Chronique de la quinzaine - 31 août 1882

Chronique no 1209
31 août 1882


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


Quel est le caractère, quelle sera l’influence de cette trêve que les partis ont voulu s’accorder les uns aux autres, qu’ils ont accordée au cabinet nouveau en prenant un congé de quelques mois ou de quelques semaines ? que sortira-t-il de cette situation où toutes les querelles semblent suspendues et ajournées plutôt qu’apaisées ? Ce qu’il y a de plus clair et de plus apparent d’abord, c’est que la trêve existe ; elle a été acceptée d’un consentement tacite et unanime, après une longue crise de pouvoir, à l’avènement d’un ministère dont l’apparition a été le signal désiré de la détente et de la dispersion. Aussi bien il était temps de mettre fin à une session qui, après avoir commencé si bruyamment et avoir dévoré deux cabinets en quelques mois, menaçait de se perdre dans la confusion, sans avoir produit une œuvre sérieuse et utile. On n’avait pas le choix ; on s’est mis d’accord d’une manière provisoire, si l’on veut, pour éviter de prolonger le spectacle d’agitations stériles et pour laisser le répit des vacances à un ministère né péniblement de la nécessité du moment ou de l’impossibilité de toutes les autres combinaisons. C’est ce qu’on peut appeler la trêve de la lassitude, et tant que la lassitude durera, ou tant que les vacances se prolongeront, la trêve pourra se maintenir, mais il est bien évident que les difficultés ne sont qu’ajournées, que les querelles qui ont fatigué l’opinion depuis quelques mois se reproduiront, que toutes les crises de parlement et de gouvernement renaîtront si, à la rentrée des chambres, les partis dominans reviennent avec leurs passions et leurs préjugés, tout prêts à recommencer leurs tristes et stériles campagnes de politique extérieure aussi bien que de politique intérieure. On ne sera pas plus avancé si, d’ici à une session nouvelle, députés et sénateurs n’ont pas profité de ces quelques semaines de répit et de trêve pour étudier de plus près les sentimens réels, les vrais intérêts du pays qu’ils ont l’ambition de représenter et de gouverner.

C’est sans doute l’éternelle prétention des partis dominans de prendre leurs rêves pour des réalités, de se figurer que seuls ils sont le pays, que le pays ne pense et ne parle que par eux, que tout ce qu’ils mettent dans leurs programmes est le vœu de l’opinion. S’il y a aujourd’hui, au contraire, un phénomène frappant, c’est le contraste entre toutes ces incohérences, toutes ces turbulences prétendues républicaines qui agitent le parlement, et l’état réel de l’opinion en France. Les républicains, qui règnent évidemment depuis quelques années, semblent n’avoir d’autre politique que de tout ébranler sous prétexte de tout réformer. Ils sont un peu comme ce sous-préfet qui, arrivant au lendemain d’une révolution dans une ville de province, témoignait un étonnement naïf de voir cette ville fort paisible et trouvait que ce n’était pas la république. Les républicains d’aujourd’hui, sans être précisément naïfs, sont un peu ainsi ; ils ont le goût naturel du bouleversement. Depuis qu’ils sont au pouvoir, ils ont voulu toucher à tout, à la constitution, à l’armée, à la magistrature, à l’enseignement, à l’administration, aux finances, aux chemins de fer, même aux noms des rues, et comme ils sont aussi inexpérimentés qu’impatiens dans leurs réformes, ils finissent le plus souvent par se perdre dans une impuissance agitée. Ils renouvellent incessamment le spectacle qu’ils ont offert depuis un an : ils ont essayé de tout remuer, ils n’ont rien fait en définitive, et ils ont quelquefois compromis par leurs passions les vraies réformes qu’ils auraient pu réaliser avec profit. Le pays, quant à lui, le vrai pays, étranger par tempérament et par nécessité aux partis, ne vit point assurément de cette vie factice et turbulente. Il a voté et il vote encore pour la république, puisqu’il ne voit pas d’autre régime possible. Tout ce qu’il demande à la république, c’est de lui donner la sécurité, de ne pas l’inquiéter violemment dans ses mœurs, dans ses croyances, dans ses intérêts. Il est tout entier à son travail, à ses industries, à ses négoces, à sa vie simple et régulière. C’est sa condition invariable. Évidemment, il s’intéresse maintenant plus qu’il ne le faisait autrefois à ses affaires, aux événemens dont il peut à chaque instant ressentir le contre-coup, aux discussions de ses chambres ; mais lorsqu’on se plaît à lui donner un rôle plus actif, à représenter comme un vœu pressant, impérieux de l’opinion, la réforme de l’armée, la réforme de la magistrature, c’est manifestement une manière de parler. La vérité est que le pays ne voit pas toujours clair dans la politique qu’on lui fait et qu’on représente comme l’expression de ses sentimens intimes ; il n’a surtout rien compris à ces conflits, à ces incohérences, à ces crises ministérielles, qui ont rempli les dernières séances du parlement avant sa séparation, qui sont restés et restent encore pour lui une sorte d’énigme.

Le pays voudrait d’abord la paix, cela n’est pas douteux ; il voudrait aussi qu’on s’occupât un peu moins de la réforme du concordat, de la séparation de l’église et de l’état ou de la mairie centrale de Paris, et un peu plus de ses vrais intérêts, des questions pratiques dont la solution pourrait être profitable pour lui. Il reste sensé dans ses opinions comme dans ses vœux, et, sous ce rapport, la session des conseils-généraux répond peut-être beaucoup mieux que la dernière session législative à l’état réel de l’opinion. Cette session, qui a commencé il y a quelques jours à peine, presque au lendemain de la séparation des chambres et qui est déjà finie dans la plupart des départemens, semble avoir été particulièrement paisible cette année. On dirait que ces modestes assemblées locales, si utiles lorsqu’elles ne sortent pas de leur rôle, ont tenu cette fois à éviter de paraître continuer l’agitation parlementaire en ravivant sous une autre forme de fatigantes querelles. La politique de parti a été à peu près étrangère à leurs délibérations ; les affaires ont eu la première place dans les conseils-généraux.

Il y a eu même un certain nombre de départemens où l’esprit de bienveillance et d’équité a singulièrement adouci les rapports entre adversaires et a mis une sorte d’aménité familière dans ces réunions de province. La modération a visiblement dominé dans les assemblées départementales comme elle domine dans le pays, et c’est là justement ce qu’il y a de curieux, après les mêlées bruyantes et incohérentes de la dernière session parlementaire. La seule politique qui se soit fait jour dans les conseils-généraux est celle qui s’est manifestée par les discours de quelques-uns des présidens de ces assemblées, qui ont eu l’air de faire un peu la leçon aux groupes parlementaires, aux frères ennemis de la majorité républicaine.

On a parlé contre les divisions républicaines, contre les crises ministérielles qui naissent incessamment et forcément de ces divisions ; on a prêché l’union, la conciliation, le respect des institutions, la modération, la stabilité du gouvernement. Jamais on n’avait entendu tant de sages recommandations. Tout cela est au mieux. Seulement la question est toujours de savoir ce qu’on veut dire avec tous ces mots honnêtes et rassurans d’union, de conciliation, de stabilité du gouvernement. Ceux qui parlent ainsi, et qui sont évidemment sincères, oublient un peu trop qu’on ne crée pas un gouvernement stable avec les idées de subversion que les républicains mettent dans leurs programmes ou qu’ils sont toujours prêts à favoriser, ils ne s’aperçoivent pas que le mal profond et redoutable est dans la politique qui a régné depuis quelques années, dans cette politique, qui, sous prétexte de réformes, tend à tout agiter, à tout mettre en suspens, et qui consiste, sous prétexte de conciliation, à livrer jour par jour toutes les institutions, toutes les traditions, toutes les garanties au radicalisme envahissant. C’est cette politique qui a, par degrés, tout affaibli, tout confondu, et a préparé les dernières crises. Que des républicains à l’esprit plus avisé ne l’entendent pas ainsi, qu’ils commencent à sentir le danger et qu’ils s’efforcent de s’arrêter dans cette voie d’inévitable perdition, c’est possible. Malheureusement la politique de désorganisation et de connivence avec le radicalisme a sa logique comme toutes les autres politiques. On tombe du côté où l’on penche, et il est résulté cette situation confuse, troublée, où, à part les crises parlementaires, peuvent se produire des incidens étranges comme ceux de Carcassonne et de Montceau-les-Mines, qui, en étant d’une nature différente, ont peut-être une signification assez analogue.

Ce n’est pas que ces incidens soient par eux-mêmes absolument extraordinaires, mais ils sont caractéristiques parce qu’ils sont pour ainsi dire le fruit naturel d’une situation troublée et comme l’illustration d’un certain désordre croissant. Le pays de Carcassonne, où les têtes sont vives et où les cœurs sont bons, selon le député qui le représente, a donc voulu faire parler de lui. Il y a dans l’Aude, à ce qu’il paraît, des instituteurs qui apprennent leurs devoirs dans le catéchisme de M. Paul Bert ; il y a des municipalités qui se piquent de marcher sur les traces du conseil municipal de Paris ; et le plus embarrassé en tout cela est le préfet qui, sans y avoir songé assurément, se voit engagé dans une sorte de duel avec de si chauds républicains. Bref, il y a eu du bruit dans Carcassonne et l’affaire ne laisse pas d’avoir pris des proportions bizarres. Comment s’est produit un si grand événement ? Il y a eu tout simplement un instituteur de la nouvelle école qui, au lieu de s’occuper de ses élèves, s’est cru permis de se livrer dans les journaux à de véritables diatribes contre l’évêque. Le préfet de l’Aude, M. Bossu, avec la meilleure volonté, ne pouvait évidemment tolérer de telles équipées de la part d’un maître d’école de village, et il n’a point hésité à suspendre l’instituteur. À quoi pensait donc le préfet de trouver mauvais qu’un instituteur entrât en lutte avec un évêque ? Aussitôt la municipalité s’est émue et la « démocratie carcassonnaise » s’est levée tout entière ! On a sommé M. le député Marcou d’avoir à porter la grande cause auprès du ministre de l’instruction publique, à la tribune, et comme l’intervention de M. le député Marcou n’a pas été des plus efficaces, on ne s’en est pas tenu là. On s’est rassemblé, on s’est échauffé, on a voté des ordres du jour réclamant impérieusement la révocation du préfet, — en attendant sans doute la suppression de l’évêque. Le préfet, sans se laisser intimider, a riposté en suspendant le maire et l’adjoint, comme il avait suspendu l’instituteur. Là-dessus émotion croissante ! On a voulu alors se mettre à la hauteur des circonstances. On a préparé au cercle républicain de Carcassonne une grande réunion de toute la démocratie de la région pour rendre des arrêts plus solennels, pour décréter plus que jamais l’indignité du préfet et sauver la république en péril ! Cette fois, M. le préfet Bossu a répondu sans plus de façon en dissolvant le cercle républicain et en interdisant la réunion. Il est clair que la « démocratie carcassonnaise » n’a pas été contente, et la guerre engagée dans l’Aude est loin d’être finie. L’incident est assurément bizarre. Il y a dans tous les cas une moralité facile à dégager dès ce moment. Rien de tout cela ne serait arrivé ou n’arriverait évidemment si on ne faisait assez ridiculement des instituteurs des espèces de personnages infatués de leur rôle, si on ne laissait s’établir dans chaque département, dans chaque arrondissement, une sorte de sanhédrin républicain ayant la prétention de faire la loi, de disposer des fonctions, de régenter préfets et sous-préfets.

Quel sera le dénoûment du conflit à Carcassonne ? M. le ministre de l’intérieur, il faut le dire, a soutenu jusqu’ici son préfet ; il a refusé d’obéir aux décrets de la a démocratie carcassonnaise ; » mais quoi ! il est à croire qu’entre républicains on finira par s’entendre. M. le préfet Bossu aura été soutenu et obtiendra de l’avancement en passant à une autre préfecture. L’instituteur suspendu rentrera dans son école après une légère pénitence. Le cercle républicain sera rouvert, la paix démocratique refleurira dans Carcassonne. Tout sera pour le mieux ! C’est ce qu’on appelle travailler à la « conciliation » et à la « stabilité du gouvernement. »

Ce qui s’est passé à Montceau-les-Mines est d’une autre nature et pourrait certes avoir plus de gravité. Ici, dans ces régions minières de Saône-et-Loire, des hommes affiliés à une société secrète, enrégimentés, ont levé tout à coup un drapeau d’insurrection et ont formé des bandes qui ont couru le pays. L’agitation et les violences ont été assez sérieuses pour que des forces militaires assez importantes aient dû être immédiatement envoyées, et, en réalité, la sédition a été bientôt comprimée. Rien de plus mystérieux encore que le vrai caractère de ce mouvement. Ce n’est point une grève ordinaire, puisque dans tout cela la question des salaires semble n’avoir aucun rôle. Que la sédition ait une signification socialiste plus générale, cela n’est pas douteux, et c’est même avoué par les chefs de secte qui ont la prétention de diriger les ouvriers. Ce qui est bien certain dès ce moment, dans tous les cas, c’est que l’émeute a commencé par des scènes de dévastation, par de véritables attentats contre l’église, contre le curé, contre l’école congréganiste. Les insurgés ont employé la dynamite pour faire sauter la porte de l’église ; le curé a été un moment arrêté. Or sait-on comment des républicains disposés certainement à désavouer toutes les violences s’efforcent déjà d’expliquer, sinon de pallier de tels excès ? C’est la faute du cléricalisme ! C’est la faute des directeurs de Montceau-les-Mines, qui font une trop large place aux influences religieuses dans leur administration, qui froissent les sentimens des ouvriers libres penseurs ! L’explication est étrange, on en conviendra, et mieux vaudrait voir les choses comme elles sont. La vérité est que ces tristes scènes peuvent s’expliquer tout autrement. Lorsque pendant des années on fait de la guerre au cléricalisme un mot d’ordre, lorsque, sous toutes les formes, on fomente la haine contre les traditions religieuses, contre le catholicisme, contre le prêtre, croit-on que ces excitations soient sans influence ? On répand presque officiellement ces idées, on permet à des conseillers municipaux d’aller prononcer dans des écoles, devant des enfans, des discours pleins de la négation de Dieu. Pour ne pas se brouiller avec les passions anti-cléricales dont on croit avoir besoin, on laisse tout dire, même là où on aurait le droit de tout empêcher, et c’est ainsi que, de toute façon, par tous les chemins, on arrive à cette situation où il n’y a plus ni règle, ni frein, ni appui pour un gouvernement qui n’aurait cependant pas trop de toutes les forces morales pour défendre les intérêts de la France à l’extérieur comme à l’intérieur.

Oui, certes, pour la sauvegarde de ses intérêts de toute sorte, la France aurait besoin de garder toutes ses forces, de ne pas les gaspiller en divisions intestines, en guerres de parti, en crises ministérielles, et si elle avait eu ces forces, elle n’aurait probablement pas été réduite à s’effacer dans une de ces affaires où ses traditions l’appelaient à avoir une influence. Que la paix soit aujourd’hui fort populaire en France, qu’elle soit le premier désir d’un pays devenu un peu craintif et guéri par le malheur du goût des aventures, c’est possible ; mais il est bien évident que l’appréhension de toute intervention active en Égypte, même de concert avec l’Angleterre, est venue surtout de ce que le pays n’a jamais vu clair dans ces affaires et n’a jamais su où l’on voulait le conduire : il a craint l’inconnu ! S’il s’était senti conduit par un gouvernement moins incertain, moins disputé, assez ferme et assez autorisé pour rallier le parlement à un système digne de la France, le pays aurait accepté sans trouble ce qu’on peut appeler une politique traditionnelle. Maintenant, l’heure des résolutions sérieuses est passée et elle n’est pas revenue ; la France, c’est bien entendu, n’a que faire, à l’heure qu’il est, dans la vallée du Nil, où l’on prétendait, il y a quelques mois à peine, qu’elle avait et devait garder une position privilégiée. C’est l’Angleterre seule qui a pris l’initiative et la responsabilité dans cette entreprise du rétablissement de l’ordre en Égypte, et elle s’est mise vigoureusement à l’œuvre.

Dès l’instant où l’Angleterre avait pris la résolution d’agir, il est clair que tout ce qui se passait à Constantinople, à la conférence ou dans les conseils du sultan, perdait un peu de son intérêt au bruit du canon retentissant dans la vallée du Nil. Où en est-elle aujourd’hui cette conférence européenne réunie à Constantinople pour dénouer les complications égyptiennes ? Elle semble s’être mise d’elle-même au repos ou en disponibilité ; elle en est restée à ses premières délibérations, à ses propositions sur la protection commune du canal de Suez ou sur l’intervention turque, à tous ces actes assez platoniques, dans tous les cas dépassés par les événemens, et elle ne se réunira plus désormais probablement que lorsque la guerre aura créé une situation nouvelle où l’intérêt européen retrouvera l’occasion et le droit de se faire entendre. D’un autre côté, où en est cette éternelle convention militaire qui se négocie depuis quelques semaines entre la Turquie et l’Angleterre, qui est destinée à régler les conditions de l’intervention ou de la coopération ottomane ? Quel sera le contingent turc ? Où débarquera-t-il ? Dans quelle mesure sera-t-il libre de conduire ses opérations ? Que devient la proclamation exigée avant tout du sultan contre le chef de l’insurrection égyptienne ? La question est pendante entre l’ambassadeur britannique, lord Dufferin, et les ministres turcs. On y a mis le temps, et pendant que la convention anglo-turque se négocie, pendant que la conférence s’efface, les événemens se heurtent sur les bords du Nil. Avec l’arrivée du commandant supérieur de l’expédition, sir Garnet Wolseley, les opérations sérieuses ont commencé contre le chef audacieux, Arabi, qui ne paraît nullement disposé à rendre les armes, qui semble au contraire résolu à se défendre jusqu’au bout dans les positions où il a retranché son armée. Tandis qu’une division anglaise établie à Ramleh entre Alexandrie et Aboukir retient une partie des forces d’Arabi et qu’une autre division de l’Inde, arrivée à Suez, remonte le canal et le chemin de fer du Caire, sir Garnet Wolseley lui-même, dissimulant habilement ses projets, a débarqué à l’improviste et s’est avancé jusqu’à Ismaïlia. Autrefois, en 1798, le général Bonaparte, débarquant à Alexandrie, allait droit sur le Caire, où il arrivait en quelques jours, après avoir livré la bataille des Pyramides, et d’où il rayonnait dans les autres parties de l’Egypte. Les conditions de la guerre ont changé avec les circonstances. Aujourd’hui sir Garnet Wolseley s’est proposé visiblement de suivre un autre plan, d’aller chercher une forte base d’opérations sur le canal de Suez pour marcher de là sur le Caire en tendant à déborder et à envelopper l’armée d’Arabi. Il y a eu déjà quelques affaires sérieuses, et les soldats anglais ont sans doute encore plus d’un combat à livrer, plus d’une difficulté à vaincre.

Ce système d’opérations adopté par les Anglais impliquait évidemment de leur part une prise de possession au moins temporaire et spéciale du canal de Suez pour les nécessités de la guerre. Le jour où ils ont débarqué militairement en Égypte, il était bien aisé de prévoir qu’ils se serviraient tôt ou tard du canal, et l’étonnement de ceux qui s’élèvent aujourd’hui violemment contre les procédés britanniques semble assez naïf. Il faut voir les choses comme elles sont. Que font après tout les Anglais ? Ils réalisent une partie du programme que l’Europe elle-même a sanctionné par la note du 15 juillet ; ils accomplissent une œuvre à laquelle la France aurait pu et n’a pas voulu s’associer. Puisque l’Europe n’a jamais entendu donner une sanction pratique à ses résolutions, puisque la France n’a voulu ni ne veut rien faire, pourquoi trouver mauvais que les Anglais se chargent seuls de mettre fin à un état de choses que tout le monde a condamné, que nos ministres ont proclamé dix fois incompatible avec notre sécurité dans le nord de l’Afrique ? Ce qui se passe d’ailleurs aujourd’hui, c’est la guerre, qui ne termine rien. L’usage momentané que les Anglais ont fait du canal de Suez n’est lui-même qu’un accident de guerre, et lorsque la campagne sera finie, la question de l’ordre nouveau en Égypte, du régime définitif du canal, renaîtra tout entière pour la diplomatie. L’Angleterre a déclaré plus d’une fois, M. Gladstone déclarait récemment encore, que la question ne serait pas soustraite à la juridiction de l’Europe. Ce qu’il y a de plus simple, c’est d’attendre avec quelque calme, — puisqu’aussi bien, à en juger par les dispositions universelles, on ne peut rien faire de mieux.

Les événemens de nos jours courent avec une telle rapidité et dévorent si vite les hommes qu’il faut une sorte d’effort pour se représenter le monde européen tel qu’il était il y a quelque vingt ou trente ans, avec sa configuration et sa diplomatie, avec ses intérêts et ses personnages. À ne remonter qu’à un passé encore peu lointain, que de révolutions accomplies dans la politique, dans le système des souverainetés et des alliances ! que de fortunes diverses pour les nations et pour les hommes qui passent sur la scène ! que de bouleversemens auxquels on n’aurait pas cru il y a un quart de siècle, et que les uns, les plus habiles, ont su préparer à leur profit, que les autres, les aveugles, n’ont su ni prévoir ni détourner ! Tout s’est renouvelé ou du moins tout s’est déplacé et a changé de face depuis ces années du second empire dont un ancien ambassadeur, M. le comte Bernard d’Harcourt, retrace quelques épisodes dans un récent essai semi-biographique, semi-diplomatique sur ce qu’il appelle les Quatre Ministères de M. Drouyn de Lhuys.

Les ministères de M. Drouyn de Lhuys ! Assurément nous sommes loin de la guerre de Crimée et de la guerre d’Italie, de la convention du 15 septembre 1864, et de la guerre austro-prussienne de 1866. La Russie, reprenant vers l’Orient sa marche interrompue, est allée aux portes de Constantinople détruire jusqu’au dernier vestige du traité de Paris, et les Anglais, à l’heure qu’il est, sont seuls en Égypte. Les Italiens sont à Rome et les Allemands sont partout. Le monde a marché depuis les événemens qui ont préparé ce qui se passe aujourd’hui et que M. le comte d’Harcourt raconte avec droiture, avec sobriété, en les éclairant parfois de documens inédits, d’extraits de la correspondance de l’ancien ministre dont il a voulu relever la mémoire. Tout ce qu’on peut dire à l’honneur de M. Drouyn de Lhuys, c’est que, dans ce monde impérial où il s’était trouvé jeté par les circonstances, il a gardé une physionomie à part. Il avait une autre éducation, d’autres traditions, des habitudes libérales, le sentiment des intérêts permanens de la France, et au goût du pouvoir qui le ramenait au ministère, il alliait une certaine indépendance même sous un maître. C’était un homme d’un esprit aimable, cultivé et correct, qui, selon le mot de M. d’Harcourt, « représentait en matière de politique extérieure cet ensemble d’idées qu’une multitude d’hommes éminens se sont transmis l’un à l’autre et qui est l’œuvre du temps. » En d’autres termes, il représentait, ou se flattait de représenter, les traditions de la diplomatie française dans les conseils de l’empire. Malheureusement il ne pouvait rien sur un prince dont ses ministres ne savaient jamais le secret, et tandis qu’il se piquait de rester fidèle à ce qu’il croyait être la vraie politique française, l’empereur poursuivait de mystérieux desseins. Vainement M. Drouyn de Lhuys se faisait un peu complaisamment l’illusion qu’il pourrait retenir avec des concessions le dangereux rêveur couronné dont il était le ministre ; il cédait sans rien obtenir, et il se trouvait bientôt avoir servi sans le savoir une politique que sa raison désavouait, dont il voyait les périls. Il en était quitte alors pour s’arrêter en donnant sa démission, chose déjà assez rare sous un régime où l’on ne donnait guère sa démission.

Deux fois, à onze ans d’intervalle et dans des circonstances décisives qui ont eu assurément une influence grave sur la marche des événemens, sur la politique européenne tout entière, M. Drouyn de Lhuys s’était senti poussé à bout et faisait acte d’indépendance en quittant le ministère. La première fois, c’était au printemps de 1855, à l’occasion des négociations de paix engagées pendant la guerre de Crimée, lorsque la France et l’Angleterre avaient déjà réussi à lier l’Autriche à leur cause. La situation était des plus compliquées. Le ministre français s’était rendu à Vienne, en apparence pour débattre les conditions de la paix avec la Russie, en réalité pour essayer d’enchaîner plus étroitement l’Autriche, pour nouer avec elle, s’il se pouvait, une alliance intime et permanente. Il ne l’avait pas caché ; il l’avait dit à Napoléon III, il le disait dans une audience privée à l’empereur François-Joseph. Napoléon III n’avait pas découragé son ministre ; il l’avait laissé aller à Vienne avec son illusion. Lorsque M. Drouyn de Lhuys rentrait à Paris, il trouvait tout bouleversé. Les dispositions du maître n’étaient plus les mêmes. C’est qu’il y avait un malentendu, un secret. Le ministre voulait sincèrement l’alliance avec Vienne comme une garantie continentale et aussi comme un frein ; l’empereur, en désirant le concours de l’Autriche dans la lutte contre la Russie, ne voulait pas se lier trop intimement avec une puissance qu’il méditait déjà d’aller combattre en Italie. Par ce seul fait, la démission de M. Drouyn de Lhuys prenait une signification qui demeurait alors inaperçue, qui n’était pas moins sérieuse, puisque c’était l’abandon d’un système, l’aveu d’une arrière-pensée, le point de départ mystérieux d’une politique grosse de conflits et d’orages. Par une coïncidence curieuse, au moment où M. Drouyn de Lhuys disparaissait pour n’avoir pu faire prévaloir une combinaison qui aurait sans doute changé le cours des choses, un autre homme alors assez inconnu et dont on publiait récemment, à Berlin, d’anciennes dépêches, M. de Bismarck lui-même, s’agitait à Francfort, épiant pour la Prusse l’heure d’entrer en scène. Cette heure n’était pas encore venue ; mais le diplomate prussien était homme à regagner le temps perdu, et déjà, on le voit par ses lettres, il roulait dans sa pensée, il confiait au cabinet de Berlin, qui l’écoutait peu, toute sorte de projets pour la double éventualité de complications avec l’Autriche ou d’une guerre avec « l’ennemi héréditaire, » la France. Ainsi s’enchevêtrent les affaires humaines.

La seconde circonstance où M. Drouyn de Lhuys avait l’occasion d’attester son indépendance par une démission, c’était cette affaire de 1866, où, revenu lui-même au ministère, il se trouvait directement en face de M. de Bismarck, arrivé au pouvoir à Berlin avec les ambitions impatientes de Francfort. C’est bien certes l’heure la plus néfaste pour la politique française, et M. le comte d’Harcourt a raison de dire que, si 1870 a été « l’année terrible, » 1866 a été « l’année décisive. » Évidemment, avec les meilleures intentions, M. Drouyn de Lhuys s’était mépris, et sur la crise qui s’ouvrait en Europe, et sur l’homme qui se chargeait de conduire cette crise à son profit. Il s’était mépris peut-être moins que d’autres qui entouraient l’empereur, moins que l’empereur lui-même, mais il s’était mépris. Il s’était trompé en paraissant favoriser l’ambition prussienne, en lui donnant, du moins, des prétextes par ses théories diplomatiques dans les affaires du Slesvig et en laissant accabler le Danemark ; il se trompait en assistant avec une indifférence vraie ou affectée à la négociation de l’alliance entre Florence et Berlin, aux préliminaires de la guerre contre l’Autriche, à tous ces faits qui préparaient le bouleversement de l’équilibre de l’Europe. Quand éclatait brusquement le coup de foudre de Sadowa, il semblait se réveiller, et alors il songeait à prendre des sûretés en réclamant des compensations territoriales à M. de Bismarck ; il proposait sur-le-champ à l’empereur la convocation du corps législatif, des préparatifs militaires, la formation d’un corps d’observation sur le Rhin. Malheureusement il était trop tard pour reprendre un rôle qui aurait pu être efficace deux mois plus tôt. En Bohême, le ministre français avait désormais affaire à un vainqueur tout-puissant, orgueilleux de ses succès, doué de scrupules et fort peu disposé à la cession d’une parcelle de territoire allemand ; à Paris, il avait affaire à un souverain affaibli par la maladie, déconcerté et indécis, qui, après lui avoir accordé tout ce qu’il demandait, la convocation du corps législatif et la formation d’un corps d’observation, rétractait pendant la nuit ce qu’il avait fait la veille. Du soir au matin. Napoléon III avait subi d’autres influences ; il se payait maintenant de mots sonores sur les nationalités, sur les « grandes agglomérations, » échappant ainsi à la nécessité d’agir. Encore une fois, M. Drouyn de Lhuys donnait sa démission. C’était pour lui une manière de se dégager des conséquences d’une situation fausse. La révolution d’équilibre à laquelle il avait coopéré sans le vouloir, faute d’avoir pu mettre en mouvement la volonté d’un maître imprévoyant et indolent, cette révolution n’allait pas moins s’accomplir au détriment de la France avec le concours de la France elle-même prêtant à l’ambition prussienne l’appui des indécisions napoléoniennes. L’irréparable était entré dans la politique, et l’histoire que raconte M. le comte d’Harcourt avec quelques documens nouveaux a le douloureux mérite de montrer une fois de plus ce qu’il en coûte à une nation de se livrer à un maître, de ramener à la source de ce torrent d’événemens, où elle allait bientôt s’engloutir, la grandeur française. Le reste est l’affaire de 1870.

De tous les hommes qui ont eu un rôle dans ce cruel passé, diplomates et chefs militaires, combien ont déjà disparu ! combien disparaissent tous les jours ! Il en est un qui vient de s’éteindre à son tour dans une retraite prématurée : c’est le général Ducrot, mort récemment dans une sorte d’obscurité à Versailles. Celui-là n’était pas un diplomate : il avait la tête trop vive et l’imagination trop prompte pour ne pas se perdre un peu dans la politique ; mais c’était un vrai cœur de soldat et une intelligence militaire supérieure. Il avait certes le droit d’être compté parmi les plus vaillans et les plus fidèles serviteurs de la France. Il avait grandi au feu, en Afrique, en Crimée, en Italie, et si, lorsqu’il a eu à conduire une armée dont il méritait la confiance, il n’a pas été plus heureux que bien d’autres, il était du moins d’avance innocent des désastres qui allaient s’abattre sur le pays. À une époque où il avait un commandement supérieur à Strasbourg, il était la sentinelle la plus vigilante sur le Rhin. Il ne cessait de signaler avec une clairvoyance mêlée d’émotion, avec une généreuse obstination, ce qui se préparait en Allemagne et ce qui nous manquait. On a retrouvé ces lettres, qui avaient été un avertissement inutile, presque importun. Lorsqu’éclatait la crise inévitable, il était à Frœschviller et à Sedan. Échappé à la captivité sans avoir manqué à sa parole, il s’était aussitôt rendu auprès du général Trochu à la veille de l’investissement de Paris, et là il était un des chefs du siège, un des plus actifs organisateurs de la défense. Il avait trop de sagacité militaire pour se méprendre sur les conditions inégales de la lutte ; il avait cependant gardé assez longtemps de l’espoir et, dans tous les cas, il pensait qu’on se devait de tenir le plus possible dans ce dernier retranchement de l’indépendance française, de sauver au moins l’honneur des armes. Cet honneur, il croyait pour sa part l’avoir sauvé à Villiers et à Champigny.

Chose étrange ! pour un cri patriotique et militaire échappé de son âme, pour avoir dit qu’il ne rentrerait « que mort ou victorieux, » le général Ducrot a été l’objet de toutes les iniquités, et on ne s’aperçoit pas que, dans ces iniquités, il y a une sorte de sauvagerie. Ainsi, un homme aura combattu pendant deux jours, payant partout de sa personne, chargeant à la tête de ses soldats, brisant son épée sur les Saxons, bravant les obus : cela ne suffit pas aux grands patriotes qui l’accusent, qui n’ont pas eu leur compte ! Le général Ducrot les a frustrés en revenant remplir son devoir jusqu’au bout. De plus, le général Ducrot avait été tour à tour député à l’assemblée nationale, commandant d’un corps d’armée et, en fin de compte, il était la victime de la politique qui l’avait condamné avant l’âge à une retraite cruelle pour son activité. Son dernier honneur a été que, même dans cette retraite, il restait encore pour notre armée un des chefs faits pour la conduire le jour où la France aurait eu à combattre pour sa défense.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le marché des rentes, à peu près immobile pendant presque toute la quinzaine, s’est un peu animé à l’approche de la liquidation, et les vendeurs ont reconnu l’impossibilité d’enlever à la spéculation haussière les bénéfices qu’elle s’était préparés par le mouvement de reprise effectué du 1er  au 15 août. Cette spéculation, avons-nous dit, est très solide et n’opère qu’avec prudence, sachant résister aux emportemens et compter avec le temps. Elle a maintenu nos fonds publics aux cours conquis si rapidement après la dernière liquidation, et dans le même temps elle a fait progresser les valeurs égyptiennes. Les événemens lui sont venus en aide, et bien qu’à plusieurs reprises des nouvelles assez fâcheuses du dehors aient circulé, elle n’a pas été ébranlée dans sa confiance dans le succès final. Il convient de constater, en revanche, que le public en général a eu peu de part à cette bonne tenue du marché, car les transactions ont été très restreintes, et l’activité des opérations au comptant s’est même ralentie. Le 5 pour 100 a gagné 40 centimes à 115.80 ; le cours de 116 n’a pu être atteint ; les deux 3 pour 100 se retrouvent à peu près aux cours du 16 courant.

L’Italien a monté de près d’une unité. Toutes les fois que de meilleures dispositions semblent près de prévaloir sur les deux marchés de Londres et de Paris, la hausse de l’Italien est annoncée à son de trompe. Finalement ce fonds d’état, qui a pour lui la situation financière et contre lui les aspirations politiques du pays dont il représente la dette, suit avec la plus remarquable docilité les vicissitudes du marché des fonds français ; il monte ou baisse avec notre 5 pour 100.

L’obligation unifiée n’a pas gagné moins de 30 francs depuis la dernière liquidation. Cette hausse répond aux espérances qu’a fait naître, au point de vue d’une solution prochaine, la dextérité avec laquelle le commandant en chef du corps expéditionnaire anglais s’est emparé du canal de Suez. La spéculation ne songe même pas aux difficultés que peut rencontrer, après la défaite d’Arabi, la réorganisation des finances égyptiennes. Cette réorganisation sera une affaire de temps : il se peut qu’un ou plusieurs coupons restent impayés ; mais les acheteurs ne mettent pas en doute que le paiement régulier des intérêts de la dette ne constitue finalement un des résultats les plus appréciables de l’établissement du protectorat anglais.

Le Turc a gagné 25 centimes et la Banque ottomane 5 francs. On comprend que le paiement annoncé pour le 13 septembre d’un coupon turc ne produise pas beaucoup de hausse ; il s’agit en effet de 33 centimes par titre de 5 francs de rente, et d’un dividende correspondant pour toutes les autres catégories de la dette turque. Le paiement de ces 33 centimes va entraîner le détachement de tous les coupons restés impayés depuis 1875 ; la somme est des plus modestes, mais c’est la première fois que des Européens vont toucher de l’argent vraiment turc, car les coupons jadis n’étaient payés que sur le montant des emprunts.

Les fonds autrichiens et hongrois ne font plus parler d’eux, bien que les budgets de l’Autriche et de la Hongrie soient toujours en déficit. L’état prospère des récoltes dans ces deux pays ne peut que profiter au crédit national ; la fermeté des deux rentes or est donc justifiée, et les nouveaux appels aux capitaux étrangers, préparés par les ministres des finances de Pesth et de Vienne, se produiront dans des circonstances réellement favorables.

Les marchés de Londres et de Paris ont fait bon accueil au nouveau fonds espagnol li pour 100, qui se négocie à 63 et 6’ pour 100. Malheureusement la part prise par la spéculation à l’établissement et au maintien de ce cours est trop manifeste pour qu’il n’y ait pas danger à le considérer comme l’expression exacte de la valeur actuelle du crédit de l’Espagne.

Les actions des chemins de fer français ont été complètement négligées pendant cette quinzaine. Au contraire, celles des chemins étrangers ont été fort recherchées. Le Nord de l’Espagne et le Saragosse ont monté lentement à 607 et 507 ; les Autrichiens ont gagné 17 francs à 755 et les Lombards 19 à 328. Les augmentations continues de recettes expliquent ce mouvement. De plus, la spéculation escompte les bénéfices que doivent, à son avis, retirer les chemins austro-hongrois du transport des céréales cet automne. La hausse des Lombards ne peut-être que l’œuvre de la spéculation ; il faut que la compagnie réalise 15 millions de bénéfices nets pour se trouver en mesure de donner 10 francs par titre à ses actionnaires ; elle n’en est pas encore là.

L’action de la Banque de France se maintient à 5,400 francs. Les acheteurs espèrent toujours une élévation du taux de l’escompte. La Bourse et le commerce comptent bien, au contraire, que le taux ne sera pas modifié et, vraiment, les chiffres des derniers bilans hebdomadaires ne font pas supposer que la Banque se voie prochainement obligée de recourir à aucune mesure de précaution. L’encaisse a pris de telles proportions que des difficultés monétaires trouveraient la Banque admirablement préparée. L’encaisse or dépasse un milliard, tandis que l’encaisse argent a une tendance constante à diminuer. Lors même que les achats de céréales et d’autres produits prendraient de 100 à 200 millions d’or cet automne, le mal serait supportable. Les besoins d’argent sont modérés, car le portefeuille diminue et l’excédent de la circulation sur l’encaisse n’atteint pas 500 millions.

La situation est loin d’être aussi bonne en Angleterre, où la Banque voit sa réserve se réduire à un minimum dont l’apparition l’oblige à élever le taux de l’escompte. Une première fois, il y a quinze jours, l’escompte a été porté de 3 à 4 pour 100. On pense qu’il ne tardera pas à être porté à 5 pour 100, à cause des paiemens que l’Angleterre aura à effectuer soit en Égypte, soit en Italie, soit aux États-Unis.

Le Crédit foncier atteignait le cours de 1,500 francs, il y a quinze jours, et s’y est maintenu depuis. Aucun avis n’a encore été publié au sujet de la date à laquelle les actions, actuellement libérées de 400 francs, se trouveront entièrement libérées de 500 francs par suite de l’exécution du traité de fusion passé avec la Banque hypothécaire.

Le Crédit lyonnais, malgré la puissance d’action que lui assurent l’énormité de son capital et la solidité de son organisation, a dû faire l’aveu à ses actionnaires réunis en assemblée générale extraordinaire le 22 courant, qu’il n’avait à peu près rien gagné depuis le 1er  janvier, et que pour distribuer en septembre le coupon trimestriel de 7 fr. 50, il fallait prélever les 3 millions nécessaires sur les réserves. Quelques porteurs ont paru surpris de la franchise de cet aveu et ont cru que le mal était plus grand qu’on ne voulait bien le dire. Leurs ventes ont fait baisser le Crédit lyonnais de 635 à 590 ; l’action s’est relevée tout de suite à 620. Cet établissement est encore un des plus fortement constitués, et il pourra attendre sans péril le retour des temps prospères ; il n’en est pas moins vrai qu’avec un portefeuille gonflé d’actions de la Foncière lyonnaise, de la Société lyonnaise des eaux et de l’éclairage, du Monde vie et du Monde incendie, il voit immobilisée une bonne partie de son capital de 100 millions et de ses réserves de 80 millions.

Le Suez s’est relevé de 125 francs. Le canal est plus en sûreté entre les mains des Anglais que lorsque M. de Lesseps le protégeait par son ascendant moral sur Arabi. Le canal est sauvé, telle a été l’opinion du public financier lorsqu’est arrivée la nouvelle du débarquement du général Wolseley à Ismaïlia. Le trafic a été interrompu pendant quarante-huit heures. Mais les recettes du 20 au 29 se sont élevées au chiffre respectable de plus de 1,400,000 francs, toute réserve faite des sommes dues par le gouvernement anglais pour le passage des cuirassés et des transports.

La Compagnie du Panama va émettre, le 7 septembre prochain, 250,000 obligations de 500 francs rapportant 25 francs, au prix de 437 fr. 50. Le produit de cet emprunt doit être affecté au paiement des actions du chemin de fer de Colon-Panama, dont la compagnie du canal inter-océanique s’est rendue acquéreur. On peut toutefois se demander pourquoi la société n’a pas cru devoir appeler les 250 francs qui restent à verser sur les actions avant de créer un capital-obligations qui ne paraîtra peut-être pas suffisamment gagé.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.