Chronique de la quinzaine - 31 août 1916

Chronique n° 2025
31 août 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’un après l’autre, de la mer du Nord au Dniester, et de Dixmude à Cavalla, tous les secteurs du front de bataille sont entrés en activité ; peu à peu ils se mettent à agir l’un avec l’autre ; et ainsi s’affirme, en même temps que leur unité, la netteté du dessein militaire qui, de la part des Alliés, consiste à exercer sur l’ennemi, partout à la fois ou en divers points tour à tour, une continuelle et croissante pression. Une « pression, » le mot et l’image sont d’une parfaite justesse. Ici et là, les Empires du Centre et leurs séides turc et bulgare sont saisis et tenus à la gorge ; tantôt c’est le pouce qui entre davantage, et tantôt c’est l’index ; mais toujours, et de plus en plus fort, la main serre bien tout entière. En Picardie, sur les deux rives de la Somme, l’offensive anglo-française se poursuit et se déroule lentement. La lutte tourne, en quelque sorte, autour de Combles, dans la région au Sud-Ouest de Bapaume, au Nord-Ouest de Péronne, où s’élèvent, où s’élevaient plutôt, les villages, aux noms désormais fameux, de Martinpuich, Gourcelette, Pozières, Ovillers, la Boisselle, Fricourt, Mametz, Curlu, Hem. Les derniers pas de l’armée britannique ont couvert une ligne de dix-huit kilomètres, de Thiepval à Guillemont, et les derniers pas de l’armée française, une ligne un peu plus courte, de Maurepas à Cléry. En profondeur, l’avance varie selon les difficultés du terrain et la puissance des organisations défensives Mais les effets d’une action ne se mesurent pas uniquement à la surface occupée. Derrière les résultats matériels, dès à présent acquis, apparaissent des possibilités et des promesses qui sont déjà, elles aussi, des résultats. Il ne faut pas l’oublier : l’armée anglaise de plusieurs millions d’hommes, — la grande armée de lord Kitchener, — est une armée toute neuve, qui avait à faire son apprentissage de la guerre. Elle l’a fait avec un entrain, un éclat, un bonheur, qui n’ont jamais été surpassés. Tels de ses coups d’essai ont été des coups de maître. Si parfois elle a payé sa victoire très cher, nulle part elle n’a été vaincue. De jour en jour, son expérience s’étend. Tout en restant aussi « sportive, » elle devient plus « militaire : « l’ « amateur » s’y change en « soldat. » Ses étapes s’allongent. Les deux armées en liaison, anglaise et française, mieux accouplées, mieux « mises » ensemble, mieux soudées ou articulées, s’alignent. Peut-être, à son départ, notre offensive sembla-t-elle marcher plus vite, au gré des impatiens, qui voyaient en esprit les Allemands enfoncés et battant en retraite des Flandres à la Champagne. Mais la lenteur du travail est, dans ce cas, une condition, ou tout au moins un gage de sa qualité. Il s’agit, non d’une expédition rapide, mais d’une libération définitive. Kilomètre par kilomètre, et même hectomètre par hectomètre, — la presse allemande dit « mètre par mètre, » sans se douter que cette ironie est un hommage, — nous arrachons à l’invasion notre sol bouleversé et les ruines de nos maisons ; mais, sur la Somme, grâce à l’ardeur française et grâce à la ténacité anglaise, il est à peu près sans exemple qu’un hameau, qu’une ferme, qu’un bois, qu’un champ, une fois repris, aient été pour longtemps reperdus. Ce n’est pas seulement notre front qui avance ; c’est la frontière toute proche qu’un provisoire odieux maintenait depuis deux ans, c’est cette frontière impie et sacrilège qui recule. Lentement donc, mais sûrement et définitivement. Pourtant cette lenteur nécessaire, cette lenteur salutaire a ses inconvéniens. Elle permet à l’ennemi d’amener des renforts, d’accumuler de l’artillerie et des munitions, de se retrancher et de s’enterrer à nouveau, de se traîner de trou en trou : elle se multiplie, en conséquence, par elle-même, et la durée des opérations augmente, pour ainsi dire, en proportion géométrique. Qu’y faire ? C’est la guerre d’usure qu’une immobilité forcée de deux années nous impose. Longue et dure, nous le savons. Les Allemands affectent des airs dédaigneux et, tenant ou feignant de tenir leurs désirs pour accomplis, répètent à l’envi que l’offensive sur la Somme est brisée ou contenue, qu’elle a pu un moment les menacer, mais que c’est fini, qu’elle se solde pour nous par un échec, et qu’il y a de ce fait, en France, une amère désillusion. Parmi les plus échauffés de ces faux prophètes se distinguent des critiques militaires, dont quelques-uns sont réputés, comme le major Moraht. Ils jugent par ce qu’ils connaissent de ce qu’ils ne connaissent point. Parce que, dominés que nous étions par une agression préméditée durant un demi-siècle, nous avons dû souvent copier les méthodes allemandes (il ne s’agit que des méthodes de combat : les autres, ni vivans, ni morts, nous ne nous y courberons), ils en déduisent que nous ne saurions en inventer qui ne soient pas les leurs. Mais s’ils se trompaient, par aventure ; si nous avions plus d’imagination qu’ils ne nous en prêtent ? Le major Moraht et ses confrères sont visiblement surpris et un peu désorientés. Ce n’est pas à nous de leur expliquer leur erreur, ou plus exactement ce n’est pas à eux que nous voudrions expliquer leur erreur. Mais, pour les neutres qui pourraient croire encore à quoi que ce soit d’écrit et d’imprimé en allemand, sans trahir aucun secret, en ne parlant que dans la mesure où il est permis de le faire, nous leur en donnons l’assurance : ce qui s’exécute sur la Somme est de point en point ce qui avait été annoncé, et ce qui avait été annoncé s’exécute de point en point. Jamais il n’a été dit que ce coup-ci serait le grand coup, ni cette secousse l’ébranlement final. Au contraire, nous en avons été avertis en toutes circonstances, ce n’est encore que la pression : la poussée ne viendra que plus tard, et la percée après la poussée. Qu’on nous pardonne cet amas de métaphores : nous ne manions pas encore « le perforateur, » mais, comme l’a dit M. Lloyd George, « le casse-noisettes. » La percée, donc, sera pour plus tard, quand nous battrons le plein de notre force : nous ne l’avons pas atteinte encore. Pour le moment, voici sincèrement, honnêtement, où nous pensons en être.

Sur notre front occidental, front de France, c’est comme un match de boxe qui continue, presque ininterrompu, de reprise en reprise, et qui en est à la vingt-cinquième reprise. Aucun des deux adversaires n’est à terre ; mais l’un d’eux tourne instinctivement la tête vers l’horloge, et l’on devine qu’il attend, qu’il appelle le coup de cloche. Verdun n’aura pas peu contribué à l’époumoner ; car, justement, dans la minute où il s’arrêtait haletant, il s’est senti « accroché » de l’autre côté. Tel est le sens général et profond des combats qui se livrent quotidiennement dans Fleury et autour de Thiaumont, puisqu’ils ne pourraient pas, par eux-mêmes, conduire à grand’chose, et que, par eux-mêmes, ces décombres ne vaudraient pas le sang dont ils sont arrosés. C’est pourquoi l’héroïque, la glorieuse, l’immortelle défense de Verdun (passé un certain degré de beauté, il faudrait tant d’épithètes qu’il n’y en a plus) acquiert une si haute importance, se charge d’une si pleine signification. Elle seule a rendu possible l’offensive franco-anglaise sur la Somme, avec toute la préparation de personnel et de matériel que cette offensive exigeait ; possible aussi, — nos Alliés se sont plu à le reconnaître hier, au jour où elle entrait dans son septième mois, — l’offensive russe par la décongestion du front oriental, en aspirant et retenant tout ce qui restait de réserves stratégiques à l’Allemagne. Nul n’en est plus pénétré que nous-même : ce n’est pas, ce ne peut pas être ici le lieu de considérations spéciales et techniques, ou simplement de descriptions militaires pour lesquelles nous manquerions tout à fait de compétence. Cette chronique est bien une « histoire » de la quinzaine ; mais son titre ajoute qu’elle en est une histoire « politique. » Si nous en consacrons une partie aux opérations de guerre, c’est qu’évidemment « l’histoire » aujourd’hui est, d’abord, l’histoire de la guerre : disons plus : c’est qu’il ne saurait y avoir, aujourd’hui, de politique qui ne soit la politique de la guerre. La situation militaire, déterminée par quelques questions : — Où en sommes-nous ? — Quelle avance avons-nous réalisée, et quelle avance ont réalisée nos alliés ? — Quels signes d’épuisement ou de fatigue donnent nos adversaires ? — Quel point attire particulièrement et réclame l’attention ? — la situation ainsi définie, étant la base de l’histoire et de la politique, en ce temps de guerre semi-universelle, est dans ses traits principaux, dans ses directives qui se dégagent des faits, la base de nos chroniques de la quinzaine. Pour le surplus, pour le détail que nous n’apercevons pas et le jugement que nous nous interdisons de formuler, nos collaborateurs y pourvoiront.

A regarder les choses de loin et en leur ensemble, comme, ici, nous devons le faire, le front russe paraît présenter ce spectacle. Après le gigantesque effort qui a ramené les armées de Broussilow en Galicie et en Bukovine, et qui, en cet instant, est non pas suspendu ni détendu, mais ramassé pour un nouvel élan, — le temps de dénombrer les trophées, plus de 350 000 hommes et plus de 400 canons capturés, — il semble qu’on discerne surtout cinq foyers, cinq centres d’action. Ce sont, du Nord au Sud : premièrement, vers Vilna, les environs du lac Narotch, Smorgonié et Molodetchno ; noyau de la résistance allemande, puisque c’en est fini de la ruée sur Petrograd ou sur Moscou et que, pour l’Allemagne, en Russie comme ailleurs, il n’est plus question que de « résister, » ce qui accuse ou avoue le renversement complet et des plans et des rôles.

Ensuite, plus bas, vers Kruschin et Baranovitchi, à la bordure septentrionale des marais du Pripet, sur la voie ferrée de Brest-Litovsk à Minsk. Et puis, sur le Stokhod, au Nord-Ouest de Loutsk, au Sud-Ouest de Kovel ; autre noyau de résistance acharnée : jusque là, depuis Riga, depuis la Baltique, c’est le commandement suprême, le domaine, l’empire, imperium, d’Hindenburg, à qui les Russes opposent Roussky, lequel vient de remplacer Kouropalkine : ne pouvant plus faire un dieu Thor du maréchal à la statue de bois, la Mitteleuropa se décide à en faire son dieu Terme. Au-dessous de Loutsk, lorsque est franchie la frontière de Galicie, on se trouve dans les limbes, dans le royaume vague et mouvant où l’archiduc Charles fait des gestes d’ombre, où Hindenburg n’exerce qu’un droit de regard et de conseil, où se débattent les Kœwess et les Bœhm-Ermolli. Quatrième et cinquième centres d’activité : la zone de Stryj et de Stanislau, à l’Ouest de Bouchatch ; la zone de Delatyn, de Kouty et des passes de Jablonica, dans les Beskides, à l’Ouest de Kolomea et de Czernovitz. Résumant la situation sur ce front de mille à douze cents kilomètres, si, pour flatter le goût tudesque, on figure par un colosse l’armée austro-allemande, il n’est pas excessif de dire qu’au Sud, dans ses parties autrichiennes, le colosse a les pieds coupés, et, sinon encore les reins, au moins les membres rompus.

D’autant plus que l’isonzo n’est pas plus favorable aux Austro-Hongrois que le Stokhod, et que Cadorna ne leur est pas plus clément que Sakharow,Trhebatchew, Kaledine ou Letchitsky. L’otTensive italienne sur le Carso est une riposte magistrale à l’offensive autrichienne sur le plateau des Sette Comuni, avec cette différence que l’attaque des archiducs s’est ressentie de ce qu’elle était au fond, une « manifestation, » tandis que le mouvement de Cadorna se révèle comme l’objectif même d’une guerre nationale aussi bien que comme un acte essentiel de la guerre européenne, et se déroule comme un projet mûri. Ainsi que l’offensive anglo-française et l’offensive russe, ainsi que l’offensive allemande contre Verdun et l’offensive autrichienne du Trentin d’autre part, ainsi que toutes les offensives prises par nous ou par nos adversaires depuis deux ans, l’offensive italienne partie en courant, décochée en flèche, s’est, après le premier bond, non point arrêtée, mais ralentie. Dès que Göritz, — nommons-la désormais de son nom italien, Gorizia, — a été enlevée, l’action s’est comme enfermée dans un vaste demi-cercle dessiné autour de la ville et qui, par derrière, l’enveloppe du Sud-Ouest au Nord-Ouest. Avant d’aller plus loin, le général Cadorna canonne les hauteurs qu’on appelle les Trois Saints, San Gabriele, San Daniele et San Marco, et une quatrième, le Monte Santo ; il tient déjà la cinquième, dont le saint est une sainte, Santa Caterina. Il lui faut avoir maîtrisé tout le cours de l’isonzo, pour se lancer, sans péril, sur les routes qui s’offriront ensuite à son choix, celle de Trieste par le littoral, et celle de Laybach, par la vallée du Wippach, rebaptisé le Vippaco. Mais la route de Laybach ne se termine pas à Laybach ; ne disons pas encore où elle peut conduire : tant d’obstacles ont été jetés en travers par la nature et par l’art ! Il suffit d’indiquer que l’Autriche a là-bas au flanc une pointe qui menace le cœur. Lorsque le jeune Bonaparte, en 1797, se fut débarrassé de Wurmser et d’Alvinczy, il courut jusqu’à Leoben. Sans doute il s’était au préalable débarrassé d’eux, et il est vrai que le général Cadorna doit garder un œil fixé sur la Brenta et sur l’Adige ; mais il n’a cessé, dans toute cette campagne, de donner des preuves égales de sa hardiesse et de sa prudence. On sent en lui la force intérieure que nourrit la volonté, entretenue toute une vie, de couronner les aspirations patriotiques de trois générations d’hommes d’État et de généraux.

A ne nous rien cacher, qu’on observe soit le front anglo-français, soit le front russe, soit le front italien, il n’est pas impossible que les Austro-Allemands, procédant, s’ils le peuvent, comme ils l’annoncent, à un regroupement de leurs armées, méditent quelque part quelque contre-offensive. Il est probable, et tenons pour certain, qu’ils en méditent une ou même plusieurs, à l’Ouest, à l’Est ou au Sud, ne fût-ce que pour démontrer au monde, et à l’Allemagne ou à l’Autriche-Hongrie d’abord, qu’ils n’ont pas perdu, que les Alliés ne leur ont pas enlevé l’initiative des opérations. L’hypothèse, quand nous l’avons faite, n’était pas téméraire : le bruit se répandait alors, quoiqu’il nous vînt par des canaux qui eussent dû nous être suspects, que Mackensen était arrivé sur la Somme. Il y a dans la stratégie allemande, à la fois perfide et naïve, plus de chinoiserie qu’on ne le croit. Eux aussi, les Allemands peignent sur les murailles, dans l’espoir de frapper l’ennemi de terreur, et de le paralyser, de le clouer sur place, des dragons aux gueules effroyables. Hindenburg et Mackensen, élevés d’un premier coup à la dignité de maréchal, l’ont été ainsi, d’un second, à celle de « dragon vert. » Encore qu’ils aient une existence réelle, et qu’ils soient vraiment des personnes vivantes, ce sont surtout des mythes. Ou, plutôt, Hindenburg est un mythe, et Mackensen est un fantôme. Mackensen, c’est « le Prussien volant, » avec ou sans musique de Wagner. Depuis deux ans, il n’a fait qu’apparaître et disparaître ; et, depuis son apparition dans les Balkans, il semblait s’être évanoui. Ce qui lui est particulier dans cette guerre est de passer pour être partout, mais de n’être jamais où on le signale. On nous le signalait en Picardie : c’était une raison de nous méfier. Le voici, nous dit-on, revenu en Macédoine, et, bien que ce ne soit pas très sûr, c’est beaucoup plus vraisemblable.

De toute façon, sous lui ou sous un autre, mais visiblement à la mode allemande, en fanfare, dans de grandes vues, avec un gros souci de l’effet, les Bulgares ont attaqué aux deux extrémités de l’arc qu’elle tend, sur une longueur de 250 kilomètres, notre armée de Salonique. Notre aile gauche, tenue par les Serbes, a été obligée de se replier un peu, entre Florina et Banica, à l’Ouest du lac Ostrovo, d’où elle continue de surveiller le chemin de fer dans la direction de Monastir. Mais, à l’Est du lac, les Serbes, plus ardens que jamais, occupent puissamment la région montagneuse qui sépare les deux bassins de la Tcherna et de la Moglenica. Aux plus récentes nouvelles, ils ont repris le contact et ils « progressent. » De même, sur notre aile droite. Les Bulgares n’ont pu résister au plaisir de détacher tout de suite une patrouille vers Cavalla, qu’ils brûlent de leurs convoitises, et pour la possession toute seule de laquelle ils auraient fait la guerre à la Grèce, s’ils avaient jugé que c était la peine de faire la guerre à la Grèce du roi Constantin. (Heureusement, il y a des indices qu’une autre Grèce, moins indigne de ses légendes classiques, se réveille.)

Dès le lendemain du jour où, par un déclenchement précipité, et grâce à des complaisances qu’on eût pu croire abandonnées depuis que le juste ressentiment de l’Entente avait fait chasser le ministère « Skouloudogounaris, » les émissaires du pseudo-tsar Ferdinand s’étaient glissés dans les forts grecs vidés et livrés sans défense, nos troupes poussaient, sur la rive gauche de la Strouma, par Kavakli, Kalendra et Tovalova, une reconnaissance entre Serès et Barakh ; s’y étant heurtées aux Bulgares, en nombre supérieur, descendus de Demirhissar, elles se sont retirées jusqu’au fleuve, dont elles gardent les têtes de pont, et d’où elles dispersent sous leur feu tous les rassemblemens de réguliers ou de comitadjis.

En revanche, au centre de la ligne, au sommet de l’arc, au point médian d’où peut être lancé le trait, d’où peut partir notre offensive soit, plus à l’Orient par la vallée de la Strouma, soit, plus à l’Occident, par la vallée du Vardar, à cheval sur la voie ferrée qui relie ces deux vallées de Guevgueli à Vetrina par Karasouh et Kilindir, nous sommes établis sur les contreforts des monts Bélès, en trois assises, autour de Poroj et de Sugovo, autour du lac de Doiran, autour de Mayada et de Ljumnica, attendant l’heure qui va sonner à notre horloge, et peut-être à une autre horloge simultanément. Tout justement c’est parce qu’ils savent, aussi bien et mieux que nous, que cette heure est près de sonner, c’est pour cette raison que les Bulgares germanisés se sont hâtés de nous devancer. Leur offensive est moins une offensive militaire qu’une offensive politique. Ce n’est pas contre nous seuls, ni même contre nous les premiers, qu’elle est dirigée de Sofia, de Vienne ou de Berlin. Militairement, sur un tel front de 250 kilomètres, d’après ce qu’on sait de leurs forces, et du secours que leurs complices leur peuvent donner, ils sont incapables de la soutenir. Mais, politiquement, il pouvait être fâcheux, dans l’état de balance où se trouvaient encore certains États de la Péninsule, de laisser à nos adversaires même l’apparence de l’initiative, qui est un signe de confiance, si ce n’est un geste de défi. Pour eux en effet, pour eux tous, ce n’est plus, à des degrés différens, qu’une apparence. Mais l’apparence même, il faut la leur ôter quand on le peut, tout signe de force étant encore une force et toute apparence, en politique, pouvant engendrer des réalités. Quoi qu’il en soit, nous avons dit où nous en sommes, et nous disons, non moins sincèrement, non moins honnêtement, où ils en sont. Nous n’en sommes pas à la victoire, ils n’en sont pas à la débâcle ; mais nous avons mis le pied dans le chemin de l’une, et ils ont mis le pied dans le chemin de l’autre. Nous remontons la pente, et ils la descendent.

Aussi faisons-nous de petits pas et feront-ils bientôt de grandes enjambées. Nous en sommes à l’heure où les peuples hésitans viennent à nous ou se rapprochent ; ils en sont à l’heure où ceux qu’ils veulent détourner de nous ne reçoivent plus leurs ambassadeurs extraordinaires ; et cette heure-là, depuis qu’il y a une histoire de l’humanité et tant que les hommes seront les hommes, sans rabaisser ni avilir les sentimens de personne, c’est celle que marque au cadran du Destin l’aiguille de la Fortune. L’heure qui va sonner va donc sonner pour nous. Où en sont les Empires du Centre ? Ils en sont à appeler à leur aide, sur leur propre territoire, les Turcs qu’ils en ont repoussés par les armes pendant des siècles, et qui n’étaient jamais allés à Vienne qu’en ennemis ou en prisonniers. Ce n’est pas la première fois pourtant que la Prusse songe à les implorer, et l’on connaît l’apostrophe suppliante du grand Frédéric au Sultan (dans laquelle nous ferons, comme il convient, la part de la fiction et de la littérature) : « Réveillez-vous, Sublime Hautesse ! Généreux comme vous l’êtes, vous ne verrez pas avec indifférence un pauvre prince attaqué par toutes les puissances de l’Europe. Mes ennemis font courir le bruit que j’aime la guerre. Sublime Hautesse, ne le croyez pas, cela est faux, on m’a forcé à la guerre, et à brûler ; je me défends comme je puis, je succombe si vous ne venez pas à mon secours. » Cette première fois, la Prusse s’en tira : elle avait le grand Frédéric. Mais, pour l’en tirer aujourd’hui, il faudrait d’autres gens que les Turcs, fort occupés à se sauver eux-mêmes, fort mal dans leurs affaires en Asie Mineure, rejetés sur Diarbekir, pressés sur le lac de Van, et qui devraient participer de l’ubiquité de Mackensen pour être dans le même moment partout où on les demande, dans les Carpathes avec les Autrichiens, à Doiran avec les Bulgares. L’Homme malade est tout étonné de se trouver tant d’amis. Mais cela aussi est un aveu : on ne devient pas l’ami intime de l’Homme malade, tant que l’on est soi-même très bien portant.

Et cela, tout cela, ne fait pas que les Russes n’aient de nouveau conquis la Bukovine, ne soient rentrés en Galicie, et ne frappent aux portes de la Transylvanie des coups qui retentissent à Budapest et jusqu’à Vienne. Ce n’est plus assez dire : ces coups, on les a entendus de Bucarest. Nous nous proposions de montrer, pour finir, les embarras de la Double Monarchie ; embarras de toute sorte, militaires, politiques, économiques. On eût vu qu’elle souffre au moins autant que l’Allemagne, dont elle n’a ni la densité de matière, ni l’intensité de vie, ni la solidité, ni l’organisation, ni, par suite, la résistance. On eût vu s’élever entre l’Autriche et la Hongrie, pour les problèmes de l’alimentation, les mêmes difficultés qu’entre l’Allemagne du Nord et l’Allemagne du Sud ; et, de plus, renaître ou s’aigrir, à l’intérieur de chacune des deux parties, les conflits des races, des langues et des nationalités. On eût vu ce que vaut, ce qu’a valu même au cours de la guerre, la fidélité, que les officieux prennent soin de faire sonner si haut, de millions de Slaves qui, pour être de familles ou de branches différentes, n’en ont pas moins obstinément et tumultueusement conscience d’être des Slaves. Cet assemblage, dont on a dit qu’il n’est pas même une expression géographique, à peine une expression diplomatique, l’Autriche-Hongrie, est comme les vieilles maisons qui ne tiennent que si l’on n’y touche pas : les poutres supportent encore les planchers, mais les bouts engagés dans la muraille sont pourris, et, au moindre choc, elles fléchissent parce qu’elles sont trop courtes. Il faut regarder d’ores et déjà comme un très important symptôme les disputes qui s’éveillent et qui transpercent au dehors entre le gouvernement et l’opposition, dans ce royaume de Hongrie qui possède un sens de l’État que l’empire d’Autriche n’a jamais eu et qui est l’épine dorsale de la monarchie des Habsbourg. Mais plus nous nous rapprocherons de la paix, plus nous retrouverons des occasions de revenir sur ce sujet que la constitution ethnique de l’Autriche-Hongrie maintiendra ou ramènera à l’ordre du jour, en tant qu’il y aura lieu d’en tenir compte dans les conditions mêmes de la paix. Ce qui s’empare brusquement de l’attention, l’emporte, la tient en suspens, ce qui commande l’intérêt immédiat et poignant, comme une occasion qui ne reviendra plus, c’est l’attitude de la Roumanie.

On sait que, dès le mois de septembre 1914, malgré le pacte secret qui, depuis trente ans, la liait à l’Autriche, et à la suite du Conseil de la Couronne qui dégagea la signature du roi Carol, la Roumanie avait proclamé sa neutralité armée, bienveillante à l’égard de la Quadruple-Entente. Et, dès le mois de janvier 1915, des manifestations non équivoques montraient que, si bienveillante que fût cette neutralité, un fort parti au moins, la grande majorité de la nation ne s’en contentait pas. En mai, au lendemain de l’entrée en guerre de l’Italie, que peut-être on n’attendait pas seule, les conversations redoublaient, la Roumanie affirmait ses revendications. Aux dépens de l’Autriche-Hongrie, elle réclamait la Transylvanie accaparée jadis par les Hongrois, la Bukovine prise par les Autrichiens en 1774, et la partie, peuplée de Roumains, du banat de Temesvar ; de la Russie, la Roumanie espérait la Bessarabie. Cependant, les semaines d’août 1915, ces semaines fatidiques d’août où, sa moisson achevée, la Roumanie est libre de marcher, passèrent sans qu’elle bougeât. Alors les Russes avaient été refoulés ; l’armée roumaine n’avait plus d’aile gauche ; les nmnitions n’arrivaient pas. L’hiver venu, les Empires du Centre, après avoir prodigué les caresses publiques et les cadeaux privés, multiplièrent les avertissemens, qui, dans le printemps de 1916 et dans l’été, se changèrent en menaces. Au lieu de ce que la Roumanie revendiquait comme sien, l’Allemagne offrait la Bukovine qui est à l’Autriche, et la Bessarabie qui est à la Russie : cette ville est à vous, vous n’avez qu’à la prendre ! Bukovine et Bessarabie, c’était la thèse, avaient fait autrefois partie des Principautés danubiennes. Quant à tout le reste, à la Transylvanie et au Banat, jamais ils n’avaient constitué politiquement des États de formation roumaine par lesquels la Roumanie contemporaine pût avoir une prétention légitime de se les rattacher. Puisque les Roumains invoquaient l’autorité de leur historien Yorga, on allait leur servir de l’histoire. Mais, au denieurant, qu’est-ce qu’un droit historique qui ne peut s’appuyer que sur le passé, le plus faible des fondemens et le plus vain, chose morte ?

Que l’histoire, du moins pour les autres, ne crée pas de droits, que tout au plus elle serve à expliquer les œuvres de la force, ce n’est pas seulement la thèse allemande, c’est aussi la thèse autrichienne et surtout la thèse hongroise. Nous relisions hier des notes, vieilles de vingt ans, où nous avons sur le vif consigné des conversations que nous eûmes, dans un temps où le sort de la Monarchie avait été présenté comme incertain, avec les personnages les plus considérables, parmi lesquels trois de ceux qui s’agitent le plus à Budapest en cet instant même : le comte Étienne Tisza, le comte Jules Andrassy, le comte Albert Apponyi. M. Étienne Tisza nous disait, comme son père, Koloman Tisza, nous l’avait dit, : « De droit historique, on ne saurait arguer, et qu’est-ce qu’un droit historique qui n’est pas, par la force, un droit vivant ? » Le comte Jules Andrassy, renfermé, taciturne, dont un de ses amis nous traçait ainsi le portrait en deux mots : « C’est un homme de qui il faut extraire les paroles une à une sans que ce soient toujours les meilleures choses ni les plus substantielles qui sortent les premières, » se bornait presque à approuver de la tête. Mais le comte Albert Apponyi, qui parle bien, parla longuement Et il conclut : « Pour les Roumains de Transylvanie, qui font un si grand bruit, je ne vois pas quels droits historiques ils réclameraient. La Transylvanie n’a jamais été un État roumain. Depuis la Diète de Klansenbourg qui a voté la réunion à la Hongrie, il n’y a même plus, à dire proprement, de Transylvanie. Il n’y a en Hongrie qu’une nation, la nation hongroise ; et si l’on vient m’objecter je ne sais quel droit de corporations, de collectivités, de nationalités au cœur de l’État hongrois, je n’écoute plus. » M. de Kallay, alors ministre impérial et royal des Finances, haut commissaire pour la Bosnie-Herzégovine, — Hongrois de naissance, Kallay de Nagy Kallo, — et le baron Banffy, alors président du Conseil hongrois, avaient été encore plus tranchans : « Le mouvement roumain en Transylvanie ? Des bavardages d’étudians, d’avocats et de professeurs ! » s’écriait l’un. Et l’autre renchérissait : « Vous dites : Les Roumains de Transylvanie ? Pardon ! Il n’y a pas de Roumains de Transylvanie. Ou, s’il y en a, ils ne sont pas groupés, mais disséminés, mêlés à des Saxons, à des Sekkles, à des Arméniens. Quel droit auraient-ils que toutes les populations non magyares n’auraient pas ? » Point de titre : le baron Banffy le savait peut-être, lui qui était issu d’une ancienne famille de Transylvanie ! Mais Banffy, Kallay, Andrassy, Apponyi ou les deux Tisza, en chœur, jamais on n’a dit plus nettement, ni plus définitivement : « Jamais ! » à une nationalité qui aspire à être une nation.

Ces propos ne sont pas des propos de circonstance : ils n’ont pas été, en 1896, tenus peur 1916. Leur unanimité en fait comme un corps de doctrine dont l’Autriche-Hongrie, et l’Allemagne qui la soutient, de leur bonne volonté, de leur plein gré, ne démordront point. Si les Empires du Centre disent maintenant ou font dire autre chose à la Roumanie, dont ils veulent écarter ou détourner l’intervention, qu’elle n’oublie pas et qu’elle prenne garde. Nous, nous ne pouvons lui dire, à elle, que ce que nous avons dit à d’autres : « Nous n’avons rien à vous offrir, parce que nous n’avons rien à vous demander. Dans les événemens prodigieux qui remuent et vont transformer le monde, chacun marque sa place, joue son jeu et taille sa part. Ceux qui ne veulent rien, qui ne redoutent rien et qui ne désirent rien, peuvent s’endormir dans la neutralité. S’ils ne craignent pas d’être dupes ou victimes de cette neutralité même, quels que soient le vainqueur et le vaincu, s’ils s’imaginent notamment que l’Allemagne, victorieuse ou vaincue, leur pardonnera même leur neutralité, ils ont raison de ne pas faire la guerre, car la guerre coûte cher, use de l’or et du sang, et dérange les petites combinaisons où l’on trouvait ses petites aises. Mais il ne faudra pas venir, lorsque les lauriers seront coupés. C’est le moment, pour tout peuple qui se sent de la sève, non seulement de mériter son avenir, mais de le gagner. »

Et ce qui nous excuse d’adresser ce discours à la Roumanie, c’est précisément qu’elle n’a pas besoin qu’on le lui adresse. Voilà reveimes, en 1916, les semaines de la grande résolution. La moisson est rentrée ; les armées russes sont à la frontière : et, derrière elles, les munitions affluent. La Roumanie ne fera point, par mauvais calcul ou mauvais conseil, le grand refus. Son choix est fixé, et nous dirions que nous ne tarderons pas à le connaître, si nous n’osions bien dire que nous le connaissons déjà.

Charles Benoist.


P. S. — La force des choses est partout la plus forte. L’inévitable s’accomplit. On annonce officiellement, ce matin 28 août, que l’Italie a déclaré la guerre à l’Allemagne, et, ce soir, que la Roumanie a déclaré la guerre à l’Autriche —Hongrie. Ce sont là des faits gros de conséquences ; qui ne surprendront ni nos ennemis ni nous ; sur la portée desquels ni nous, ni l’ennemi, ni les neutres, personne ne se méprendra, et que nous allons voir se développer, dès demain, jusqu’à ce qu’en sorte, hâtée et rapprochée par eux, une solution aussi inévitable qu’ils l’étaient eux-mêmes.

Ch. B.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.