Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1911

Chronique n° 1906
14 septembre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il n’y a pas de rôle plus difficile à tenir aujourd’hui que celui de prophète : aussi nous abstiendrons-nous soigneusement de toute prétention à cet égard. Les conversations ont repris à Berlin. Nous constatons le fait : bien qu’il ne soit pas, à lui seul, de nature à nous rassurer pour un avenir indéterminé, il éloigne tout danger de complications immédiates. Les journaux répètent volontiers qu’il ne faut être ni trop optimiste, ni trop pessimiste : ce cliché très banal est sans doute l’expression de la vérité.

Pendant plusieurs jours, on a été trop optimiste. Sans qu’on sache d’où venait ce bon vent et pourquoi il soufflait, la presse française et la presse allemande ont répété à qui mieux mieux que les choses allaient bien et qu’on pouvait escompter une solution favorable et prochaine. En réalité, à ce même moment, les choses n’allaient ni bien ni mal ; elles n’allaient pas du tout ; elles étaient à l’état stagnant, puisque M. Jules Cambon attendait à Paris les instructions de son gouvernement et que M. de Kiderlen contemplait à Chamonix la Mer de glace. Mais on voulait croire que tout était en bonne voie d’arrangement. Dès le retour de M. de Kiderlen à Berlin, quelques nuages ont apparu à l’horizon ; le ton des journaux s’est brusquement modifié, et des notes aigres se sont fait entendre, sans qu’on pût davantage dire pourquoi. Les propositions françaises pouvaient sans doute être pressenties sur quelques points, mais comme elles n’étaient pas encore connues, il était trop tôt pour que leur effet, bon ou mauvais, s’exerçât sur les esprits. Ces impressions avant la lettre, incertaines, variables, montraient seulement que l’opinion était toute prête à s’énerver. Du côté français, on répétait volontiers que les propositions qu’on allait faire étaient un dernier mot, et que le gouvernement allemand aurait à y répondre par oui ou par non : la confiance était même si grande à cet égard qu’on calculait que M. Cambon vERrait M. de KiderlEn un matin et qu’on aurait une solution le soir. Il y avait là, évidemment, quelque ingénuité. Du côté allemand on attendait ; mais, à mesure que se rapprochait le moment où les conversations devaient être reprises, on se montrait plus soucieux. Était-ce un jeu qu’on jouait ? Espérait-on, au moyen de ces alternatives d’abord de confiance, puis d’appréhension et presque d’inquiétude, agir sur l’opinion de manière à la fatiguer et à la rendre plus conciliante ? Ces alternatives, qu’on ajustement comparées à la douche écossaise où le chaud et le froid se succèdent à intervalles réguliers, sont assez dans la méthode germanique ; mais peut-être n’a-t-on pas, suffisamment songé à Berlin que l’effet ne s’en faisait pas moins sentir sur les Allemands que sur les Français. « Nous autres Allemands, a dit l’Empereur dans un de ses derniers discours, nous avons les nerfs les plus solides. » L’événement n’a pas confirmé cette appréciation, et il semble bien que, pour le moment du moins, les nerfs de nos voisins ont plus mal supporté que les nôtres l’épreuve à laquelle nous avons été soumis en commun.

Delà négociation elle-même, on ne sait rien officiellement ; les deux gouvernemens sont restés muets ; ils se sont mutuellement promis de garder le secret de leurs pourparlers et ils se sont tenu parole. Il serait toutefois exagéré de dire qu’on ne sait rien du tout. En dépit des précautions prises pour le garder intégralement, une partie du secret transpire. La presse toujours aux aguets, toujours à l’affût des nouvelles, a beaucoup de moyens de se renseigner. Les hommes d’État les plus discrets le sont rarement jusqu’au mutisme absolu. Un mot qu’ils laissent échapper ouvre une piste où on s’engage, et on cherche. Nous savons aujourd’hui que, contrairement aux prévisions un peu naïves dont nous avons parlé plus haut, les conversations dureront encore quelque temps. Après avoir reçu les propositions françaises, le gouvernement allemand y a-t-il répondu par des contre-propositions formelles ou par des observations qu’il a faites à certains articles ? La seconde hypothèse est la mieux accréditée ; mais que ce soit la seconde ou la première qui se soit réalisée, le fait importe peu. Il est certain que le gouvernement allemand n’a pas accepté folles quelles les propositions françaises et que, sous une forme ou sous une autre, il en a contesté quelques-unes. Cela ne veut d’ailleurs pas dire qu’il les ait rejetées, mais seulement que la discussion sur elles est ouverte : dès lors, il n’y a nullement lieu de désespérer de l’accord final, et nous restons convaincus qu’on le désire à Berlin comme à Paris, parce qu’on n’y a pas, tant s’en faut, un moindre intérêt.

Si on en croit les journaux, — et nous avons dit. dans quelle mesure il est permis de le faire, — les difficultés actuelles portent sur les questions économiques. Le gouvernement allemand se montre disposé à nous laisser toute liberté politique et militaire au Maroc, comprenant fort bien qu’en échange d’un territoire considérable il ne peut pas nous donner une seconde édition d’un papier comme celui de 1909, auquel il a enlevé lui-même toute valeur : une plus grande précision est devenue nécessaire » Sur l’étendue de la cession le territoire à laquelle nous avons consenti en principe, il y aura sans doute des discussions de détail, mais on croit généralement à l’accord final. Nous faisons en effet la partie belle, et très belle, à l’Allemagne au Congo et au Gabon : si elle ne s’en contentait pas, elle risquerait de tout perdre, et c’est une conséquence à laquelle il n’est pas probable qu’elle s’expose. Pour nous, au contraire, il y a là une des principales difficultés de la négociation. L’opinion n’acceptera pas sans peine, lorsqu’elle en connaîtra l’importance, la cession territoriale à laquelle nous aurons consenti. Le Congo, le Gabon parlent à notre imagination ; nous y avons fait de grands sacrifices ; nos explorateurs et nos soldats y ont déployé une admirable intelligence et un héroïsme plus admirable, encore ; venus ensuite, nos administrateurs en ont fait des colonies évidemment très désirables, puisque les Allemands les désirent avec tant d’âpreté. Mais qu’ont fait ceux-ci pour les obtenir ? Rien : ils n’ont dépensé ni un homme, ni un écu, ni un atonie d’intelligence coloniale : toute leur politique consiste à profiter du travail d’autrui sans s’être donné la peine d’y acquérir aucun droit. Le seul titre qu’ils y invoquent est qu’ils peuvent nous créer des embarras ailleurs et qu’ils renoncent désormais à le faire.

Mais passons : tout ce qu’on peut dire à ce sujet est déjà connu de nos lecteurs. Si l’Allemagne est disposée à nous donner politiquement carte blanche au Maroc et si nous sommes résignés à leur abandonner une partie considérable du Congo, d’où peut venir entre elle et nous le désaccord ? Il vient de ce que l’Allemagne émet, en matière économique, des prétentions inattendues. Jusqu’ici, s’appuyant sur l’Acte d’Algésiras, elle n’avait demandé au Maroc que l’égalité économique, convaincue d’ailleurs, et avec raison, que son activité commerciale et industrielle n’avait besoin que de la porte ouverte pour soutenir avec succès toutes les concurrences. Dans ces conditions, l’entente avec elle était facile, ou plutôt elle était déjà faite, et il suffisait de la consacrer une fois de plus. L’Allemagne parlait de garanties à lui donner ; nous ne voyons pas trop ce que ces garanties pouvaient être, mais, quelles qu’elles fussent, nous étions disposés à les accorder, pourvu qu’il s’agît bien d’égalité et non pas de privilège. Malheureusement, c’est un privilège que l’Allemagne revendique aujourd’hui. Sous quelle forme, nous n’en savons rien ; ce n’est vraisemblablement pas sous une forme directe et avec un but avoué ; mais le prétexte de défendre et de protéger les intérêts des Allemands au Maroc peut servir ici d’autant mieux qu’on s’est appliqué, dans ces derniers temps, à développer ces intérêts et, par des improvisations hardies, à en semer les germes sur des points du territoire où, hier encore, ils étaient inconnus. Les intérêts privés sont exigeans en Allemagne comme ailleurs, plus qu’ailleurs ; ils se mettent sous la protection des pangermanistes ; ils se servent des journaux habilement et puissamment ; quelque fort qu’il soit, le gouvernement impérial doit tenir compte de leurs prétentions et quelquefois subir leurs injonctions. Sa politique s’en ressent, au point qu’après avoir longtemps défendu au Maroc le principe de l’égalité commerciale, on la voit muer peu à peu et demander qu’à ce principe on admette dans la pratique un certain nombre d’exceptions. Ces exceptions devraient porter, semble-t-il, sur des participations qui seraient convenues et consenties d’avance, dans des proportions déterminées, à la construction des chemins de fer et d’autres entreprises d’intérêt public : le principe même de l’adjudication s’oppose à toute convention de ce genre. L’Allemagne va plus loin ; elle demande que la participation aux travaux ait pour corollaire la participation à l’exploitation qui s’ensuivra : son renoncement à toute action politique s’oppose à une concession de ce genre, car l’exploitation d’une entreprise d’intérêt général confine à la politique et même se confond avec elle. Enfin, s’il est vrai que l’Allemagne propose de partager le Maroc en deux zones, l’une au Nord, l’autre au Sud, et qu’elle réclame l’exercice de son privilège plus rigoureusement dans la seconde que dans la première, qui ne voit, à travers ces distinctions, les linéamens encore confus de divisions ultérieures possibles ? Pouvons-nous nous prêter à créer ce danger ? Non certes. Assurer à l’Allemagne au Maroc une égalité économique franche et loyale est tout ce qu’il nous est permis de faire, et c’est d’ailleurs faire beaucoup. L’œuvre que nous avons entreprise et que nous aurons à poursuivre est lourde, pénible, difficile ; elle nous a coûté beaucoup dans le passé, elle nous coûtera encore plus dans l’avenir ; il aurait donc été très naturel et très légitime que la France en tirât un avantage économique supérieur. Nous renonçons à cet avantage ; nous nous mettons nous-mêmes sur le pied d’égalité avec les autres ; n’est-ce pas assez et faudra-t-il par surcroît que nous donnions à l’Allemagne une situation privilégiée relativement aux autres puissances ? Si nous avions la faiblesse d’y consentir, il est plus que probable que les autres ne l’auraient pas, et que, pour nous épargner quelques difficultés avec l’Allemagne, nous nous en créerions avec le reste de l’Europe et du monde.

Au milieu de tout cela, que devient l’Acte d’Algésiras ? Nous regrettons cet Acte, comme nos lecteurs le savent ; mais il ne faut pas s’attarder trop longtemps à regretter les choses mortes. L’Acte d’Algésiras, n’étant plus, doit être remplacé par autre chose ; malheureusement, quand nous voudrons le remplacer, commenceront pour nous des difficultés nouvelles. Nous demandons, paraît-il, à l’Allemagne de nous aider à les vaincre, en d’autres termes, de nous donner son concours diplomatique pour amener les autres puissances à ratifier ce que nous aurons décidé dans notre tête-à-tête. Sans doute l’action combinée de la France et de l’Allemagne aura alors une grande influence ; nous avons même dit, il y a quinze jours, que cette influence serait vraisemblablement toute-puissante ; mais il n’en sera ainsi qu’à une condition, à savoir que les autres n’auront pas trop à souffrir de nos accords particuliers : dans le cas contraire, comment certains d’entre eux, si ce n’est tous, accepteraient-ils les dispositions nouvelles que nous leurs soumettrions ? De deux choses l’une, ou bien ils y opposeront un refus pur et simple, ou bien ils revendiqueront pour eux-mêmes les privilèges que nous aurons concédés à l’Allemagne. Faut-il le répéter ? notre situation future au Maroc sera telle, même si nous nous bornons à y établir l’égalité économique, que notre extrême générosité méritera peut-être un autre nom dans l’histoire. Nous aurons travaillé pour tous, ce qui est sans doute un beau rôle, mais un rôle sacrifié. Aucun autre pays au monde n’aurait pu d’ailleurs mener à bien, au Maroc, l’œuvre civilisatrice que nous y entreprenons ; les uns en auraient peut-être eu les moyens, mais n’en auraient pas eu la volonté ; les autres en auraient peut-être eu la volonté, mais n’en auraient pas eu les moyens ; à tous la politique des autres puissances aurait opposé des obstacles qui seraient restés insurmontables. A nous seuls, grâce à notre situation antérieure au Nord de l’Afrique, aux droits qui en résultent, à la liberté d’action que nous avons acquise au prix de sacrifices quelquefois très lourds, à nous seuls cette grande tâche pouvait incomber avec chance d’être accomplie. L’avantage que l’Allemagne y trouvera est si grand qu’elle devrait s’en contenter : nous y ajoutons néanmoins une cession de territoire dont elle apprécie la valeur. Quand on songe que ces résultats ne lui auront rien coûté, le monde entier reconnaîtra que nous aurons mis une grande bonne volonté à les lui assurer. Si elle a une opinion, et si cette opinion est exigeante, nous en avons une aussi, qui ne l’est guère moins : notre gouvernement aura de la peine à lui faire accepter qu’il ait tant cédé pour obtenir le droit ou la liberté de faire au Maroc de nouveaux et de plus grands sacrifices encore.

Les choses étant ainsi, on a quelque peine à comprendre que l’échec des négociations ait apparu comme possible, comme probable même, et que l’opinion s’en soit fortement émue dans les deux pays, mais incomparablement plus en Allemagne qu’en France. On y a cru, on y croit encore à un péril de guerre. Certes, si les négociations venaient à échouer, il y aurait une tension regrettable dans les rapports de Paris et de Berlin, et peut-être même davantage. Le gouvernement impérial se croirait obligé à faire quelque chose, et le gouvernement de la République n’y saurait rester indifférent ; il faudrait une grande habileté aux deux Cabinets pour échapper à des frictions ou même à des heurts d’où jailliraient des étincelles dangereuses ; mais, même alors, la guerre pourrait encore être évitée. Au surplus, nous n’en sommes pas encore là ; plusieurs étapes nous en séparent et, avant qu’elles soient traversées, on aurait le temps de se ressaisir de part et d’autre, si, comme nous en avons la confiance, de part et d’autre, on veut sincèrement la paix. L’idée de se battre pour le Congo, ou même pour le Maroc, alors que d’autres sujets de mésintelligence, infiniment plus graves, ne nous ont pas depuis quarante ans déterminés à le faire, se présente à l’esprit comme un paradoxe. Il est vrai que, lorsqu’une guerre éclate, sa vraie raison n’est généralement pas dans l’incident final qui la déclanche : on doit remonter plus haut et plus loin pour la trouver. Mais nous avons donné assez de preuves de nos dispositions pacifiques pour qu’un ne nous soupçonne pas aujourd’hui de mauvais desseins contre la paix du monde, et, si elle est troublée, ce ne sera certainement pas de notre chef.

D’où vient donc l’émotion si vive que l’Allemagne a éprouvée et dont elle n’est pas encore remise ? Elle ne vient pas de notre côté, mais du sien. Le gouvernement allemand a pris la mauvaise habitude de commencer une conversation diplomatique par un acte quasi belliqueux ; dans la pensée que son interlocuteur en éprouvera un effet psychologique qui le rendra plus conciliant, il fait entendre un bruit de sabre et de bottes qui est devenu l’accompagnement en quelque sorte obligé de toutes ses paroles : malheureusement, ce bruit ne fait plus d’effet en France et continue d’en faire en Allemagne. Dans le cas actuel, c’est l’envoi intempestif d’un navire de guerre à Agadir qui a causé tout le mal. Le gouvernement impérial a cru habile de souligner par là ses intentions d’un trait énergique. Combien il s’est trompé ! L’envoi d’un navire de guerre à Agadir, au bout de quelques jours de réflexion, a produit sur l’opinion anglaise l’effet qu’on a vu et auquel les Allemands ne s’attendaient pas. Pour ce qui est de nous, il nous a laissés très froids. La menace cachée sous ce geste ne nous a nullement émus et nous serions entrés en négociation avec l’Allemagne avec des dispositions tout aussi bonnes pour elle, meilleures même, si le geste n’avait pas eu lieu. Nous sommes devenus très raisonnables et, en dépit des erreurs de détail qui s’y produisent, notre politique extérieure est marquée à ce caractère. Mais, en Allemagne même, les allures militaires du gouvernement ont produit une impression plus profonde et plus durable que chez nous. Les difficultés diplomatiques que le gouvernement a soulevées ont paru irréductibles, et elles le sont en effet à quelques égards. Alors l’alarme a été grande et, comme on l’a vu dans les journaux, elle a pris la forme d’une panique financière. Jamais la Bourse de Berlin n’avait traversé une crise plus grave, et le contre-coup de cette crise s’est fait sentir très loin dans les-affaires privées. La liquidation de la fin du mois sera très difficile : il faudrait peu de chose pour qu’elle tournât à un désastre complet. Ces premiers symptômes d’orage ont répandu partout la terreur, et dans un grand nombre de villes, les caisses d’épargne ont été littéralement assiégées par la foule des déposans qui réclamaient leurs dépôts. Ce sont là des phénomènes curieux, inquiétans pour l’Allemagne, qui montrent que les nerfs du pays sont fort loin d’être garantis contre les impressions vives. M. de Kiderlen a affirmé, dans des conversations reproduites par la presse, que ces inquiétudes n’avaient aucune raison d’être et qu’il n’existait en ce moment aucun danger de guerre. Sa sincérité est incontestable, mais on provoque quelquefois la guerre sans le faire exprès, par simple maladresse et parce qu’on s’est mis dans une situation d’où on ne peut pas sortir autrement. Le monde financier allemand a-t-il cru que le gouvernement impérial s’était mis dans une situation de ce genre ? S’il l’a cru, nous espérons bien que l’avenir lui donnera tort.

Parlerons-nous de la grande manifestation des socialistes ? Les journaux ont varié beaucoup sur le nombre des personnes qui y ont pris part, mais elle a été imposante, et tous ceux qui ont vu les millions de mains qui se sont levées, par un mouvement unanime, pour voter la motion proposée contre la guerre ont éprouvé la secousse intérieure que donne le spectacle imprévu d’un élément déchaîné. Le calme parfait de ce meeting tenu en plein air, où la police était faite par les manifestans eux-mêmes, ajoutait encore à la manifestation quelque chose de plus impressionnant. La motion votée condamnait la guerre, en assurant qu’elle était fomentée par des capitalistes avides et par des fabricans de plaques de blindage ; elle affirmait enfin que, si la guerre éclatait, les socialistes s’y opposeraient par tous les moyens. Que valent les motions de ce genre ? Nous ne voulons pas leur donner plus d’importance qu’elles n’en ont ; nous restons convaincus qu’en cas de guerre, les socialistes allemands et les socialistes français marcheraient vaillamment les uns contre les autres et feraient leur devoir ; mais que n’aurait-on pas dit en Allemagne si, — par impossible, car l’opinion ne l’aurait pas tolérée en ce moment, — la manifestation socialiste avait eu lieu à Paris au lieu d’avoir eu lieu à Berlin ? On n’aurait pas manqué d’y voir et surtout d’y montrer une preuve éclatante de la décomposition politique, morale, militaire, où était tombé le peuple français tout entier ; on aurait dénoncé notre décadence, notre déchéance ; on aurait enfin montré avec orgueil la paille qui est peut-être dans notre œil sans voir la poutre qui est dans d’autres. Si on renonce à la comparaison, c’est qu’elle serait aujourd’hui tout à notre avantage : jamais, en effet, on nous permettra de le dire, la tenue du peuple français n’a été meilleure et plus exemplaire. Il entend fort bien les bruits de guerre qui passent sur sa tête, mais il ne s’en émeut et ne s’en trouble en aucune manière, et il continue de vaquer à ses affaires dans un calme parfait. Advienne que pourra : il est prêt à tout. Il est pacifique ; la paix correspond à ses désirs comme à ses besoins ; pour la maintenir, il fera des sacrifices, pourvu que ces sacrifices ne portent pas atteinte à ses intérêts primordiaux et à sa dignité. En attendant, il travaille. On aurait pu craindre pour lui la contagion de la panique allemande ; il y a échappé : le mouvement s’est arrêté à la frontière. Nous ne triompherons pas de ce parallèle : qui sait, en somme, s’il se maintiendrait longtemps dans les mêmes conditions ? Nous aussi nous avons nos nerfs ; mais ils ont résisté jusqu’ici à des épreuves qui en ont singulièrement agité d’autres, et c’est de quoi il nous est bien permis, sinon de nous vanter, au moins de nous féliciter.

Que conclure de ce qui précède ? Qu’il faut continuer de causer avec l’Allemagne. Aussi longtemps que les conversations se poursuivront à Berlin, nous en espérerons un bon résultat. La raison, le bon sens recevraient un démenti heureusement invraisemblable si deux gouvernemens, l’un et l’autre de bonne volonté, l’un et l’autre de bonne foi, n’arrivaient pas à s’entendre sur une de ces questions qui mettent aux prises beaucoup plus les diplomates que les peuples eux-mêmes, où plusieurs combinaisons sont possibles, où on peut transiger avec honneur. Dans un seul cas, l’obstacle serait pour nous insurmontable : ce serait si l’Allemagne maintenait ses prétentions en matière économique. Il est clair que nous ne pouvons reconnaître à aucun pays une situation privilégiée au Maroc et que, si nous le faisions, les autres ne s’y soumettraient pas. Sur tout le reste, l’accord est réalisable, parce que, au point où en sont déjà les choses, on n’est plus arrêté par des oppositions de principe et qu’il n’y a plus qu’à régler, en quelque sorte, des questions de quantités. On dit que ce sera long et nous ne nous attendons pas, en effet, à une solution immédiate ; il faut désirer pourtant que cette solution ne se fasse pas trop attendre. Que ce soit là l’intérêt de l’Allemagne, son état moral le prouve avec évidence. Nous supportons mieux l’incertitude du dénouement, mais elle pèse sur nous, et aussi sur l’Europe, qui attend et qui, à son tour, pourrait finir par s’énerver. Il est temps que ce cauchemar se dissipe : il n’a que trop duré.


Notre situation intérieure serait parfaitement calme si plusieurs régions du Nord n’étaient pas agitées par une crise qu’a suscitée le renchérissement de la vie. Les troubles ont même pris sur quelques points un caractère grave, parce que l’habitude s’est établie chez nous, depuis quelque temps, de faire intervenir la force et la violence toutes les fois qu’on a ou qu’on croit avoir à se plaindre de quelque chose. Les vignerons de la Marne et de l’Aube ont fait école : à leur tour, les ménagères du Nord parlent de « Révolution » parce que le beurre et les œufs coûtent plus cher que d’habitude.

Elles ne se rendent pas compte des causes du phénomène ; elles ne voient que le fait et elles s’insurgent contre lui en brisant les œufs, en jetant le beurre au ruisseau, en attaquant les boucheries et même les bouchers, enfin en détruisant un certain nombre d’objets alimentaires, sans se douter qu’elles en augmentent encore la rareté et par conséquent le prix. Le mal grandit, se propage ; la troupe intervient enfin pour rétablir l’ordre ; mais elle le fait trop tard, quand beaucoup de dégâts ont été commis et qu’un peu de sang a déjà coulé. Les mêmes incidens se sont produits sur plusieurs points du territoire, avec des caractères analogues, et la succession n’en paraît pas encore terminée : Paris même a été légèrement atteint. Naturellement, la Confédération générale du Travail, la fameuse C. G. T., voit dans ces échauffourées une occasion pour elle d’intervenir. Toutes les fois que des manifestations d’anarchie se produisent quelque part, elle sent qu’elle sera là dans son élément, et elle y envoie ses représentai pour augmenter le trouble et le désordre. On pense bien que le citoyen Yvetot, par exemple, n’a pas un moment l’idée de s’enquérir de la cause de la crise et d’exercer un bienveillant et impartial arbitrage entre les petits vendeurs et les ménagères : son rôle est de souffler sur le feu pour le faire flamber davantage et, quand son but est atteint sur un point, il va opérer sur un autre. Une note d’origine officieuse a paru dans les journaux pour signaler nominalement un certain nombre d’agitateurs appartenant à la C. G. T., et coupables de délits caractérisés. C’était fort bien de les dénoncer à l’opinion publique, mais il fallait les dénoncer du même coup aux parquets. On la fait sans doute, ou bien les parquets se sont spontanément saisis de l’affaire, comme c’était leur devoir ; des mandats d’arrêt ont été lancés contre Yvetot et quelques autres. Nous n’étonnerons sans doute pas beaucoup nos lecteurs lorsque nous dirons qu’on n’a plus trouvé ces messieurs au moment de procéder à leur arrestation. Le parquet, lui aussi, s’était mis trop tard en mouvement et les agitateurs de la C. G. T. avaient pris le large en négligeant de donner leur nouvelle adresse. On a arrêté, poursuivi, condamné quelques malheureux qui avaient obéi à leurs suggestions : quant à eux, ils courent encore et, quand on les rattrapera, nous aurons d’autres préoccupations. Cependant, aux dernières nouvelles, nous apprenons que le citoyen Broutchoux a été arrêté à Denain où, dans une réunion publique, il avait insolemment prêché le sabotage en temps de paix et la crosse en l’air en temps de guerre : est-ce un commencement ?

L’exhaussement des prix tient à plusieurs causes dont quelques-unes sont très sérieuses. Il n’est pourtant pas impossible que les vendeurs aient profité de l’occasion plus que de raison et si les ménagères s’étaient contentées de se mettre d’accord entre elles pour pratiquer ce qu’on a appelé « la grève des consommateurs » et ramener les prix à un taux inférieur, personne n’aurait trouvé à redire à leur attitude ; on l’aurait, au contraire, approuvée. Chacun a le droit de marchander l’objet qu’on lui offre et de ne pas l’acheter, s’il le juge trop cher : il est vrai que, dans le cas dont il s’agit, cette liberté est limitée par l’implacable besoin de manger pour vivre. Quoi qu’il en soit, la résistance de l’acheteur est légitime ; ce qui ne l’est pas de sa part, c’est la violence, la menace, les coups, la destruction des marchandises. Quant aux causes du renchérissement des objets de consommation, on n’a pas besoin d’aller la chercher dans l’accroissement de la production de l’or, qui a été extrêmement considérable depuis quelques années ; les économistes ne croient pas que, au moins maintenant, il y ait là une explication de la cherté des vivres, cherté dont l’augmentation, si elle se produisait là pour ce motif, devrait aussi se retrouver ailleurs et partout ; mais tout le monde sait que l’année agricole, après avoir bien commencé, continue mal et que la sécheresse anormale dont nous souffrons diminue notablement la production d’un grand nombre d’objets alimentaires, notamment du lait et de ses succédanés et de tous les légumes à peu près sans exception. La betterave est atteinte en France et en Allemagne ; le sucre à son tour augmente et augmentera ; toutes les ménagères pourraient se mettre en insurrection, elles ne changeraient pas une loi de la nature et n’en empêcheraient pas les effets. Ajoutons que la sécheresse n’a pas seulement atteint les foins, les légumes, etc. ; les animaux en souffrent eux aussi, et c’est à elle, du moins en partie, qu’il faut attribuer l’épidémie de fièvre aphteuse et de charbon qui s’est répandue dans le pays. On cherche des remèdes ; le gouvernement en a plusieurs fois délibéré ; il n’a pas jusqu’ici trouvé grand-chose. Il a imaginé de municipaliser certaines industries de production, non pas encore pour créer des monopoles, mais pour donner de bons exemples, influer sur le taux des prix, le régulariser. Nous sommes surpris qu’un gouvernement présidé par M. Caillaux, qui professe des principes économiques généralement sains, propose de recourir à de pareils expédiens, dont le moindre défaut serait d’ailleurs de n’avoir aucune application immédiate. Et pourquoi s’arrêter aux communes ? Pourquoi ne pas remonter jusqu’à l’État pour lui faire concurrencer les industries privées avec l’argent des contribuables ? Il est si bon producteur, si habile administrateur ! Il en a donné des preuves si éclatantes ! Tout cela est du désordre mental ajouté au désordre matériel. Le seul remède à la situation actuelle est la diminution provisoire des droits de douane. Tout le reste est inefficace et donnerait au consommateur des illusions bientôt déçues. On ne peut rien contre le renchérissement des prix quand, les besoins de l’acheteur restant les mêmes, et même allant en augmentant, les marchandises diminuent en quantité : ce sont ces quantités qu’il faut augmenter en ouvrant plus ou moins largement la porte aux marchandises du dehors.

On ne s’attendait pas, en plein XXe siècle, à voir se reproduire, même accidentellement et en petit, ces émeutes produites par le renchérissement des vivres qui étaient si fréquentes dans des temps où l’ignorance des lois économiques était plus grande et où les moyens de communication étant beaucoup moins rapides, il était plus difficile et plus lent de se procurer ailleurs les objets de consommation, dont on manquait chez soi. Ce qui vient de se passer dans les départemens du Nord montre que l’humanité est moins changée qu’on aurait pu le croire, qu’elle est peut-être aussi ignorante aujourd’hui qu’autrefois, et que, en tout cas, son premier mouvement est toujours d’obéir à ses instincts primitifs de destruction. Mais ce qui apparaît comme une leçon non moins manifeste de ces derniers événemens est la faiblesse du gouvernement en présence de ces manifestations d’anarchie spontanée. La prévision est nulle, l’action utile est insuffisante, la répression est tardive. M. Caillaux nous avait pourtant promis de gouverner.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.