louis XIV.

On ne pouvait pas mieux inaugurer la double carrière qui a été constamment la sienne, d’économiste et d’historien. Attaché de bonne heure à l’administration des finances et préparé de la sorte par des connaissances pratiques toutes spéciales, M. Pierre Clément appartenait comme économiste à l’école du libre-échange ; c’est en s’inspirant des doctrines libérales qu’il a jugé assez sévèrement l’œuvre de Colbert, et puis étudié celles des principaux financiers de l’ancienne France, Enguerrand de Marigny, Jacques Cœur, Semblançay, Sully, Law, d’Argenson, Machault d’Arnouville, les frères Paris, l’abbé Terray, le duc de Gaëte, le comte Mollien, série de biographies attachantes qui forme toute une histoire de notre administration financière. Le résumé de ses propres doctrines se trouve au reste dans son Histoire du système protecteur en France depuis le ministère de Colbert jusqu’à la révolution de 1848.

Mais M. Clément n’était pas un esprit exclusivement théorique ; il savait que l’économie politique est une science expérimentale, et il se gardait bien de perdre terre en s’égarant dans la région des conceptions idéalistes et arbitraires. Aussi le voyons-nous, après avoir invoqué dès ses débuts le secours de l’histoire, entraîné de plus en plus vers cet autre domaine. On conçoit que la pente se soit d’elle-même offerte, pour lui devenir bientôt irrésistible. Le contrôle financier, dans une grande société aussi fortement centralisée que l’était déjà, malgré bien des tempérament inconnus aujourd’hui, la société française du XVIIe siècle, est un centre où viennent aboutir toute action de l’administration civile et presque tout mouvement de la vie sociale.

De ce foyer commun, et à mesure qu’il découvrait de nouvelles sources d’informations, M. Clément pénétra dans les replis inconnus de la société française du temps de Louis XIV, par exemple dans les arcanes de la police, et l’on se rappelle ses curieuses, études sur le procès des poisons et la Brinvilliers, — dans les intrigues de cour, et on se souvient de ses volumes sur Mme de Maintenon et Mme de Montespan, jusque dans la société religieuse enfin, et d’heureuses rencontres de papiers inédits qu’il a faites nous ont valu ses intéressantes publications concernant l’abbesse de Fontevraut et la duchesse de La Vallière. À côté des brillantes peintures qu’avait données M. Cousin, et qu’on a pu soupçonner d’être en quelque mesure, grâce à l’imagination de l’auteur, de belles infidèles, les biographies de certaines dames du xviie siècle que M. Clément a soigneusement écrites subsisteront, soit à cause d’informations jusqu’alors inconnues sur des vies souvent extraordinaires et passionnées, soit pour l’excellence d’une critique toujours maîtresse d’elle-même, impartiale et délicate.

Par une vie de travail incessant, vouée à notre histoire financière, particulièrement à l’histoire administrative, civile, sociale du règne de Louis XIV, M. Clément a beaucoup contribué à nous faire mieux apprécier une époque dont nous connaissions imparfaitement, avant de telles études, l’infinie variété. On ne marche pas impunément sous les palmiers, dit le proverbe oriental. On ne vit pas non plus impunément dans l’intimité pénétrante d’une époque telle que notre xviie siècle. Cette intimité convenait aux goûts de M. Pierre Clément, à sa rectitude d’esprit, à sa dignité de caractère : il s’y laissa gagner chaque jour davantage.

Exclusivement occupé de ses chers travaux, pour lesquels il trouvait tout près de lui une aide et presque une collaboration anonyme, mais efficace, il ne s’en reposait que par le doux commerce d’une famille des plus distinguées ou de quelques amis. Il était l’homme des habitudes affectueuses et des longs entretiens. Les derniers, prolongés encore par l’absence du travail, que lui interdisait la maladie, furent profondément attristés en outre par la vue de nos malheurs publics. Des inquiétudes particulières s’y ajoutaient par la pensée de quatre ou cinq parens engagés sous les drapeaux, celui-ci à Metz, celui-là à Phalsbourg, un troisième aux avant-postes sous Paris. — Il oubliait son propre mal pour songer à ces infortunes et à ces dangers, mais c’était sans trouver un allégement d’anxiété ou de souffrance. Il a été, lui aussi, une victime de ce siège qui déshonorera l’Allemagne et l’Europe du xixe siècle. Combien d’autres malades, à qui l’air des montagnes, le secours d’un ciel plus chaud, eussent été nécessaires, auront succombé, sans compter les soldats, dans une épouvantable guerre, n’ayant d’autre motif désormais que l’esprit de conquête ! Que dire des aveugles qui ont déchaîné de telles tempêtes ? Que dire de ces pasteurs de peuples qui, loin de savoir modérer de telles convoitises, les excitent et les partagent ?

A. Geffroy.