Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1916

Chronique n° 2026
14 septembre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens d’ordre politique, et d’une portée historique, qui ont marqué la fin de la quinzaine précédente, et que nous n’avons pu qu’annoncer, en post-scriptum, dans notre dernière chronique, la déclaration de guerre de l’Italie à l’Allemagne, l’intervention de la Roumanie, ont d’abord, pendant quelques jours, relégué un peu dans l’ombre les opérations militaires, au milieu desquelles elles ont fait comme une coupure, entre une période de recueillement et une période de préparation. Puis ces opérations se sont ravivées, et, par une conséquence nécessaire des événemens diplomatiques eux-mêmes, un nouveau front s’est constitué, ou plutôt deux nouveaux fronts, l’un tourné vers le Nord, encerclant les Carpathes et les Alpes de Transylvanie, l’autre vers le Sud, sur le Danube inférieur.

Regardons premièrement le front occidental, front anglo-français, en Picardie, au Nord et au Sud de la Somme. C’est le dimanche 3 septembre qu’après une accalmie, troublée seulement par un bombardement intense et continu, il s’est réveillé en pleine activité de jour et de nuit. En soixante-douze heures, malgré le mauvais temps, qui gênait le tir de l’artillerie en voilant les objectifs, et la marche de l’infanterie en détrempant un sol déjà naturellement glissant, d’importans résultats ont été acquis. Nous avons arraché aux Allemands plusieurs villages qu’ils tenaient en servitude depuis deux ans, et porté ainsi à une trentaine le nombre des communes de cette région libérées enfin et rendues à la vie française. Plus de 7 000 prisonniers ont été faits à l’ennemi, à qui nous avons enlevé en outre 36 canons, dont 28 pièces lourdes, sans compter un très grand nombre de mitrailleuses et une très grande quantité de munitions ou d’approvisionnemens. Par leurs progrès les plus récens vers Ginchy et à l’Est de Guillemont, dans le bois de Leuze, les troupes britanniques circonviennent du côté Nord-Ouest, — tandis que, par notre propre avance entre le Forest et Bouchavesnes, nous l’enserrons du côté du Sud, — ce bourg de Combles dont le commandement allemand, infatigable remueur de terre, a fait, paraît-il, une vraie forteresse. Simultanément nous avons prononcé et soutenu une offensive vigoureuse, sur une ligne d’une vingtaine de kilomètres, qui descend en diagonale de Cléry-sur-Somme, au Nord-Ouest de Péronne, jusqu’à Chilly, au Sud-Ouest de Chaulnes, en passant par ou près de Barleux, Belloy et Berny-en-Santerre, Deniécourt, Soyécourt, les alentours de Vermandovillers. A Ommiécourt-les-Cléry, s’emboîtent et s’articulent les deux moitiés de cette ligne, au Nord et au Sud de la Somme. De la fin de juin à la fin d’août, sur une longueur à peu près double, figurant fort exactement un arc, au sommet duquel, à Cléry, la rivière de Somme creuserait son encoche, c’est-à-dire sur une longueur d’une quarantaine de kilomètres, le terrain gagné peut mesurer en profondeur six à sept kilomètres par endroits, avec deux pointes où se rétrécissent et presque s’aiguisent ses extrémités ; — soit une profondeur de quatre à cinq kilomètres en moyenne. Mais, si peu négligeables que soient, même pour leur valeur actuelle, réelle et positive, ces résultats matériels de l’action franco -britannique sur la Somme, les conséquences morales en sont plus considérables encore, et, quoi qu’elle nous ait dès maintenant donné, elle nous promet bien davantage.

Avant toute chose, elle affirme aux Allemands, d’une manière telle qu’ils ne doivent plus et ne puissent plus en douter, notre volonté d’exercer sur eux une pression lente, mais constante et croissante, qui ne cesserait d’aller en s’étendant à la fois et en se renforçant, en s’appesantissant : résolution que nous n’avons jamais cachée, que nous avons au contraire proclamée, mais à laquelle l’état-major impérial, infatué de ses méthodes de guerre au point de se persuader que personne n’en saurait inventer ni employer d’autres, s’est toujours refusé à croire. A présent, ses communiqués sont obligés de le reconnaître : « La grande bataille de la Somme continue. » Mais, pas plus tard que l’autre semaine, ils affirmaient qu’elle était finie, que l’offensive anglo-française était brisée, et que, sauf quelques profits locaux, au total insignifians, elle n’avait été pour nous, — c’était le mot en faveur, — qu’un fiasco, qui ne nous laissait que déception et découragement. Les critiques militaires, le général von Blume, le colonel Medicus, le major Moraht et leurs émules renchérissaient à qui mieux mieux. La Gazette de l’Allemagne du Nord, — autant dire la Chancellerie, — dans son numéro du 27 août, parlait sans circonlocution d’un « échec coûteux et complet » à inscrire à notre passif. Du même sentiment quant au fond, la Gazette de Cologne se montrait, dans la forme, plus aigre et plus prolixe : « C’est, imprimait-elle, le destin immuable de l’Entente de ne pouvoir parvenir ni à s’emparer de l’initiative des opérations, ni à percer nos lignes. Elle a mis plusieurs mois à préparer des offensives qui, à peine déclenchées, ont été aussitôt arrêtées. Nos adversaires (Anglais et Français) se trouvent de nouveau réduits à la défensive... Ils ont simplement augmenté le chiffre de leurs pertes. La Russie et l’Angleterre ont sacrifié des armées entières. La France est arrivée à la limite de l’épuisement. Si bien, concluait avec certitude le journal rhénan, que l’intervention bruyamment annoncée d’un nouvel allié dans le camp de l’Entente ne s’est pas produite. « Cette prophétie est datée du 24 août ; trois jours après, la décision de la Roumanie était signifiée à l’Autriche-Hongrie et au monde : l’intervention qui ne s’était pas produite se produisait, et, six jours après, les Russes d’une part, les Anglo-Français de l’autre, recommençaient à marteler le front oriental et le front occidental.

Mais, au surplus, la presse n’a pas été toute seule, en Allemagne, à ne point vouloir entendre et comprendre. « Nous avons passé la phase critique, » disait au correspondant spécial du New-York Times, le « commandant en chef des armées allemandes sur la Somme, » à peu près dans le même moment, vers le 25 août, avant qu’eût repris l’offensive des Alliés. Généreusement il consentait à nous accorder son estime : « J’admire l’opiniâtreté, l’endurance, la bravoure de l’infanterie française qui est excellente ; l’artillerie française est parfaite. » Mais à cette admiration se mêlait autant de commisération. Toute cette vaillance se dépensait en pure perte, allait se buter contre un mur ; ni directement, ni indirectement, elle ne pouvait nous conduire à rien. D’autres affectaient de nous plaindre : pauvre France ! que resterait-il de ses villes, de ses campagnes, et du peuple qui les habitait ? Car ces pharisiens avaient la naïve audace de nous reprocher de faire trop abondamment couler non seulement leur sang, mais le nôtre. Et s’il nous plaît, à nous, de les battre ? Ce qui se passe et sur la Somme et à Verdun, autour de Fleury et de Thiaumont, comme ce que Verdun et la Somme ont rendu possible, est la preuve que notre entêtement ne nous réussit pas si mal. Les neutres en jugent plus sainement que les Allemands les plus qualifiés. L’un d’eux écrit : « Il se peut que les Alliés disposent (ainsi qu’on le prétend, qu’on le confesse ou qu’on l’invoque comme une excuse en Prusse) d’une supériorité numérique ; mais l’explication de leurs progrès ininterrompus réside dans la supériorité de leur matériel de guerre, artillerie, aviation, etc. C’est par là qu’ils ont pu s’assurer l’initiative de la lutte. » Et le même témoin insiste : « Si l’offensive des Alliés en Picardie n’avance pas à grands pas, elle use l’ennemi, elle le démoralise par une série de déroutes, elle fait échouer ses contre-attaques et occasionne la capture de milliers de prisonniers et de centaines de pièces de canon. Dans de telles conditions, il doit arriver un moment où les ouvrages fortifiés de l’ennemi cesseront d’exister et où ses réserves seront épuisées, ce qui permettra une rupture complète et décisive du front. » D’où l’enchaînement : pression, poussée, percée. Voilà pourquoi, en tout cas et, comme on dit, « quand le diable y serait, « — mais il y est déjà un peu moins, puisque la résistance allemande faiblit, — nous persévérerons.

Deuxièmement, le front italien : canonnades et petites actions, d’un bout à l’autre, du val Lagarina au val Sugana, sur les rivières, les plateaux et les montagnes, dans les Dolomites et les Alpes de Passa, sur l’lsonzo et sur le Carso. A l’Est de Gorizia, de Tolmino à la mer, sur une longueur de 50 kilomètres, l’offensive serait reprise. En Albanie, les troupes de Vallona ont procédé à quelques reconnaissances et à quelques nettoyages de la côte ; mais le haut commandement a soin d’avertir que, dans son dessein, il s’agissait d’opérations de police plutôt que d’opérations de guerre. Il n’en enfle donc pas l’intention et ne désire pas qu’on les grossisse. Mais peut-être y a-t-il là tout de même une amorce. L’Épire est voisine.

En troisième lieu, parcourons rapidement l’immense front russe. Dans le premier secteur, le plus septentrional, de Riga à Vilna et au Niémen, rien d’essentiel n’est signalé. Au Sud de Baranovitchi, afin de disséminer, en les attirant ici et ailleurs, les forces de leurs adversaires que, plus bas, ils ont une peine infinie à contenir, les Allemands ont prononcé d’ardentes attaques, qui ont échoué. Mais c’est en Volhynie, dans la région de Vladimir-Volinsky et dans celle du Sereth supérieur, en Galicie, dans la région de Brzejany, de Halicz, dans la direction de Lemberg, que les combats ont été les plus acharnés, prenant de plus en plus l’allure d’une grande bataille, et tournant peu à peu en faveur des Russes qui ont fait et continuent de faire des milliers de prisonniers ; par quoi aussi le succès se dessine nettement en victoire. Tel est le travail de Sakharoff et de Tcherbatcheff contre Bœhm-Ermolli et Bothmer, cependant que, sur les Carpathes boisées, de crête en crête, de col en col, étirant en quelque façon l’aile gauche de son armée, Letchitsky donne la main à l’armée roumaine et soude au front unique des Alliés cette rallonge.

Mais les Roumains eux-mêmes n’ont pas perdu une minute. Leur déclaration de guerre ayant été remise à Vienne le dimanche 27 août à neuf heures du soir, leur premiers détachemens franchissaient dans la nuit la frontière roumaine, dont ils surprenaient le passage en maints endroits, et s’écoulaient vers la plaine encore éloignée comme des ruisseaux qui n’attendent que d’être réunis pour former un fleuve, mais qui, en suivant leur pente, ne peuvent manquer de se réunir. Il en coulait ainsi, par de minces filets, il en tombait subitement de tout le demi-cercle de montagnes qui, du Nord-Est au Sud-Ouest, enveloppe et semblait protéger la Transylvanie. En une ou deux étapes, ces avant-gardes roumaines, précédant le gros des troupes, se portaient à vingt ou trente kilomètres au delà, occupaient les stations, coupaient les voies ferrées, s’emparaient des villes, Brasso ou Cronstadt, Sibiu ou Hermannstadt, Orsova, sans que les Austro-Allemands, désemparés, aient fait un geste sérieux pour les écarter, et sans que la diversion des Germano Bulgares sur le bas Danube ait rappelé ou retenu un bataillon. Les plus grosses difficultés pour entrer en Transylvanie se trouvaient surmontées et résolues du premier coup. Tranquillement, implacablement, l’armée d’Ivanoff se rassemble, tendant à la Roumanie l’autre main de l’énorme Russie. Tout l’Orient frémit ; on entend non seulement de Sofia, mais de Constantinople et d’Athènes même, le pas des chevaux cosaques qui s’approchent.

Comment imaginer que, dans ce tumulte, Salonique serait capable de dormir ? Il a bien pu se produire une infiltration de Bulgares dans la Macédoine orientale, vers Sérès, vers Drama et jusqu’à Cavalla. Mais cette infiltration sournoise, hypocrite et traîtresse, n’a jamais ressemblé à une invasion. Sur notre extrême aile gauche, que tiennent les Serbes, aux alentours du lac d’Ostrovo, la menace a été plus grave : le péril en est maintenant conjuré. Là aussi le front des armées décrit un demi-cercle, mais, par rapport au front roumain contre la Hongrie, un demi-cercle retourné. Et sans doute, à la différence de l’offensive roumaine sur la Transylvanie, une offensive ayant pour base Salonique paraît n’avoir que trois routes, par la vallée de la Strouma, par la vallée du Vardar et par la vallée de la Tcherna. Mais pourtant elle a trois routes. Ce sont des rivières ; et l’on dit que les rivières sont des chemins qui marchent ; mais il ne faut point oublier que, surtout pour remonter, elles ne marchent pas toutes seules. Soyons sûrs que nul ne l’oublie, et que la canonnade, tantôt intermittente et tantôt violente, qui tonne vers Doiran et la Strouma, et que vraisemblablement nous ne nous contentons pas de subir, est le signal d’un prochain départ. Par derrière, la mer est libre et laborieuse. Elle relie, par le va-et-vient des convois, le front oriental au front occidental. Il n’y a, dans le front unifié des nations de l’Entente, qu’une déchirure : celle qu’a faite la perfidie bulgare. C’est à l’armée venant de Salonique et à l’armée venant de la Dobroudja de la recoudre : le plus vite et le plus sûr sera le mieux pour la cause commune.

De l’entrée en scène de la Roumanie, décidée à Bucarest, quasi unanimement, dans un conseil de la Couronne où siégeaient, avec les ministres, les chefs de partis, et sur l’avis conforme du Roi, qui s’est dignement et noblement souvenu d’être le roi des Roumains avant d’être un Hohenzollern, la Hongrie d’abord, puis l’Autriche, puis l’Allemagne, ont éprouvé ou feint d’éprouver un profond étonnement avec une profonde indignation. Elle n’avait pourtant rien d’imprévu, encore bien moins d’improbable. La pensée qui nous est spontanément venue, quand, à la dernière heure de la quinzaine passée, nous en fûmes informés, c’est que « la force des choses était partout la plus forte, » et que « l’inévitable s’accomplissait. » Nous nous abusions seulement en ajoutant que ce fait plein de conséquences ne surprendrait ni nos ennemis ni nous. Il parait qu’il les a surpris. Ils n’avaient donc pas réfléchi ; ils n’avaient donc pas regardé. La vérité est que, le jour du mois d’août 1914 où, un premier conseil de la Couronne ayant déclaré caduc l’engagement secret, l’espèce de pacte de famille, contracté, comme bon parent, par le roi Carol, la Roumanie avait proclamé sa neutralité, la Roumanie, ainsi que l’Italie, dont la position politique était toute pareille, avait mis le doigt dans l’engrenage de la force des choses, s’était abandonnée ou confiée à l’inévitable. Fatalement, la neutralité devait la mener à la guerre, ainsi qu’elle y menait fatalement l’Italie ; et fatalement, ainsi que l’Italie, sortie de la Triple Alliance, elle était jetée dans la Quadruple Entente. Leur position politique étant pareille, et pareilles leurs raisons, d’abord de se réserver et de se retirer, — la Triple Alliance allant contre son objet, dépouillant, reniant son caractère purement défensif, — ensuite d’agir, — les aspirations nationales à satisfaire, des terre irrredente à réunir enfin à la patrie, — pareilles aussi devaient être l’attitude, l’évolution, la résolution des deux pays. Le gouvernement roumain l’a vu et l’a dit très clairement, dans le texte de la déclaration de guerre de la Roumanie à l’Autriche-Hongrie : « L’alliance conclue entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie n’avait, selon la déclaration même des gouvernemens, qu’un caractère essentiellement conservateur et défensif. Son objet principal était de garantir les pays alliés contre toute attaque du dehors et de consolider l’état de choses créé par les traités antérieurs. C’est dans le désir d’accorder sa politique à ces tendances que la Roumanie se joignit à cette alliance... Au printemps de 1915, l’Italie était en guerre avec l’Autriche-Hongrie, et la Triple Alliance n’existait plus. Les raisons qui avaient déterminé l’adjonction de la Roumanie à ce système politique disparaissaient en même temps. » Entre l’Italie et la Roumanie, il y avait une solidarité tacite et latente ; comme leurs positions étaient identiques, leurs résolutions étaient liées. La déclaration de guerre de la Roumanie à l’Autriche-Hongrie dépendait, était fonction de la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche-Hongrie, et leur intervention armée, à toutes les deux, était la suite nécessaire, inévitable, répétons-le, de leur déclaration de neutralité. Les deux actes se commandaient, les deux mouvemens se combinaient, comme le premier pas et le second pas. Si l’on peut ne pas faire le premier, il est toujours très difficile et souvent impossible, lorsqu’on l’a fait, de ne pas faire le second, parce qu’on resterait sur un pied, posture éminemment incommode et instable. Dès lors que les résolutions, comme les prévisions mêmes, étaient liées, dictées, imposées par la force des choses, les hommes n’y pouvaient plus rien, ou n’y pouvaient que fort peu. « Vous auriez dû, disait-on hier au comte Tisza, tout faire pour changer le ministère roumain ! » Suprême erreur. Le ministère roumain eût-il été changé, M. Bratiano renvoyé, M. Carp et M. Marghiloman eussent-ils été appelés, MM. Filipesco et Take Jonesco exilés ou emprisonnés, que la résolution de la Roumanie, non plus que sa position, n’eût été changée, que la force des choses n’eût pas été brisée, ni l’inévitable, évité. De même en Italie : M. Giolitti en personne, une fois qu’il aurait eu dénoncé ou dénoué la Triple Alliance, rien qu’en déclarant la neutralité, n’aurait pas pu ne pas faire ce qu’ont fait M. Salandra et M. Sonnino ; M. Boselli ne pouvait pas, M. Salandra lui-même n’eût pas pu ne pas achever ce qu’avait commencé M. Salandra. Volenteni fala ducunt, nolentem trahunt. Les hommes peuvent bien conduire les petits évènemens, mais les grands les conduisent. Néanmoins, ils y ont leur part : leur habileté, ou leur chance, est alors de ne pas se mettre en travers des voies du Destin.

La déclaration de guerre de la Roumanie à l’Autriche-Hongrie a porté sans retard toutes ses conséquences, que nous avions prédites très grosses, et qui sont allées se propageant, s’élargissant comme des ondes. Au plus près, d’abord, en Hongrie. Panique dans le peuple, tumulte dans le Parlement, désarroi dans le gouvernement. Dès que les têtes de colonnes roumaines sont apparues, les populations non roumaines de la Transylvanie ont reflué vers le centre du pays, semant sur leur passage l’épouvante. De toutes parts a éclaté le concert des récriminations qui s’élèvent dans les jours sombres, où les plus exaltés crient à la trahison et les plus modérés parlent de négligence ou d’incapacité. Quand le comte Etienne Tisza, confiant encore en sa toute-puissance, et naguère obéi en dictateur, plus servi que suivi par la majorité, a voulu repousser les accusations, mêlées d’injures, il a été hué. On s’est rageusement lancé à l’assaut contre lui : tous ensemble, tous les chefs et tous les partis, en présence du sien terrorisé, paralysé : les Andrassy, les Apponyi, les Karolyi, les Rakowsky, les « constitutionnels, » l’ancien et le nouveau parti nationaliste, comme les « cléricaux » du parti du peuple. On expliquerait insuffisamment cette colère en n’y voyant que le dépit de n’avoir pas été associés au gouvernement, et le désir de renverser le ministère pour le remplacer. Que le comte Jules Andrassy, dont l’âme, comme la figure, est âpre, et le comte Albert Apponyi, dont on a dit que « cavalier brillant, il renversait tous les obstacles, excepté le dernier, « brûlent de se substituer l’un au baron Burian, ministre commun des Affaires étrangères à Vienne, l’autre au comte Tisza, président du Conseil des ministres à Budapest, nous l’ignorons, mais c’est possible. Toutefois, outre que l’héritage exigerait un bénéfice d’inventaire, les petites ambitions, dans cette crise tragique, sont gonflées et ont besoin d’être nourries par de grandes passions. Ce ne sont pas seulement les partis qui se ruent contre le gouvernement hongrois, c’est le peuple magyar torturé par l’angoisse. Le fait est hautement significatif pour quiconque a été à même de se convaincre que, dans cet assemblage hétérogène qu’est la double monarchie, ce peuple est le seul qui ait le sens de l’État, la conscience plénière, et exagérée même de sa continuité millénaire ; que la Hongrie est vraiment l’épine dorsale, la colonne vertébrale de cette monarchie partout ailleurs flasque et invertébrée ; que c’est donc à Budapest que les reins des Habsbourg, les reins de la coalition, peuvent être cassés.

Et c’est précisément par quoi la guerre, portée d’instinct par les Roumains dans les comitats de Transylvanie, qui, en tant que guerre « roumaine, » eût pu paraître une guerre « de sentiment, destinée à flatter, en les symbolisant et à satisfaire, en les concrétant, les aspirations nationales, revêt, en tant que partie de la guerre européenne, en tant que guerre générale, toute l’importance d’une guerre « de calcul. » « Pour garder la Transylvanie qu’on veut nous voler, rugit M. Rakowsky, les Hongrois deviendront des tigres. » Ils n’auront pas grand’chose à faire, sinon pour la garder, du moins pour le devenir. Leurs alliés les aideront de tout ce qui leur reste de pouvoir, sentant bien qu’il y va en Transylvanie de beaucoup plus que la Transylvanie, ou que la Hongrie même, ou même que l’Autriche-Hongrie, qu’il n’y va de rien de moins que la victoire totale ou la défaite totale.

En apprenant la déclaration de guerre, qui mettait sur les bras colossaux, mais fatigués, de l’Empire, un dixième ennemi, l’Allemagne n’est revenue de la stupéfaction que par la fureur. Après l’avoir redoutée en 1915, et peut-être à deux ou trois reprises en 1916, lorsque M. Bratiano donnait un coup de balancier pour se retourner de notre côté, elle n’y croyait plus. Elle recevait de Sofia, et de Bucarest même, tant de renseignemens qui la rassuraient ; elle avait là-bas tant d’agens, tant de missionnaires, tant de jeunes gens riches mis en sursis à la seule condition d’y prodiguer l’argent en des fêtes diurnes et nocturnes ; elle avait tant de capitaux en Roumanie ; elle était un si bon client et un si bon marchand ; et, par surcroit, elle y était un guerrier si admiré, un fournisseur d’armes si indispensable ! Tout le monde sait que, dans un péril subit, le premier mouvement, même de chrétiens médiocres, même d’incrédules, est souvent de se signer ; ainsi, devant ce supplément de danger, le premier geste de l’Allemagne a été, nos journaux l’ont finement et justement noté, un geste fétichiste. Le maréchal de Falkenhayn, chef d’état-major général, généralissime, s’est vu brusquement congédié, au profit de l’idole à la statue de bois ferré, le héros allemand Hindenburg, héros comme on ne l’est pas seulement dans les camps, mais dans le Walhalla. Hindenburg, c’est la moderne incarnation de l’immortel héros national, c’est Arminius. Tout au moins, c’est Blücher, comme son adjoint, Ludendorff, est Gneisenau. Le pédantisme allemand verse à plaisir dans la comparaison et l’hyperbole. Pour Blücher, qui ne fut jamais qu’un vieux reitre, ce n’est pas mal jugé. Germains et Germanophiles, le Suédois Sven Hedin en un rang distingué, vantent en strophes alternées la taille du maréchal, sa ‘grandeur, sa grosseur, l’épaisseur de ses sourcils et de ses moustaches, tout ce que son corps a de gigantesque ; et nous en tremblerions si nous ne songions que, le plus souvent, le génie ne réclame pas tant de place pour se loger. Il n’en reste pas moins qu’Hindenburg est un rude soldat, qu’il est absurde de diviniser comme le fait cette crédulité allemande qui n’a point d’égale, et qui se multiplie par ses désillusions mêmes, s’il lui est permis d’en avoir, mais qu’il serait imprudent de dédaigner, puisque aussi bien un homme ne vaut jamais seulement ce qu’il vaut, mais ce qu’il vaut, plus ce que l’on croit qu’il vaut. Le nouveau chef d’état-major des Empires du Centre, pour inaugurer ses fonctions, voudra sans doute faire sentir la pesanteur de son poing. La prise à revers de la Roumanie, l’irruption dans la Dobroudja, l’affaire de Tourtoucaïa sur le Danube, l’occupation de Silistrie, tout cela a bien l’air d’être un plan très simple et un peu grossier d’Hindenburg, exécuté par Mackensen. Pensez à ce que deviendrait l’idole, si elle pouvait mettre hors de cause en deux semaines cette Roumanie qui a osé défier et inquiéter l’Allemagne. Mais l’idole demeurera de bois : les Russes arrivent, et l’armée de Salonique s’ébranle. En s’ébranlant, elle va faire ventouse ; elle aspirera et retiendra les Bulgares, qui se sont lancés à la poursuite de leur rêve macédonien et maritime, et que la crainte d’être pris à revers, eux aussi, l’hésitation sur le parti qui leur procurerait le plus de bénéfice, avaient pendant quarante-huit heures laissés flottans sur la conduite à tenir envers la Roumanie. Mais l’égoïste, l’inexorable Allemagne ne lâche pas ses complices. Comme la mort elle-même, elle n’est jamais lasse de leur crier : « Marche ! » La Turquie l’avait deviné, et, au contraire de la Bulgarie, elle a préféré s’assurer le mérite de l’empressement. Elle se prodigue ; elle est sur le Stokhod, sur les Carpathes, sur le Danube, sur la Strouma, en tous lieux, sauf chez elle, où elle aurait à faire et où elle devrait être. Mais est-elle encore quelque part chez elle ? Et, pour elle, en effet, n’est-il pas d’un intérêt vital de ne pas voir couper le chemin : Berlin, Vienne, Constantinople, qui, si fictif qu’il soit ou si incertain, est désormais le seul fil qui la rattache au monde.

A l’égard des nations neutres, l’intervention de la Roumanie dans le conflit n’a pas produit des effets moindres qu’entre les belligérans. La presse allemande, avec cette opiniâtre balourdise qui est sa marque, avait pris un tel soin de répéter que les Roumains courraient « au secours de la victoire, » que la déclaration de guerre à l’Autriche-Hongrie a sonné dans tout l’univers comme le glas de l’invincibilité légendaire des Empires du Centre, comme un avertissement de leur défaite. La Grèce était trop aux écoutes pour ne pas entendre la cloche. Elle souffrait cruellement de son inaction, de son inertie, de l’insolente mainmise des Allemands qui, pour l’éthique comme pour l’esthétique, sont bien les moins hellènes des hommes. Trop de cœurs saignaient encore ; cette terre de Macédoine recouvrait les cadavres non seulement de trop de soldats tombés pour l’indépendance, mais de trop de victimes, femmes, filles, vieillards, enfans, martyrs de la férocité bulgare. A voir les bourreaux redescendre de la haute vallée de la Strouma, se glisser de Roupel vers Sérès, Drama, Cavalla, et, grâce à des complaisances criminelles, s’installer dans des forts construits pour les arrêter, la fibre patriotique s’est réveillée, l’honneur militaire s’est ressaisi. Un comité national s’est formé, qui n’avait de révolutionnaire que de suppléer dans son devoir le plus sacré, la défense du pays, le gouvernement défaillant. Des officiers, engourdis par les philtres que leur versaient les chefs, plus Allemands que Grecs, de leur état-major, un Dousmanis, un Metaxas, ont voulu s’y opposer, et l’on s’est, deux ou trois heures, quelque peu battu à la porte des casernes de Salonique. Mais la résistance a bientôt cessé, et l’excellence du motif, aux yeux même les plus prévenus ou les plus fermés, a justifié le pronunciamiento, qui ne se proposait d’autre but que de ne pas livrer à l’ennemi le sol de la patrie. Un colonel, déjà fameux par ses exploits, le colonel Christodoulos, a enlevé son régiment, ramassé tout ce qu’il a trouvé d’hommes, et s’est présenté devant Cavalla, dont il s’est fait restituer deux des forts, tandis que l’escadre anglo-française apprêtait ses obus pour faire évacuer le reste.

Dans le moment même où des régimens grecs, à Sérès et à Salonique, ne pouvaient réprimer leur colère ou leur dégoût, les Alliés, par une démarche énergique quoique tardive, obtenaient à Athènes le renvoi du général Dousmanis et du colonel Metaxas. Mais ce n’était pas assez : les mauvaises pratiques survivaient aux mauvais bergers. Tout à coup trente vaisseaux anglais et français se sont montrés devant le Pirée et, en un ordre magnifique, sont allés se ranger dans la rade de Salamine. L’appareil était imposant et donnait beaucoup de force à la note qu’étaient chargés de présenter les diplomates. Cette note exigeait, sous trois paragraphes, et pour le dire en un seul mot, que le gouvernement grec, secouant le joug germanique, redevînt grec et redevint un gouvernement. Les télégraphes seraient remis aux Alliés, les corrupteurs étrangers expulsés, les espions mis hors d’état de nuire. M. Zaïmis a tout accepté. Là-dessus, les Allemands, gens délicats, tempêtent. L’Entente prend la Grèce à la gorge, se rit de sa souveraineté, supprime sa liberté même ! La situation est pourtant bien claire. En droit, la France, la Grande-Bretagne et la Russie agissent conformément aux traités comme puissances protectrices de la Grèce. En fait, elles sont à Salonique parce qu’elles y ont été appelées par ce gouvernement et par ce roi qu’on les accuse d’opprimer. Si des troupes serbes, italiennes, portugaises peut-être, y sont avec elles, c’est un peu par la faute de la Grèce qui n’a pas rempli tous ses engagemens. Le front de Salonique est devenu un des fronts de la guerre européenne ; mais, par cela seul, il est évident qu’aucune action n’est dirigée ni aucune intention tournée contre la Grèce.

Nous ne voulons pas la traîner, malgré elle, à une guerre dont elle voit l’horreur et ne sent pas la nécessité. N’ayant rien demandé à de plus grands qu’elle, qui ont fait d’eux-mêmes ce qu’ils ont jugé de leur devoir ou de leur intérêt de faire, nous n’avons rien à lui demander. Et cependant si : il nous faut la sécurité pour notre armée de Salonique ; il nous la faut absolue, et il nous la faut à tout prix. Nous ne pouvons pas accepter même l’hypothèse d’être pris à revers, quand nous marcherons, comme les Roumains par les Bulgares, ni d’être frappés dans le dos, ne fût-ce qu’avec un journal, d’un coup de plume empoisonnée. Par dessus la sécurité, il nous faut à tout prix le respect. En débarquant des marins, et au besoin en « embarquant » les coupables et les responsables, il faut que nous ne soyons ni injuriés, ni bafoués, ni dupés, ni bercés, ni bernés. Lorsqu’on a su que la Roumanie déclarait la guerre à (‘Autriche, on a beaucoup loué l’idée de l’expédition de Salonique. On ne la louera jamais trop. On ne la louera jamais plus que nous, ici, qui l’avons soutenue parmi les premiers, bien qu’à la vérité nous lui souhaitions un autre développement. Mais une idée, en politique et à la guerre, ne vaut que par son exécution. Salonique, camp retranché où l’on s’enferme, conserve dans les Balkans toute sa valeur diplomatique. Salonique, base d’où l’on part, acquiert toute sa valeur militaire. La diplomatie a fini, mais la guerre n’est pas finie. L’armée de Salonique est un instrument. L’idée de Salonique était bonne ; elle deviendra excellente si l’idée fait rendre à l’instrument tout ce qu’il doit rendre.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC