Chronique de la quinzaine - 31 août 1903

Chronique n° 1713
31 août 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


L’attention se porte de nouveau sur les affaires d’Orient, où elle trouve malheureusement beaucoup de confusion et peu de lumières. On avait pu croire pendant quelques mois que le danger était, non pas conjuré, mais ajourné, et que l’Europe en serait quitte au moins pour cette année ; mais cette confiance était trop optimiste. Les périodes critiques dans les Balkans sont le commencement du printemps et la fin de l’été, c’est-à-dire avant et après les récoltes, car, dans ce singulier pays, l’insurrection tient compte des intérêts de l’agriculture et les ménage. Au printemps, il n’y a eu que des velléités qui n’ont pas abouti ; le mal, aujourd’hui, a fait explosion avec un caractère plus inquiétant ; dans les deux cas, il s’est manifesté par un symptôme identique, le meurtre d’un consul russe : après M. Tcherbina, consul à Mitrovitza, M. Rostkowsky, consul à Monastir. Il semble que l’indulgence, ou, si l’on veut, la clémence témoignée par le gouvernement russe dans le premier cas ait excité encore davantage le fanatisme musulman, au lieu de le désarmer. Il est difficile de comprendre pourquoi ce fanatisme a fait, en quelques mois, deux victimes russes, au moment où la Russie se montre sévère à l’insurrection macédonienne. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de Saint-Pétersbourg ne pouvait pas, après le meurtre de M. Rostkowsky, persister dans la longanimité dont il avait fait preuve après celui de M. Tcherbina. Son prestige, qui a peut-être souffert de son abstention systématique depuis le début des événemens, aurait fini par s’éclipser tout à fait. Il a demandé les satisfactions qui lui étaient dues ; il les a exigées ; il les a obtenues.

Ses exigences n’avaient à coup sûr rien d’excessif. La publicité qui leur a été donnée en a fait, dès le premier jour, un véritable ultimatum, au(iuel la Porte aurait bien fait de céder aussitôt, puisqu’elle devait d’ailleurs finir par là. Elle aurait peut-être échappé, en y mettant plus d’empressement, à une manifestation navale qui lui a été fort désagréable. Le Messager du Gouvernement de Saint-Pétersbourg a publié les instructions que le comte Lamsdorff avait données à l’ambassadeur russe à Constantinople. Cette démarche montrait de la manière la plus significative qu’il était résolu à ne pas reculer d’une ligne et qu’il brûlait en quelque sorte ses vaisseaux. Il fallait donc que le Sultan s’exécutât, faute de quoi on était décidé à lui forcer la main. Il avait tout de suite exprimé des regrets, des condoléances, des excuses ; mais on ne pouvait pas se contenter, à Saint-Pétersbourg, de satisfactions aussi platoniques, et c’est ce que le comte Lamsdorff s’est empressé de faire savoir au comte Zinovieff. « J’ai montré, a-t-il dit, de l’indulgence lors du meurtre du colonel Tcherbina, parce que le meurtrier était un Albanais, dont la race se trouvait en état de rébellion contre le Sultan. L’attentat de Monastir a un tout autre caractère et demande le plus rigoureux avertissement. Le Tsar ordonne donc que vous repoussiez toute vague promesse au sujet des satisfactions suivantes : le châtiment extrême et immédiat du meurtrier du comte Rostkowsky ; l’arrestation et la punition exemplaire de l’individu qui a tiré sur la voiture du consul ; la production de pièces positives sur le bannissement réel du vali de Monastir ; la punition sévère de tous les fonctionnaires civils ou militaires responsables de ce meurtre. » On remarquera que, dès la première heure, le gouvernement russe n’hésitait pas à affirmer qu’il y avait d’autres responsabilités que celle du meurtrier. Ces responsabilités étaient peut-être indirectes, mais elles étaient réelles : elles venaient de la faiblesse, de l’incurie, de la complaisance secrète d’un assez grand nombre de fonctionnaires ottomans. Au reste, ce n’est pas sur tous ces points qu’il devait être le plus difficile à la Russie d’obtenir satisfaction. Deux hommes ont été immédiatement exécutés. Le vali de Monastir a été banni. Une vingtaine de fonctionnaires ont été destitués. En un mot, la Porte a fait, en ce qui concerne les personnes, tout ce qu’on lui demandait. Mais les exigences russes ne s’arrêtaient pas là : il y en avait qui portaient sur les choses. Elles avaient pour objet de prévenir le retour des incidens qui avaient produit à Saint-Pétersbourg, ou plutôt dans le monde entier, une si douloureuse émotion.

Nous avons exposé, à la suite des effervescences révolutionnaires du printemps dernier, le programme des réformes que la Russie et l’Autriche ont imposées à la Porte, avec l’appui diplomatique des autres puissances. L’impression générale a été alors que ce programme était très anodin, et qu’il n’arrêterait pas longtemps les impatiences de la révolution macédonienne ; mais qu’il valait mieux que rien, et que, s’n était loyalement exécuté, il pourrait aider à traverser la crise actuelle avec moins de dolences. Le programme contenait un certain nombre de réformes, dont les principales se rapportaient à la perception des impôts. On avait songé à donner à la Macédoine une sorte d’autonomie fiscale, en ce sens que les impôts qu’elle payait seraient employés au fonctionnement de ses services administratifs, à l’exception d’un prélèvement destiné à la Porte. Les consuls des puissances devaient surveiller l’exécution du régime nouveau. Mais qu’a-t-on fait pour réaliser ces belles promesses ? Absolument rien. Aujourd’hui, c’est-à-dire au lendemain de la récolte, la situation est la même qu’auparavant, et les malheureux paysans macédoniens se sentent exposés, ou plutôt condamnés aux exactions dont ils ont une cruelle habitude. Si quelque chose a contribué à l’insurrection, en préparant aux révolutionnaires un terrain favorable, assurément c’est cela.

Une fois encore on a pu constater que le Sultan était d’autant plus empressé à donner sa parole qu’il était mieux décidé à ne pas la tenir. Nous reconnaissons les difficultés de la situation, même pour lui : il s’en faut de beaucoup qu’il puisse faire tout ce qu’il voudrait ; mais encore faudrait-il qu’il voulût sérieusement faire quelque chose. Dans un édifice aussi vermoulu et pourri que celui de son empire, les moindres réparations sont dangereuses ; pourtant elles sont nécessaires, et il en est quelques-unes qui sont particulièrement urgentes. On ne saurait reprocher à l’Autriche et à la Russie d’en avoir démesurément grossi le programme. Elles n’ont pas demandé beaucoup ; on ne leur a rien donné. Leurs consuls ont fait des enquêtes, notamment dans le vilayet de Kossovo : qu’en est-il résulté ? L’arrestation des paysans qui leur avaient dénoncé les cruautés ou les pillages des Turcs. Les rares fonctionnaires qui essayaient de prendre les réformes au sérieux étaient aussitôt cassés aux gages, et l’inspecteur général Hilmi-pacha, qu’on ne pouvait pas traiter de la même manière, se sentait impuissant. Telle était, telle est encore la situation en Macédoine. Il était donc naturel que la Russie, mise en demeure d’assumer une initiative énergique après le double assassinat de ses consuls, ne se bornât pas à exiger la punition de quelques individus, et qu’elle cherchât à atteindre le mal dans sa racine. Elle a demandé la mise en liberté des Bulgares qui avaient été indûment arrêtés et emprisonnés, le rétablissement dans leurs fonctions des fonctionnaires qui avaient été arbitrairement évincés, et enfin, comme garantie de l’ordre pour l’avenir, la nomination immédiate et à poste fixe, dans la gendarmerie et dans la police, d’officiers étrangers capables d’aider à la réorganisation de ces services. Il est regrettable que le gouvernement russe ait cru devoir demander en outre qu’une réprimande fût infligée à Hilmi-pacha, d’abord parce que l’inspecteur général paraît avoir été sincère dans sa bonne volonté et que ce n’est pas sa faute si elle a été paralysée en haut lieu ; ensuite, parce qu’un blâme ne peut que diminuer son autorité, qui n’est déjà pas bien grande, et qui aurait besoin de l’être, dans la situation infiniment difficile où il se trouve. Mais peut-être a-t-on pensé à Saint-Pétersbourg qu’on comprendrait à Constantinople par qui la réprimande était méritée, et jusqu’à qui elle devait légitimement remonter.

C’est ici qu’est intervenue la manifestation navale de la Russie. La Porte prodiguait les assurances de bon vouloir, mais s’en tenait là. On s’est décidé, à Saint-Pétersbourg, à mettre fin à ses hésitations et tergiversations en usant d’un procédé qui réussit toujours auprès du Sultan, et dont nous avons usé récemment nous-mêmes, dans une circonstance de moindre intérêt à coup sûr, en envoyant quelques navires à Mitylène. La Russie a opéré dans la Mer-Noire. elle a envoyé ses vaisseaux à l’entrée du Bosphore, — on dit même qu’un contre-torpilleur y a pénétré, — et cette fois encore, le succès de la démonstration y a été complet et instantané. Le Sultan a pris très vivement son parti ; il a cédé sur tous les points ; il a promis tout ce qu’on voulait. Il y a lieu d’espérer qu’il tiendra des promesses faites dans de pareilles conditions, et ne s’exposera pas, de la part de la Russie, à une nouvelle démarche, qui devrait être naturellement plus décisive. Certes, la Russie n’a nul désir de la faire ; elle a prouvé surabondamment depuis quelques mois qu’elle était favorable aux réformes, mais non pas à la révolution dans les Balkans ; elle a poussé la patience jusqu’aux dernières limites. Mais enfin elle les a atteintes. Son intervention était si naturelle, si légitime, qu’elle n’a produit de susceptibilités nulle part.

Évidemment, la Russie n’a rien fait sans en avoir avisé le gouvernement austro -hongrois et sans s’être mis d’accord avec lui. Mais, à Vienne et ailleurs, on ne pouvait qu’approuver son initiative, d’autant plus qu’on était sûr qu’elle resterait prudente, et que l’indispensable seul serait fait. Il y a eu toutefois, à la première nouvelle de la démonstration navale, une inquiétude assez vive, mais très rapidement dissipée, dans un certain nombre de journaux européens, et il faut reconnaître qu’elle avait quelque raison d’être, non pas qu’on se défiât des intentions de la Russie, mais parce que les événemens obéissent à une logique propre sur laquelle les intentions ont quelquefois peu de prise. L’espoir persistant, la chimère, le rêve des révolutionnaires bulgares est qu’un jour ou l’autre l’Europe sera obligée d’intervenir, et que cette obligation s’imposera à la Russie plus impérieusement encore qu’aux autres puissances. Ne serait-ce pas pour elle renoncer à toutes ses traditions historiques que de s’abstenir jusqu’au bout, et de laisser les populations macédoniennes en proie aux rudes répressions dont la Porte est coutumière ? Combien de sang faudra-t-il répandre pour que l’Europe, et plus particulièrement la Russie, sortent de leur inertie ? Ce sang, quelle qu’en soit la quantité, on le verserai C’est ainsi que raisonnent les insurgés. On a vu déjà, il y a quelques mois, à Salonique, de quoi ils étaient capables ; on vient de le voir de nouveau à Kouteli-Bourgas. Quand ils ont appris que la Russie envoyait des navires dans les eaux ottomanes, leur imagination s’est donné carrière : ils ont cru, ils ont voulu croire que leurs espérances obstinées commençaient enfin à se réaliser, que la Russie serait entraînée bon gré mal gré plus loin qu’elle ne voulait aller, que les circonstances seraient plus fortes que sa diplomatie. Ils se trompaient, et la Russie a bien montré qu’elle restait maîtresse de sa politique. Il n’en est pas moins vrai que l’arrivée de ses vaisseaux à proximité du Bosphore a coïncidé avec l’extension subite de l’insurrection au vilayet d’Andrinople, et on a pu se demander s’il y avait là simple coïncidence, ou s’il n’y avait pas plutôt relation de cause à effet. La prompte soumission de la Porte et le rappel des navires russes ont dissipé sans doute, au moins pour le moment, les illusions des insurgés bulgares ; mais on a pu voir une fois de plus combien, dans ce pays où les matières inflammables sont partout à fleur de terre, il est dangereux de jouer avec le feu. L’insurrection, — peut-être est-il plus exact de dire l’anarchie révolutionnaire, — s’étend aujourd’hui depuis la mer Adriatique jusqu’à la Mer-Noire. L’insécurité, la panique, la terreur sont partout, et ces sentiments ne sont que trop justifiés. Le mal est si profond que le premier effet des remèdes qu’on cherche à lui appliquer semble être d’en augmenter l’acuité et l’intensité, comme il arrive chez certains malades où, si on les applique à un organe, ils en altèrent un autre et aggravent l’état général. Et c’est ce qui rend, non seulement en Europe, mais peut-être aussi à Constantinople, — car il faut faire la part de tout, — les bonnes volontés si hésitantes et si peu efficaces.

Nous l’avons déjà dit, et cela reste toujours vrai, la Russie et l’Autriche peuvent sans doute être débordées un jour par le mouvement, mais elles font sincèrement tout ce qui dépend d’elles pour l’enrayer. L’une et l’autre sont occupées ailleurs, et ne veulent pas se laisser déranger de ce qu’elles considèrent comme des intérêts vitaux. Les affaires d’Extrême-Orient absorbent l’attention et une grande partie des ressources des Russes. Leur situation instable, mal assise, incertaine, en Mandchourie impose à leur diplomatie une tâche qui ne leur permet guère d’en aborder en même temps une autre. Il était question, il y a quelques jours encore, de complications possibles : nous n’y avons pas cru, mais encore faut-il au gouvernement de Saint-Pétersbourg une vigilance de tous les instans pour ménager les susceptibilités des autres puissances, et échapper à des froissemens qui pourraient dégénérer en conflits. On parlait des impatiences du Japon, qui, ayant conclu avec l’Angleterre une alliance de cinq années, ne voudrait pas en attendre le terme sans avoir fait quelque chose en Corée. L’Angleterre n’a certainement aucune idée de se prêter à ces ardeurs intempestives de la politique japonaise, si tant est qu’elles existent ; et, comme, à tout prendre, ses engagemens avec le Japon ne l’obligent à lui porter secours que s’il se trouve aux prises avec deux puissances, il semble bien que cette condition ne soit pas près de se réaliser. Mais l’Angleterre elle-même, quel que soit son désir de s’entendre avec la Russie, et bien que lord Cranborne ait déclaré récemment à la tribune que celle-ci ne la trouverait pas intransigeante, se préoccupe à la fois du silence qu’on garde avec elle à Saint-Pétersbourg, et de la prolongation en Mandchourie d’une occupation dont personne n’aperçoit encore le terme. Enfin, il y a les États-Unis, qui prennent depuis quelque temps un très vif intérêt aux affaires de Chine, et où l’opinion, sujette à des soubresauts assez violens, se déchaînait, il y a quelques semaines, contre une situation qu’elle jugeait intolérable. La prudence et l’habileté de la Russie ont dissipé pour le moment tous ces nuages, mais elle ne les a pas dissipés pour toujours, et c’est du côté de l’Extrême-Orient qu’on regarde à Saint-Pétersbourg, beaucoup plus que de celui des Balkans.

Quant à l’empereur François-Joseph, son esprit n’est pas assiégé par des préoccupations de politique extérieure, mais bien de politique intérieure, et, quelque habitué qu’il soit à leur gravité, il ne peut guère se méprendre sur ce qu’elle a cette fois d’exceptionnellement inquiétant. Il vient de passer une semaine à Pest, aux prises avec un problème dont il semble avoir constaté le caractère insoluble, puisqu’il s’en est allé sans l’avoir résolu, laissant derrière lui une situation provisoire dont il est difficile de dire si le temps en atténuera ou n’en accroîtra pas plutôt les périls. La mort du pape Léon XIII et l’élection de son successeur nous ont un peu détourné de ces affaires austro-hongroises, si compliquées, si embrouillées, et nous ont empêché d’en parler avec les développemens qu’elles méritent. Nous avions laissé le comte Khuen-Hedervary dans un grand embarras en face des exigences du parti de l’indépendance, qui avait désavoué son chef, M. Kossuth, et qui, obéissant à des influences extrêmes, abordait le programme de ses revendications par le point le plus difficile, le plus délicat, le plus difficilement admissible, à savoir la constitution d’une armée hongroise autonome. M. Kossuth, abandonné par ses soldats au nom desquels il avait cru pouvoir traiter, s’était fièrement retiré sous sa tente, et M. Barrabas parlait au nom du parti, annonçant que l’obstruction recommencerait, si on ne lui donnait pas pleine et entière satisfaction. Tout d’un coup, un incident imprévu a éclaté et a changé l’état de l’échiquier politique et parlementaire. Un membre du parti de l’indépendance est monté à la tribune et y a apporté la preuve matérielle d’une tentative de corruption dont il avait été l’objet, de la part de qui ? Du gouvernement sans doute : n’est-ce pas toujours du gouvernement que viennent les tentatives de corruption ? Il n’en était pourtant rien cette fois, et la correction personnelle du comte Khuen paraît bien avoir été mise hors de doute ; mais sa situation politique, déjà si ébranlée avant l’incident, s’est trouvée irrémédiablement compromise après. Il l’a senti et a donné sa démission, que François-Joseph a acceptée. Le cours nouveau imprimé aux esprits par cette affaire de corruption a ramené la concorde dans le parti de l’indépendance ; M. Kossuth en a repris la direction, et a accepté toutes ses revendications ; ce n’est pas son parti qui s’est réconcilié avec lui, mais lui qui s’est réconcilié avec son parti et qui en partage dorénavant l’intransigeance. Telle est la situation que François-Joseph avait et qu’il a encore à dénouer : rarement tâche plus laborieuse est échue à un souverain constitutionnel. Les faits parlaient suffisamment d’eux-mêmes : néanmoins beaucoup d’orateurs ont parlé aussi, et très éloquemment, mais non pas plus clairement. Il faut signaler, parmi tant de discours, celui du comte Albert Apponyi, président de la Chambre, depuis longtemps l’espoir de son parti et même des autres, toujours sur le point de devenir ministre et toujours réservé à des destinées ultérieures. Il a fait entendre, sur un mode adouci, des revendications analogues à celles du parti de l’indépendance, et la seule concession qu’il ait faite a été de dire qu’il n’était peut-être pas indispensable, ni même possible de les réaliser toutes en même temps. Aujourd’hui, c’est l’autonomie militaire qui est en cause. Le parti de l’indépendance veut une armée exclusivement hongroise, c’est-à-dire commandée en langue hongroise par des officiers hongrois, réforme profonde et radicale qui, le jour où elle sera faite, risque d’affaiblir la défense nationale dans une de ses conditions essentielles, à savoir son unité. Au lieu de l’armée aujourd’hui commune aux deux parties de la monarchie, il y en aurait deux, qui marcheraient de conserve, soit, mais distinctes l’une de l’autre, et sous des drapeaux différens. Ce serait le dualisme militaire après le dualisme politique : on comprend que François-Joseph recule devant cette perspective. Le vieux souverain, inquiet, attristé, un peu découragé d’avance, est venu à Pest, et c’est la première fois, croyons-nous, qu’il s’y rend pour dénouer une crise de ce genre. Mais il n’a pas encore réussi à dénouer celle qui est pendante, et il en a remis la suite à une date ultérieure, après les manœuvres de septembre. En attendant, le comte Khuen-Hedervary reste à la tête des affaires, dans la situation certainement la plus fausse, la plus déconcertante et, on peut le dire, la plus désemparée où jamais homme politique se soit trouvé.

Voilà pourquoi ni la Russie, ni l’Autriche ne veulent pour le moment être mêlées aux affaires de Macédoine. Elles en ont d’autres ailleurs, qui leur suffisent. L’accord qu’elles ont conclu en 1897 pour maintenir le statu quo dans les Balkans et s’interdire d’y rechercher des avantages exclusifs reste très solide, au moins dans leurs intentions. Quant à l’avenir, et peut-être même à un avenir prochain, nul ne peut le prévoir. L’insurrection gagne et se propage. Boris Sarafoff en a pris le commandement suprême, et il ne recule devant l’emploi d’aucun moyen, pas plus de la dynamite que du fusil. La question est de savoir si le veto de la Russie et de l’Autriche continuera de peser sur la Bulgarie et sur la Serbie d’une manière efficace, et leur imposera jusqu’au bout une abstention qui, de la part de la première, est plus apparente que réelle. Quant à la Turquie, elle se défend. On l’accuse naturellement de le faire par des procédés barbares : la vérité est que tout le monde emploie des procédés barbares dans les Balkans.

Nous voudrions ne pas parler de l’attitude de la Grèce ; mais alors il manquerait un trait essentiel au tableau de la situation. On ne le verrait pas dans son ensemble. On ne comprendrait pas combien les races chrétiennes des Balkans se détestent les unes les autres, au point qu’il n’en est aucune qui ne préfère la domination de la Porte à celle d’une quelconque de ses rivales. La Grèce n’a rien à craindre aujourd’hui de la domination ottomane ; elle en a été affranchie, mais elle oublie trop facilement par quels moyens elle l’a été. Tous les journaux de l’Europe ont rapporté une conversation que le nouveau président du Conseil, M. Rallys, a tenue récemment aux membres du corps diplomatique, et, puisqu’elle n’a pas été démentie, il faut bien la tenir pour exacte. M. Rallys a très durement qualifié les tendances révolutionnaires des Bulgares macédoniens et exprimé l’avis que, si l’Europe laissait faire la Porte, celle-ci en aurait bientôt fini avec une insurrection qui menace la sécurité de tous. Nous ne voulons rien dire de désagréable à M. Rallys, et encore moins à son pays, mais un pareil langage a de quoi surprendre de la part d’un ministre hellène. Si, dans une histoire qui n’est pas encore bien ancienne, l’Europe avait laissé toute liberté d’action à la Porte, d’autres insurrections que celle de la Macédoine auraient été assez aisément écrasées dans leur germe, et certaines nationalités, d’ailleurs très sympathiques, qui se sont réveillées d’un long sommeil et ont été reconstituées entre les flots bleus de la mer Egée, attendraient encore l’heure de l’indépendance. Plus récemment encore, que serait-il arrivé si l’Europe n’avait pas arrêté l’armée ottomane victorieuse, et déjà sur la route d’Athènes ? Nous savons bien la distinction qu’on établit dans cette capitale toujours ingénieuse. Tout ce qu’on fait pour la Grèce est bien, tout ce qu’on fait pour la Macédoine est mal. Et pourquoi ? Parce que la Grèce a décidé dans son esprit que la Macédoine était à elle depuis Philippe et Alexandre, et que ce serait un crime contre la philosophie de l’histoire, contre l’ethnographie, contre la nature elle-même, de permettre qu’une parcelle quelconque en tombât entre les mains des Serbes ou des Bulgares, ou encore qu’elle se constituât en nation indépendante. Aucune de ces solutions ne saurait être acceptée à Athènes, où l’on ressent à coup sûr contre Boris Sarafoff et ses pareils plus de colère et de haine qu’on ne le fait à Constantinople. La Grèce n’a en ce moment qu’un désir, à savoir que la Turquie frappe très fort, toujours plus fort sur la malheureuse Macédoine, de manière à décourager ses aspirations à l’autonomie, et à la garder intégralement, comme un dépôt confié à sa fidélité, jusqu’au jour où elle sera en mesure de le recueillir ou de s’en emparer elle-même. Cette conception de l’avenir qui attend nécessairement la Macédoine est celle de tous les Hellènes : rien n’a pu affaiblir chez eux une espérance qui a toute l’ardeur d’une foi quasi-mystique. On leur disait, encore l’autre jour, au Parlement anglais, que leur race était aujourd’hui en minorité en Macédoine. Ils ne le croiront jamais ; il n’y a pas de parole gouvernementale, il n’y a pas de statistiques officielles qui puissent les convaincre. Le malheur est que les Bulgares ne sont pas moins convaincus, et sans doute à plus juste titre, qu’ils sont les plus nombreux en Macédoine, et que les Serbes ont de bonnes raisons de croire qu’ils dominent dans une notable partie du pays. Comment mettre d’accord tant de prétentions différentes et opposées ? Bien hardi qui l’entreprendrait ! Bien habile qui y réussirait ! Mais on peut voir par l’exemple des Grecs, devenus les meilleurs amis de la Porte contre l’ennemi commun, le Bulgare, à quel point la conscience s’obscurcit sous les atteintes de l’égoïsme, surtout lorsque l’égoïsme parvient à se déguiser en patriotisme. N’importe : les Grecs feraient bien de ne pas donner à leurs sentimens une expression aussi publique. Quant à ces sentimens eux-mêmes, nous n’aurons pas la naïveté de les leur reprocher : ils sont généraux dans les Balkans. Tout le monde y est pour la Turquie contre le voisin chrétien ; et, il faut bien le dire, si la Turquie n’était pas là pour faire la police, et l’Europe pour maintenir un peu d’humanité au milieu de ces races jalouses et ambitieuses, on verrait entre elles des massacres qui rappelleraient ceux du moyen âge. Il résulte de tout cela que les questions orientales ne peuvent être résolues que d’une manière lente, partielle et provisoirement insuffisante ; mais qu’y faire ? Les solutions logiques, radicales et rectilignes, si on voulait y recourir, augmenteraient partout le désordre et feraient couler des torrens de sang. La sécurité du reste de l’Europe finirait elle-même par en être troublée. Or, l’Europe, après avoir tant fait pour les nationalités orientales, et quelque disposée qu’elle soit à ne pas abandonner son œuvre et à faire davantage encore, a pourtant bien le droit de songer aussi à sa propre tranquillité.

Il est permis d’espérer, malgré les mauvaises apparences actuelles, que le danger immédiat pourra être conjuré ; mais il renaîtra sûrement si la Porte ne profite pas des accalmies relatives qui s’offrent à elle pour opérer les modestes réformes qui lui ont été demandées. elle a eu quelques mois après les alertes du printemps dernier, et n’en a pas profité. Si elle continue dans ce système d’atermoiemens et d’inaction, elle perdra la Macédoine. De ce dénouement fatal, la date seule est incertaine. Nous en serions d’ailleurs tout consolés, si une Macédoine déclarée indépendante, mais convoitée furieusement et menacée par tous ses voisins, pouvait contribuer au maintien de la paix dans les Balkans. Par malheur, nul ne peut le croire. C’est pour cela que la Porte aurait encore beau jeu, si elle comprenait bien ses intérêts et si, — ce qui est encore plus douteux, — elle était capable de se réformer elle-même.


Nous ne saurions laisser disparaître, sans en saluer le souvenir, la figure très considérable de lord Salisbury. Depuis plus d’une année déjà, lord Salisbury avait pris sa retraite, et, depuis un peu plus longtemps peut-être, il avait cessé d’être pleinement ce qu’il s’était montré dans les beaux jours de sa carrière politique. L’âge s’était fait sentir sur sa tête, et aussi le chagrin d’un deuil très douloureux. On sentait en lui comme une sorte d’abattement. Il est possible encore que certaines tendances d’une politique nouvelle, dont il avait encouragé les débuts, mais dont les développemens étaient de nature à l’inquiéter, lui aient causé des soucis d’autant plus sérieux qu’il ne se sentait plus la force de les modérer. Quoi qu’il en soit, il a préféré se retirer des affaires et mettre, comme le sage antique, un intervalle de recueillement entre l’activité de la vie et le repos final de la mort.

Sa carrière politique a été racontée partout : nous n’y reviendrons pas. Il a rendu de précieux services à son pays et à son parti, et assisté au plein épanouissement de l’un et de l’autre. Cependant le parti conservateur, devenu unioniste, subit incontestablement une crise, et il est plus faible aujourd’hui qu’il ne l’était hier. Quant à l’Angleterre, l’avenir seul dira si la politique qui l’a fait entrer dans les voies de l’impérialisme lui a été bonne et salutaire. L’impérialisme a jeté et jette encore beaucoup de feux brillans ; mais il est trop tôt pour le juger, et tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’il a déjà profondément modifié les vieilles traditions de l’Angleterre, soit au dehors, soit au dedans : qui sait même s’il ne les a pas faussées ? L’initiateur de ce mouvement, Disraëli, a porté dans sa politique autant d’imagination que dans ses romans. Il a rattaché à ce mot d’empire des idées toutes nouvelles, en même temps qu’il en a fait sortir une couronne, pour la placer sur la tête de la reine Victoria. C’est lui qui l’a sacrée impératrice des Indes. Pourquoi des Indes seulement ? L’empire britannique s’étend bien plus loin. Mais le titre avait en soi « on prestige, et la politique générale s’en est ressentie. Lord Salisbury s’était défié longtemps de Disraëli ; il s’était séparé de lui ; il l’avait combattu. Tout d’un coup, après la dernière guerre turco-russe, une même conception des intérêts britanniques les a subitement et intimement rapprochés. On sait comment lord Salisbury a remplacé lord Derby au ministère des Affaires étrangères ; comment il a arrêté la Russie au milieu de sa victoire ; comment il a frappé de caducité le traité de San Stefano ; et enfin quel rôle il a joué au Congrès de Berlin en 1878, à côté de Disraëli devenu lord Beaconsfield. A leur retour à Londres, ils ont été acclamés l’un et l’autre avec enthousiasme ; ils avaient, disait-on, sauvé la paix et l’honneur. Ils rapportaient à leur pays l’île de Chypre, cadeau inutile. Mais, s’ils s’étaient proposé d’arrêter les progrès de la Russie en Orient, il faut avouer qu’ils y avaient réussi, plus même peut-être qu’ils ne l’avaient cru, et pour longtemps. Ce qu’ils n’avaient pas pressenti, c’est qu’après l’avoir détournée de l’Orient méditerranéen, ils la retrouveraient plus forte et plus envahissante, après quelques années, dans l’Extrême-Orient asiatique. La prévision humaine a des limites. Après la mort de Beaconsfield, nul ne pouvait disputer à lord Salisbury la direction du parti conservateur, et, certes, elle n’a pas jusqu’à ces derniers temps faibli entre ses mains. Mais, quelque soin qu’il apportât aux affaires intérieures, lord Salisbury se croyait avant tout un diplomate, et il n’avait pas tort. Il regardait comme la tâche principale d’un homme de son nom, de son rang, de son mérite, de présider aux relations internationales de son pays, et de le rendre plus grand et plus puissant dans le monde. Il s’est acquitté de cette tâche avec une intelligence ferme et un bon sens robuste qui devaient en assurer le succès. Nous l’avons trouvé, tantôt devant nous, tantôt contre nous, sur beaucoup de points du monde. Il a toujours poussé à son terme extrême la défense des intérêts et des droits de l’Angleterre, ce qu’on ne saurait lui reprocher, et une fois seulement, à Fachoda, il a mis la paix en péril. Malgré ce que ce dernier souvenir a de pénible, nous rendons à lord Salisbury la justice que, doué d’un esprit très élevé, très cultivé et, si on nous permet le mot, profondément civilisé, ayant de plus une âme un peu hautaine, mais haute, il répugnait aux violences, s’efforçait de les écarter de ses moyens d’action, et n’y recourait enfin que lorsqu’il ne voyait pas la possibilité de faire autrement. On a eu plus d’une fois l’impression que, s’il n’avait pas été là, la paix de l’Europe aurait couru de sérieux périls. Il n’a pas respecté de même la paix de l’Afrique australe. Une autre volonté que la sienne s’était immiscée dans le gouvernement, et y avait apporté des procédés d’un nouveau genre. L’impérialisme poussé à outrance produisait déjà quelques-uns de ses effets logiques. De ce moment date le déclin de lord Salisbury.

Il portait dans son éloquence le naturel parfait qui était dans ses manières et dans sa conversation, mais aussi cet humour à la saveur relevée et parfois amère, cette parole sarcastique et mordante, voisine du persiflage, qui semblait tenir à la tournure même de son esprit. Foncièrement aristocrate sous les dehors les plus simples, il ne ménageait personne, et le mot qui s’échappait de ses lèvres tombait de tout son poids sur la tête du pauvre monde, qu’il meurtrissait quelque peu. Lord Salisbury n’y prenait pas garde. Il avait à coup sûr quelque dédain, au moins quelque indifférence pour les autres, mais aucune malveillance réfléchie et consciente. Il n’a jamais cherché un conflit. On n’a jamais pu lui attribuer, sinon une parole prononcée, au moins une action faite avec l’intention de blesser. Enfin, on sentait en lui cette supériorité très sûre d’elle-même qui tient à l’habitude de vivre dans la région des grandes affaires, en face de responsabilités courageusement assumées. Aucun homme d’État britannique, peut-être parce que quelques-uns d’entre eux sont encore jeunes, n’a hérité de son autorité morale. Tous ceux qui écriront l’histoire de l’Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle diront qu’elle se résume en Disraëli, Gladstone et Salisbury. Avec des qualités et des défauts différens, ils ont été tous les trois de la même taille, qui semble supérieure à celle de la génération actuelle. C’est pourquoi la disparition du dernier d’entre eux inspire un peu de la tristesse que provoque toujours celle d’un homme qui a été, en somme, un noble spécimen de sa race et un acteur de premier plan sur le théâtre du monde.


FRANCIS CHARMES


Le Directeur-Gérant,

FERDINAND BRUNETIERE.