Chronique de la quinzaine - 31 août 1919

Chronique n° 2097
31 août 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’armée roumaine était entrée à Budapest, avant qu’une nouvelle note du Conseil supérieur eût pu venir l’arrêter, lui faire marquer le pas, ou l’obliger même à faire demi-tour. Ses chefs victorieux sans trop de peine avaient même dicté aux Magyars les conditions d’un nouvel armistice, avant que le même Conseil suprême eût pu en mesurer, en peser et en limer les termes. Comme la scène se passait aux portes de l’Autriche, il était naturel qu’il se trouvât en retard d’une idée et presque d’une année, l’ancien armistice qu’il eût préféré maintenir étant du 13 novembre 1918 ; ou plutôt, c’est la Roumanie qui s’est trouvée en avance d’une armée. Mais dès qu’il a appris ce qui s’était passé, sinon contre sa volonté, du moins sans sa permission, le Conseil suprême a fulminé son interdit pontifical. Il a, de sa certaine science et infaillible autorité, tracé de Paris et sans doute de plus loin encore, à la Roumanie les limites d’où elle ne devait pas sortir.

Il lui a notifié les instructions données aux quatre généraux qui vont, un pour chacune d’elles, représenter à Budapest les quatre principales puissances alliées et associées, lesquelles sont tantôt quatre et tantôt cinq, mais le Japon semble se désintéresser du chassé-croisé de Bêla Kuhn et de l’archiduc Joseph. Ces quatre généraux, tout fraîchement arrivés, après avoir pris le temps de s’informer en détail de choses qu’ils ne connaissaient qu’en gros, seront chargés de fixer l’effectif des troupes que les Magyars seront autorisés à conserver ; d’effectuer le désarmement du reste de l’armée magyare et la dissolution de ses dépôts ; d’assurer la livraison des armes, des munitions et du matériel aux Alliés ; de régler, de concert avec les commandements alliés, la répartition de ces armes, munitions et matériel ; d’arrêter immédiatement la production des matériaux et des usines ; d’exercer une sorte de contrôle, non seulement sur les Magyars, mais encore sur les forces roumaines. et serbes qui occupent le territoire hongrois ; empêcher que ces troupes d’occupation ne commettent des actes capables de surexciter le sentiment national des Magyars ; déterminer les effectifs et les emplacements des troupes roumaines et serbes, et ordonner l’évacuation des unités qui dépasseraient le nombre fixé. On ne s’amusera pas à reprendre point par point ces instructions qui, a posteriori, ont tout prévu, ni à développer, article par article, les observations qu’elles soulèvent. Mais, quand elles prescrivent aux généraux « d’effectuer le désarmement de l’armée magyare, » on se bornera à demander simplement : « Avec quoi ? » Le programme est bon, et l’objet est louable, mais le moyen ? Dans le fait, il n’y en a qu’un. Les quatre généraux n’ont qu’un sabre : l’armée roumaine, qui est à Budapest.

Le style des anathèmes et des monitoires n’est point, à l’ordinaire, édulcoré ni fleuri. Il a paru au gouvernement roumain que le ton de celui-ci était vif, pour ne pas dire désagréable ; et il y a répondu, quoique avec modération, d’une encre qui n’était pas mauvaise. Comme preuve de son désir de travailler, à Budapest et partout, d’accord avec les représentants des Puissances alliées, il annonce qu’il a prié son haut commissaire, M. Diamandy, « de se rendre à Budapest « où, grâce à l’ordre établi par la victoire de l’armée roumaine, il pourra les rencontrer. » Ainsi lancé d’une main légère, le trait était joli ; il ne faudrait pas appuyer beaucoup pour le rendre cruel, et la réponse de M. Bratiano appuie un peu. « Le gouvernement roumain, ajoute-t-il, regrette que les grands alliés aient pris en considération des accusations calomnieuses portées par un ennemi sans scrupules. Loin d’encourager le pillage, les troupes roumaines, par leur présence même, ont rétabli l’ordre et arrêté l’anarchie et la dévastation. La présence même des représentants des puissances alliées à Budapest est un témoignage de cet état de choses. « La phrase demande à être lue entre les lignes, mais l’allusion qu’elle contient n’est pas difficile à en dégager. Deux ou trois jours avant son gouvernement, le ministre de Roumanie à Paris, M. Victor Antonesco, s’était exprimé sans ambages : « En somme, l’intervention roumaine a eu l’heureux résultat de permettre aux délégués des puissances alliées et associées de rentrer à Budapest et de supprimer au centre de l’Europe un foyer de propagande bolcheviste que nos ennemis pouvaient toujours exploiter et qui était dangereux pour tuas les peuples civilisés. » Sur le fond même, M. Bratiano écrit, en outre, tout doucement : « Le gouvernement roumain ne pouvait pas prévoir que la conférence de la paix considérait encore comme existant l’armistice de novembre 1918, après avoir reçu d’elle l’invitation de coopérer à une action militaire contre l’armée hongroise. Il le pouvait d’autant moins, après avoir été l’objet d’une offensive générale de la part de cette armée. »

A la réponse, dont ces deux courts extraits indiquent suffisamment l’esprit, le Conseil suprême a répliqué, par la plume de M, Pichon. Car. en ce temps de vacances, Rome n’est plus dans Rome, et le Conseil suprême n’est plus qu’un Conseil supérieur. Le Président Wilson est rentré aux États-Unis, M. Lloyd George est retenu à Londres, M. Clemenceau est allé en Vendée prendre quelques jours de repos bien gagné, et M. Nitti a jugé plus prudent de ne pas trop s’éloigner de Monte-Citorio. Cependant, M. Tittoni fait un petit voyage en Belgique, M. Lansing, à son tour, ost suppléé par M. Polk ; les délégués eux-mêmes subdélèguent. Que dit néanmoins l’ombre du Conseil suprême ? Le Conseil accuse d’abord, ingénument, le coup ou du moins la piqûre. La Conférence de la paix, dit-il, sans revenir sur un certain nombre de points qui appelleraient de sa part des rectifications, enregistre avec satisfaction la déclaration du gouvernement roumain qu’il est décidé à agir, d’accord avec la politique que la Conférence fixera à l’égard de la Hongrie »

Elle interprète cette déclaration comme indiquant que la Roumanie, en sa qualité d’État participant à la Conférence de la paix, a l’intention de se conformer à ses décisions, communiquées par l’intermédiaire de la mission militaire déléguée à Budapest par le Conseil suprême. » Dans les récents événements ou incidents de Budapest, il y a des leçons pour tout le monde. La Roumanie y apprend que sa politique doit être conforme à celle des principales puissances alliées et associées. Mais, en revanche, les principales Puissances y pourront apprendre premièrement, que, pour prétendre imposer une politique, il est nécessaire d’en avoir une, et deuxièmement que pour agir quelque part, il faut y être. Là-dessus, sur le reproche muet qu’il devine, — parce que sans doute il est des heures où il se l’adresse à lui-même, ou parce que, dans le secret de leur cœur, quelques-uns de ses membres en nourrissent l’amertume contre d’autres, — le Conseil suprême se récrie : « Les directions envoyées à trois reprises par la Conférence à la mission des généraux alliés, et communiquées à Bucarest, ont défini d’une manière détaillée et explicite la politique des puissances alliées à l’égard de la Hongrie, dans la situation présente. » Dans la situation présente : M. Bratiano avait, en effet, marqué le temps, en affirmant : « La Roumanie est décidée d’agir d’accord avec la politique que la Conférence pourra dorénavant fixer à l’égard de la Hongrie, à la suite du nouvel état de choses réalisé par l’intervention de l’armée roumaine ; » et cette précaution laissait entendre au moins que, pour la Roumanie, ce nouvel état de choses était fait acquis. Une quatrième fois donc, la Conférence répétait ses conseils en forme d’injonctions ou ses injonctions en forme de conseils : « désarmement des troupes hongroises ; maintien de l’ordre avec le minimum de troupes étrangères (c’est-à-dire, en l’espèce, roumaines) ; ravitaillement de la Hongrie ; abstention de toute immixtion dans la politique intérieure sous réserve de la libre expression de la volonté nationale. »

« La libre expression de la volonté nationale, « en Hongrie, à Budapest, et, pis encore, au fond des Comitats magyars ; il y a de quoi faire sourire ceux qui ont vu comment se passaient les élections hongroises, sous l’ancien régime, et qui n’aperçoivent aucun motif raisonnable de penser que les pratiques des partisans de Bela Kuhn aient pu améliorer les mœurs publiques d’un pays où l’on volait entre deux gendarmes, qui faisaient, pour les reconnaître à la sortie, une grande croix à la craie dans le dos des récalcitrants. Comme tout cela est idéologique, abstrait, éloigné de toute réalité, dépourvu de tout sens pratique, vide de tout contenu positif !

Et comme on voudrait pouvoir dire, sans atteindre ni viser personne, sans être injuste envers les efforts faits et les services rendus, que plusieurs des affaires de ce monde ont été de la sorte réglées par des hommes de qui les unes étaient mal connues, les autres mal comprises ; et il ne pouvait pas en être autrement, dès lors qu’on se flattait, à quatre, de les régler toutes ! Mais, cette leçon que prend le politique, l’historien ou le philosophe n’aurait-il rien à en retenir, s’il se mettait obstinément à la recherche des causes ? Des instructions réitérées, envoyées par le Conseil suprême à ses représentants à Budapest, détachons ce bref paragraphe : « ravitaillement de la Hongrie, » qui éclaire peut être ou par lequel s’éclaire quelque insinuation un peu obscure, sur l’attitude ou les dispositions de ce Conseil particulièrement pressé devoir recommencer l’importation des marchandises étrangères en Hongrie, » et dans lequel, ou autour duquel, « certaines personnes semblent craindre que la Roumanie, en reprenant aux Magyars des wagons et des locomotives, ne gêne la reprise de ce trafic. »

Plus généralement, et rejetant toute insinuation, remarquons le rôle qu’a joué le « ravitaillement » dans le règlement des affaires européennes. A Budapest même et dans cette circonstance même, ce rôle a été, ou l’on aurait voulu qu’il fût, des plus importants. On s’est servi du ravitaillement pour essayer de peser sur les résolutions de la Roumanie, après s’en être servi pour tâcher de diriger les intentions de la Hongrie. On a, dans ce moyen d’action par pression ou attraction, une telle confiance qu’on en use sans tenir compte des faits qui peuvent lui enlever beaucoup de force, fût-ce des faits de la nature, des saisons, de l’état des récoltes, grâce auxquelles, lorsqu’elles sont abondantes, comme elles le sont cette année en plusieurs régions de l’Orient, la Roumanie et la Hongrie elle-même, malgré toutes leurs misères, ont assez de blé chez elles pour se passer des farines du dehors. Le Traité de paix avec l’Allemagne fait au ravitaillement un sort privilégié, puisque le prix des denrées destinées à alimenter les populations plus ou moins affamées du Reich sera payé par préférence même aux réparations des ruines que ses hordes ont semées dans les pays dévastés. L’Europe est demeurée si épuisée par cinq années d’une guerre impitoyable, au cours desquelles elle n’a rien produit que pour détruire, ou du moins n’a plus produit assez pour vivre même maigrement, sur son propre fonds, que l’appât d’une nourriture suffisante et facile devait permettre d’en conduire telle ou telle partie presque comme on le voudrait, presque où on le roulait. Le ravitaillement est ainsi devenu un instrument diplomatique, nous voulons dire un moyen de diplomatie, d’un genre jusqu’ici ignoré, dont la puissance, évidemment, est inégale selon les temps et les lieux, mais dont l’emploi opportun a pu donner des résultats qu’on n’eût, sans lui, obtenus que par les armes. Ce n’est ni exagérer ni plaisanter que de noter qu’il y a eu des mois de l’hiver de 1918 et du printemps de 1919, où la volonté de l’Autriche, son droit de libre disposition, son Selbstbestimmungsrecht ont tourné autour d’un arrivage de tard américain.

Précisément, la paix avec l’Autriche reste la grande affaire des semaines où nous sommes, et rien ne saurait être plus utile que d’évoquer ici des souvenirs, qui ne sont que d’hier. Ce qu’on appelle, imprudemment, l’Autriche allemande, les provinces autrichiennes de langue allemande, tiennent dans la politique européenne ou peuvent y prendre, surtout du point de vue français, une place considérable, hors de toute proportion avec celles qu’elles occupent sur la carte. On le sait : l’Empire allemand d’Allemagne, le Reich allemand, sort de la guerre avec son unité intacte, sinon renforcée. Tout ce qui s’est passé en Allemagne depuis l’abdication de Guillaume II a tendu à augmenter la densité du bloc allemand. Que l’Allemagne battue se retrouve une Allemagne plus concentrée, c’est une épreuve sévère, et peut-être un grave avertissement, pour nous. Le moins que nous puissions demander est que le bloc allemand, accru en densité, n’aille pas. un jour prochain, s’accroître encore en volume. La force de natalité de la race germanique, par rapport à la nôtre, ou à notre volonté de faire naître, accuse chaque année l’écart : il serait funeste que l’appoint de l’Autriche de langue allemande vînt rendre irréparable une rupture d’équilibre qui n’est déjà que trop périlleuse.

Le Traité de Versailles, du 28 juin, dit bien, en son article 80, où il envisage les relations futures de l’Autriche avec l’Allemagne : « L’Allemagne reconnaît et respectera strictement l’indépendance de l’Autriche, dans les frontières qui seront fixées par traité passé entre cet État et les principales Puissances alliées et associées ; elle reconnaît que cette indépendance sera inaliénable, si ce n’est du consentement du Conseil de la Société des Nations. » Si sommaire qu’il soit, un pareil texte est plein de substance et comme gros d’avenir ; mais il faut et il faudra savoir l’interpréter et y recourir. Il est de notoriété éclatante que, dans la période d’affaissement qui a suivi les armistices, le dessein s’est fait jour des deux côtés, en Autriche et en Allemagne, de réunir à la Grande Allemagne l’Autriche dite allemande et que cette réunion a été annoncée, préparée, proclamée, à Vienne et à Weimar, jusque dans les projets de constitution. Si la Conférence ne s’est pas trouvée en face du fait accompli, c’est, d’une part, qu’à la dernière minute, le gouvernement de la République autrichienne a pris peur devant la menace d’être obligé de partager les charges qui allaient s’abattre sur l’Allemagne provocatrice, assaillante et vaincue ; et c’est, d’autre part, que les dirigeants du Reich, quelque bénéfice qu’ils dussent par ailleurs retirer de l’opération, quelles que fussent les compensations qu’elle leur offrît, et qu’ils appréciaient et qu’ils ne dédaignaient pas, ont été retenus par une crainte semblable.

Mais la pensée n’a point été alors, sans doute n’est-elle point maintenant encore abandonnée ; à tout risque, nous ferons sagement de nous comporter comme si elle ne l’était pas. « L’Allemagne, écrivait le comte Brockdorff-Rantzau, dans sa Note du 29 mai, demande que le droit de libre disposition soit respecté en Autriche et en Bohème pour toutes les nationalités, y compris les Allemands. » Ce langage était à peine voilé, et il n’était pas du tout ambigu. Au reste, les Remarques de ta Délégation allemande le confirmaient avec une franchise presque brutale : « L’article 80 exige la reconnaissance durable de l’indépendance de l’Autriche dans la limite des frontières établies par le Traité de paix entre les Gouvernements alliés et associés et l’Allemagne. L’Allemagne n’a jamais eu et n’aura jamais l’intention de modifier par la violence (c’est nous qui soulignons, mais il faut souligner, car on aperçoit le : distinguo) la frontière germano-autrichienne. Mais si la population de l’Autriche-Hongrie, qui, depuis mille ans, est unie de la façon la plus étroite par son histoire et sa culture au pays allemand, désire de nouveau s’unir avec l’Allemagne en un État unique, union qui n’a été détruite qu’à une date toute récente par le sort de la guerre, l’Allemagne ne peut pas s’engager à s’opposer au vœu de ses frères allemands d’Autriche, puisque le droit de libre disposition des peuples doit être valable dans tous les cas et non pas simplement au désavantage de l’Allemagne. Une autre façon de procéder serait en contradiction avec les principes du discours du président Wilson au Congrès, le 11 février 1918. »

Dans leur réponse, les Puissances alliées et associées se sont contentées de prendre acte de la déclaration par laquelle l’Allemagne affirme qu’elle « n’a jamais eu et n’aura jamais l’intention de modifier par la violence la frontière germano-autrichienne. « Cette constatation, ou, pour parler à des adversaires si retors le langage judiciaire, ce constat ne suffit pas ; car l’Autriche pourrait se réunir avec l’Allemagne, sans que l’Allemagne eût modifié la frontière autrichienne « par la violence, » ou même que cette frontière fût en aucune manière modifiée. L’une ou l’autre pourrait, l’une et l’autre, l’Autriche et l’Allemagne, pourraient imaginer des formes, des modes de réunion, qui, en apparence, théoriquement, garderaient leurs frontières telles quelles.

Ce qu’il est essentiel de ne pas perdre de vue, c’est que l’idée a des racines plus longues et plus profondes qu’on ne croit ; qu’elle ne vaut pas seulement par elle-même, mais qu’elle remplit sa fonction dans un ensemble ; pour en mesurer la portée et par conséquent le danger, il convient de la ramener à ses origines, d’en faire voir à découvert les protagonistes, qui sont tout justement les chefs du présent gouvernement de la République autrichienne, et dont les plus influents, comme les plus distingués, ne sont pas tous à Vienne, mais bien plus près de nous, en ce moment, à Saint Germain. Chacun s’accorde à vanter la « bonhomie » ; de M. le chancelier Renner, en contraste si absolu avec ta morgue des junkers prussiens, et c’est plaisir qu’on en jouisse ; mais à la condition de ne pas oublier tout ce que peut envelopper tant de rondeur.

Il n’y a pas de doute : le mouvement autrichien est émané d’abord du parti socialiste. Les premiers, dès le 3 octobre 1918, les représentants ou les délégués des travailleurs allemands d’Autriche, ont réclamé « la réunion de tous les territoires allemands d’Autriche en un État de l’Autriche allemande qui réglera d’après ses besoins ses rapports avec les autres nationalités d’Autriche et avec l’Empire allemand. » La seconde, dès le 15 octobre, l’Arbeiter Zeitung écrivait : « Nous ne resterons pas isolés, si les autres peuples de la Monarchie ne veulent pas de commerce avec nous ; par delà la frontière demeurent 60 millions d’Allemands. Ne courons donc pas après les autres peuples. » Troisièmement, le 21, à la séance d’ouverture de l’Assemblée nationale provisoire, après que le président Waldner eut adressé un « salut à l’Autriche allemande, » Victor Adler en personne prôna une association des peuples, un Volkerbund, avec les États voisins, s’ils le veulent bien. S’ils se dérobent, s’ils posent des conditions incompatibles avec la dignité du peuple allemand d’Autriche, celui-ci se verra contraint de s’annexer comme État fédéral particulier (Sonderbundesstaat) à l’Empire allemand. « Nous réclamons, s’écriait Adler, pour l’État de l’Autriche allemande la pleine liberté d’opter entre ces deux éventualités. »

Cependant, à la fin d’octobre, l’État de l’Autriche allemande s’organise. L’Assemblée nationale provisoire s’arroge le pouvoir suprême. Elle confie « le pouvoir gouvernemental et exécutif » à un Comité pris dans son sein, qui portera le titre de Conseil d’État de l’Autriche allemande. Elle crée un Chancelier d’État et quatorze secrétariats d’État correspondant aux anciens ministères. Dans cette ébauche de constitution, elle arrange tout, combine tout, mais ne définit pas « le caractère » de l’État, On propose seulement que ce soit un État libre (Freistaat), libre même d’aliéner sa liberté.

Le 11 novembre, l’Empereur abdique, et, le 12, la République est proclamée. Le Statut improvisé porte, en son article 2 : « L’Autriche allemande forme une portion intégrante de la République allemande. Des lois particulières régleront la participation de l’Autriche allemande à la législation et à l’administration de la République d’Allemagne, de même que l’extension de la juridiction, des lois et des institutions de la République d’Allemagne à la République de l’Autriche allemande. » Le Président de l’Assemblée Dinghoffer ne contint pas son enthousiasme : « Unie à la grande République allemande, s’écria-t-il, l’Autriche allemande sera un foyer des véritables droits de l’homme et de développement pacifique. » Le Président de la République. Seitz, se tut, du moins ce jour-là, et comme lui, le message annonçant l’avènement du nouveau régime, ne prononça pas le nom de l’Allemagne. Mais les guides, les coryphées, Victor Adler, qui avait été le premier ministre des Affaires étrangères de la République autrichienne, Otto Bauer, qui lui avait succédé au Ballplatz, non seulement par instinct de race, comme on l’a dit, mais pour les besoins de leur propagande, ont prêché le rattachement au Reich. Et qui était l’auteur du Statut du 12 novembre ? Ni plus ni moins que le chancelier Renner.

A ses hernies aussi, l’estomac gronde. « On se demande, dit un observateur, si le gouvernement de Vienne ne joue pas un double jeu, qu’on pourrait définir ainsi : le cœur à l’Allemagne, l’estomac à l’Entente. » Si de grands sentiments rapprochent l’Autriche de l’Empire allemand, un grand appétit l’en éloigne. Sans doute, on serait heureux de reprendre ; sur cette nouvelle base de l’union, le beau projet de Mittel-Europa. Mais il faut vivre ; pour vivre, il faut manger ; et, pour manger, il faut avoir de quoi. Le premier trimestre de 1919 s’écoula en démarches contradictoires. Le 9 janvier, l’Assemblée nationale de Vienne discutait une disposition qui accordait, par réciprocité, aux citoyens de la République allemande le droit de vote pour la constitution autrichienne. Un des orateurs déclara : « Le Conseil d’État s’en tient jusqu’aujourd’hui et s’en tiendra dans l’avenir à ce point de vue que la République de l’Autriche allemande fait partie de la grande République allemande ; » — et ce fut le chancelier Renner.

Les socialistes se flattaient qu’aux élections du 19 janvier, d’où était sortie « l’Allemagne rouge, répondaient celles du 16 février, d’où sortirait, parallèlement, ou mieux concentriquement, si les parallèles ne se rencontrent pas, « l’Autriche rouge. » Le jour de l’inauguration de l’Assemblée allemande de Weimar, le président de l’Assemblée autrichienne Dinghoffer, en manière d’hommage, déplora que « Les circonstances ne permissent pas encore la participation des Autrichiens aux travaux de cette Assemblée. Mais, assura-t-il, l’union est prochaine avec la vieille Mère-Patrie, et pour toujours. »

Tandis qu’en Allemagne l’ancien vice-chancelier von Payer mettait en relief les avantages de l’union et que Noske, pour la rendre plus aisée, conseillait de ne pas « liarder, » de ne pas « compter les pfennigs, » à Vienne, le chancelier Renner traitait Ébert de « notre Président » et s’occupait de mettre sur pied la charte de l’Autriche entrant comme État confédéré, comme Einzehtaat, dans l’unité allemande.

La mission d’Otto Bauer à Weimar réussissait peu, si même elle n’échouait pas au contact des difficultés financières, pendant qu’en sens contraire, l’estomac lirait sur le cœur au point que le cœur paraissait, provisoirement au moins, tomber dans l’estomac. Pour employer une autre image, l’Autriche cherchait, à droite et à gauche, de l’argent et des vivres ; elle mettait au Mont-de-Piété alternativement sa montre et son matelas. Les temps étaient durs. Il fallait en laisser venir de meilleurs. Le ministre d’Empire Mathias Erzberger écartait gentiment l’Autriche, sans la décourager : » L’Autriche bénéficiera du relèvement de l’Allemagne quand le Reich aura restauré sa puissance économique. Qu’elle ait confiance dans l’Allemagne... On sait en Autriche, d’après l’expérience de la guerre, qu’on peut se fier à la parole de l’Allemagne ! » (Nous ne pouvons nous empêcher de poser ici un point d’exclamation, mais nous avons tort ; avec M. Erzberger, on ne doit s’étonner de rien, et quant à lui, il est certain qu’il n’en avait pas mis.)

Le 21 mars, la Commission de la Constitution, à Weimar, adopta en première lecture et ajourna en seconde, cette motion de Naumann, l’homme de la Mittel-Europa : « L’Autriche allemande s’agrège à l’Empire allemand dans son intégralité comme étant membre de cet Empire. » Mais le 20 mars étaient arrivés à Vienne 80 000 boites de lait condensé, le wagons d’œufs de Pologne, du bétail et de la viande de Serbie. Les socialistes durent se dire que l’occasion était manquée. Le chancelier Renner couvrit la retraite en se référant à ses vieux écrits. Maintenant, « la meilleure solution serait l’union de l’Autriche à l’Allemagne, mais à l’Allemagne fédéralisée, qui ne serait plus gouvernée d’au-delà de l’Elbe, et qui pourrait opposer à l’hégémonie prussienne une forte Allemagne du Sud. » Tel était, avant le départ de M. Renner pour la France, le dernier état de son opinion. Il n’est pas à désespérer, mais il est à prendre garde, et à ne pas trop se livrer. Nous dédions cette minutieuse analyse à des interlocuteurs qui seraient un peu prompts à l’attendrissement. Contrairement à ce que dit le proverbe : ventre affamé a des oreilles ; ventre rassasié n’en a pas. Malesuada, mais, pour une fois, benesuada fames. L’heure équivoque sera celle où, l’appétit chassé, le sentiment, qui n’est jamais tout à fait mort, se ranimera. La condition, nécessaire et dirimante pour la France, de toute paix avec l’Autriche, c’est l’abandon de toute idée, prochaine ou lointaine, sous une forme ou dans une mesure quelconque, de réunion à l’Allemagne. A l’article 80 du Traité de Versailles doit faire pendant un article aussi net, et plus net encore, du Traité de Saint-Germain, appuyé des sanctions et des garanties, qui ne sont pas ou ne sont que faiblement dans l’autre.

Nous nous tournerons ensuite vers la Bulgarie, vers la Turquie, et nous nous efforcerons de mettre un peu d’ordre dans les affaires d’Orient : elles en ont besoin. Dans la Macédoine orientale ou en Thrace, les Bulgares ne savent pas s’ils auront un port ou le libre accès d’un port sur la mer Egée. Le mandat américain et l’État international des Détroits sont comme suspendus aux délibérations du Sénat de Washington. L’abîme russe reste ouvert ; incessamment, le centre du tourbillon bolcheviste et du remous antibolcheviste s’y déplace. Si l’amiral Koltchak parait toujours en mauvaise posture, le général Youdenitch est, dit-on, sur le point de reprendre l’initiative dans le Nord-Ouest, et, dans le Sud, le général Denikine affermit et étend ses progrès. Le succès de l’armée roumaine l’aide en l’excitant. Les troupes britanniques qui évacuent au Nord Arkhangel, se retirent, au Midi, de la Transcaucasie. C’est ailleurs qu’elles vont couvrir les Indes et l’Egypte par des postes très avancés. En Asie-Mineure, pendant que des Turcs insurgés s’apprêtent à défendre leurs vilayets, malgré la conférence et malgré leur gouvernement, massacrant des Grecs à Aïdin, des Arméniens où ils en retrouvent, la Grèce et l’Italie s’arrangent ensemble ; en Perse, en Mésopotamie, en Palestine, la Grande-Bretagne s’arrange toute seule. Mais nous-mêmes, en Syrie ? Il y a toute une série de questions qui s’enchaînent, qui se commandent, qu’il est indispensable d’examiner et de résoudre dans leur ensemble, avant même la signature des Traités avec la Bulgarie et avec la Turquie, au moment de la discussion du Traité avec l’Allemagne, et de la conclusion du Traité avec l’Autriche. Les clauses peuvent bien être séparées ; mais ni les causes, ni les choses.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.