Chronique de la quinzaine - 31 août 1912

Chronique no 1929
31 août 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On attendait en France, avec un intérêt croissant, le retour de M. Poincaré de son voyage de Russie. Déjà une note officielle, rédigée avec précaution par les deux gouvernemens, avait fait connaître à l’opinion attentive le caractère, sinon les résultats, des conversations de Saint-Pétersbourg ; mais cette note n’était pas sortie des généralités habituelles en pareil cas. Rien d’ailleurs de plus naturel : ce n’est pas dans les documens de ce genre qu’il faut chercher la pensée profonde et précise des hommes d’État qui les ont écrits. Le style en est d’habitude tout protocolaire, c’est-à-dire superficiel et sommaire. En débarquant à Dunkerque, M. Poincaré a prononcé quelques paroles auxquelles il a pu donner un accent plus personnel et plus chaud, mais qui, sur le fond même des choses, ont été empreintes de la même réserve. Il s’est contenté de dire que jamais l’alliance franco-russe n’avait été plus solide, plus vivante, plus active, et c’était là, en somme, ce qu’il nous importait le plus de savoir. Et comment aurait-on pu attendre davantage ? Les journaux ont publié jusque dans le plus menu détail l’emploi des quelques journées que M. Poincaré a passées en Russie : il n’y a pas eu beaucoup de place pour les conversations politiques. Sans doute notre ministre des Affaires étrangères et M. Sasonoff ont échangé quelques propos utiles, mais trop rapides pour qu’ils aient pu y vider les questions complexes qui sont aujourd’hui posées en Europe et en Asie. Les conversations de ce genre servent à déterminer le but qu’on se propose en commun et à indiquer d’une manière approximative les moyens à employer pour l’atteindre ; elles servent surtout à inspirer d’un côté et de l’autre une confiance réciproque et à dissiper peut-être de légers malentendus ; mais c’est tout.

S’il en est ainsi, pourquoi la visite que M. Poincaré vient de faire en Russie a-t-elle produit en Europe une impression si vive et donné lieu à des commentaires qui durent encore ? La raison principale en est dans la manière dont M. Poincaré a été reçu. Ce n’est pas ainsi que, d’habitude, on reçoit un ministre, fût-il même président du Conseil en même temps que chargé du portefeuille des Affaires étrangères. Il ne couche pas chez l’Empereur. On ne passe pas de revue en son honneur. On ne déploie pas autour de sa personne, quelque distinguée et sympathique qu’elle soit, un cérémonial aussi expressif. La mesure ordinaire a été dépassée, et elle l’a été, on n’en saurait douter, de propos délibéré. Lorsque, il y a vingt-deux ans, nos navires sont allés à Cronstadt, nous ne nous attendions pas à ce qu’ils fussent accueillis comme ils l’ont été : l’alliance franco-russe est sortie de l’initiative que le gouvernement russe a prise ce jour-là. Il y a eu, toutes proportions gardées bien entendu, quelque chose d’analogue dans cette nouvelle démonstration. Il ne s’agissait pas de faire l’alliance, elle est faite depuis longtemps ; mais, précisément à cause de sa durée, le bruit avait couru qu’elle avait perdu quelque chose de son énergie première. Le gouvernement russe a voulu montrer qu’il n’en était rien, et nous lui en sommes reconnaissant. Son intention a été comprise de tout le monde, et voilà pourquoi le voyage de M. Poincaré a été considéré comme un événement considérable. Il devait dès lors produire et il a produit dans les divers pays des impressions diverses. Nous disions dans notre dernière chronique que la presse allemande en avait parlé avec sang-froid ; nous ne le répéterions pas aujourd’hui. Le gouvernement allemand a été d’une correction parfaite ; il a même montré plus que de la correction, et le salut qu’il a fait adresser en mer à M. le président du Conseil, à l’aller et au retour, est un acte de courtoisie d’autant plus significatif qu’il n’était pas obligatoire. Il a fait preuve de bon goût. Mais l’opinion est devenue de plus en plus impatiente et chagrine à mesure que se déroulaient les incidens du voyage. Certains journaux ont même exprimé l’amertume de leurs sentimens dans ces termes rageurs dont ils ont et dont il faut leur laisser le secret. Qui ne connaît le poids de l’ironie germanique ?

Dans la mauvaise humeur éprouvée par l’opinion allemande il y avait de la déception. La récente entrevue de Port-Baltique a mis une fois de plus en présence deux hommes qui ont de la sympathie l’un pour l’autre et deux souverains qui sont partisans du maintien de la paix ; mais on avait voulu y mettre autre chose, à savoir l’inauguration d’une politique nouvelle dans laquelle l’alliance franco-russe tenait une place chaque jour moins grande et qui, de diminution en diminution, finirait par se réduire à rien ; on assurait que déjà maintenant l’alliance n’existait plus que pour la forme et à la condition de ne pas y toucher, de ne pas s’en servir, car c’était le vase brisé. L’opinion allemande se complaisait dans cette illusion que les journaux s’appliquaient à entretenir. On pouvait croire à les lire, que la France, comme la Russie elle-même, ne tenait plus guère à l’alliance, qu’elle en était bien revenue, qu’à l’usage elle en avait senti le vide et reconnu l’inefficacité. Qu’avait-elle produit en effet ? Rien, affectait-on de dire : les espérances du début s’étaient peu à peu dissipées, et la France, sentant qu’elle n’avait entre les mains qu’un instrument stérile, s’en était finalement détachée.

Nous ne perdrons pas notre temps à discuter ces allégations et à en démontrer l’inanité. Dans une durée déjà longue, l’alliance a pu éprouver quelques fléchissemens accidentels et provisoires, mais si on envisage ses résultats dans leur ensemble, elle a tenu ce que les deux parties en avaient espéré. En ce qui nous concerne, elle a modifié profondément notre situation en Europe. Nous étions la veille dans un isolement qui n’avait rien de splendide, exposés à tous les caprices d’un voisin puissant, exigeant, parfois menaçant : le lendemain, la paix trouvait une garantie précieuse dans un commencement d’équilibre, qui n’a pas tardé à se compléter par l’accession de l’Angleterre à un groupement déjà imposant. Ce ne sont pas seulement nos intérêts, mais aussi notre indépendance et notre dignité qui ont été consacrés par cet état nouveau de l’Europe. Ceux qui parlent de la banqueroute de l’alliance franco-russe semblent croire qu’elle avait été faite pour la guerre et, puisque la guerre n’a pas eu lieu, ils concluent qu’elle n’a pas rempli son objet. La vérité est que, sans exclure la possibilité de la guerre à laquelle elle prenait ses dispositions pour faire face, l’alliance avait pour but principal le maintien de la paix, et ce but a été pleinement atteint. C’est pourquoi la France et la Russie sont également résolues à la maintenir, et, puisqu’on en doutait, elles ont cru loyal d’en donner une affirmation publique. Le voyage de M. Poincaré en Russie et l’accueil qu’il y a reçu n’ont pas une autre signification. L’alliance reste un des facteurs les plus importans et les plus solides de la politique générale.

Il y en a d’autres, certes ; nous n’en avons jamais douté. Est-ce pour le rappeler que M. le comte Berchtold a pris à la hâte auprès des grandes puissances une initiative imprévue, si urgente à ses yeux qu’il n’a même pas attendu, pour la produire, le retour de M. Poincaré à Paris ? Nous parlerons dans un moment de cette proposition qui a pour objet de donner de bons conseils à la Porte d’une part et aux pays balkaniques de l’autre : mais il faut auparavant dire un mot de la situation de l’Empire ottoman, de la manière dont elle se développe et des dangers qui s’y manifestent. C’est là d’ailleurs qu’on trouvera la meilleure explication des préoccupations du comte Berchtold et de la résolution qu’elles lui ont fait prendre. La situation de l’empire ottoman, en effet, est loin de s’être améliorée depuis quelques jours ; les inquiétudes qu’elle inspirait déjà se sont au contraire singulièrement aggravées, d’autant plus qu’à mesure que les difficultés augmentent, le gouvernement s’affaiblit. Danger albanais, danger monténégrin, danger bulgare, danger de tous les côtés, et, à Constantinople, ébranlement continuel d’un ministère qui s’en va en lambeaux : il y a là de quoi encourager les prophètes de malheur qui, depuis si longtemps déjà, annoncent la chute imminente de l’Empire.

Nous avons plusieurs fois parlé de l’insurrection albanaise et de ses causes. La principale a été l’imprudence jacobine du gouvernement jeune-turc qui, imprégné de certaines idées occidentales, a confondu l’unité de l’Empire avec l’uniformité de ses institutions et a voulu imposer la même loi à des provinces profondément différentes. Le sultan Abdul-Hamid a commis des atrocités qui rendent sa mémoire odieuse, mais on ne saurait contester l’intelligence avec laquelle il avait compris les nécessités qui résultaient de cet état de choses. Sa politique à l’égard des Albanais les lui avait solidement attachés, et cet attachement subsiste au fond des cœurs. Les journaux ont en effet parlé d’une conspiration albanaise qui avait pour objet d’enlever Abdul-Hamid de la villa où il est prisonnier dans les environs de Salonique et de s’emparer de sa personne pour en faire sinon un chef, car très probablement le vieux Sultan n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même, au moins un instrument et un drapeau : effrayé de ce projet, le gouvernement de Constantinople aurait ordonné le transfert d’Abdul-Hamid dans un lieu resté ignoré. Nous ne saurions garantir l’exactitude de cette nouvelle, mais elle n’a rien d’invraisemblable. Les Albanais peuvent d’ailleurs se passer d’Abdul Hamid ; ils sont assez forts par eux-mêmes. Si ce n’est pas à eux seuls qu’est due la chute du gouvernement jeune-turc, ils y ont contribué pour une grande part et, le lendemain, ils ont dicté la loi au nouveau ministère. Celui-ci désirait dissoudre la Chambre, mais il ne savait comment s’y prendre, et peut-être l’audace lui aurait-elle manqué jusqu’au bout s’il n’avait pas reçu les injonctions impérieuses des insurgés albanais. La Chambre a donc été dissoute et on a cru tout de suite à l’apaisement de l’insurrection. C’était malheureusement aller trop vite et prendre son désir pour la réalité. S’il y a eu ralentissement momentané dans l’insurrection albanaise, il n’y a pas eu apaisement véritable. Les Albanais, jugeant de la crainte qu’ils inspiraient par les concessions qu’on leur avait faites, ont continué leur entreprise révolutionnaire et, mêlant la ruse à la violence, ils sont entrés par petits groupes armés à Uskub devant les troupes ottomanes qui les ont laissé faire, soit qu’elles n’eussent pas d’ordres, soit qu’elles ne les aient pas exécutés. On a appris un jour que les Albanais étaient en fait maîtres d’Uskub et le bruit s’est répandu qu’ils ne s’en tiendraient pas là : leur mouvement devait se continuer vers le Sud, du côté de Salonique. Ils n’avaient pas besoin d’aller si loin pour provoquer un soulèvement général des Balkans. Les diverses populations de la péninsule en acceptent l’occupation par les Turcs parce qu’elles regardent cette occupation comme temporaire, jusqu’au jour où elles seront elles-mêmes en état d’y substituer la leur. Et chacune rêve de s’emparer du même pays que les autres. Les mêmes territoires doivent servir à faire la grande Serbie, ou la grande Bulgarie, ou à compléter le royaume de Grèce, ou à arrondir celui du Monténégro, ou à étendre la domination des Albanais ; mais en attendant que l’exécution de ces projets mette le feu entre elles, toutes ces populations rivales regardent la Turquie comme l’entrepôt où elles ont relégué leurs espérances, et on peut dire du Turc ce qu’on a dit autrefois chez nous de la République, qu’ils sont ce qui les divise le moins. Le statu quo actuel, considéré comme provisoire, peut donc se maintenir encore quelque temps, peut-être longtemps ; mais le jour où un des pays balkaniques s’emparera d’un lopin de terre en dehors de ses frontières, tous les autres voudront eux aussi réaliser les grandes destinées où leur imagination se complaît et quelquefois sommeille ; le réveil sera général, et Dieu seul sait ce qui se passera ! Le gouvernement ottoman s’en doute toutefois un peu lui aussi, et c’est pourquoi il a été sérieusement inquiet quand il a vu que les Albanais, entrés sournoisement à Uskub, menaçaient d’étendre leur mouvement encore davantage. Secoué par l’imminence et la gravité du péril, il a eu un sursaut d’énergie. Des troupes ont été concentrées au Sud d’Uskub, et un ultimatum a sommé les Albanais d’évacuer la ville dans un délai très court, faute de quoi ils en seraient expulsés par la force. Ils ont cédé. Les chefs de l’insurrection n’ont pas voulu compromettre les résultats déjà si considérables qu’ils avaient obtenus, sans compter ceux qu’ils avaient l’espoir d’obtenir encore. A leur tour ils ont rédigé une sorte d’ultimatum en quatorze articles qu’ils ont adressé au gouvernement de Constantinople, et que celui-ci a accepté à une exception près : il n’a pas consenti à l’article qui demandait la mise en jugement du ministère Kakki pacha : le fait aurait été d’un trop mauvais exemple, il aurait constitué un trop dangereux précédent. Mais, devant tout le reste, le ministère Ghazy Moukter pacha s’est incliné : pouvait-il faire autrement ? Cette fois encore, on a parlé d’apaisement et il est probable qu’on en aura au moins le simulacre. Toutefois les Albanais restent en armes ; ils avaient même eu l’audace de demander qu’on leur en distribuât de nouvelles, ce que le ministère Mouktar ne leur a pas accordé ; il y a suspension d’hostilités, mais est-il besoin de dire combien l’avenir est précaire ?

Quant au Monténégro et à la Bulgarie, leur cas est à peu près le même. On sait que le Monténégro a été récemment érigé en royaume : le roi Nicolas trouve sans doute son territoire un peu mesquin pour être surmonté d’une couronne. Il y a eu, on a créé un mouvement sur les frontières, chose toujours facile : un conflit entre musulmans et chrétiens s’est produit et les Monténégrins, pour secourir ces derniers, sont entrés sur le territoire ottoman. Des représentations ont naturellement été faites à Cettigné par la Porte, sans qu’il en ait été tenu grand compte, et un moment la tension des rapports entre les deux gouvernemens a été si forte qu’on a pu craindre une rupture. Il s’en faut d’ailleurs que ce péril soit définitivement conjuré. Les nouvelles les plus contradictoires alternent du jour au lendemain. Tantôt on annonce que le Monténégro mobilise, tantôt on assure que les bons conseils des puissances ont produit leur effet et que l’affaire est arrangée. Malheureusement, des affaires ainsi arrangées sont toujours sur le point de se déranger de nouveau, et le Monténégro est un des points des Balkans sur lesquels il faut avoir toujours les yeux ouverts. Il en est de même de la Bulgarie, où il y a aussi un roi de fraîche date et un peuple sérieux, laborieux, ambitieux, muni d’une armée bien outillée, bien commandée, dit-on, et toujours prête à entrer en campagne. Elle y entrera sans doute brusquement un jour ou l’autre : si elle ne l’a pas fait encore, c’est grâce à la prudence, à la sagesse du roi Ferdinand qui, connaissant mieux que ses sujets les dispositions de l’Europe, n’a pas encore trouvé le moment favorable. Mais les Bulgares sont impatiens. Doués d’un esprit essentiellement utilitaire et pratique, ils ne veulent pas avoir fait pour rien de grands sacrifices, et ils estiment que, s’ils ont une armée qui leur coûte très cher, c’est pour s’en servir. Les occasions, c’est-à-dire les prétextes, ne leur manqueront pas quand ils croiront l’heure sonnée. Une de ces occasions a paru s’offrir à eux ces jours derniers, ils en ont fait énormément de bruit, mais ils s’en sont tenus là. Une bombe a éclaté à Katchana sur le territoire ottoman. Par qui a-t-elle été lancée ? Les Turcs ont cru que c’était par des révolutionnaires bulgares, ce qui est possible, et comme chez eux le premier mouvement se traduit aisément par un massacre, ils ont massacré un certain nombre de Bulgares. L’impression produite par cette nouvelle en Bulgarie a été immense. Le cri : « On assassine nos frères ! » est sorti de toutes les bouches, ou plutôt est parti de tous les cœurs. Des démonstrations belliqueuses ont été faites dans tout le royaume ; le gouvernement a été sommé de déclarer la guerre. Le mouvement a été profond et il n’y a pas lieu de douter de sa sincérité, mais il est permis de dire qu’il a été aussi l’objet de quelque mise en scène. On s’est livré, en Bulgarie, comme à une répétition générale de ce qui y arrivera plus sérieusement quand le grand jour sera venu. Le roi, qui était absent, a dû rentrer à Sofia ; il y a rempli son office ordinaire qui est de calmer l’effervescence des esprits. N’y a-t-il donc plus rien à craindre ? Le danger immédiat est sans doute conjuré, mais celui qui résulte de la situation générale dans les Balkans est bien loin de l’être. Il ne faudrait qu’une étincelle pour tout enflammer. Les passions sont surexcitées, les appétits sont aiguisés, les gouvernemens sont attentifs. Jusqu’ici la Serbie était restée immobile : elle vient à son tour de déclarer qu’on égorgeait ses frères du côté de Novi Bazar et elle crie vengeance comme la Bulgarie, avec laquelle on assure d’ailleurs qu’elle a conclu une entente. La Grèce seule n’a pas encore bougé, bien qu’on la dise aussi d’accord avec la Bulgarie et la Serbie. Il y a partout de l’inquiétude, de l’agitation, de l’attente, — et heureusement aussi quelque circonspection.

Pendant ce temps, le ministère ottoman donne le plus fâcheux spectacle de faiblesse interne. Dans une situation aussi grave que celle que nous venons de décrire, — encore n’avons-nous parlé que des difficultés intérieures et il ne faut pas oublier qu’elles se compliquent d’une guerre étrangère qui dure trop et se prolonge sans aboutir, — il semble que tous les patriotes ottomans devraient ne songer qu’à la patrie en danger. Il n’en est pas ainsi : les ligues qui divisent le pays et les armées continuent de se livrer à leurs dissensions et se disputent dans le sein du gouvernement lui-même. Jamais pays n’a eu un plus grand besoin d’un gouvernement fort : le ministère Mouktar est trop divisé pour être fort. Il a été formé de personnages considérables, mais dont chacun avait des vues différentes de celles de son voisin sur la conduite à tenir envers le Comité Union et Progrès, vaincu sans doute, mais non pas défait. Tous avaient, disons-nous, des vues particulières : il faut faire exception pour Mouktar pacha qui paraît bien n’en pas avoir du tout : son glorieux passé sert de couverture à des passions qu’il ne partage peut-être pas et à des intrigues où il se perd. Aussi a-t-on dit tout de suite qu’il n’était là qu’à titre provisoire et serait bientôt remplacé. Mais par qui ? Pour lui donner un successeur, il faudrait qu’un des deux partis qui se disputent la direction des affaires eût définitivement prévalu. En somme, les uns veulent, sous prétexte de conciliation en face d’un danger commun, ménager le Comité Union et Progrès, et nous ne disons pas qu’ils aient tout à fait tort : les autres veulent en finir avec le Comité et lui arracher ses racines, afin de l’abattre définitivement. Ses racines sont les fonctionnaires qu’il a partout et qui, lors des élections dernières, ont été, avec la brutalité et le cynisme que l’on sait, les instrumens de son influence : qui pourrait dire que ceux qui veulent s’en débarrasser n’ont pas quelques bonnes raisons pour cela ? Qu’arrivera-t-il, en effet, si les élections prochaines se font sous les mêmes influences et par les mêmes procédés que les précédentes ? Qu’adviendra-t-il du gouvernement actuel et de la Ligue militaire qui l’a fondé ? Un des ministres d’hier n’a-t-il pas dit qu’il attendait le moment de demander des comptes à ceux d’aujourd’hui ? Ces divergences dans le gouvernement ont rendu particulièrement délicate la situation du ministre de l’intérieur ; aussi, à la difficulté d’en trouver un, s’est ajoutée bientôt celle de le conserver ; à peine a-t-il été en place qu’il a été impossible de l’y tenir ; Zia pacha est parti le premier, puis un second, puis, croyons-nous, un troisième. Ils étaient tous partisans de la manière forte, c’est-à-dire de l’épuration du personnel et de la nécessité d’en constituer un nouveau sur le dévouement duquel on pût compter. L’homme qui dans le ministère agissait le plus fortement en sens opposé était Hussein Hilmi pacha : il vient à son tour de démissionner. Son départ peut donner plus d’homogénéité au ministère, mais n’augmentera pas son autorité, car Hilmi pacha en avait personnellement plus que ses collègues : son passé le recommande et, dans les débats parlementaires qui ont précédé la dissolution de la Chambre, il a montré une présence d’esprit, un sang-froid, une fermeté qui ont été très remarqués. Nous n’avons pas à prendre parti entre les ministres ottomans et les politiques qu’ils représentent ; leurs perplexités sont naturelles, mais les conséquences en sont funestes. N’a-t-on pas dit qu’il valait mieux avoir une mauvaise politique que de n’en avoir aucune ? Cela n’est pas toujours vrai, car les Jeunes-Turcs avaient une politique qui, étant mauvaise, ne leur a pas réussi. Il faut pourtant en avoir une, et c’est ce dont le ministère Mouktar pacha paraît incapable. On le savait, mais on comptait sur Kiamil : d’après les dernières nouvelles, il refuserait le grand vizirat. S’il persiste dans son refus, la confusion augmentera encore.

Qui pourrait s’étonner que M. le comte Berchtold se soit ému de tout cela ? Il ne s’en est pas préoccupé seulement au point de vue autrichien, il l’a fait encore au point de vue européen. L’Autriche a sans doute des intérêts politiques importans dans la péninsule balkanique ; elle leur a donné une satisfaction récente par l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie ; mais rien n’autorise à mettre en doute sa sincérité lorsqu’elle affirme qu’elle veut s’en tenir là, au moins pour le moment, et que le maintien du statu quo est le seul but qu’elle se propose. En conséquence, M. le comte Berchtold veut aider la Porte, directement par ses conseils ou plutôt par ceux de toutes les puissances, indirectement par ceux que les puissances donneront aussi aux États balkaniques. Pour déterminer quels seront ces conseils, M. le comte Berchtold invite les puissances à échanger leurs vues et il donne par avance un aperçu de ce que sont les siennes, en disant qu’il convient d’encourager la Porte dans les voies de la décentralisation où elle est spontanément entrée après la chute des Jeunes-Turcs, et de recommander la modération aux États des Balkans.

A parler franchement, on a été un peu surpris de l’initiative prise par l’Autriche ; elle était inattendue, même à Berlin, paraît-il. En agissant comme il l’a fait, le comte Berchtold a imité le comte, alors baron d’Ærenthal, qui a procédé à l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie sans s’être entendu avec personne, pas même avec ses alliés ; mais où l’imitation cesse, c’est dans l’appel qu’il a adressé à toute l’Europe pour la convier à se mettre d’accord sur une politique commune. Cette nouveauté a produit une bonne impression : on a cru y démêler que l’Autriche renonçait à jouer un rôle à part, isolé, personnel, pour rentrer dans le concert européen. Comment n’aurait-elle pas été bien accueillie dans cette attitude nouvelle ? Elle devait l’être d’autant mieux que la politique qu’elle conseillait était celle de tout le monde. Il fallait, bien entendu, l’expliquer d’une manière un peu plus précise, car la proposition autrichienne était conçue en termes si généraux qu’elle restait un peu vague ; mais ses tendances étaient notoirement conformes à celles des autres puissances. Aussi s’est-on demandé pourquoi l’Autriche avait jugé utile de donner tant de solennité à l’expression de sa pensée. L’empereur François-Joseph a même ajouté son autorité personnelle, qui est si considérable, à celle de son ministre auquel il a choisi ce moment pour décerner une des plus hautes décorations dont il dispose. Se présentant avec cette consécration suprême, la proposition du comte Berchtold devait rencontrer auprès de tous les gouvernemens une sérieuse déférence et, en effet, ils lui ont fait tous une réponse favorable. Mais, nous le répétons, il faut s’expliquer pour être sûr de bien s’entendre, et c’est la seconde phase de l’opération diplomatique dans laquelle on est entré. La troisième sera remplie par les démarches à faire, s’il y a lieu, auprès de la Porte et des États balkaniques. Il ne s’agit pas d’intervention, dit l’Autriche ; il ne s’agit pas de pression ; soit, mais de quoi s’agit-il exactement ? L’Autriche déclare qu’elle veut fortifier le gouvernement ottoman dans la voie de la décentralisation où il s’est engagé. S’y est-il engagé tant que cela ? La voie est très longue, très accidentée, elle peut conduire très loin. L’exemple de l’Albanie, où elle est obligée de faire des concessions qui créent une véritable autonomie, n’est pas sans effrayer la Porte. Ce mot de décentralisation ne lui dit rien qui vaille. Parce qu’on a trop incliné dans le sens du jacobinisme unitaire, faut-il tomber maintenant dans une sorte de fédéralisme ? Poussée jusqu’à un certain point, la décentralisation peut être la préface de la dislocation et du démembrement. C’est ce que craint la Porte. Ce que peut craindre l’Europe, c’est que l’affaiblissement du pouvoir central ne déclanche, ne déchaîne entre les États balkaniques, âprement jaloux les uns des autres et tout prêts à se disputer les mêmes territoires, des querelles redoutables auxquelles elle ne saurait rester étrangère. Et voilà pourquoi, si tout le monde approuve la proposition autrichienne au point de départ, on se demande où elle conduira. Ces questions n’ont pas encore de réponse ; elles ne peuvent pas en avoir de si tôt. Au surplus le comte Berchtold n’est plus à Vienne ; il est allé en Roumanie, à Sinaïa, où il est reçu par le roi Charles. La Roumanie n’est pas une des grandes puissances auxquelles la proposition autrichienne est adressée ; mais, par sa situation géographique et par les forces militaires dont elle dispose, elle peut avoir une influence considérable sur certains États balkaniques, notamment sur la Bulgarie. Elle est de plus en Orient comme une sentinelle avancée de la Triple alliance. Tout donne à croire que le comte Berchtold est allé à Sinaïa avec des intentions précises. Sa démarche est de nature à contribuer au maintien du statu quo oriental, sans qu’il soit besoin pour cela de mettre en mouvement l’appareil compliqué du concert européen.

Dès le retour de M. Poincaré à Paris, la France a adhéré à la proposition autrichienne, comme elle adhérera à toutes celles qui pourront contribuer au maintien de la paix dans les Balkans, ou à son rétablissement entre l’Italie et la Porte : mais, naturellement, elle ne fera rien sans s’être entendue avec la Russie et l’Angleterre, son alliée et son amie. L’intention principale qu’a eue M. Poincaré dans son voyage à Saint-Pétersbourg a été, en effet, non pas tant de resserrer l’alliance qui n’en avait pas besoin, que d’en régulariser l’exercice qui s’était peut-être relâché depuis quelque temps. Ce résultat, s’il est obtenu, aura mis plus de clarté dans la situation respective des puissances : il facilitera par là des solutions que personne aujourd’hui ne peut imposer et qu’on ne peut dès lors obtenir que grâce à une bonne volonté commune. On vient de voir, par le tableau dont nous avons rapidement esquissé les traits, combien il est désirable que cette bonne volonté soit à la fois assez énergique et assez prudente pour parer au mal sans risquer de l’aggraver.


Si la situation de l’Orient intéresse toute l’Europe, celle du Maroc nous touche particulièrement et elle est loin d’être rassurante : elle est d’ailleurs ce que, depuis plusieurs années, nous avons prévu et annoncé qu’elle serait inévitablement à la suite de la politique où nous sommes entrés. Cette politique nous a imposé des obligations auxquelles nous devons faire face, puisque nous en avons pris l’engagement, et, sans plus récriminer sur le passé, ce qui serait désormais bien inutile, nous demandons au gouvernement de pourvoir aux impérieuses nécessités du présent. La France doit remplir avec honneur la tâche qu’elle a revendiquée et que, à la suite de cette revendication, les puissances lui ont attribuée. Pour cela il est de plus en plus manifeste que les troupes dont le général Lyautey dispose ne sont pas suffisantes : il faudra en augmenter le nombre et probablement le doubler. Puisqu’il le faudra, et que personne n’en doute, pourquoi ne pas le faire tout de suite ? Combien de fois n’avons-nous pas entendu critiquer le système des petits paquets qui finit par être le plus coûteux et le plus onéreux de tous, en même temps qu’il nous donne une apparence, — est-ce seulement une apparence ? — d’hésitation et de faiblesse ? Allons-nous retomber dans ce système ? Allons-nous nous embourber dans cette ornière ?

Il est triste de voir par quelle étrange fatalité les mêmes situations se renouvellent. Nous ne voulions pas aller à Fez ; le gouvernement le disait du moins ; il y a été entraîné par l’obligation de sauver les Français qui s’y trouvaient. Et cela recommence à Marakech ! Nous avons maintenant au Maroc plusieurs roguis ou prétendans : le plus sérieux de tous est El-Hiba, le fils du terrible Ma-El-Aïnin, qui entraîne avec lui toutes les tribus du Sud depuis le Soudan algérien jusqu’à la Chaouïa. Nous n’avions pas de forces suffisantes à lui opposer à Marakech ; il a donc été décidé que la ville serait évacuée par les Européens, sage mesure qu’on aurait dû prendre autrefois à Fez et y exécuter complètement. On l’a bien prise à Marakech, mais l’opération a été incomplète. Neuf Français, dont notre consul, M. Maigret, notre vice-consul, M. Monge, et un officier supérieur envoyé en mission, le commandant Verlet-Hanus, sont restés dans la ville : ils croyaient avoir le loisir de s’évader et ne l’ont pas eu, tant les mouvemens d’El Hiba ont été rapides. Que sont-ils devenus ? On s’est rassuré d’abord en disant que notre ami El Glaoni leur avait ouvert un refuge où ils étaient en pleine sécurité ; El Glaoni avait promis d’ailleurs de ne jamais les livrer à l’ennemi ; c’est pourtant ce qu’il s’est empressé de faire dès que celui-ci s’est présenté. Faut-il en accuser sa bonne foi ? Qui sait ? Peut-être n’a-t-il pas pu agir autrement. Que vouliez-vous qu’il fit contre des forces évidemment supérieures aux siennes ? Qu’il mourût ? Ce n’est pas un héros de Corneille. Ces grands chefs féodaux, comme on aime à les appeler, n’ont pas les sentimens de chevalerie qu’ont eus autrefois les nôtres. Ils ne considèrent pas que leur parole les engage, ni que les devoirs de l’hospitalité les obligent jusqu’au point où ils se compromettraient eux-mêmes. Nous ne les changerons pas, ils sont ainsi, et nous ne pourrons compter sur eux que si nous sommes nous-mêmes les plus forts : alors ils seront fidèles. Quoi qu’il en soit, nos malheureux compatriotes sont entre les mains d’El Hiba. Il a promis à son tour de les conduire sains et saufs à la côte : nous verrons bien ce qu’il en fera. On a pu croire que son intérêt serait de nous les rendre pour que nous le laissions tranquille à Marakech pendant un temps plus ou moins long ; mais il doit compter avec le fanatisme de ses troupes, et ne sera-t-il pas entraîné par le sien propre ? Nous ne demandions qu’à ne pas l’attaquer, au moins pour le moment. Le gouvernement l’avait décidé ; nous devions d’abord consolider notre situation autour de Fez, elle en a grand besoin, et nous aurions conquis ensuite peu à peu le reste du pays. Mais il aurait fallu pour cela que nos neuf compatriotes parvinssent à s’échapper ou nous fussent rendus. Le général Lyautey a réuni des forces pour les dégager, si c’est nécessaire, si c’est possible. Qui ne l’en approuverait ? Mais, une fois de plus, notre plan se trouve changé, et les événemens sont plus forts que notre volonté, plus forts surtout que notre prévoyance. Au surplus, El-Hiba n’est nullement disposé à faire halte à Marakech, à s’y cantonner et, après avoir pris sa part du gâteau, à attendre les événemens : il les provoque au contraire, il nous attaque, il cherche à soulever contre nous les tribus voisines de la Chaouïa auxquelles le doigt de Dieu n’a pas encore montré distinctement de quel côté est la force, et qui hésitent. Nous avons confiance dans nos troupes ; elles feront leur devoir et leur effort sera heureux ; mais pour que le résultat en soit durable, cet effort devra se renouveler plus d’une fois et, si on ne les renouvelle pas elles-mêmes par de nouveaux renforts, on leur demandera plus qu’il n’est permis d’attendre de la fatigue humaine. Entre les intérêts de notre mobilisation qu’il ne doit pas compromettre et les obligations de notre politique marocaine qu’il doit remplir, le gouvernement est dans un dilemme redoutable : il faut cependant qu’il en sorte à son honneur, et au nôtre, et le temps commence à presser.

Pendant qu’il s’écoule, la population joyeuse et désœuvrée de Vichy fait fête à Moulaï Hafid dont la démission inopportune a encore augmenté nos embarras marocains. Elle s’amuse de lui, mais il semble bien que lui-même s’amuse aussi de nous, et, vraiment, nous lui donnons beau jeu. Il va venir à Versailles, à Paris où peut-être il s’amusera seulement pour lui-même et où on le remarquera moins. Mais les reporters lui laisseront-ils un moment de repos ? Il ne manque ni de bon sens, ni d’à-propos, ni même quelquefois d’esprit dans les conversations auxquelles il se prête. Il a tout l’air satisfait de s’être tiré à son avantage, et avec de grosses rentes que nous lui faisons, d’une situation pleine pour lui d’angoisses et de dangers. Heureux homme en effet ! Qui ne l’envierait ? Il a quitté le Maroc et nous y restons : nous sommes obligés d’y rester.


Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,

Francis Charmes.

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