Chronique de la quinzaine - 14 août 1919

Chronique n° 2096
14 août 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Cette fin de juillet et ce commencement d’août ont apporté à la Chronique, plutôt ou plus tôt qu’à l’Histoire, leur contingent d’incidents, sinon d’événements, dont on ne peut pas dire qu’ils soient menus ni négligeables, mais qui sont pourtant secondaires par rapport au grand fait autour duquel tournent et dont dépendent toutes les affaires du monde entier : le fait de la Paix succédant, si c’est vraiment la paix, à une guerre universelle de cinq ans. Où en est le bolchevisme, ce nouveau fléau des sociétés, qui existe ou menace, déclaré ou larvé, un peu partout ? En Russie, il sévit toujours, mais il semble que, très redoutable encore, il tende pourtant à y perdre de sa virulence. On entend moins parler de Lénine et de Trotsky, qui doivent être assez occupés à se défendre. Tchitcherine n’inonde plus la terre de ses rayons chargés de messages. Si les troupes de Koltchak ont paru tenues en échec, Denikine, en revanche, fait des progrès. L’immense empire est comme une mer agitée d’un flux et d’un reflux incessants ; les vagues, parfois apaisées, plus souvent gonflées en tempête, viennent en battre successivement tous les bords. Elles accourent, s’éloignent, de nouveau s’éloignent et de nouveau accourent ; mais il est permis de croire qu’à chaque fois elles emportent un peu du limon bolcheviste pour découvrir le roc solide, et que l’écume qui s’écroule est bien l’écume dont l’honneur russe était souillé. Dans le Nord, sur les rivages de la Baltique, règne . encore une grande incertitude. En Livonie, en Courlande, en Esthonie, le général allemand von der Goltz se livre à des manigances suspectes. Au lieu d’évacuer, il s’infiltre, et, au lieu d’emmener, d’embarquer ses soldats, il les dissémine parmi la population, à laquelle il prépare ainsi des cadres pour une besogne que, de loin ou de près, la main allemande dirigera.

Cependant, l’armée anglaise, quant à elle, se prépare à évacuer pour de bon, sous la protection de la flotte ; quand elle se sera retirée d’Arkangel, et si elle se retire aussi des rives de la Caspienne, il y aura en Russie une place de moins occupée par l’ordre, une place de plus exposée au désordre. Déjà la politique des Puissances alliées et associées n’y a été que trop abstentionniste. Elles n’ont peut-être pas vu très clairement, ni su très exactement, ni voulu très fermement ce qu’elles voulaient y faire. Elles n’ont guère vu, su, voulu que ce qu’elles ne voulaient pas, et, toute révérence gardée envers des hommes d’État qui viennent de rendre à l’humanité de signalés services, peut-être ont-ils été un peu à court de connaissances ou de renseignements. Ou peut-être encore se sont-ils rendu compte qu’ils avaient des idées, des desseins, des volontés différentes ou contradictoires. Une vue d’ensemble eût dû dominer toute leur conduite, et elle était, dans tous les cas, nécessaire pour les décider. Veut-on ou ne veut-on pas une Russie forte, qui ne peut être qu’une grande Russie, qui ne peut être qu’une Russie non point obligatoirement unifiée sous un seul gouvernement central, lequel, absolutiste ou démagogique, ressemblerait beaucoup au tsarisme, mais une Russie unie et que de justes autonomies n’auraient pas réduite en morceaux ? Tout le monde le veut-il, ou quelqu’un n’en veut-il pas, et, si quelqu’un n’en veut pas, quelle qu’en soit la raison, que veut-il ? Dans la paix qui, tant bien que mal, est faite pour l’Occident de l’Europe, la Russie apparaît en Orient comme un trou énorme, presque comme un abîme ouvert.

La Hongrie, aujourd’hui, se félicite de la chute de Bêla Kuhn. Par cet ancien famulus de Lénine, le bolchevisme russe l’avait soviétisée. Chose curieuse, que le premier État pourri par la contagion ait été l’un de ceux qui avaient le droit de se vanter de la vie d’État la plus longue, la plus active, la plus dense et la plus intense ; mais il est vrai que la guerre l’avait miné, disjoint et déchiré. Comment et à quelles fins, par quelles complicités intérieures, et par quels calculs tout ensemble compliqués et puérils, le bolchevisme, à Budapest, (nous ne disons pas le bolchevisme magyar, et nous ne devrions pas dire le bolchevisme russe ; c’est un phénomène, nettement caractérisé, que produit, spontanément ou par réflexe, un même peuple chez toutes les nations) par quelles secrètes ententes, donc, et quels discrets effacements le bolchevisme a-t-il été, à Budapest, introduit et colporté ? Il y a là une petite énigme, qui n’est pas un bien grand mystère. L’intéressant, et l’important, est qu’après avoir, pendant plusieurs mois, usé autant qu’il a pu de sa malfaisance personnelle, aidée des leçons de son maître, Bela Kuhn, figure sinistre et grotesque, face de Pierrot assassin, l’a eu complètement usée. Il a voulu voler de ses propres ailes, s’est grisé de son omnipotence, n’a plus daigné rien entendre, si bien que, las de le morigérer en vain et de le rappeler aux bonnes méthodes, l’inventeur du système s’est fâché, l’a lâché, et voilà le disciple, aussi maladroit que présomptueux, tombé à plat. Il a pris la fuite, a essayé de franchir la frontière voisine, mais il y a été arrêté, interné dans un camp. Un de ses camarades de tyrannie, un de ses compagnons de détresse, son ministre Szamuely, a mieux aimé une autre fin, et s’est suicidé. L’Autriche, qui avait pu apprécier les présents de Moscou et de Budapest, les a énergiquement repoussés ; ses difficultés lui suffisent ; elle n’éprouve pas le besoin d’y ajouter.

Au surplus, son « chancelier » Karl Renner ne manœuvre pas mal. Il a de la souplesse et du doigté : il a, dans sa bonhomie ronde, de la finesse, et, à la différence d’un corps prussien, son épine dorsale est bien articulée. Il s’est fort opportunément débarrassé de son ministre des Affaires étrangères Bauer (car ils en avaient un aussi à Vienne) qui, dès le premier jour, avait montré un zèle intempérant pour la réunion de l’Autriche de langue allemande à l’Allemagne du Reich. Si ce beau feu s’était refroidi, c’est que la carte à payer s’annonçait comme effrayante, et que l’Autriche tenait avant tout à n’en pas supporter plus que sa part. Mais le Dr Bauer avait déjà retenu les sièges de ses compatriotes et marqué sa place sur les bancs de l’Assemblée de Weimar. Au surplus, en regardant avec plaisir opérer M. Renner, ne nous faisons point sur son compte d’illusions exagérées. Dans ses effusions télégraphiquement amicales avec le ministre d’Empire Millier, premier signataire allemand du Traité de Versailles, il y a autre chose que des compliments ; et ce qui y est le plus est ce qui n’est pas écrit. Soyons sûrs que, sans être grand déchiffreur de cryptogrammes, M. Millier a su lire entre les lignes. A l’heure où elle a été expédiée, cette dépêche est, sous un témoignage d’affection à un coreligionnaire politique, une déclaration d’amour et un serment de fidélité à l’Allemagne. Qu’on ne trouve pas moins sous ces mots innocents et dans ces phases banales. Le gemuth viennois est, en l’espèce, l’autre visage de la ruse allemande. Laissons venir, mais ne nous livrons pas. Et que la politesse de notre sourire ne couvre que l’inflexibilité de notre résolution, au delà des concessions utiles et possibles.

Malgré des tentatives répétées, le bolchevisme semble n’avoir pas réussi à empoisonner la Roumanie. Il l’a léchée de sa langue perfide, en Transylvanie, en Bessarabie ; mais la santé robuste d’un pays qui, martyr et héros, a été successivement purifié par la défaite et retrempé par la victoire, a réagi, et ce pays sauvé, qui touche à la récompense de son sacrifice, a rejeté le venin. Ramenée une première fois et maintenue d’autorité derrière la Tisza, l’armée roumaine, qui s’y est vu attaquer, a fait un nouveau bond, et elle vient d’entrer à Budapest. Tandis qu’elle a le pied sur l’une des têtes de l’hydre, va-t-on lui permettre de l’écraser ? Elle ne demande rien, que de n’être pas paralysée. Mais c’est toujours la même question, la même en Hongrie qu’en Russie. Les Puissances alliées et associées, là aussi, savent-elles ce qu’elles veulent ? Veulent-elles quelque chose ? Veulent-elles une seule chose ? Sont-elles toutes, à présent, convaincues que le bolchevisme n’est pas une théorie dont H est amusant ou instructif de suivre l’application, un exercice académique, l’expérience sans danger d’une forme inédite de gouvernement, qui prête à la méditation et au commentaire ; mais qu’au contraire, lorsqu’on le rencontre, lorsque, provoqué par lui, harcelé chez soi, on lui a sauté à la gorge, et on le tient bien, il faut le tuer ?

L’Allemagne, qui a sécrété le virus dans ses organes en décomposition, qui l’a répandu au dehors pour ses fins monstrueuses, et qui n’avait pu se garder tout à fait de l’infection en manipulant les bouillons de culture ; l’Allemagne, pour qui il a été un moyen de corrompre la paix, après avoir été un moyen de corrompre la guerre ; l’Allemagne elle-même, en un effort qui n’a pas été très violent, l’a vomi, aussitôt qu’elle s’est aperçue qu’il allait s’attaquer à elle. Où parle -t-on maintenant de bolchevisme en Allemagne, et, si l’on en parle encore quelque part, où y croit-on, surtout où le pratique-t-on ? Il n’est plus, et sans doute il n’a jamais été, qu’un article d’exportation. Le reste était comédie : on feignait l’épouvante, pour épouvanter. « Ne me forcez pas à être plus malade que je ne le suis ; sinon, je vous communique cette peste, et vous en mourrez ! » Le Traité signé, la paix conclue, et une paix que, quoi qu’elle en ait dit, elle attendait plus dure (la preuve en est dans la facilité, à peine déguisée, avec laquelle elle l’a acceptée), l’Allemagne n’a plus qu’une pensée, se redresser vite, se relever vite, et, pour se relever travailler. A coup sûr, le peuple allemand, comme tous les peuples, a senti passer ce qu’on a appelé « la vague de paresse, » et qui n’est peut-être que la fatigue d’une tension excessive et l’effet de la rupture des habitudes. Il a ses grèves, ses chômages multipliés, ses journées écourtées, ses sabotages, sa résistance ou son indiscipline perlées ; encore n’est-ce pas ou n’est-ce plus bien certain ; il en a moins que d’autres, il en a de moins en moins, ii n’en a que de capables seulement de nuire à autrui. Mais, sous cette forme atténuée, il sait qu’il a fait jaillir des germes tout autour de lui, et que leur malfaisance peut être aidée. Il n’ignore pas les inquiétudes de l’Angleterre, et — à qui les cacherions-nous ? — nos embarras. Il renoue les fils par lesquels son influence délétère se glissait à l’intérieur de chaque nation. L’Internationale se reforme, qui, par ses origines du moins, par sa direction et son inspiration, était essentiellement allemande. Ce n’est pas exactement le bolchevisme, et même c’en est peut-être le dérivatif, pourvu que ce n’en soit point le véhicule, mais il n’y a, en prenant les choses au mieux, qu’une différence de degré, la différence de civilisation entre l’Orient et l’Occident. Quoi qu’il arrive, il est probable que nous n’aurons pas le bolchevisme révolutionnaire et sanglant ; mais gardons-nous bien et tout de suite, si nous ne voulons pas avoir une espèce de bolchevisme filtré, un bolchevisme légal et fiscal.

Pour le moment, tandis que les peuples cherchent péniblement leurs nouvelles voies vers le travail qui réparerait leurs ruines, les Parlements sont tout à la ratification du Traité. L’Allemagne la première l’a ratifié presque sur-le-champ, dès le 8 juillet, comme pour s’en décharger la poitrine. Les nations victorieuses n’ont pas apporté autant d’empressement, peut-être parce qu’il n’en est pas une seule qui soit complètement satisfaite ; et justement, le temps que les Chambres et leurs Commissions mettent ici et là, à en examiner les clauses, donne jusqu’à un certain point la mesure de leur satisfaction. Si l’on discute, si l’on réclame des explications, c’est qu’on espérait mieux ou qu’on attendait autre chose. Aux États-Unis, le Président Wilson n’a pas été reçu en triomphateur ; il ne l’a été en prophète que comme les prophètes sont reçus d’ordinaire en leur pays. Le Sénat américain qui, au contraire de ce qui se passe en France, a le droit d’amendement en matière de traité de paix, a manifesté d’abord son intention de ne pas ratifier le texte tel qu’on le lui soumettait sans grande hâte d’ailleurs. Dans ce traita lui-même, plusieurs articles du Pacte de la Société des Nations éveillaient ses scrupules, et lui donnaient de l’ombrage, l’article 10 notamment : « Les membres de la Société s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les membres de la Société. En cas d’agression, de menace ou de danger d’agression, le Conseil avise aux moyens d’assurer l’exécution de cette obligation. » Et, le premier paragraphe de l’article 11 renforçant l’article 10 : « Il est expressément déclaré que toute guerre ou menace de guerre, qu’elle affecte directement ou non l’un des membres de la Société, intéresse la Société tout entière, et que celle-ci doit prendre les mesures propres à sauvegarder efficacement la paix des nations… » Les sévères gardiens de la tradition pure se désolaient d’y voir un manquement aux principes, et comme un accroc non seulement à la « doctrine » de Monroe, mais au testament de Washington.

Quoi donc ! À la moindre menace de guerre, qui ne les affecterait même pas directement, comme membres de la Société blessée dans un autre de ses membres, non pas même en cas d’agression déclarée et effectuée, mais dès la première menace ou le premier danger d’agression, les États-Unis seraient engagés, non seulement à respecter, — ce qui est aisé pour qui n’est pas l’agresseur, — mais à maintenir, — ce qui peut être la guerre, — « l’intégrité territoriale présente » de tous les membres de la Société. Comme suite à cet engagement, la Confédération pouvait être à toute heure exposée à faire franchir l’Océan par des millions d’hommes, au mépris des sages conseils de Monroe, qui, en lui réservant tout un continent, pensait avoir ouvert un assez vaste champ à son activité, et, par corollaire, lui avait fermé tous les autres ; au mépris aussi des recommandations du fondateur de la République américaine, qui avait averti ses successeurs dans les temps à venir de se garder des alliances, susceptibles d’entraîner en des aventures. Même durant la paix, pour être assuré de pouvoir, à une échéance toujours incertaine, faire honneur à sa parole, il allait falloir entretenir une armée permanente, détourner des occupations fécondes tant de bras qui pourraient être employés avec plus de profit, et, conséquence plus grave, transformer moralement la nation. Ainsi s’achèverait dans le militarisme cette croisade pour l’idéal.

Avec le grossissement que mettent les partis dans tout ce qu’ils touchent, tels étaient les reproches que les adversaires du Président Wilson adressaient à son œuvre. Au reste, si le Pacte de la Société des Nations engage les États-Unis, comme membres de la Société, envers tout autre membre, victime soit d’une agression, soit même d’une simple menace, pourquoi cet accord particulier avec la France, cette garantie spéciale qui lui était donnée, de concert avec la Grande-Bretagne, par traité séparé, signé, lui aussi, à Versailles, le même jour, 28 juin ? On s’en souvient : ce jour-là, lorsque la cérémonie officielle fut terminée, et qu’ils eurent fait dans le parc, à travers la foule qui les serrait à les écraser, une courte promenade, MM. Wilson, Lloyd George, et Clemenceau rentrèrent s’enfermer dans une salle du château : ils en sortirent avec un traité d’alliance à trois, traité de garantie des États-Unis et de la Grande-Bretagne à la France, en cas d’agression non provoquée de l’Allemagne. Mais ou bien le pacte général de la Société des Nations est efficace, et ce traité particulier était superflu, ou bien ce traité était nécessaire, et le pacte est inutile. Ou l’un des deux n’engage réellement à rien, ou l’un des deux engage trop, et peut-être les deux.

Les sénateurs républicains qui désapprouvent la politique du Président Wilson ont déposé motion sur motion, réclamant pièces, documents et procès-verbaux qu’on leur refusait. Les journaux ont dit couramment qu’il n’y aurait pas dans le Sénat américain une majorité pour la ratification, qu’elle ne réunirait pas les deux tiers exigés, qu’il s’en manquerait de plusieurs voix ; par conséquent, ni le Pacte de la Société des Nations ne serait homologué tel quel, ni sans doute le traité séparé avec la France validé par le consentement du Sénat. On annonçait que M. Wilson, usant d’un procédé auquel les Présidents, avant lui, avaient souvent eu recours, et dont lui-même s’est souvent servi avec art et avec succès, allait entreprendre dans le pays toute une campagne de discours afin de décrocher, par la pesée de l’opinion rangée derrière lui, les suffrages des récalcitrants. Il partirait le 15 août, et la tournée oratoire durerait deux ou trois semaines. C’était au moins un grand retard. Les conversations de la Maison-Blanche semblaient avoir laissé chacun sur ses positions, et, du reste, ceux qui en redoutaient le charme s’étaient dérobés. Longtemps la fin fut regardée comme douteuse. Maintenant les choses paraissent en train de s’arranger. Il se pourrait même qu’elles allassent beaucoup plus vite qu’on ne l’aurait cru. Et l’on ne serait pas étonné que le Traité séparé fût voté sans trop de peine, avant même que M. Wilson fût revenu, ou même parti, s’il différait son départ.

Reste le Pacte de la Société des Nations, et par suite le Traité passé par les vingt-sept Puissances avec l’Allemagne. Mais « uu premier procès-verbal de dépôt des ratifications sera dressé (et la ratification sera par là même acquise) dès que le Traité aura été ratifié par l’Allemagne d’une part, et par trois des Principales Puissances alliées et associées d’autre part. Pour l’Allemagne, c’est fait ; et c’est fait aussi pour la Grande-Bretagne. Pour la France, ce sera fait d’ici à la fin du mois. Selon leur disposition, les uns sourient et les autres se scandalisent de ce que les Commissions chargées d’examiner le traité tiennent séance sur séance elle retournent sous tous ses aspects. « A quoi bon ? se demande-t-on, puisqu’elles n’y peuvent rien changer. » Il est vrai, ni elles ni les Chambres ne peuvent que l’adopter ou le repousser en bloc. Mais jamais travail parlementaire, s’il est mené à bien, dans l’esprit qu’il faut, n’aura été moins vain, car jamais traité n’aura autant valu par son application. Nous l’avons dit dès la première lecture : c’est une paix forte, dont la faiblesse est dans les clauses destinées à la faire exécuter ; c’est une paix à conditions rigoureuses, avec des garanties insuffisantes. La rédaction n’en est pas toujours très claire ; pensé et écrit en deux langues, le Traité s’exprime parfois en un style incertain. Il y a des lacunes, il y a des obscurités. Pour éclairer celles-ci et combler celles-là, il était bon d’allumer une lanterne et d’apporter des matériaux. En l’étudiant de près, en le critiquant, au bon sens du mot, on peut faire voir à ses auteurs eux-mêmes ce qu’il importe qu’ils y voient, et qu’ils y avaient mis, fort heureusement, mais qui se cachait un peu.

Qu’il soit d’une plasticité extrême, avec tous ses délais et toutes ses Commissions de délimitation, de gouvernement, de contrôle, avec ses indemnités qui ne seront fixées qu’en 1921, payées que beaucoup plus tard, avec ses réparations en argent, en marchandises, en nature, qu’il demeure comme inachevé et comme dentelé de pierres d’attente, nous l’avons dit et nous le répétons. Et nous répétons que c’est à la fois un de ses défauts et une de ses qualités : défaut, si on le prend pour une lettre morte ; qualité, si l’on en profite pour y insuffler de la vie. Point n’est besoin de sortir de ses termes ni de les forcer ; il n’est que d’empêcher de se perdre et d’en exprimer tout ce qu’il contient. La preuve qu’il est plastique et qu’il vaudra ce que vaudra son exécution, c’est que déjà, un mois à peine après qu’il est signé, on se propose de le modifier ; mais il est dommage que les modifications auxquelles on pense soient encore des adoucissements, et des adoucissements aux clauses d’exécution, qui, telles qu’elles étaient et sans qu’on y touchât, n’étaient que trop faibles. Le raisonnement qu’on s’est défendu de faire pour la Russie, inversement on l’a fait pour l’Allemagne. Si l’on veut que l’Allemagne paie, il faut qu’elle soit riche ; pour qu’elle soit riche, il faut qu’elle reprenne son commerce ; pour qu’elle le reprenne, il faut qu’elle rentre dans la Société des Nations, d’où on l’avait exclue pour ses crimes. On l’avait mise solennellement au ban de l’humanité, quand elle torpillait les navires sans regarder s’ils ne portaient pas le pavillon écartelé de la croix de Genève ; quand, sans pitié, elle envoyait par le fond équipages et passagers inoffensifs, parfois blessés, médecins, infirmiers et sœurs de charité, quand elle fusillait sans remords les capitaines qui avaient fait leur devoir et les femmes, admirables jusqu’à la sainteté, qui avaient rempli leur apostolat. On divisait alors l’espèce humaine en deux parties qui semblaient irréconciliables : le genre humain d’un côté, l’Allemand de l’autre. Germanus homini lupus.

Maintenant on ne pense plus qu’à concilier l’inconciliable. Sans doute, l’heure du soldat passée, il faut bien que l’heure du marchand revienne. Mais nous, nous pensons encore qu’il n’y a qu’une minute que cette heure a sonné : que l’invasion de la Belgique, il y a cinq ans ; que Verdun, il y a quatre ans ; que Reims, Laon, Saint-Quentin, il n’y a qu’un an ; que le meurtre, le rapt, l’incendie, le pillage, la dévastation de nos champs, la profanation de tous nos foyers urbains, l’assassinat de tous nos dieux rustiques, c’était hier. Tandis qu’on fait son principal souci de mettre l’Allemagne en mesure de produire et, pour qu’elle produise, de la ravitailler en vivres et en matières premières, nous pouvons encore contempler dans nos usines, systématiquement et méthodiquement détruites, sous des monceaux de briques qui, hier, en étaient les murs, des amas de ferraille qui, hier, en étaient les métiers et les machines. Certes, ce n’est pas un cadeau qu’on veut faire à l’Allemagne, et tout ce qu’on lui fournit ainsi, elle le paiera ; elle le paiera par privilège et hors rang, même avant les réparations : mais comment paierait-elle les réparations, si elle ne produisait pas, comment produirait-elle si elle ne travaillait pas, comment travaillerait-elle si elle n’était pas nourrie, et n’avait pas de quoi travailler ? Punir l’Allemagne trop rudement et trop longtemps serait se punir. C’est le cercle vicieux dont on ne sort que par la vertu, car le pardon des injures est une vertu. En construisant le nouveau temple de la Paix, la Société des Nations, on avait juré que l’Allemagne s’y présenterait en chemise, pieds nus, la hart au col, un lourd cierge à la main, comme autrefois les pénitents. On ne la fait guère attendre au jubé. Est-on sûr seulement qu’elle soit pénitente ?

Le débat sur le Traité de paix devant le Parlement britannique a révélé cet état d’esprit. On se rappelle que le Labour Party, dans la Conférence de Southport, avait décidé à l’unanimité de « poursuivre une campagne vigoureuse pour les révisions immédiates de stipulations dures du Traité qui vont à l’encontre des engagements pris au nom des gouvernements alliés lors de la conclusion de l’armistice. » La presse « travailliste » avait insisté ; cette campagne vigoureuse, elle l’avait faite : « Le devoir du Parti parlementaire est clair, avait-elle dit. D’un bout à l’autre de l’Europe, les démocraties condamnent unanimement le Traité de Versailles. La paix future du monde dépend de la révision complète de cet arrangement par les démocraties elles-mêmes. (Démocraties est pris ici pour « classes ouvrières, » qui est pris pour « un certain nombre d’ouvriers socialistes et syndicalistes : » c’est l’habituelle confusion de langage du Parti). Aujourd’hui, un geste de solidarité avec le prolétariat européen est impérieusement demandé. Et le geste le plus efficace en même temps que le plus dramatique pour le Parti travailliste, sera d’élever sa protestation, de proclamer sa foi, puis de quitter la Chambre, laissant aux impérialistes le soin d’approuver la paix impérialiste. »

M. Barnes, ministre sans portefeuille, a répondu aux reproches adressés, dans la Chambre des Communes, aux Puissances alliées et associées d’avoir eu la main trop lourde au chapitre des indemnités, en laissant entrevoir la possibilité de réduire ces exigences d’accord avec les Allemands eux-mêmes et « en proportion de la bonne volonté que l’Allemagne montrerait dans la bonne exécution du Traité… Si l’Allemagne continue à faire preuve du même bon esprit qui apparaît dans les discours de ses hommes d’État en ce moment, un arrangement serait possible, ainsi que son admission rapide dans la famille heureuse de la Ligue des Nations. » M. Barnes, à la vérité, est « travailliste, » mais il est ministre, et il a été l’un des représentants et plénipotentiaires de Sa Majesté le Roi du Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande à la Conférence de Paris : « le Très Honorable George Nicoll Barnes, M. P., Ministre sans portefeuille. » On était donc fondé à en conclure : « L’opinion officielle anglaise considère les demandes d’indemnités et de réparations inscrites actuellement au Traité comme un maximum susceptible de réduction ; » d’autant plus que tous les orateurs, à l’envi, ont fait entrevoir des modifications, des atténuations futures, et que « ceux qui parlaient au nom du gouvernement n’ont pas été les derniers à le faire. »

La consécration n’a pas tardé. On a rendu public, ou, pour être précis, le Gouvernement britannique a fait distribuer aux membres du Parlement le texte anglais de la déclaration signée par MM. Wilson, Clemenceau et Lloyd George, le 16 juin, c’est-à-dire le jour même où les Puissances alliées et associées ont fait remettre à la Délégation allemande le second texte du Traité, édulcoré par rapport à celui du 7 mai, et qui en est devenu, par la signature, le texte définitif. Les dispositions qu’annonçait M. Barnes n’étaient pas, on le voit, nouvelles et ne trouvaient pas leurs motifs dans une attitude sage et loyale de l’Allemagne. On peut dire que c’étaient des prédispositions. Un des griefs qui ont été, non sans raison, élevés contre le Traité, c’est que, la période d’occupation du territoire de la rive gauche du Rhin n’y étant prévue que pour quinze ans au plus, avec cette concession que telle zone pourra être évacuée au bout de cinq ans, telle autre au bout de dix ans cette occupation militaire, qui ira en se réduisant, ne couvre pas toute la durée des obligations contractées par l’Allemagne, durée beaucoup plus longue, peut-être cinquante ans, trente-six au moins.

Les Trois répliquent à l’objection qu’ils avaient devancée, par ce motif, tiré non de la conduite de l’Allemagne, mais de l’intérêt, ou mieux de l’un des intérêts des Puissances alliées et associées, que les dépenses entraînées par l’occupation impliquent une réduction équivalente de la somme disponible pour les réparations ; si donc, avant l’expiration du délai de quinze années, l’Allemagne avait satisfait aux obligations du traité, « les troupes d’occupation devraient être retirées immédiatement. » C’est du moins ce que disait l’article 431 du Traité lui-même, qui ne disait que cela. Mais, entre eux, le président Wilson, M. Lloyd George et M. Clemenceau avaient dit plus : « Si l’Allemagne, à une date plus rapprochée (plus rapprochée que quoi ? que l’expiration du délai de quinze années ou que l’accomplissement des obligations ?), si l’Allemagne a donné des preuves de sa bonne volonté et des garanties satisfaisantes... » — deux choses, donc, des preuves et des garanties : il ne s’agit plus pour l’Allemagne d’avoir exécuté, mais seulement de montrer qu’elle exécutera, — alors « les Puissances alliées et associées seront prêtes à conclure un arrangement entre elles pour mettre fin plus tôt à la période d’occupation. »

Ainsi nous sommes pris, nous Français, entre les mâchoires de l’étau d’une double nécessité ; nous avons, entre deux intérêts capitaux et vitaux, un choix qui peut être tragique. Nous avons besoin que nos ruines soient relevées, mais nous avons besoin aussi que notre territoire soit protégé. Lorsque nous réclamions, pour des raisons dont la force n’a été ni égalée ni détruite, la frontière militaire du Rhin (et nous l’avons réclamée jusqu’au milieu de mars, le Gouvernement en accord absolu de pensée et d’expression avec son expert militaire), nous obéissions à la seconde nécessité, qui, par ordre d’importance, était, et tout bien pesé, demeure pour nous la première. A quoi, en effet, nous servirait-il de rebâtir et de remeubler notre maison, si nous n’en tenons pas les portes, si nous n’en avons pas les clefs, si elle est ouverte à tous les passants, et aux pires passants, aux larrons et aux maraudeurs ? On essayait de nous en consoler, on nous disait : « Nous n’avons point la frontière militaire, c’est-à-dire la garde permanente et perpétuelle du Rhin ; cette sûreté positive, l’occupation, à demeure, des têtes de pont de la rive droite ; mais nous avons du moins, à perpétuité, une sûreté négative : la « démilitarisation » de la rive gauche et d’une zone de 50 kilomètres à l’Est du fleuve ; et un commencement de sûreté positive : l’occupation, pendant quinze ans, des territoires de la rive gauche et des têtes de pont sur la rive droite du Rhin ; occupation qui, non interrompue, pourra se prolonger et, même interrompue, pourra se reprendre. Pendant ces quinze années, les millions d’hommes qui en Allemagne ont fait la guerre, auront disparu, vieilli, dépassé l’âge militaire ; le Reich n’aura plus que ses forces de police, ses 100 000 professionnels. A supposer que ce soient, comme certains le craignent, les cadres d’une nouvelle armée, il n’y aura, dans quinze ans, rien à mettre dedans que des recrues dont l’Allemagne n’est pas autorisée à faire l’instruction. »

Voilà ce qu’on disait, ce qu’on dit encore. Mais il reste que l’occupation militaire pourra, si l’Allemagne a satisfait à ses obligations, avant l’expiration de ce délai même de quinze années, « prendre fin « immédiatement ; » et que si, « à une date plus rapprochée, » elle a donné « des preuves de sa bonne volonté, » elle pourra prendre On « plus tôt. » Il reste, en conséquence, que dans quinze ans au plus tard, avant quinze ans selon toutes probabilités, bien avant, il y a des chances, nous nous retrouverons dans notre maison mal close, clans nos frontières mauvaises ou médiocres, face à face avec l’Allemagne plus unie, plus concentrée, plus homogène que jamais, n’ayant de fossé, pour nous séparer d’elle, que de Huningue à Lauterbourg, rien que sur la longueur de l’Alsace. Or, quinze années, c’est également le délai dans lequel se posera, par voie de plébiscite, la question du bassin de la Sarre.

Au lieu d’une frontière militaire, nous avons deux traités d’alliance ; l’un avec l’Angleterre, qui est ratifié, l’autre avec les États-Unis. M. Lloyd George, l’autre jour, à la Chambre des Communes, discutant le point contesté de « l’efficacité de la Société des Nations, » a dit : « Non, ce n’est pas par manque de confiance dans l’efficacité de la Société des Nations que la France a demandé une garantie supplémentaire. » Nous aimons à croire que la formule est inexacte, et qu’on nous a offert cette garantie supplémentaire sans que nous l’ayons demandée. C’est dans l’ancien droit public de l’Europe, c’est, par exemple, dans le Corps helvétique, qu’il y avait, à côté des États alliés, des États protégés. La France, dans toute son histoire, n’a connu, quant à elle, que des alliances : elle a donné toujours autant et souvent plus qu’elle n’a reçu. Cette fois encore, elle n’a demandé qu’à pourvoir elle-même à sa sûreté, qu’elle plaçait premièrement en elle-même. A défaut de la frontière militaire qu’avec persistance eussent voulue pour elle ses chefs d’armée les plus qualifiés, son gouvernement s’est contenté pour elle d’une occupation précaire de quinze ans, avec les alliances. Mais les États-Unis sont bien loin, l’Allemagne est bien prés, et l’espace de quinze années est bien court. Au moins, qu’on ne l’abrège point.

Tout se passe comme si l’on s’était persuadé, dans le Conseil suprême, que l’Allemand allait changer de nature, en même temps que de régime, et qu’ayant effacé les antiques iniquités, ayant lâché de n’en pas commettre de nouvelles, le Traité n’avait laissé, ni dans l’âme des hommes, ni dans la forme des choses, aucun germe de futures discordes. Éternelle illusion : depuis la première guerre, l’humanité s’est bercée de l’espoir que ce serait la dernière guerre, et rien ne lui a coûté plus de sang.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

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