Chronique de la quinzaine - 31 août 1911

Chronique n° 1905
31 août 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La question du Maroc reste toujours la première dans les préoccupations européennes ; elle n’est pas résolue ; elle ne le sera probablement pas de sitôt. Pendant plusieurs semaines, tous les regards sont restés tournés vers Berlin où l’on savait que M. de Kiderlen et M. Jules Cambon cherchaient laborieusement les bases d’une entente. Ils ne les ont pas encore trouvées puisqu’on a appris, un matin, que leur conversation était interrompue. Le fait, en lui-même, ne nous paraît pas avoir une grande importance. Les négociations vont reprendre, et il n’est pas mauvais, après plusieurs semaines de tension nerveuse, que les négociateurs se soient donné quelques jours de répit, de repos, de réflexion. Espérons que MM. de Kiderlen et Jules Cambon trouveront enfin le terrain d’entente sur lequel leurs deux gouvernemens se mettront d’accord. En attendant, le mieux pour la presse est de garder une grande réserve, car elle s’exposerait, en donnant des nouvelles inexactes, à introduire dans le débat des élémens qui en troubleraient la marche.

Un point cependant semble se dégager des bruits qui courent : c’est que M. Jules Cambon a reçu pour instructions de demander tout d’abord au gouvernement impérial quelle sera demain, dans sa pensée, la situation respective de la France et de l’Allemagne au Maroc. Cette question de méthode a son intérêt. L’Allemagne attend de nous des concessions territoriales au Congo et au Gabon, et nous en avons admis le principe ; mais après avoir tant parlé de compensations pour elle, le moment est venu d’en parler aussi pour nous. Que nous donnera l’Allemagne au Maroc ? À la vérité, elle ne peut rien nous y donner, puisqu’elle n’y possède rien, mais elle peut nous y reconnaître, soit dans les limites de l’Acte d’Algésiras, soit même hors de ces limites, une situation qu’elle nous a contestée Jusqu’ici. Nous nous contenterions fort bien, pour notre compte, de l’Acte d’Algésiras largement interprété : s’il est vrai, comme le gouvernement de la République l’a toujours soutenu, qu’il nous a autorisés à occuper la rive droite de la Moulouya, à organiser la Chaouïa et à aller militairement à Fez, il est assez élastique pour suffire à tous nos besoins. Mais notre interprétation n’ayant pas été admise par l’Allemagne, qui nous reproche d’avoir violé nos engagemens, il y a lieu de préciser les choses de manière à éviter désormais tout malentendu. Que nous ayons eu ou non le droit strict de faire ce que les circonstances nous ont obligés à faire, il faut que ce droit, avec toutes les conséquences qui en découlent, cesse de nous être disputé, de manière que le passé soit liquidé une fois pour toutes et l’avenir préparé. S’agit-il d’établir à Fez un protectorat muni de tous ses organes ? Non, l’œuvre que nous avons à accomplir au Maroc peut s’inspirer, dans quelque mesure, des exemples qui nous ont été donnés et que nous avons donnés nous-mêmes ailleurs ; celui des Anglais en Égypte est, notamment, de nature à nous fournir des indications utiles ; mais c’est une œuvre nouvelle et sui generis qui s’impose à nous dans un pays qui ne ressemble à aucun autre et où nous devons être vraiment créateurs. Le danger pour nous est de vouloir trop entreprendre à la fois. Au risque d’étonner nos lecteurs, nous leur dirons que l’Allemagne nous a, sans le vouloir, rendu service en nous obligeant à ne pas aller trop vite au Maroc. Les difficultés qu’elle nous a suscitées nous ont permis d’en apercevoir d’autres, dont, au début, notre gouvernement ne paraissait pas se douter. S’en doute-t-il aujourd’hui davantage ? Nous le saurons quand nous connaîtrons ses instructions à M. Jules Cambon. Elles doivent se borner à demander à l’Allemagne la reconnaissance de ce qui nous est nécessaire au Maroc : rien de moins, mais aussi rien de plus, car si nous demandions et si nous obtenions davantage, nous nous imposerions à nous-mêmes des difficultés nouvelles et nous risquerions de provoquer, chez d’autres puissances, des susceptibilités analogues à celles que nous aurions plus ou moins éteintes en Allemagne. Qui sait alors si on ne nous demanderait pas des compensations ailleurs qu’à Berlin ? Mais, pour en revenir à ce que nous avons dit plus haut, il est naturel, logique, légitime, qu’avant d’entamer le chapitre des compensations territoriales nous connaissions nettement l’avantage que l’Allemagne nous attribue. C’est le pays du do ut des, donnant donnant : on ne saurait donc y être surpris que nous voulions savoir ce qu’on nous donne, avant d’en débattre le prix.

Jusqu’à présent, la presse allemande a feint de croire que le développement de notre influence et l’affermissement de notre situation au Maroc constituaient pour nous un bien inappréciable. Elle justifiait ses nouvelles exigences en disant que le poids de la France à Fez renverserait tout l’équilibre africain et qu’il convenait de se prémunir contre un pareil danger. Ce thème épuisé, elle en aborde un autre qui peut donner à croire que nous nous acheminons vers un accord. Après avoir, en effet, amplifié et magnifié la valeur du Maroc pour nous, elle commence à la déprécier. Un article du Lokal Anzeiger est, à ce point de vue, très significatif. Il est tout pacifique ; il exclut l’hypothèse d’une solution violente ; il répète que l’Allemagne n’a aucun intérêt à prendre pied au Maroc où elle ne voit qu’un chantier pour son industrie et un marché pour ses produits : que la France lui assure l’égablté économique, elle sera satisfaite. Et le journal ajoute : « Est-il vraiment désirable d’obtenir plus ? Que ferions-nous du Sous ? La possession d’un pays si difficile à défendre, muni de mauvais ports ouverts, peuplé d’une population si abondante que toute immigration y serait impossible, serait-elle autre chose qu’un défaut à notre cuirasse impénétrable ? Quant à la France, la possession du Maroc portera à dix millions le nombre de ses sujets mahométans, et, par conséquent, peu loyaux. Cela accroîtra-t-il vraiment la force de la République ? Une pareille solution ne lui apportera-t-elle pas, au contraire, bien des élémens de faiblesse ? » Ces élémens de faiblesse, nous les avons signalés nous-mêmes, mais c’est la première fois qu’un journal allemand parle du Maroc comme d’une vipère à déposer discrètement dans notre giron. Le Lokal Anzeiger aurait pu ajouter que, pour pacifier et organiser un pays à la fois guerrier et anarchique, il nous faudra dépenser beaucoup de temps, d’argent et de vies humaines et que, la besogne une fois faite, l’Allemagne en profitera économiquement sur un pied d’égalité parfaite avec nous. Que va-t-elle donc nous demander pour le cadeau suspect qu’elle nous fait ? Que veut-elle exiger en récompense de son prodigieux désintéressement ?

Nos journaux ont publié, ces jours derniers, des cartes qui contiennent très probablement des inexactitudes, mais où certainement tout n’est pas fantaisie : elles marquent de hachures les parties du Congo et du Gabon que l’Allemagne revendique, et le premier coup d’œil montre qu’il s’agit de plus du tiers de notre colonie. En échange, elle nous céderait, dans le voisinage du lac Tchad, cette partie de ses possessions qu’on appelle le « bec de canard, » parce qu’elle en a grossièrement la forme. Les avantages réclamés par l’Allemagne sont certainement hors de proportion avec ceux dont elle nous concède le droit de nous assurer à titre très onéreux. Ce qui fait encore pencher fortement la balance en sa faveur, c’est que, toujours d’après les cartes récemment publiées, nous lui donnerions accès à la mer. Ce rêve qu’elle caresse, dont elle poursuit la réalisation depuis si longtemps, serait enfin réalisé. Oh ! petitement, pour commencer. Il s’agit d’un territoire qui partirait de l’Oubanghi et viendrait aboutir au rivage de l’Océan entre Libreville, qui nous resterait, et la Guinée espagnole. Mais il paraît difficile de croire que l’Allemagne se contentera longtemps de ce couloir étroit, et cette disposition contient à coup sûr les germes de difficultés futures soit pour l’Espagne, soit pour nous. Encore une fois, tout cela est excessif, et si l’Allemagne ne réduit pas ses prétentions, la négociation mettra longtemps à atteindre son but. On peut même se demander si elle l’atteindra jamais. Alors quoi ? Une nouvelle consultation des puissances deviendra-t-elle nécessaire ? Reprendrons-nous tous le chemin de quelque Algésiras ? Personne ne le souhaite, tout le monde marcherait à contre-cœur ; on dirait volontiers à l’Allemagne et à la France : Arrangez-vous comme vous vous voudrez, et laissez-nous la paix. En dehors de l’Espagne qui, pour le moment, reste étrangère aux difficultés pendantes et, après avoir mis la main sur le lot qu’elle convoitait, attend les événemens sans impatience, l’Angleterre seule les surveille avec une attention intense. Le reste de l’Europe y prend moins d’intérêt. Peut-être cet intérêt se réveillerait-il autour du tapis vert d’une conférence : pour le moment il sommeille, et tout le monde souhaite qu’un accord direct s’établisse entre Paris et Berlin, prêt à l’homologuer s’il ne porte pas atteinte à la situation des tiers. Cet accord direct, si désirable, si désiré, il appartient à l’Allemagne de le rendre possible.

Nous avons parlé de l’Angleterre, on en parle encore bien davantage en Allemagne. Des symptômes nombreux montrent que, dans ce dernier pays, l’exaspération va toujours en augmentant contre le premier. C’est un nouveau service que nous a rendu l’Angleterre d’avoir provisoirement détourné sur elle la mauvaise humeur qui s’était d’abord amassée contre nous. Au surplus, qu’a-t-elle à craindre de l’Allemagne ? Rien, au moins pour le moment, et elle reste indifférente aux éclats de colère dont on l’assaille. Jamais, écrivent les journaux allemands, nous n’oublierons l’explosion de haine qui s’est déchaînée en Angleterre contre nous. Ici encore, il faut entendre le Lokal Anzeiger, dont l’article auquel nous avons déjà fait un emprunt est le plus curieux qui ait été publié en Allemagne dans ces derniers temps. « La France, dit-il, notre ennemie héréditaire et traditionnelle, que nous avons combattue avec l’épée au cours de tant de siècles, a décidément des raisons réelles d’aversion contre nous, ou tout au moins des raisons qu’elle croit réelles. Nous y sommes accoutumés. Nous avons appris à compter avec cette aversion ; mais la dernière semaine nous a révélé plus clairement que jamais quels adversaires irréductibles et acharnés nous avons de l’autre côté de la mer du Nord. La politique hostile de l’Angleterre, qui nous barre le chemin partout et ne manque aucune occasion de nous nuire et de paralyser nos progrès, est pour nous le véritable danger. À quoi servent toutes les niaiseries sentimentales des comités de rapprochement, les phrases solennelles de fraternité et d’affinités de races, les visites réciproques ? Que prouvent-elles contre de tels faits ? » Il semble que de pareils sentimens, hautement avoués, devraient s’exprimer par des cris de guerre ; mais l’Allemagne se contient, elle sait qu’elle n’est pas prête, elle remet à l’avenir le triomphe de ses destinées. « Dans vingt ans, dit le Lokal Anzeiger, elle sera plus encore qu’aujourd’hui l’arbitre du vieux monde. Calculons un peu : sa richesse aura doublé, sa population sera de 90 millions. Que sera la France ? Que sera l’Angleterre, avec ses problèmes sociaux dont chacun renferme un germe de mort ? » L’Allemagne estime donc qu’elle a tout intérêt à prendre patience, et nous nous en réjouissons, car le temps est un grand maître, qui arrange bien des choses.

La haine même ne dure pas toujours, et par exemple le Lokal Anzeiger se trompe lorsqu’il voit dans la France l’ennemie héréditaire et traditionnelle de l’Allemagne. Quelle qu’ait été l’histoire des deux pays, les mauvais souvenirs en étaient effacés, au moins de notre côté, avant 1870, et c’est seulement de cette époque récente que datent les souvenirs nouveaux qui, en effet, nous séparent. L’Angleterre a d’autres motifs de voir d’un œil peu bienveillant le développement maritime de l’Allemagne : contre qui, en effet, est-il une menace, sinon contre elle ? Les alliances, les amitiés qui se forment entre les peuples ne sont pas affaire de sentiment, elles résultent de la force latente qui est dans la solidarité des intérêts. Le rapprochement de la France et de l’Angleterre était dans la nature des choses, et il est singulier que les Allemands, qui sont de grands historiens, s’en montrent étonnés et indignés. Il est d’ailleurs heureux que l’Allemagne repousse l’idée de dénouer la crise actuelle par la guerre et qu’elle aime mieux attendre vingt ans, sûre qu’elle se croit d’être alors infiniment plus forte qu’aujourd’hui, tandis que l’Angleterre et la France seront beaucoup plus faibles. Si ces prophéties, qu’on nous permettra de juger douteuses, contribuent, même provisoirement, au maintien de la paix, qu’elles soient les bienvenues. Mais l’humeur peut changer ; les points de vue peuvent se modifier ; les hommes, les gouvernemens, les peuples sont mobiles : le plus sûr pour tous est d’être constamment prêts.


On vient de voir que le Lokal Anzeiger dénonçait en Angleterre la présence de problèmes sociaux dont chacun renfermait un germe de mort. C’est une vue bien pessimiste de la situation actuelle de l’Angleterre. Ce grand pays, dans son histoire tourmentée, a traversé des crises plus graves que celles d’aujourd’hui, et il en est sorti toujours plus fort, doué qu’il est d’une vigueur robuste que rien n’a pu abattre et d’un bon sens qui a pu subir des éclipses, mais non pas des altérations prolongées. Ceci dit, nous sommes les premiers à reconnaître que l’Angleterre, qui continue de montrer une si admirable maîtrise d’elle-même dans sa politique extérieure, traverse en ce moment une épreuve politique et une épreuve sociale dont l’évolution future échappe aux prévisions.

De la crise politique, nous avons parlé bien souvent. Le conflit douloureux qui s’est élevé entre la Chambre des Communes et la Chambre des lords a eu un moment d’arrêt à la mort d’Edouard VII. On n’a pas voulu placer d’emblée le nouveau roi en face d’un problème qui semblait insoluble, mais la trêve ne pouvait pas être de longue durée, et les deux partis hostiles cantonnés comme dans des forteresses, l’un dans la Chambre des Communes et l’autre dans la Chambre des Lords, n’ont pas tardé à reprendre les armes qu’ils avaient un moment déposées. Une tentative de conciliation entre leurs principaux représentans ayant échoué, la bataille a recommencé de plus belle. Après les élections dernières, le gouvernement et sa majorité n’ont voulu tenir aucun compte à la Chambre des Lords du vote du budget auquel elle s’était résignée, et ils ont repoussé systématiquement toutes les propositions de réforme constitutionnelle sur lesquelles lord Lansdowne, M. Balfour et lord Roseberry s’étaient mis d’accord. La réforme proposée était pourtant très sérieuse, très profonde, presque révolutionnaire ; elle aurait satisfait, à un autre moment, les radicaux les plus exigeans ; mais le gouvernement n’était pas libre ; il avait besoin des Irlandais, et ceux-ci, devenus les maîtres de la situation, avaient à prendre leur revanche des maux héréditaires dont ils avaient été accablés. On a vu là un éclatant exemple de cette « justice immanente » des choses qui, il faut bien le dire, aboutit quelquefois à corriger une injustice par une autre. Quoi qu’il en soit, le parliament bill a été envoyé à la Chambre des Lords comme un ultimatum auquel elle ne pouvait rien changer. Le caractère en est connu : au lieu de participer à la confection des lois sur le pied d’égalité avec les Communes, les Lords perdaient définitivement le droit d’amender les lois fiscales et, pour les autres, ils ne conservaient plus qu’un veto suspensif : elles devenaient définitives au bout d’un certain temps, si les Communes le voulaient ainsi. Il est naturel que la Chambre des Lords ait résisté aussi longtemps qu’elle l’a pu à un bill qui faisait d’elle, en matière d’impôt, une simple Chambre d’enregistrement et qui, en toute autre matière, ne lui permettait qu’une opposition à terme. On sait par quel moyen le gouvernement a fait plier et céder sa résistance. Il avait été souvent question du dernier moyen, de l’ultima ratio dont il n’hésiterait pas à faire usage, s’il y était contraint : il arracherait au Roi la nomination des cinq cents lords dont l’intrusion dans la Chambre haute ferait passer la majorité d’un parti à l’autre. Mais le Roi y consentirait-il ? Les unionistes ont voulu en douter jusqu’au bout ; ils déclaraient, non sans raison, que c’était là un véritable coup d’État contre la Constitution, violent et brutal dans le présent, absurde dans l’avenir, puisque, si le pays leur rendait un jour la majorité dans la Chambre des Communes, il faudrait nommer derechef cinq cents pairs pour la leur rendre aussi dans la Chambre des Lords, définitivement submergée sous cet afflux nouveau. Le problème moral qui s’est imposé au Roi a certainement rempli sa conscience d’anxiété : où était son devoir ? Enfin, à la veille du vote définitif que les lords devaient émettre, M. Asquith a écrit une lettre à M. Balfour pour lui notifier qu’il avait la promesse royale. Cette promesse, le Roi a tenu à ce que la Chambre des Lords sût qu’il l’avait donnée avec répugnance ; il le lui a fait dire officiellement ; mais qu’importe ? La promesse était faite, et la répugnance que le Roi avait eue à la faire prouvait seulement qu’il avait dû se soumettre, comme la Chambre des Lords devait le faire un peu plus tard, ce qui n’était de nature à relever le prestige ni de la Couronne, ni de la haute assemblée qui avait été ; à travers l’histoire de l’Angleterre son principal appui.

Le même cas de conscience s’est, en effet, posé à la Chambre des Lords. Que faire ? Fallait-il repousser le bill et obliger le Roi à nommer cinq cens pairs ? Fallait-il, au contraire, que la majorité s’abstînt au moment du vote et laissât la minorité voter le bill à elle seule ? Cruel problème I On pouvait l’envisager sous ses deux aspects et, comme il y a toujours des esprits divers dans une assemblée, il était inévitable que la majorité se partageât. Elle l’a fait : les esprits absolus ont été pour la résistance, les esprits modérés pour l’abstention. Parmi ces derniers, il faut compter les deux chefs du parti conservateur, lord Lansdowne et M. Balfour ; et parmi les premiers les fils de lord Salisbury représentant la vieille aristocratie anglaise qui aimait mieux mourir que d’être humiliée, et le fils de M. Chamberlain, représentant dans le parti unioniste l’intransigeance du radicalisme converti. Les argumens de lord Lansdowne et de M. Balfour, tirés du simple bon sens, étaient à notre avis irréfutables. En toutes choses politiques il faut voir la fin. Quelque amoindrie qu’elle soit après le vote du bill, la Chambre des Lords subsiste et, si ses pouvoirs sont diminués, sa composition reste la même ; elle conserve intacte sa majorité qui, plus tard, si le pays envoie à la Chambre des Communes une majorité conservatrice, pourra, d’accord avec elle, revenir sur quelques-unes des mesures prises aujourd’hui. La Chambre des Lords conserve ainsi son importance sociale, ce qui est pour elle un grand avantage, et elle garde le moyen de reconquérir un jour, au moins en partie, ce qui lui est enlevé de son importance politique. Le veto suspensif qu’on lui reconnaît n’est d’ailleurs pas une arme sans portée ; il permet au pays de réfléchir, d’entendre les argumens pour et contre, d’arriver mieux instruit et mieux préparé aux élections prochaines. Il était difficile que ces argumens ne produisissent pas de l’effet sur la majorité unioniste des lords, mais la minorité de cette majorité est restée intraitable et a annoncé quand même l’intention, qu’elle a réalisée, de repousser le bill. Heureusement, elle n’a pas été assez forte pour l’empêcher de passer à un petit nombre de voix, et une épreuve pire que toutes les autres a été épargnée à l’Angleterre. Le Roi n’a pas eu à nommer cinq cents pairs, grande déception pour les candidats qui assiégeaient M. Asquith, afin d’être mis sur la liste, mais grand soulagement pour les gens sensés de tous les partis. Si, en effet, la mesure répugnait au Roi, elle ne plaisait pas davantage au gouvernement qui, après s’être mis dans l’obligation de la prendre, préférait de beaucoup en être dispensé. Tout le monde désirait qu’au dernier moment une main détournât ce calice dont les lèvres sentaient de loin l’amertume. Les Irlandais seuls et quelques socialistes souhaitaient que l’humiliation de la Chambre des Lords fût poussée jusqu’au bout. Sur ce point donc la crise est finie, mais elle recommencera bientôt sur un autre. Si les Irlandais ont exigé que le parliament bill passât tel quel, c’est afin d’obtenir le vote du Home rule. L’opposition des Lords ne pourra plus, désormais arrêter la réforme que pour un temps, mais la bataille sera chaude et le pays soumis à de nouvelles agitations.

Ces agitations, purement politiques, ne sont pas les plus redoutables de toutes : l’Angleterre vient d’en traverser d’autres dont nous ne pouvons dire aujourd’hui qu’un mot, alors qu’elles mériteraient une longue étude, mais sur lesquelles nous craignons fort d’avoir à revenir bientôt. Des grèves se sont produites, d’abord à Liverpool, puis àLondre s’et sur d’autres points du territoire, qui ont pris tout de suite le caractère d’un danger public et d’un danger très grave. La première a été celle des dockers ; elle a été courte parce qu’on s’est empressé de donner satisfaction aux grévistes ; mais la seconde, qui a éclaté presque au moment où la première cessait, a eu plus d’importance, car elle englobait toute l’industrie des transports, y compris les chemins de fer. Cette grève générale des chemins de fer, dont nous avons été menacés plusieurs fois en France mais qui ne s’y est jamais réalisée, a été plus menaçante en Angleterre et, là comme chez nous, le gouvernement a pris des mesures immédiates en vue d’assurer le fonctionnement des services indispensables à la vie publique. On le lui a reproché à Londres, comme on l’avait fait à Paris ; il s’est défendu par les mêmes argumens que le nôtre et avec plus d’énergie encore. M. Winston Churchill n’a pas pu dire, comme M. Briand chez nous, qu’il n’avait pas sur les mains une goutte de sang, car le sang avait coulé, mais il a assuré, et suivant toutes les vraisemblances avec raison, que ce malheur en avait épargné au pays un plus grand. La Chambre des Communes l’a approuvé à une forte majorité. Toutefois, et bien que le mouvement gréviste ait été plus étendu en Angleterre qu’en France, il s’en faut de beaucoup qu’il y ait été général. Un tiers seulement des cheminots se sont mis en grève et le service des transports, quoique ralenti, n’a pas été suspendu : le gouvernement avait d’ailleurs pris ses dispositions pour en assurer le fonctionnement si la grève s’était développée, ou si elle avait duré davantage.

Le point le plus curieux dans cette grève, est que le motif qui la provoquée ne tenait nullement à la situation matérielle des ouvriers ; ils ne demandaient ni une augmentation de salaires, ni une diminution des heures de travail, mais seulement que leurs syndicats fussent reconnus par les Compagnies et entrassent en rapport sans intermédiaires avec elles. Une première grève des chemins de fer avait déjà failli éclater en 1907 : elle avait été tout de suite arrêtée par M. Lloyd George, alors ministre du Commerce, dont ce succès a commencé la grande fortune politique. L’expédient imaginé alors par M. Lloyd George pour mettre d’accord les Compagnies et leurs agens n’a pourtant pas été en faveur bien longtemps : c’est contre lui, en effet, que le soulèvement d’hier s’est produit. Il s’agissait d’un Conseil de conciliation devant lequel patrons et employés devaient porter leur cause : en somme, c’était l’application de l’idée de l’arbitrage. Mais les ouvriers n’ont pas tardé à trouver que cette organisation tournait à leur détriment : elle leur donnait le plus souvent tort et diminuait l’importance de leurs syndicats qui ne pouvaient plus débattre leurs intérêts directement avec les patrons : en fait, le nombre des affiliés aux syndicats avait diminué depuis 1907 dans une proportion notable. En conséquence, les ouvriers demandaient, ou plutôt exigeaient que les Compagnies reconnussent les syndicats et en reçussent les représentans. C’est une chose singulière, et qui rend bien difficile toute organisation du travail, que les brusques changemens qui se produisent dans l’esprit des ouvriers, impressionnables, mobiles, incertains des principes auxquels ils doivent s’arrêter, un jour partisans des conseils d’arbitrage, le lendemain n’en voulant plus et préférant mettre face à face les patrons et les syndicats, dans l’espoir que les seconds auraient plus d’action sur les premiers, si cette action était directe et immédiate. C’est donc pour leurs syndicats que les ouvriers ont combattu, et ils l’ont emporté. On leur a fait des promesses ; on a crié victoire à leurs oreilles ; ils l’ont crié eux-mêmes. En fait, rien n’a été résolu définitivement : il a été seulement convenu qu’une commission nommée par le gouvernement résoudrait les questions d’organisation qui avaient été posées. La solution, bien entendu, sera conforme aux désirs des ouvriers. M. Lloyd George, qui avait joué un si grand rôle en empêchant de naître une première grève, n’en a pas joué un moindre en étouffant la nouvelle dans son germe ; il est partisan de l’intervention du gouvernement dans les conflits du travail et il ne se fait pas faute de se jeter lui-même entre les combattans pour les réconcilier ; cela lui a réussi jusqu’à présent, mais avons-nous besoin de dire que le procédé n’est pas sans péril ?

Quoi qu’il en soit, bien des choses ont sombré dans cette dernière aventure. Nous étions habitués à admirer l’organisation économique de l’Angleterre presque autant que son organisation politique, et l’une subit aujourd’hui les mêmes épreuves que l’autre. Si la Chambre des Lords est découronnée, les trade-unions sont battues en brèche, leur autorité sur les ouvriers fléchit, on ne leur obéit plus, elles sont débordées par les élémens violens du parti. Il semble bien cependant que, au moins cette fois, les ouvriers n’aient pas voulu pousser le mouvement jusqu’au bout, peut-être parce qu’ils n’avaient pas pu entraîner la majorité d’entre eux, peut-être parce qu’ils sentaient la gravité de leur mouvement. À mesure qu’on se battait, on négociait, et la paix a été rapidement faite. Tout le monde ne l’a pourtant pas acceptée tout de suite et on a continué de se battre sur plusieurs points pendant quelques jours encore. Dans le pays de Galles, qui est celui de M. Lloyd George, de nouveaux désordres ont eu lieu : on y signale, en outre, le commencement d’une campagne antisémite d’une nature assez inquiétante. La Commission gouvernementale dont nous avons parlé réussirait-elle à apaiser ces flots agités ? Sans doute : mais nous serions surpris que ce fût d’une manière définitive et, à vrai dire, le scepticisme, sur ce point, est assez répandu.

La situation intérieure de l’Angleterre est donc assez troublée. Toutefois, au milieu des difficultés qui l’assaillent, le gouvernement a conservé son sang-froid et sa fermeté. S’il n’a pas guéri des maux qui sont profonds et à l’origine desquels il n’a peut-être pas été complètement étranger, il s’est opposé au désordre et a pris rapidement toutes les mesures pour y mettre fin. Ces mesures ont été efficaces, au moins pour le moment : quant à l’avenir, à chaque jour suffit sa peine.


Parlerons-nous de la Joconde ? Certes, la disparition de l’admirable portrait de Mona Lisa est pour tous les Français cultivés un motif de douleur profonde, et ce sentiment serait partagé par le monde entier, si le tableau ne se retrouvait pas. De pareilles œuvres peuvent être, en effet, ici ou là, dans tel ou tel musée, mais elles appartiennent à l’humanité dont elles enrichissent le patrimoine et leur perte est un malheur universel. Mais la question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment la Joconde a pu être volée, comment un escroc audacieux a pu pénétrer dans le Salon carré du Louvre et en sortir sans être aperçu avec le tableau sous le bras. Un pareil fait est si extraordinaire qu’on l’aurait cru impossible : pour qu’il ait pu se produire, il faut qu’il y ait eu, ou insuffisance dans le personnel des gardiens, ou négligence coupable, ou connivence criminelle et en tout cas, comme tout le monde le répète, une indiscipline générale qui a fait de la négligence et du laisser-aller une déplorable habitude. On en voit aujourd’hui les suites.

Les journaux parlent de sanctions sévères qui seront prises ; ils désignent même les victimes ; mais quand on aura choisi quelques boucs émissaires, nous doutons fort qu’on ait pourvu au mal, car il est partout et l’administration des Beaux-Arts n’est pas seule à en être atteinte. Ce sont nos mœurs administratives et politiques qui en sont la cause ; elles ont diminué partout l’autorité, la responsabilité, le sentiment du devoir que chacun ne remplit plus qu’avec nonchalance et par à peu près. Les choses vont ainsi, elles continuent d’aller plus ou moins longtemps, jusqu’au jour où une catastrophe subite en fait apercevoir l’étendue et la profondeur : alors tout le monde s’exclame, les spécialistes donnent leurs avis et les imaginations battent les champs. Le vrai est que la Joconde a été volée parce que, personne ne croyant qu’elle pouvait l’être, elle n’était pas gardée. Tous ceux qui sont entrés au Louvre ont vu un gardien uniquement affecté aux diamans de la couronne et au Régent, qui peuvent avoir une grande valeur commerciale, mais dont la valeur d’art est à peu près nulle ; en revanche, des salles entières n’ont qu’un seul gardien, dont l’attention s’assoupit souvent et ne saurait exercer sur tous les points et à tous les momens une surveillance efficace. Il n’est personne qui n’ait été frappé quelquefois de la facilité avec laquelle on pourrait emporter un objet plus ou moins précieux. La Joconde semblait devoir échapper à ce danger par la place très en vue qu’elle occupait : mais tout peut arriver et tout arrive. On prendra certainement des mesures pour empêcher le retour de pareils accidens, et nous espérons qu’elles seront suffisantes, mais rien ne nous consolera de la perte de la Joconde. Si elle ne rentre pas au Louvre, l’administration actuelle, disons même le régime actuel en restera frappé dans l’histoire de l’art d’une écrasante condamnation.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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