Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1870

Chronique n° 928
14 décembre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1870.

L’autre jour, comme nous en étions encore à l’émotion d’une attente patriotique, le 30 novembre et le 2 décembre, un rayon de soleil d’hiver perçant à travers les nuages, brillant et froid, a éclairé deux belles et honorables journées de combat, dont l’une a lavé une date de mauvais souvenir. C’étaient les premiers pas dans cette phase nouvelle de la défense dont nos chefs militaires venaient de donner le signal avec une si entraînante résolution, et ces premiers pas étaient heureux. Ils promettaient la victoire et réveillaient l’espérance.

Quelle était l’importance stratégique de ces deux premières actions, qui ressemblaient à un brillant prélude de tout un ensemble d’opérations ? Quelle en était la signification dans le plan général qui s’exécute, et dont le dernier mot est toujours la délivrance de Paris ? Nous ne pouvons le savoir encore ; nos généraux ne peuvent nous dire jour par jour, heure par heure, le secret des combinaisons qu’ils méditent et qui doivent nécessairement varier avec les circonstances ; mais ce qui n’est point douteux, ce qui a éclaté à tous les yeux, c’est qu’au premier signal nos soldats, conduits avec intrépidité, ont passé la Marne, poussant l’ennemi devant eux, débusquant les Prussiens de leurs positions, confirmant par leur héroïsme et leur solidité, le 2 décembre, les premiers avantages qu’ils avaient conquis le 30 novembre. Le champ de bataille nous est resté ; l’ennemi a reculé, foudroyé par une puissante artillerie, nous laissant ses blessés à relever, ses morts à ensevelir, et le général Trochu a pu se rendre avec fierté cette justice, que, si l’on avait dit il y a un mois « qu’une armée se formerait à Paris, capable de passer une rivière difficile en face de l’ennemi, de pousser devant elle l’armée prussienne retranchée sur des hauteurs, personne n’en aurait rien cru. » C’est là ce qui a été réalisé, et si cette armée a repassé la Marne deux jours après, c’est parce qu’elle était sûre qu’elle allait rencontrer désormais toutes les forces de l’ennemi concentrées devant elle, parce qu’elle était appelée par ses chefs à reprendre la lutte sur d’autres points ; elle a repassé la Marne pour ainsi dire en victorieuse, en plein jour, sans être un instant inquiétée, prête à recommencer le combat suprême. L’effet moral et militaire du premier moment n’a point été diminué par cette évolution stratégique ; un rayon de victoire accompagna nos soldats dans cette lutte terrible qu’ils soutiennent contre un ennemi implacable qui a pu déjà mesurer, à la vigueur de nos coups, aux pertes qu’il a subies, ce qui l’attend encore sur cette route de meurtre où il lui plaît de pousser deux nations.

Sans doute il est malheureusement vrai que dans nos tristes affaires il y a toujours un grand et redoutable inconnu, que rien n’est fait tant que tout n’est pas fait, c’est-à-dire tant que l’ennemi n’a pas été contraint de lâcher prise, que la réussite des opérations engagées sous Paris dépend en partie des opérations de nos armées de province, que les revers enfin peuvent à tout instant, suivre les succès que nous retrouvons. Cette lutte que rien n’a pu détourner, on la soutiendra jusqu’au bout ; on la prolongera, s’il le faut, bien au-delà de tout ce que pensaient les Allemands, qui se figuraient peut-être arriver sous Paris comme à un rendez-vous de fête militaire. En un mot, c’est la guerre dans tout son feu, dans toute son intensité, avec toutes ses poignantes alternatives ; mais, puisqu’il en est ainsi, puisqu’on n’a pas trouvé la moyen de mettre les destinées des nations au-dessus, de ces sanglans holocaustes, ce serait bien le moins, qu’on se fît un devoir de maintenir dans ces conflits de la force ces conditions de droiture, de loyauté, de sincérité, qui sont un dernier signe de civilisation entre des peuples éclairés réduits à se combattre. Depuis trois mois en vérité, la Prusse, est perpétuellement occupée à effacer ces conditions supérieures de son code militaire et politique ; depuis trois mois, elle travaille à envelopper la France d’un réseau de mensonges de façon à la rendre méconnaissable à ses propres yeux, de façon, à tromper l’Allemagne elle-même peut-être aussi bien que l’Europe. Tantôt ce sont nos grandes villes, qui se débattent dans la guerre civile, tantôt c’est notre colonie africaine qui est en combustion, et qui va nous échapper. La tactique prussienne est invariable, elle tend à créer la confusion pour rester seule maîtresse de ses mouvemens. Après tout, M. de Moltke n’a pas obéi, à une autre inspiration, en prenant sa plume la plus équivoque et la plus cauteleuse pour nous informer au lendemain de nos derniers succès sous Paris, que l’armée de la Loire venait d’être défaite, qu’Orléans était retombé au pouvoir des Prussiens. Le chef d’état-major du roi Guillaume offrait, il est vrai, au général Trochu toutes les facilités apparentes pour envoyer un officier chargé de vérifier l’exactitude des faits. Nous savons malheureusement ce que valent ces missions, on l’a vu par ces officiers envoyés de Metz à Versailles. Ils ont été entourés par les états-majors prussiens, ils ont été obligés de suivre l’itinéraire qu’on leur a tracé, ils n’ont vu que ce qu’on leur a laissé voir et ils sont revenus à Metz avec la certitude que la France entière était plongée dans l’anarchie, qu’il n’y avait plus rien à espérer. Le général Trochu a refusé avec autant de dignité que de raison de se prêter à ces jongleries dissimulées sous un sauf-conduit.

La démarche de M. de Moltke a été d’ailleurs, il faut le dire, singulièrement compromise par un nouvel exploit de la tactique prussienne. Il y a quelque temps, quelques-uns de nos malheureux pigeons sont tombés entre les mains des Allemands, ceux-ci viennent de nous les renvoyer avec toute sorte de nouvelles plus surprenantes les unes que les autres, et toutes faites naturellement pour décourager Paris. Cette fois ce n’est plus seulement Orléans qui est repris, Rouen s’est « donné, » Cherbourg est menacé, Bourges et Tours sont en péril, M. Gambetta est en fuite, les populations rurales « acclament » les Prussiens. Bref, tout est fini pour la France. Pour le coup, la tactique prussienne s’est trop hardiment démasquée. Si les choses vont ainsi, si elles marchent si bien au gré des chefs allemands, pourquoi prend-on tant de moyens pour nous tromper ? M. de Moltke avait une occasion toute naturelle de laisser la vérité arriver jusqu’à nous ; il vient de nous livrer dans un échange de prisonniers quatre officiers de l’armée de la Loire pris dans les premiers combats livrés autour d’Orléans le 2 décembre, pourquoi ne nous a-t-il pas livré des officiers pris dans ces combats du 4 décembre, qu’il appelle notre défaite ? Pourquoi, au lieu de recourir à ces subterfuges trop visibles, ne pas laisser arriver tout simplement jusqu’à nous les journaux de nos provinces ? Non, ce système de tromperie qu’on prend à chaque instant en flagrant délit n’est digne ni de la force qui se respecte, ni d’une grande puissance sûre d’elle-même ; il prouverait plutôt par ce redoublement d’efforts que les Allemands se sentent de jour en jour engagés dans une route obscure dont ils ne voient plus l’issue, et M. de Bismarck lui-même commence peut-être à s’apercevoir qu’il a manqué l’occasion de faire la paix lorsqu’elle était possible. Sans doute il est facile de répéter sans cesse, comme on le disait encore récemment devant le parlement fédéral de Berlin, qu’il n’y a plus moyen de revenir en arrière, que les Français ne pardonneront jamais à l’Allemagne leurs derniers désastres, que dès lors il faut tirer de la guerre actuelle toutes les garanties, tout le prix qu’on en peut tirer ; c’est un argument commode pour se tranquilliser la conscience. Cela dit, on ne se refuse rien. On pousse la violence jusqu’aux dernières limites, c’est-à-dire qu’on fait tout ce qu’il faut pour exciter précisément dans l’âme de la France cette haine immortelle dont on se fait un prétexte de conquêtes. Et avec cela où va-t-on ? On ne crée évidemment qu’une nécessité de guerre indéfinie avec un avenir de hasards sanglans. Non, ce n’est pas plus d’un vrai politique que les fourberies et les mensonges dont on se fait une arme contre nous ne sont dignes d’une puissance militaire qui a le respect d’elle-même, et qui a confiance dans l’ascendant de sa force.

Que M. de Bismarck, avec sa froideur sceptique et sa brutalité de hobereau prussien, poursuive l’œuvre de haine et de destruction nationale dont il s’est fait un jeu, qu’il nourrisse l’Allemagne de cette funeste et meurtrière pensée qu’elle peut impunément se jeter sur une nation qui ne lui a rien fait, qui n’a eu envers elle d’autres torts que de lui prodiguer ses sympathies, d’être hospitalière pour ses enfans, de trop exalter ses travaux, qui souvent après tout ne valaient pas mieux que les nôtres ; qu’ils continuent, tous ces envahisseurs, à piétiner notre sol sanglant, à ruiner nos villes et à saccager nos campagnes ! Il y a des rémunérations supérieures, il y a une justice infaillible dont l’Allemagne sentira un jour ou l’autre le poids en expiant la débauche de violence dont on l’étourdit. Pour notre gouvernement, aujourd’hui il n’y a qu’un devoir et qu’un mot d’ordre, comme il l’a dit en publiant sa réponse à la communication de M. de Moltke : combattre ! Il a combattu, il va combattre encore, et jamais assurément, quoi qu’en disent les scribes de M. de Bismarck répandus dans une certaine presse européenne, jamais une population de deux millions d’âmes, soumise à de telles épreuves, exposée à tant de besoins et à tant d’excitations, n’aura été plus ferme, plus simplement virile, devant cette extrémité d’un siège inattendu.

Cette population parisienne dans son ensemble a été par son esprit, par sa résolution, à la hauteur de l’épreuve qui lui était infligée, et ce qu’il y a de frappant, c’est que plus on avance dans le siège, plus s’opère en quelque sorte naturellement la séparation des bons et des mauvais élémens. Les bons élémens se sont trouvés immenses, les mauvais montrent ce qu’ils sont et ce qu’ils valent. Tous ces bruyans guerriers et agitateurs de Belleville qui ne devaient avoir qu’à paraître pour mettre les Prussiens en fuite, les voilà qui, à leur première rencontre avec l’ennemi, n’ont certes pas une tenue des plus héroïques ; ils se débandent, et provoquent le juste décret de dissolution et de désarmement qui a frappé leur bataillon. M. Gustave Flourens lui-même finit par être traduit devant un conseil de guerre pour n’être point étranger aux exploits de ses « braves tirailleurs, » et aussi pour avoir usurpé des titres, du galon, car pour ces républicains il faut toujours du galon, ils ne peuvent être comme tout le monde, il faut qu’ils commandent partout où ils paraissent. Le chef supérieur de la garde nationale, M. Clément Thomas, a fait résolument et vertement cette exécution nécessaire. C’est la décadence de la république de faction finissant peu glorieusement, et c’est une victoire pour la vraie république du patriotisme et de la liberté.

Cette crise où nous sommes engagés, si douloureuse qu’elle soit, nous aura été utile sous plus d’un rapport ; elle aura fait justice de bien des élémens impurs, de bien des excitations vaines, et elle aura montré aussi ce qu’il y a de ressources, de vitalité, de saine énergie dans cette société française si souvent condamnée par nos ennemis. Vous venez de voir dans les derniers combats ces trois magistrats, simples engagés volontaires, faisant intrépidement leur devoir, et l’un d’eux, père de famille, pouvant signer de cette double qualité où se révélé ce qu’il y a d’extraordinaire dans la crise que nous traversons, avocat-général à la cour d’Alger et soldat de 2e classe. Vous avez vu périr l’autre jour et ce jeune Bayard de La Vingtrie, qui est allé affronter la mort dans une reconnaissance aventureuse, et ce vaillant commandant des éclaireurs parisiens, M. Franchetti, et ce chef éprouvé de nos soldats, le général Renault, et ce diplomate d’hier transformé en chef de bataillon de mobiles, M. le baron Saillard. Combien d’autres sont morts, jeunes ou vieux, enfans de tous les rangs, la plupart ignorés, et se rencontrant dans la même épreuve de patriotique abnégation ! Non, décidément nous ne savons pas s’il faut en vouloir à M. de Bismarck, il nous a rendu service plus qu’il ne le croit, il a réveillé dans la société française tous les sentimens généreux et virils. Dans les premiers jours de cette triste lutte, il a eu affaire à une nation longtemps gâtée par la fortune, étourdie par des surprises inouïes, et livrée en quelque sorte par ceux qui auraient dû la sauver. Maintenant il a devant lui une nation éprouvée, retrempée dans le malheur, qui ne puise qu’en elle-même, dans ses inspirations les plus intimes, son courage et sa force. C’est aujourd’hui que la lutte peut devenir grave pour l’Allemagne, engagée dans ce duel dénaturé contre le droit et la liberté d’un peuple.

CH. DE MAZADE.

CORRESPONDANCE
A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Mon cher monsieur,

Vous croyez donc que, sans lasser vos lecteurs, on peint vous écrire encore, et toujours, sur le même sujet ? En est-il un autre après tout ? Que dire aujourd’hui, que faire, que penser, de quoi parler, sinon de cette France qu’on nous dévaste, et de ce Paris qu’on prétend affamer ? Tout pâlit, tout s’éteint, tout intérêt est mort devant ce terrible drame, l’invasion de notre pays ! Parlons-en donc, ne fut-ce que pour nous aguerrir aux épreuves qui nous attendent, pour élever nos cœurs à la hauteur de nos devoirs, et avant tout pour payer notre dette à ceux qui se font tuer pour nous.

Cette noble armée, nous l’avons vue naître et grandir, nous tous habitans de Paris ; mous avons suivi, jour par jour, son laborieux apprentissage, ses transformations, ses progrès. Elle est notre enfant, j’ose dire, par la sollicitude et l’amour que nous lui portons. Je les vois encore entrer, vers les premiers jours de septembre, je les vois cheminer par nos rues, ces longues files de jeunes gens, vêtus de toile, en sarraux et en blouses, l’air étonné, honnête, même un peu gauche, marchant à peine au pas, sans tambour ni musique, et le soir, encore presque en famille, prenant gîte dans nos maisons. Qui aurait alors osé dire que c’étaient là des soldats ? Et pourtant ce sont eux, ce sont ces enfans, ces novices, qui, sur les coteaux de la Marne, ont fait plier les Prussiens ; mais aussi quel travail ! Vous les avez vus, comme moi, dans leurs nouveaux habits, au Carrousel, au Louvre, par nos avenues, sur nos places, s’exerçant du matin jusqu’au soir, et se donnant à la manœuvre si franchement et de si grand cœur que la foule en battait des mains ; puis à Cachan, à Bagneux, à l’Hay, prenant leur dernière leçon et passant au sérieux exercice sous la mitraille de l’ennemi. Je ne parle ici que de nos mobiles ; mais ce qui ne vaut guère moins que d’avoir en si peu de temps transformé des conscrits en bonne et solide troupe, c’est avec une troupe presque dégénérée d’avoir refait des soldats. Où sont ces traînards de Sedan, ces débris de Reischofen, ces rebuts de nos dépôts, qui, dans les premiers jours du siège, par l’oubli de toute discipline, par leur démarche hésitante, énervée et quelquefois plus affligeante encore, portaient le deuil dans nos esprits ? Demandez aux Prussiens stupéfaits ce qu’ils sont aujourd’hui, et quelle était leur attitude à Villiers et à Champigny. Vient enfin cette autre surprise, qui n’est pas La moindre à coup sûr : du milieu de notre garde nationale, de cette immense foule armée, homogène sans doute par le cœur, animée du même dévoûment, du même esprit, mais inégale et bigarrée d’âge, de taille, d’instruction militaire comme de costume et d’armement, voilà qu’il s’est formé et que nous voyons sortir, sans qu’on sache en vérité comment cent mille hommes d’élite, d’une tenue aussi parfaite, d’un équipement non moins irréprochable, d’une allure aussi décidée que les plus fermes, les plus anciens soldats, et ceux qui, plus tôt prêts et déjà mis en lignes, ont naguère essuyé le feu, semblaient le voir pour la dixième fois.

Savez-vous ce qui me pénètre de gratitude et de consolation devant cette sorte de prodige ? Ce n’est pas seulement une armée que j’admire ; les services quelle est prête à nous rendre dès aujourd’hui et dès demain ne sont pas ce qui me touche le plus, tout en m’affligeant avec elle lorsque le froid, la neige, le verglas, comme ces jours passés, l’emprisonnent et la paralysent ; ce qui me tient au cœur avant tout, c’est l’étrange puissance qu’un tel effort suppose, c’est la veine profonde et cachée de création et d’organisation qui pour moi se révèle dans notre cher pays. Je ne sais rien de plus rassurant, de mieux fait pour nous donner courage. Mettons toute chose au pire : un peuple qui possède de tels jets de fécondité, qui dans l’enceinte d’une ville bloquée, calfeutrée, impénétrable à tout secours, trouve moyen, en si peu de temps, de s’aider ainsi soi-même, et par son propre fonds de fabriquer tant d’armes, de fondre tant de canons, et de dresser tant de jeunes courages, un tel peuple n’est pas de ceux que Dieu met au rebut et qu’il entend abandonner. Il a des vues sur nous, sans quoi il tarirait, il nous supprimerait ces facultés vivantes et créatrices.

Aussi je ne puis vous dire ce que pour ma part j’ai gagné à ces précieux progrès de notre jeune armée, à ses épreuves successives, et surtout aux dernières, ces deux formidables luttes de Champigny et de Villiers. Il est presque de mode parmi certains esprits de les croire inutiles : laissez-moi vous montrer le prix qu’elles ont pour moi. Vers le début de nos désastres, et même encore il y a deux mois, je n’osais pas, en vérité, consulter ma mémoire, ni porter ma pensée sur une guerre encore récente, ouverte à tous les regards, guerre sans modèle, qui par le nombre des combattans, par le caractère des engins, par la grandeur et l’originalité des manœuvres, mérite qu’on la consulté peut-être avant toute autre dès qu’on en est réduit à la triste nécessité de chercher en ce genre d’instructives comparaisons. Eh bien ! je le confesse, le cœur me faisait défaut pour suivre dans ses diverses phases cette grande querelle. Ceux qui la soutenaient et qui ont triomphé, les successeurs de Washington, me semblaient des modèles par trop décourageans. A côté d’analogies frappantes entre leur situation et la nôtre, des différences redoutables se dressaient devant moi. La guerre, comme nous, les avait pris au dépourvu ; un espionnage habile, prémédité de longue main, s’était exercé chez eux ; la trahison avait soustrait leurs armes, vidé leurs arsenaux ; comme nous, une confiance aveugle jusqu’au dernier moment les avait endormis, et en toute rencontre dans les débuts de ces longues campagnes ils avaient, comme nous, été battus, toujours battus ; mais comme ils avaient pris grandement leur désastre ! avec quelle énergie, quelle foi en eux-mêmes, quelle inaltérable confiance, quelle invincible ténacité ! Comme au bout de l’année ils avaient en frappant du pied fait sortir de leur sol par centaines de mille et les soldats et les fusils ! Quelles fournaises ils avaient allumées pour vomir sans relâche de monstrueux instrumens de mort ! Allions-nous faire comme eux ? en serions-nous capables ? L’idée n’osait guère m’en venir. Je voyais fondre nos armées, l’espoir d’en voir renaître me semblait hasardé, et malgré moi j’étais tenté de croire que de si gigantesques efforts n’étaient pas faits pour nos races vieillies, qu’il y avait dans ce nouveau monde je ne sais quel filon de jeunesse et d’audace désormais inconnu à l’ancien hémisphère, où l’heure peut-être commençait à sonner d’obéir à l’éternelle loi, vieillir, végéter et périr.

Non, croyez-moi, nous n’en sommes pas là. Nous pouvons sans baisser la tête assister à ce grand spectacle ; nous pouvons étudier à fond les campagnes de Grant, de Sherman ou de Mac-Clellan, suivre les rives du Potomac, visiter les champs de bataille de Bull-Run ou de Faïr-Oakes, de Richmond ou de Hasper’s Ferry. Ces grandes armées, subitement levées et en quelques semaines armées, équipées, instruites, menées au feu, n’ont plus rien qui dépasse la mesure de notre croyance, rien surtout qui nous humilie. Ce que Paris vient de faire depuis deux mois, ce que de son côté, j’en suis sûr, la France est en train de faire, ce qu’elle prépare, ce qu’elle accumule de moyens de défense, de tentatives d’agression et de délivrance, tout cela n’est pas d’un peuple décrépit. J’en avais déjà pleine assurance même avant ces derniers combats : rien qu’à voir l’aspect de nos troupes, et nos remparts et nos canons, je commençais à ne plus craindre les souvenirs de l’Atlantique ; mais depuis ces éclatantes preuves de l’élan, de la solidité, des vraies qualités militaires de nos soldats improvisés, je me sens encore plus dispos à me rafraîchir la mémoire de ces faits d’armes merveilleux. Il n’est pas, que je sache, lecture plus profitable, plus fortifiante, et qu’il faille aujourd’hui recommander davantage. C’est un cordial souverain. Et pourquoi ? Parce que vous y voyez ceux qui, à coup sûr, avaient le droit pour eux, les défenseurs du pacte fédéral, même après ces efforts inouïs, après d’incroyables sacrifices, après avoir réparé leurs échecs et à peu près rétabli leurs affaires, tomber encore deux ou trois fois dans de nouveaux abîmes de plus en plus profonds, sans cesser de lutter, persévérant toujours et finissant par triompher. Leur secret fut bien simple : toujours combattre et ne désespérer jamais. Que de fois ils se sont vus perdus sans douter de leur cause, espérant mieux, luttant toujours, supportant les rechutes comme les premiers désastres, avec la même confiance, la même résolution ! Leur force était de croire et de se dire sans cesse que la Providence était juste et que leur cause l’était aussi, que Dieu pouvait les éprouver, qu’il ne pouvait pas les détruire ; qu’il devait vouloir au contraire que leur pays, créé par lui pour être le refuge, le libre et puissant asile de tous les opprimés, une fois purifié, amélioré par le malheur, se relevât plus grand et plus prospère dans un nouvel et saint éclat. Voilà les convictions qui ont soutenu leur courage. Est-ce donc un privilège qui n’appartint qu’à eux ? n’avons-nous pas le droit de nous dire, nous aussi, que cette même Providence nous a donné notre mission, et qui de nous peut la croire terminée ? L’esprit conquérant et barbare, l’esprit de despotisme et d’oppression, de ruse et de mensonge armé, ne menace-t-il pas l’Europe, et pour l’en garantir Dieu n’a-t-il pas besoin de nous ? N’est-ce pas notre éternel mot d’ordre, — cette noble Amérique en sait bien quelque chose, — que de porter secours aux autres et de combattre en généreux champions pour la justice et pour la liberté ? Cette mission vraiment divine, toujours nous y serons fidèles, et quand nous nous serons sauvés, on nous verra, soyez-en sûr, si notre cœur nous le commande, plus d’une fois encore porter au loin quelque utile assistance même à ceux-là peut-être qui dans notre détresse nous abandonnent et nous oublient le plus.

Ceci me fait penser que dans ces derniers temps, par une de ces rares fortunes qui quelquefois nous laissent entrevoir ce qui se passe hors de nos murs, nous avions appris tout à coup que dans le ciel de l’Europe une éclaircie venait de se produire, non pas à notre intention, mais dont peut-être nous pouvions profiter. Que sera devenue cette orageuse affaire ? quel cours aura-t-elle pris ? Vous vous souvenez des colères du Times et de la découverte ingénue que le protocole moscovite lui avait subitement inspirée, il s’était aperçu, en faisant mieux son compte et tout examiné, que nous pouvions bien n’être pas encore morts et lui servir une seconde fois d’auxiliaires et de soldats pour mettre le czar à la raison. M. de Bismarck se sera hâté sans doute de réparer l’imprudente incartade de son allié du nord ; l’aura-t-il supplié de mettre des sourdines à ses hardis projets, de lui laisser, pendant qu’il nous assiégé et qu’il a nos armées sur les bras, le bénéfice des bons rapports et des procédés de famille dont le gratifie l’Angleterre ? Qu’aura dit la fierté du czar ? se sera-t-elle accommodée d’un replâtrage et d’un atermoiement ? Sur tout cela que dire, que penser ? Pas l’ombre d’une information, pas la moindre donnée, de pures conjectures reposant sur le vide ! Je ne vois qu’une chose claire, c’est que M. de Bismarck a trouvé très mauvais que nous ayons lu le Times du 10 novembre, et qu’il a pris ses précautions pour qu’à l’avenir ce faux frère ne pénétrât plus chez nous. C’est depuis ce temps en effet qu’absolument sevrés de nouvelles étrangères nous ne jugeons plus qu’à tâtons, aussi bien des mouvemens de la diplomatie européenne que de la marche de nos propres armées.

Cette clôture hermétique, ce surcroît de silence, ne signifient-ils pas qu’on a des choses à nous cacher, des choses que nous pourrions, selon toute apparence, apprendre avec plaisir ? J’aime à le supposer, bien qu’à vrai dire, à l’heure où nous voici, après bientôt six mois d’expérience, tout ce qui peut nous venir de l’Europe ne nous doive inspirer qu’un médiocre intérêt. Supposons-même que pendant qu’on se cache si soigneusement de nous, il s’y passât des choses d’une vraie gravité, que la nécessité d’un congrès, par exemple, ne fût pas tout à fait chimérique, que les signataires du traité de 1856 nous demandassent de prendre part aux délibérations, et que l’Angleterre surtout y eût sérieusement besoin de nous ; n’aurions-nous pas la tentation de lui fausser compagnie, non sans sourire, et lui conseiller de s’en tirer à son tour sans nous, comme elle pourrait ? Ou je me trompe fort, où ce serait là le premier mouvement de la France entière, ni plus ni moins, des sages comme des fous. Eh bien ! prenons-y garde, le premier mouvement, quoi qu’on dise, n’est pas toujours le bon. Autant je voudrais garder envers notre partenaire de Crimée une digne et froide attitude, autant je m’abstiendrais, de déserter par puérile rancune, par vain plaisir de représailles, les sérieux intérêts et la vraie politique de la France, si, comme il est probable, ces intérêts et cette politique nous commandaient d’appuyer l’Angleterre. A quoi bon jouer, au fin ? Pourquoi prendrions-nous ces allures ambiguës qui conviennent aux aventuriers quêtant un profit illicite, une alliance de contrebande ? Pourquoi ne pas planter franchement notre drapeau ? Rien de commun jamais, quelle que soit leur puissance, avec ces contempteurs du droit, ces propagateurs de la force qui traitreusement complotent de jeter sur l’Europe entière leur lourd et stupide filet. Que vous offriraient-ils pour vous faire leurs complices ? Quelques promesses de gain matériel, quelque honteux partage. Mieux vaut de plus nobles profits, ceux qu’on ne trouve qu’en compagnie de la droiture, même égoïste et sans attrait. Cette Grande-Bretagne veut-elle pour conjurer les ambitieux ligués qui se démasquent et cet envahissement qu’elle redoute à bon droit, veut-elle jouer son ancien grand jeu, sortir de son étroite et mercantile ornière, prendre en main la cause des faibles, des opprimés, du droit contre la force, sauver la civilisation, et par là même changer les destinés de ses industrieux habitans, leur assurer de futurs bénéfices vraiment solides et durables, fondés sur la vraie paix, l’avenir libéral du monde ? Alors nous lui montrerons ce que vaut cette France qu’elle n’a sa qu’envier dans la prospérité et insulter dans le malheur. Tout en prêtant main-forte à ses œuvres quand nous les croirons bonnes, nous nous abstiendrons envers elle de trop justes récriminations, et nous nous donnerons la jouissance de la vaincre dans son orgueil en nous montrant plus généreux, plus nobles, plus vraiment fiers qu’elle-même.

Mais, bon Dieu ! où me laissé-je aller ! En sommes-nous donc là ? Au lieu de penser à l’Europe qui nous oublie si volontiers, au lieu de chercher au loin, qui nous pourrons aider, qui nous peut secourir, songeons à nous aider nous-mêmes. Rentrons dans nos remparts, assez de soins nous y attendent : d’abord les soins de la défense, et puis aussi, marchant de pair, les soins de la charité, ou mieux encore, changeons le mot, c’est fraternité qu’il faut dire. Sainte parole si froide à lice sur les murailles, mais quand elle est écrite au cœur si féconde et si chaude, entre assiégés surtout comme on la comprend bien ! Les liens de La parenté commune se resserrent si vite dès qu’on souffre en commun ! Assistons-nous les uns les autres des deux manières, par la parole et par le pain. Que les plus forts communiquent aux autres le superflu de leur espoir. Donnons enfin chez nous à ce mot république, sa signification chrétienne et patriote, et si, nous voulons porter nos regards au dehors, si nous voulons franchir l’espace, que ce soit pour étudier de près, je le demande encore, pour nous approprier l’exemple de ces républicains du nord, plus malheureux que nous, puisque c’était contre leurs frères qu’ils livraient ces prodigieux, combats. Apprenons d’eux à nous tenir en garde contre nos deux fléaux, l’abattement et l’excès d’espoir, l’illusion et la panique. Sachons, comme eux, quoi qu’il arrive, nous armer de constance, et ne trouver dans les mécomptes qui certainement nous attendent encore qu’un motif de plus de tenter davantage et de toujours persévérer. Qu’on ne me dise pas cette banale excuse : ils sont d’une autre race, ils sont Anglo-Saxons. Pour être Anglo-Saxon, il ne faut que vouloir.

Cependant le temps marche, l’heure devient solennelle, c’est le moment de ne pas faiblir. Que Paris tienne bon, qu’il n’oublie pas ce que depuis septembre, depuis trois mois de séquestration, il a déjà conquis d’honneur et pour lui-même et pour la France. Qu’il n’aille pas en un jour, au contagieux exemple de quelques défaillances, perdre une gloire qui déjà nous console, un poste qui peut nous sauver. Dût-il n’être pas secouru et forcément succomber à la peine, que ce soit aussi tard que possible, même au prix de sérieuses souffrances, celles de l’ennemi l’en paieront largement ; qu’il garde jusqu’au bout cette calme attitude, cette fierté sans jactance, que tant de gens n’attendaient pas de lui et dont il donne chaque jour, de plus étonnantes preuves ; puis enfin, si tout lui fait défaut, au lieu d’entraîner dans sa chute le pays tout entier, au lieu de lier la France à sa disgrâce, qu’il s’en détache et s’en isole en loi laissant le soin de le venger. Le salut de la France, le salut de l’unité française, du nom et de l’honneur français, voilà le but, marchons-y tous. Que peut la force contre le droit, si le droit a du cœur et s’il s’obstine à se défendre ? Sur une partie du territoire, sur le quart, sur le tiers peut-être, sur la moitié, si vous voulez, la force triomphera, la force organisée, cet infernal et moderne mélange de science et de barbarie dont je sais trop bien la puissance ; mais fût-elle cent fois encore et plus savante et plus barbare, si la justice n’est pas de son côté, ne craignez rien, son succès sera fragile ; courage et patience, le droit l’emportera, si mal organisé, si mal servi qu’on le suppose.

De cette vérité, ne l’oublions pas, mon cher monsieur, nous avons un garant que ne peut récuser la Prusse, la propre mère de ce monarque humanitaire, de ce pieux émule d’Attila, qui pousse en ce moment ses Huns sur nos cités en cendre et sur nos champs ensanglantés. Il vous souvient sans doute d’une admirable page écrite il y a trois mois, presque au début du siège, par l’éloquent prélat qui est lui-même, à cette heure, aux prises avec la guerre, lui disputant son troupeau ; il nous révélait des paroles que la reine de Prusse, alors au plus profond de ses misères royales et des calamités de son peuple, écrivait en 1810, en parlant de Napoléon Ier : « Cet homme tombera, disait-elle, il n’agit pas selon les lois de Dieu, mais selon ses passions. Aveuglé par la bonne fortune, il est sans modération, et qui ne se modère pas perd nécessairement l’équilibre et tombe… Je crois en Dieu, je ne crois pas à la force ; la justice seule est stable. » Ces grandes et sévères paroles, c’est à Versailles, c’est à son fils que la noble femme aujourd’hui les adresse : elles n’y seront pas comprises, je le sais trop d’avance ; mais l’heure viendra, et plus tôt qu’on ne croit, où, comme témoignage d’admiration et de respect, nous les graverons, ces paroles, sur les tables d’airain qui porteront la date de notre délivrance ; ce qui fut prophétie pour la Prusse le sera pour notre pays, puisque devant Dieu, comme devant les hommes, depuis Sedan, surtout depuis Ferrière, il est prouvé, et de toute évidence, que, dans cette horrible guerre, le droit est de notre côté.


L. VITET.



LA MORT DU COMMANDANT FRANCHETTI


AU MÊME.

Cher monsieur,

L’autre jour, dans une de ces lettres éloquentes qui sont une bonne fortune pour les lecteurs de la Revue, M. Vitet vous parlait d’un vieillard, M. Piscatory, qui, au terme d’une vie noblement consacrée au service de la France libérale, était venu montrer l’exemple à la génération nouvelle, et mourir de fatigue après une nuit au rempart. Ne voudrez-vous pas consacrer aussi quelques lignes au souvenir d’une autre victime de la même cause, d’un jeune homme dont la fin prématurée a répandu, la semaine dernière, une douloureuse émotion dans l’armée et dans ce qui reste à Paris de ce que l’on appelait autrefois la société parisienne ?

Vous connaissiez sans doute le commandant Franchetti. Peu d’hommes avaient autant de raisons de tenir à la vie. Beau comme un héros de roman, admirable cavalier, nature ouverte, loyale et gaie, il avait connu dans sa première jeunesse les plaisirs de la bataille et des hardies chevauchées ; officier de spahis, il s’était distingué en Algérie et en Italie. Un peu plus tard, il avait quitté le service, et il avait trouvé dans une famille d’élite, auprès d’une femme et d’une fille qu’il adorait, un bonheur qui semblait à l’abri de toute atteinte. La richesse même ne lui faisait pas d’envieux ; il semblait né pour être heureux et aimé. Cependant, après nos premiers désastres, dès qu’il vit Paris menacé, il n’hésita pas un instant ; il se sépara, pour se sentir le cœur plus ferme, de sa femme et de sa fille ; quand il eut mis en sûreté ces têtes chéries, il présenta aussitôt au général Trochu le plan de cette troupe des Eclaireurs de la Seine qui a été si vite populaire. Ce fut lui qui choisit les hommes de son escadron, qui réussit à introduire parmi eux ces habitudes de discipline qu’il est toujours plus difficile d’imposer aux corps francs ; à leur tête, dès les premiers jours de l’investissement, il se mesura avec la cavalerie prussienne, et dans toutes les actions qui se sont engagées depuis lors, officiers et soldats de son escadron se sont toujours montrés au plus épais du feu. A Champigny, Franchetti a été frappé au moment où il quittait le général Ducrot ; quand la nouvelle de sa blessure s’est répandue dans Paris, personne ne voulait croire qu’elle fût mortelle, tant on désirait qu’il fût épargné, tant cet homme de trente-sept ans semblait avoir fait un pacte avec la santé, la force et la vie. Les médecins pourtant n’avaient pas d’espoir, et lui-même ne s’était pas fait un instant illusion. Il mourut comme il avait vécu, en souriant à ceux qui l’entouraient.

Ce fut le 7 décembre que nous le conduisîmes à sa dernière demeure. Ceux qui ont assisté à cette cérémonie ne l’oublieront pas. Au Grand-Hôtel où il avait succombé, sur le boulevard où tous s’arrêtaient et se découvraient, c’était la pompe ordinaire des enterremens militaires, et cette foule qui se presse derrière le char de quiconque a une certaine situation dans le monde parisien ; mais au cimetière, dans la partie réservée aux israélites, où l’on n’a fait entrer que les amis de la famille, que les officiers de toute l’armée et les soldats du corps des éclaireurs, la scène prend un caractère vraiment saisissant. De sourds roulemens de tambour, les notes les plus basses et les plus étouffées du clairon, ont conduit jusqu’à la fosse béante le char funèbre, que suit le cheval de bataille tout caparaçonné de noir : on s’est arrêté et rangé en cercle. Les éclaireurs, qui ont laissé leurs chevaux à l’entrée, sont tous là, le sabre nu, les yeux rouges, regardant ce cercueil et la terre qui va le recouvrir. Cette triste journée de décembre, qui semble en harmonie avec le deuil des âmes, penche vers son déclin et s’assombrit déjà ; entre les cyprès qui montent dans le brouillard, on distingue pourtant encore, à quelques pas, des traits de mornes visages que l’on a vus, il y a quelques mois, briller dans les fêtes. Le silence se fait, puis on entend s’élever le chant solennel des prières hébraïques ; quand elles s’interrompent, le grand-rabbin prend la parole, et, malgré son accent allemand, il est éloquent ; il parle de devoir, de justice et de liberté, il dit que de pareilles victimes n’auront pas donné leur sang en pure perte, et que la France sortira victorieuse, un jour ou l’autre, des luttes désespérées auxquelles la condamnent l’ambition et la haine. L’émotion est au comble quand, après le rabbin, un des capitaines de l’escadron, M. Benoit-Champy, s’avance auprès de la tombe, et d’une voix entrecoupée dit adieu à son chef au nom de tous ses camarades que l’on voit sangloter comme des enfans ; il lui jure de le venger sur l’ennemi. Puis le prêtre prononce encore une prière et une bénédiction, atteste encore une fois, en face de cette dépouille de celui qui fut si vaillant et si généreux, les espérances communes à toutes les religions. Pendant que nous adressions à ce soldat de la France ces derniers adieux, le canon tonnait au loin, du côté de Gennevilliers ou d’Auteuil ; il nous avertissait que ce n’était point le moment de pleurer et de s’abattre, et que plus d’un homme de cœur tomberait encore avant que ne sonnât l’heure de la délivrance.


G. PERROT.



ESSAIS ET NOTICES.

DU RAVITAILLEMENT DANS LES ARMISTICES.


Il résulte du mémorandum de M. Thiers, aussi bien que des circulaires de M. de Bismarck, que les négociations entamées à Versailles pour la conclusion d’un armistice ont été rompues uniquement parce que le gouvernement de la défense nationale a fait du ravitaillement de Paris une condition sine qua non de la convention. M. le chancelier de la confédération du nord parle de « l’étonnement qu’on lui a causé, de la surprise et de la déception que le roi Guillaume a éprouvées » quand des demandes « aussi excessives, excédant à tel point le statu quo, » leur ont été soumises. Il vaut la peine d’examiner si cet étonnement est justifié par les précédens historiques, ou si au contraire le roi de Prusse et son ministre, en consultant les souvenirs du passé, n’auraient pas à être préparés à la proposition qui leur était faite, proposition conforme au principe même de l’armistice, à savoir de laisser toute chose en état pendant le cours de négociation de quelque durée.

Il est arrivé très fréquemment qu’au moment où un armistice était conclu, celui des belligérans qui avait eu des avantages se trouvait avoir dans ses lignes des forteresses occupées par les forces ennemies. Dans ce cas, voici ce qui arrivait : ou les places se trouvaient dans une situation qui ne permettait d’attendre ni une longue défense, ni des secours efficaces, et alors elles étaient remises aux mains du vainqueur ; ou au contraire le vaincu avait espoir de venir en aide aux garnisons bloquées, et il était stipulé qu’elles seraient ravitaillées au fur et à mesure de leurs besoins. Je ne sais si on peut citer des exemples de blocus continués sans ravitaillement pendant un armistice ; à coup sûr, s’il en existe, ce sont des cas très rares et tout à fait exceptionnels. Lorsqu’à Ferrières M. de Bismarck demandait la reddition de Strasbourg et de Toul, qui, ainsi qu’une trop prompte expérience nous l’a prouvé, étaient à ce moment hors d’état de tenir, il restait dans le droit traditionnel ; mais ici la situation était bien différente. Paris, comme il l’a prouvé du reste, n’était pas réduit aux abois, et en exiger la reddition était une énormité. M. de Bismarck le sentait bien quand il élevait la prétention d’obtenir des équivalens militaires à l’armistice, sans oser, lui qui cependant ne manque pas d’audace, exprimer le fond de sa pensée. Il fallait avoir la franchise de dire nettement qu’on ne signerait pas d’armistice sans Paris rendu. Autrement c’était une prétention exorbitante et toute nouvelle dans l’histoire de vouloir qu’un armistice étant conclu, une place aussi importante ne fût pas ravitaillée.

Citons les faits à l’appui de cette opinion. En 1774, après une guerre heureuse de plusieurs années, les Russes avaient repoussé les Turcs au-delà du Danube. Un armistice fut conclu à Giurgewo sous la médiation de l’Autriche et de la Prusse. Comme Ocksakow et Kinburn, places situées sur le bord de la Mer-Noire et appartenant alors à la Turquie, étaient bloqués par les Russes, l’article 6 fut ainsi rédigé :

« La Porte s’engage à ne pas renforcer pendant l’armistice les garnisons d’Ocksakow et de Kinburn, et à ne leur envoyer aucunes munitions de guerre ou de bouche, ni des instrumens ou outils de guerre, quoi qu’il lui soit libre d’envoyer les vivres les plus nécessaires pour les garnisons et les habitans. On accorde aux bâtimens qui seront employés à transporter ces vivres de pouvoir se retirer en cas de nécessité dans les ports de la Crimée ou dans les rivières de la Bessarabie. »

Au printemps de 1797, les victoires du général Bonaparte avaient réduit la monarchie autrichienne aux abois ; il était parvenu à vingt-cinq lieues de Vienne. Il entra en négociations ; il n’y eut pas d’armistice proprement dit, il y eut une simple suspension d’armes de cinq jours, délai matériel nécessaire pour donner aux envoyés du cabinet autrichien le temps d’arriver au quartier-général. Or des armées étaient également en présence sur le Rhin, et sur ce point plus éloigné du centre des négociations, où le résultat n’en pouvait être promptement connu, un armistice était nécessaire. Le général Hoche venait de passer le fleuve et de remporter un premier succès qui isolait de l’armée autrichienne deux places importantes : Mayence, qui, en cas de retour offensif, assurait le passage du Rhin aux impériaux, — Ehrenbreitstein, situé, il est vrai, sur la rive gauche, mais qui domine Coblentz et le confluent de la Moselle. Voici l’article relatif à la situation de ces places inséré dans l’armistice signé à Francfort le 24 avril 1797 entre le général Hoche et le général Werneck :

« Dans le cas où les hostilités recommenceraient, les places de Mayence et d’Ehrenbreitstein seront ravitaillées pour autant de jours que l’armistice aura duré. Les généraux autrichiens préviendront les généraux français de ce ravitaillement, afin qu’il puisse être constaté. Il pourra être fait de huit en huit jours pendant le temps que durera l’armistice seulement. »

Reportons-nous à deux années plus tard. Le premier consul vient de gagner la bataille de Marengo ; il conclut le lendemain même une convention par laquelle les Autrichiens abandonnent le pays et les places jusqu’à la rive droite du Mincio. Cette fois encore la guerre avait l’Allemagne pour théâtre, et Moreau venait d’entrer à Munich. Sur ce point, un armistice fut conclu à Passdorf le 15 juillet 1800 et signé par un des officiers de Moreau, le général Lahorie, qui fut peu après compris dans sa disgrâce et fusillé lors de la conspiration du général Mallet. Trois places importantes restaient aux mains des impériaux en arrière des lignes occupées par les Français, C’étaient Philipsbourg sur le Rhin, forteresse célèbre dans les guerres du XVIIe et du XVIIIe siècle, Ulm et Ingolstadt sur le Danube. Il fut convenu que « les places comprises dans la ligne de démarcation qui se trouvaient encore occupées par les armées impériales resteraient sous tous les rapports dans cet état, lequel serait constaté par des délégués nommés à cet effet par les généraux en chef des deux armées ; qu’il ne serait rien ajouté à leurs moyens de défense, et qu’elles ne pourraient gêner la libre navigation des rivières et les communications qui passeraient sous leur commandement, lequel est fixé à 2,000 toises de rayon du corps de la place ; que leurs approvisionnemens ne pourraient être renouvelés que tous les dix jours et dans la proportion de la consommation réglée. »

Les négociations qui suivirent l’armistice de Passdorff furent rompues sans avoir amené la paix, et les hostilités furent reprises. La fortune resta encore favorable aux Français, et à la suite de la bataille de Hohenlinden de nouveaux armistices furent conclus entre les belligérans en Italie et en Allemagne. Celui qui fut signé à Trévise par les généraux Brune et Bellegarde, le 16 janvier 1811, décida que les places d’une importance médiocre et d’une défense difficile comprises dans les lignes des Français leur seraient livrées ; c’étaient Peschiera, Sermione, les forts de Vérone et de Legnano, toutes places qui n’avaient pas l’importance qu’elles doivent maintenant aux travaux faits par l’Autriche depuis 1815, puis Ferrare et Ancône.

Mais quant à Mantoue, considérée à cette époque comme la clé de l’Italie, et qui, pendant plus de six mois, avait arrêté, en 1796 et 1797, l’armée victorieuse du général Bonaparte, la condition était toute différente.

« La forteresse de Mantoue, était-il dit, restera bloquée par les Français, qui se tiendront à 800 toises de l’esplanade. Il sera permis d’y envoyer des vivres pour la garnison, de dix jours en dix jours ; ils seront fixés à quinze mille rations de farine, quinze cents de fourrages, et les autres denrées à proportion. Les habitans auront la liberté de faire venir de temps en temps les vivres qui leur seront nécessaires, mais l’armée française sera libre de prendre les mesures qu’elle jugera convenables pour empêcher que la quantité n’excède la consommation journalière, qui sera calculée en raison de la population. »

Dans l’ordre chronologique vient ici un exemple qui a une autorité plus grande, puisqu’il est tiré d’un acte auquel la Prusse a pris part, et qu’il se rapporte à une époque dont le souvenir est particulièrement cher aux patriotes allemands, à la campagne de 1813.

A la suite des désastres de la retraite de Russie, la Prusse avait abandonné l’alliance de la France pour celle de la Russie ; les armées combinées des deux puissances avaient franchi l’Elbe. Au mois de mai, Napoléon, reprenant l’offensive, gagne les batailles de Lutzen et de Bautzen, et s’avance jusque sur le Haut-Oder ; mais là, aussi désireux d’avoir le délai nécessaire pour compléter ses immenses arméniens, que les Russo-Prussiens pouvaient l’être de laisser à l’Autriche le temps de se prononcer en faveur de la coalition, il consent à un armistice qui est signé le 5 juin 1813 à Pleisswitz par le duc de Vicence d’une part, et les généraux Schouvalof et Kleist de l’autre. Plusieurs places occupées par les Français avant la campagne de Russie, et situées dans le territoire reconquis par les alliés, étaient restées aux mains des soldats de Napoléon : c’étaient Zamosk et Modlin, dans le grand-duché de Varsovie ; Dantzick, aux bouches de la Vistule, place de premier ordre, et dont la garnison aux ordres du général Rapp était une véritable armée ; Stettin et Gustrin enfin, forteresses du Bas-Oder, appartenant à la Prusse, mais dans lesquelles la France avait conservé, depuis 1807, le droit de tenir garnison. Voici ce que l’armistice décide à leur égard : « Les places de Dantzick, Modlin, Zamosk, Stettin et Custrin seront ravitaillées tous les cinq jours, suivant la force de leurs garnisons, par les soins des commandans des troupes du blocus. Un commissaire nommé par le commandant de chaque place sera près de celui des troupes assiégeantes pour veiller à ce qu’on fournisse exactement les vivres stipulés. »

Ce n’est pas tout ; les négociateurs n’étaient pas fixés sur le sort de Hambourg ; cette ville, une des plus peuplées et la plus commerçante d’Allemagne, avait peu de mois auparavant chassé sa garnison française ; mais le. maréchal Davout marchait contre elle avec un corps d’armée, et au moment où se signait l’armistice, on ignorait si elle était prise ou encore assiégée. Néanmoins il fut formellement stipulé que dans ce dernier cas « elle serait traitée comme les autres villes assiégées, », et par conséquent ravitaillée tous les cinq jours. Ainsi donc il était reconnu d’un commun accord que, quel que fût l’assiégé, le ravitaillement était une conséquence de l’armistice.

Le précédent de l’armistice de Pleisswitz a d’autant plus d’autorité que cette convention, qui n’a pas été suivie de la paix, a été exécutée fidèlement pendant plus de deux mois.

La même campagne présente une convention de la même nature. Le Danemark s’était allié à la France après la bataille de Leipzig ; Bernadotte, alors prince royal de Suède, et l’un des principaux généraux de la coalition, se porta contre l’armée danoise avec des forces supérieures, la chassa du Holstein, et la bloqua dans la place de Rendsbourg. Un armistice fut alors conclu et contint la clause suivante : « La grande route de Rendsbourg à Slesvig reste ouverte aux estafettes. L’armée danoise renfermée dans Rendsbourg ne peut tirer des vivres que par cette route pour les hommes qui sont réellement sous les armes et pour les malades dans les hôpitaux. Il est accordé journellement de dix à douze mille rations, et il est permis de s’approvisionner pour trois jours. A cet effet, on nommera respectivement des commissions qui vérifieront approximativement le nombre des rations portées dans chaque place forte. »

Enfin les grands événemens auxquels le nom de M. de Bismarck est attaché offrent un précédent qu’il est bon de ne pas passer sous silence.

Le 26 juillet 1866, après Sadowa, un traité préliminaire de paix était signé à Nikolsbourg par M. de Bismarck et par un plénipotentiaire autrichien ; en même temps un armistice était conclu entre le général de Moltke et le général autrichien de Degenfeld. Cet armistice ne méritait guère ce nom, puisque les principaux articles du traité à intervenir étaient arrêtés, et il y avait peu de chances que quelque discussion de détail amenât une rupture. Néanmoins on ne passa pas sous silence le sort des quatre forteresses autrichiennes, Josephstadt, Kœnigsgrætz, Theresienstadt et Olmütz, bloquées par les Prussiens. Voici ce qui fut convenu à leur égard : « Un rayon de deux mille autour de la forteresse d’Olmütz et un rayon d’un mille autrichien autour des forteresses de Josephstadt, Kœnigsgrætz, Theresienstadt, ne peuvent être occupés par l’armée prussienne, et lesdites forteresses pourront tirer leurs approvisionnemens de ces rayons. Une route d’étapes d’Olmütz à Meseritch par Weisskirchen, traversant le rayon prussien, est mise à la disposition de la forteresse, et ne pourra être occupée par l’armée prussienne. »

Sans doute pour Kœnigsgrætz, Theresienstadt et Josephstadt, forteresses contenant une faible population civile, le rayon d’approvisionnement accordé était restreint ; mais dès qu’il s’agissait d’une ville de 15,000 âmes comme Olmütz, la faculté de ravitaillement devenait à peu près illimitée par l’ouverture d’une route laissée libre jusqu’à environ 15 lieues de distance.

Nous venons de citer ainsi de nombreux exemples d’actes par lesquels successivement la France, la Prusse, la Russie, la Suède, la Turquie, le Danemark, l’Autriche, ont reconnu le principe du ravitaillement des places assiégées pendant la durée d’un armistice. Ce n’est donc point là une clause insolite, ni « une demande militaire excessive. » Il était tout simple que les Français en fissent la proposition ; il leur était permis de croire que la Prusse ne se montrerait pas plus exigeante après Sedan que nous ne l’avions été après Rivoli, Marengo et Hohenlinden, qu’elle ne l’avait été elle-même après Sadowa. Il semble au contraire que, si les hommes d’état qui se trouvent à Versailles s’étaient souciés de consulter les précédens, ils se seraient attendus à ce que l’auteur de l’Histoire du consulat et de l’empire leur demanderait l’insertion d’une clause qui, si elle n’est pas précisément de style, a été au moins d’un usage très fréquent. A coup sûr, ils avaient le droit de ne pas l’admettre, s’ils la croyaient contraire à leurs intérêts ; mais dans toute négociation entre états comme entre particuliers celui qui ne veut pas conclure, c’est celui qui se refuse à une stipulation ordinaire dans les contrats de même nature. Cette seule considération doit faire peser sur les négociateurs prussiens la lourde responsabilité d’avoir fait avorter les efforts tentés pour amener la conclusion d’un armistice.


FRANCOIS DE BOURGOING.



Essai sur la chronologie des archontes athéniens postérieurs à la 122e olympiade, par M. Albert Dumont, un vol. in-8o, 1870 ; Didot.


Voici un livre tout de circonstance, puisqu’il répond de la meilleure manière à certaines prétentions actuelles d’outre-Rhin. Ce n’est qu’à Berlin, à les entendre, qu’on s’entend à faire des travaux vraiment critiques, et Paris ne sait plus que tourner des riens élégans. Cependant, sur une grave question intéressant la science historique, un des nôtres a lutté contre des concurrens d’Allemagne, et, croyons-nous, avec plein avantage. Après l’horrible guerre qui divise en ce moment deux grandes nations si nécessaires l’une à l’autre, nous reprendrons nos traditions de travail ardent et dévoué ; c’est là une autre sorte de combat pour lequel nous ferons bien de ne pas nous défier de nos positions acquises et de notre propre terrain, et de ne pas nous laisser trahir, comme il pouvait arriver par une estime quelquefois exagérée des forces de nos adversaires.

Le volume de M. Dumont est destiné à compter dans la science ; c’est un travail de première main, un ensemble de solutions destinées, bien qu’elles soient toutes de détail, à jeter une utile lumière sur toute une partie importante de l’histoire de l’antiquité. Le jeune érudit qui en est l’auteur, membre de notre école française d’Athènes, puis chargé de mission en Thrace, s’est déjà fait un nom auprès des savans, et dès maintenant il compte pour eux, grâce à de nombreuses publications spéciales, comme devant tenir un des premiers rangs parmi ceux qui s’occupent chez nous d’archéologie figurée. Son nouvel Essai est une étude épigraphique de nature à profiter à l’histoire générale.

La 122e olympiade correspond aux années 292-289 avant l’ère chrétienne. Pendant les deux siècles qui précèdent cette date, on a complète la liste des archontes d’Athènes, soit par la grande inscription grecque dite Marbre de Paros, conservée aujourd’hui à la bibliothèque de l’université d’Oxford, soit par les indications des historiens grecs. A partir de cette époque, les lacunes se multiplient, les indications sont éparses, les séries ne peuvent plus facilement être constituées. La chronologie serait cependant aussi intéressée à posséder les listes entières des archontes d’Athènes qu’elle l’est à la conservation des Fastes romains, par exemple, et non-seulement la chronologie, mais toute l’histoire des faits politiques, artistiques ou littéraires. C’est à la grande lacune de la chronologie athénienne que le travail récent de M. Dumont se propose de remédier. Il a entrepris de restituer la série des archontes depuis la 122e olympiade, c’est-à-dire depuis l’époque des successeurs d’Alexandre jusqu’au IIIe siècle après Jésus-Christ ; il s’agit donc de toute la seconde moitié de l’histoire grecque, de la vaste période pendant laquelle, dans le domaine des lettres et des arts, sinon dans celui de la politique et des armes, le monde grec a exercé une si persistante influence. M. Dumont avait eu des devanciers : Scaliger, Corsini, Clinton, Boeckh, d’autres encore, mais auxquels manquaient les documens nouveaux dont il a pu faire usage : nous voulons parler des inscriptions dites éphébiques. Au temps de la liberté, on appelait éphèbes à Athènes les jeunes hommes de dix-huit à dix-neuf ans. Ils formaient une sorte de garde civique destinée à faire des promenades militaires et des campemens au dehors de la ville, pour tenir en respect les ennemis ou les brigands, ou même les loups des montagnes. A l’intérieur, ils avaient des fêtes, des exercices, des jeux sacrés, qui leur étaient communs, toute une éducation à la fois militaire et civile qui les préparait directement à leur futur rôle de citoyens. Lorsque Athènes eut perdu avec son indépendance, son rôle politique, elle n’en resta pas moins la ville de la religion et des lettres, et le collège éphébique devint une sorte d’athénée ou d’université conservant à la fois les traditions du culte et celles de l’enseignement. Comme autrefois, les jeunes gens y adoraient les dieux suivant les rites consacrés ; plus que jamais, sous la conduite de nombreux maîtres, ils s’y exerçaient à la musique, à la danse et à la poésie. Chaque année, on inscrivait sur le marbre les noms de ceux qui avaient remporté le prix dans chacun de ces exercices ; on y ajoutait les noms des magistrats ou professeurs particuliers au collège éphébique, et même on gravait au début les noms des magistrats publics qui se trouvaient alors en fonction. Or on a trouvé dans Athènes, depuis quelques années seulement, grâce à la démolition d’un mur de la ville composé de ces débris, des centaines de nouvelles inscriptions éphébiques ; on a maintenant par ces marbres une sorte d’histoire de l’université athénienne à travers plusieurs siècles, particulièrement pendant presque toute la période occupée par l’empire romain. Grâce à tant de noms de fonctionnaires, la plupart annuels, chacun de ces marbres est évidemment un groupe de précieuses indications chronologiques, à condition qu’on les interprète les unes par les autres à l’aide d’une comparaison attentive et d’une critique aiguisée. C’est ce genre de travail qu’avait entrepris l’an dernier M. Richard Neubauer, à Berlin (Commentationes epigraphicæ),et qu’a repris M. Dumont.

M. Dittenberger, de Gœttingue, M. Urlichs, M. Heinrich, avaient traité précédemment de l’éphébie attique, mais sans aborder avec résolution le problème chronologique. Ayant un grand nombre de marbres éphébiques sous les yeux, marbres conservés presque tous aujourd’hui au musée d’Athènes et dont les inscriptions ont été publiées par les recueils grecs, l’Ephéméride archéologique, les Inscriptions inédites, etc., lisant sur ces marbres les noms des dignitaires ou des magistrats de chaque année, M. Dumont a pu remarquer qu’en plusieurs occasions certains noms se trouvaient répétés en même temps qu’ils étaient appliqués à des fonctions ou dignités éphébiques différentes. Il en a conclu qu’il pouvait établir ici comme dans l’histoire romaine une sorte de cursus honorum, le même magistrat éphébique ayant pu être d’abord hégémon, puis paidotribe, puis cosmète ; il s’est aidé surtout des marbres qui indiquent, alors que ces magistratures sont devenues viagères, depuis combien d’années tel dignitaire y a été élevé. Ces indices et bien d’autres aidant, il est parvenu, à force de calculs ingénieux, de comparaisons fécondes, de subtiles inductions, à dater un grand nombre de ces marbres et à restituer d’entières séries d’archontes qu’on ne savait comment classer ou qui étaient inconnus. Le volume de M. Albert Dumont ne contient absolument que ce travail, tout de raisonnement et de calcul ; c’est dire qu’il est fait uniquement en vue d’un problème chronologique à discuter et à résoudre. La méthode de l’auteur est purement scientifique et critique ; il ne dit pas un mot de plus qu’il ne faut, suivant lui, pour les besoins de sa démonstration ; il observe cette règle avec une sévérité toute stoïque. Je ne voudrais pas nier qu’il ait exagéré cette austère méthode ; pour suivre son exposition, il faut refaire tous les calculs, toutes les combinaisons avec lui, et quelquefois, à travers d’âpres sentiers, il ne tend pas d’assez près la main à son lecteur. L’illustre archéologue italien, Borghesi, dont M. Albert Dumont ne récusera pas l’exemple, est moins rigoureux. C’est plaisir de faire route avec lui dans les subtils détours de ses ingénieuses discussions ; il est vrai que nous le lisons aujourd’hui dans la magnifique édition in-quarto où les notes de M. Léon Renier, de M. de Rossi, d’autres encore, viennent, aux pas difficiles ou obscurs, apporter le secours d’une explication, d’une correction de texte, d’un commentaire utile. Qu’importe après tout, si le travail de M. Dumont témoigne d’une remarquable portée d’esprit, d’une vigoureuse critique et d’une science puisée aux meilleures sources ? D’ailleurs l’Essai sur la chronologie des archontes n’est qu’un fragment d’un ouvrage en deux volumes que M. Dumont se prépare à publier sous le titre, général d’Histoire de l’Ephébie. Nous n’avons ici que la partie de pure discussion ; la partie historique s’y joindra bientôt. M. Dumont se propose de faire paraître en même temps un important mémoire sur le sens des représentations figurées dites Banquets funèbres, mémoire couronné récemment par l’Académie des Inscriptions, et Belles-Lettres. Il donnera aussi, avec de nombreuses planches gravées, un curieux livre, qui s’imprime déjà, sur les inscriptions céramiques des anciens. Nous aurons encore la relation de son voyage en Thrace, d’où il a rapporté des inscriptions inédites. Ajoutez-y une dissertation traitant des tessères de plomb conservées à Athènes, et qui contient une intéressante théorie sur l’histoire de la signature individuelle dans l’antiquité. Voilà de nombreuses preuves d’une activité très louable, et, pour quiconque s’intéresse à l’avenir des études archéologiques dans notre pays, de quoi saluer à son commencement une noble entrée en carrière digne de tous les vœux.


A. GEFFROY


C. BULOZ