Chronique de la quinzaine - 31 août 1877

Chronique n° 1089
31 août 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1877.

S’il n’y avait point en jeu tant d’intérêts supérieurs, s’il ne s’agissait pas de la France, de sa sécurité, de son honneur et de son crédit dans le monde, si tout ce qui se passe depuis quelques semaines ne pouvait pas avoir en un de compte de périlleuses conséquences, le spectacle que nous avons sous les yeux, sans être bien nouveau, ne laisserait pas d’avoir ses côtés amusans. Une fois de plus nous assistons à cette éternelle représentation de l’esprit de parti avec ses forfanteries, ses puérilités, ses aveuglemens et ses artifices.

L’esprit de parti est dans tous les camps, nous n’en disconvenons pas : sous quelque drapeau qu’il s’abrite, il a cela de particulier qu’il ne voit que ce qui lui plaît et que sur toute chose il a son thème tracé d’avance. Si le chef de l’état part pour la Normandie, c’est convenu, les bulletins sont tout prêts avant que le cortège officiel soit en route ; réception spontanée et enthousiaste, disent les uns, réception silencieuse et froide, assurent les autres ! Là où ceux-ci n’ont entendu que des acclamations pour « le maréchal, » ceux-là n’ont distingué que des acclamations pour la république, et ce qui s’est passé pour l’excursion présidentielle à Cherbourg va recommencer sans doute à l’occasion du prochain voyage de M. le maréchal de Mac-Mahon à Bordeaux. S’il s’agit des élections, de ces élections au terme encore inconnu, il n’est point nécessaire d’attendre le scrutin, chacun est sûr de son fait : — les 363 reviendront au nombre de à00, dit-on au camp républicain ! Non, reprend l’optimisme des coalisés conservateurs, le gouvernement a la certitude d’enlever la majorité, de conquérir tout au moins cent nominations de plus qu’aux dernières élections ! On continue ainsi à tout propos, et même hors de propos, les uns renouvelant sans cesse le procès du 16 mai, les autres guerroyant contre tous les républicains, qu’ils appellent des radicaux Le respect de la vérité et du pays devient ce qu’il peut dans cet imbroglio où l’esprit de parti se donne libre carrière. Et quand on songe que cette épreuve dure depuis plus de trois mois déjà sans que le terme en soit encore fixé, on finit par se demander sérieusement à quoi servent ces délais indéfinis et inexpliqués. On se demande jusqu’à quel point le gouvernement lui-même est intéressé à prolonger cette période ingrate, où l’opinion, livrée aux entreprises des partis, fatiguée de contradictions et de jactances, est réduite à se débattre dans l’incertitude en consultant chaque matin vainement les augures.

Lorsqu’une crise comme celle qui ébranle aujourd’hui la France, qui touche au plus profond de sa vie intérieure, s’est malheureusement déclarée, la sagesse, peut-être même l’habileté, est de ne pas jouer indéfiniment avec le feu, d’aller franchement et sans hésiter à une solution. Le 16 mai a été fait, M. le président de la république est allé jusqu’au bout de son droit, il ne l’a pas dépassé, si l’on veut. La chambre des députés a été dissoute avec le concours du sénat, c’est encore un acte légal. Une situation nouvelle a été créée sous l’inspiration d’une politique qui s’est ouvertement proposé de redresser ou de modifier la direction des affaires de la France en demandant au pays la sanction souveraine de ces graves résolutions du pouvoir exécutif. Soit, tout cela a été fait, la situation existe. Aujourd’hui évidemment il n’y a plus qu’à en finir sans se retrancher dans des temporisations inutiles, le mieux est de se hâter vers le seul dénoûment rationnel et honorable. C’est une nécessité pour la marche régulière des institutions qui restent, pour ainsi dire, en suspens. C’est une nécessité morale, politique, de premier ordre, de ne pas laisser indéfiniment les intérêts en souffrance, les esprits livrés à l’incertitude, le pays placé entre toutes les excitations, les captations et les craintes d’un péril insaisissable. Parlons franchement : le ministère lui-même, à son propre point de vue, pour ses propres chances de succès, était peut-être plus intéressé que tout le monde à se hâter de faire honneur à cette pressante nécessité de la situation qu’il a créée. C’est l’avis de bien des hommes ayant l’expérience de l’administration et du suffrage universel, que le gouvernement aurait eu tout avantage à ne pas retarder les élections, à conduire vivement la crise dont il avait pris la responsabilité, à garder jusqu’au bout devant l’opinion cette autorité que donne si aisément au pouvoir exécutif une initiative vigoureuse et prompte. Il aurait peut-être réussi dans les six premières semaines ! Que peut-il gagner au contraire à se donner toutes les allures d’un pouvoir qui délibère sans cesse et qui tergiverse, à paraître reculer ou à s’agiter sur place après avoir marché si vite, à épuiser les subterfuges et les délais ? C’est un ami de la jeunesse de M. le président du conseil, c’est cet observateur sceptique, X. Doudan, qui, dans une de ces lettres nouvelles qu’on vient de publier ces jours derniers, dit, non sans une certaine ironie : « Le temps bien employé permet de faire bien des fautes. » Le discret ami de M. le duc de Broglie parlait ainsi à propos de l’empereur Napoléon III et de ses atermoiemens. Tout ce que le gouvernement du 16 mai a peut-être gagné avec le temps qu’il s’est donné et qu’il emploie si bien, lui aussi, c’est d’avoir l’occasion et la tentation de « bien des fautes » qu’il aurait pu s’épargner, qui ne conspirent point absolument en sa faveur.

Le ministère, en allant jusqu’à la dernière limite des délais constitutionnels et même au-delà, a cru sans doute déconcerter ou lasser ses adversaires et s’assurer à lui-même les moyens de mieux préparer sa victoire par les remaniemens administratifs, par une sorte de mobilisation de tout un personnel de combat, par l’action intense et multiple du gouvernement. Il a pensé qu’à prendre quelques mois il n’y avait qu’avantage et que le temps, selon le mot anglais, était de la « monnaie » électorale à son profit. Il n’a pas calculé que cette temporisation pouvait être aussi un piège pour lui, ne fût-ce que par les fautes qu’il se donnait le loisir de commettre, par lui-même ou par ses agens. Il ne s’est pas aperçu qu’en entrant aussitôt, comme il l’a fait, dans une voie de poursuites judiciaires et de tracasseries administratives à tout propos il risquait d’exciter l’opinion sans la dominer et de se laisser entraîner à des excès de répression ou de tomber dans la puérilité. Le ministère n’a pas vu enfin que par un ajournement mal combiné il suspendait tout, il compliquait et aggravait tout, il allait gratuitement au-devant de ces irrégularités et de ces difficultés inextricables dont la dernière session des conseils-généraux est un des plus singuliers exemples. Voilà un des résultats, et il est certes des plus curieux. Tout s’est passé, bien entendu, aussi pacifiquement que possible, sauf quelques vivacités de langage entre les préfets et quelques têtes chaudes des 363 qui sont dans les assemblées de départemens ; de tout cela, il ne reste qu’un incident qu’on peut bien appeler un modèle de gâchis politique et administratif, qui peint malheureusement notre situation.

Qu’est-il arrivé en effet ? C’est au lendemain du 15 août que les conseils-généraux se réunissent de droit, et ils se sont réunis cette année comme ils se rassemblent toujours. Seulement pour cette fois le principal objet de délibération manquait : le dernier parlement n’a pas voté pour 1878 les contributions directes que les assemblées départementales sont chargées de répartir dans leur session du mois d’août. C’est la faute de la chambre des députés, qui n’a pas voulu voter cette partie du budget, s’écrient les amis du ministère et quelques préfets trop zélés qui semblent lier la dissolution à ce refus ! Cette malheureuse chambre, dans sa courte existence, n’a point été assurément exempte de fautes ; il n’est pas moins vrai qu’on fait ici peser sur elle une équivoque. Ce n’est nullement parce qu’elle a refusé le budget qu’elle a été dissoute. Lorsque la proposition des contributions directes a été soumise à la sanction parlementaire, la dissolution, inspirée et motivée par des raisons bien différentes, était déjà décidée, et la chambre des députés n’était plus qu’une sorte de pouvoir en interdit, menacé d’un instant à l’autre de mort violente. La guerre était déclarée, et M. le président du conseil, M. le ministre de l’intérieur, interprètes de M. le président de la république, avaient signifié son congé à cette chambre dans des termes tels qu’ils n’avaient plus rien à lui demander. Il n’y. avait plus rien à dire ; mais lors même que les contributions directes auraient été votées, toutes les complications n’auraient pas disparu. Il restait et il reste encore une difficulté qui n’est pas moins sérieuse, qui touche à la composition même des assemblées départementales ; Le fait est que légalement une moitié des conseils-généraux est en ce moment soumise à une réélection. Jusqu’ici on avait cru, et des hommes considérables comme M. Dufaure ont pensé ainsi, que, pour rester dans la loi, cette réélection aurait dû précéder la réunion récente. Le gouvernement, choisissant une interprétation plus conforme à sa politique générale, à ses intérêts de circonstance, a cru pouvoir ajourner le renouvellement partiel des assemblées locales à une date qui n’est point encore fixée, qui ne peut cependant dépasser le mois d’octobre. Dans tous les cas, la question restait douteuse, — et voilà des conseils-généraux se réunissant dans des conditions telles qu’ils île peuvent répartir les impôts, que les pouvoirs d’une moitié des conseillers sont expirés ou contestés, sans qu’il y ait un parlement pour régulariser ce chaos, pour remettre un peu d’ordre dans cette incohérence !

C’est en vérité une session étrange à laquelle on n’a pas pu jusqu’ici donner un nom légal. Était-elle ordinaire ou extraordinaire ? M. le ministre de l’intérieur, qui ne craint pas de prendre des libertés avec la loi, a dit lestement dans une circulaire que c’était une « sorte » de session extraordinaire. Il y a un département où un homme de ressource a prétendu que la réunion était « à la fois ordinaire et extraordinaire. » Quelques préfets ont hoché la tête et sont convenus que la question était obscure, que la session ; sans être ni extraordinaire, ni ordinaire, pouvait avoir un caractère « anormal, exceptionnel. » Presque partout il y a eu des protestations, des réserves, des doutes sur la légalité ou la Convenance de la reconstitution annuelle des bureaux, et M. le duc d’Aumale lui-même, dans l’Oise, s’est empressé de déclarer qu’il ne conserverait la présidence que jusqu’à la session prochaine qui suivra ce renouvellement partiel, qu’on élude jusqu’ici, auquel il faudra bien arriver. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que les conseils-généraux n’ont pas pu remplir leur mission, qu’une institution utile, essentielle, se trouve presque en suspens gour cause de crise politique, et qu’on se laisse conduire à cette alternative d’accumuler les élections de diverse nature en quelques jours ou de se mettre complètement en dehors de la loi. Il ne faut évidemment rien exagérer, ni la gravité de certains incidens locaux, ni l’importance de certaines irrégularités du moment. Qu’on se rende bien compte cependant de ce qu’il y a dans ces faits, de ce qui peut résulter des combinaisons ministérielles, de ces retards plus ou moins calculés qui réagissent de proche en proche sur la marche des affaires publiques.

Déjà dès aujourd’hui le choix de la date des élections législatives pèse sur les élections départementales. Si le scrutin pour la chambre des députés ne s’ouvre décidément qu’au 14 octobre, le vote ne pourra être complété par les ballottages inévitables que quelques jours plus tard. Le parlement ne pourra se retrouver à Versailles qu’au commencement de novembre. La vérification des pouvoirs, d’après le caractère vraisemblable de la lutte qui va s’engager, sera sans doute laborieuse. Ce n’est pas avant le mois de décembre, et il faudra de la bonne volonté, qu’une chambre nouvelle, à peine constituée, pourra se mettre sérieusement à examiner, à préparer, à discuter tout un budget. Après la chambre, le sénat aura encore à faire son œuvre. D’ici là, il aura fallu procéder au renouvellement des conseils-généraux, et les assemblées départementales devront être réunies à leur tour pour répartir les contributions votées par le parlement. Si on est arrivé au bout avant la fin de l’année, ce sera vraiment heureux, et remarquez bien que nous ne faisons la part ni des contre-temps ni des crises possibles, ni de l’imprévu qui sortira peut-être des élections, qui pourrait modifier les conditions ou les rapports des pouvoirs publics ! Ces inconvéniens et ces troubles n’ont évidemment qu’une origine, le système d’atermoiement auquel le ministère a cru devoir demander un gage de succès. Rien de semblable ne serait arrivé si dès le lendemain de la dissolution, au lieu de paraître chercher toujours des combinaisons évasives et quelque nouveau délai, le gouvernement avait procédé sans détour, résolument, faisant les élections départementales à l’heure voulue, hâtant le plus possible les élections législatives. Les pouvoirs publics reconstitués et remis en présence auraient eu ainsi trois mois pour reprendre leur équilibre dans la situation nouvelle créée par le scrutin et pour expédier les affaires les plus pressantes du pays avant la fin de l’année. Le ministère aurait épargné aux institutions, à l’opinion, aux intérêts, la prolongation inutile d’une crise qu’il restait parfaitement libre de représenter comme nécessaire, mais que dans tous les cas il aurait eu le mérite d’atténuer en l’abrégeant, et il aurait évité pour lui-même le danger de ces confusions où il finit par se perdre.

Il aurait évité bien d’autres fautes, il n’aurait pas eu le temps de s’engager dans cette voie de répression où, après avoir poursuivi des journaux plus ou moins hostiles et d’obscurs colporteurs, il en vient à livrer M. Gambetta lui-même aux sévérités de la justice correctionnelle. Voilà déjà quinze jours que M. Gambetta, dans une réunion privée, à Lille, a prononcé un de ces discours retentissans où il expose à sa manière, avec un mélange de passion et de calcul, de déclamation et d’habileté, la situation du pays. Le discours de Lille n’est après tout que la continuation des derniers discours de M. Gambetta dans la chambre dissoute. Il peut être véhément, hardi contre le 16 mai, contre la politique qui règne depuis trois mois ; au premier abord, malgré quelques audaces et quelques impétuosités tribunitiennes, il ne semblait certainement pas de nature à tomber sous le coup de la répression correctionnelle. C’était, à ce qu’il paraît, une erreur, le ministère a jugé qu’il y avait là un défi à relever. Si en effet dans les paroles de M. Gambetta il y a un délit caractérisé contre M. le président de la république, contre les ministres, c’est maintenant à la justice de le dire. Il n’est pas moins vrai que, si ce délit, susceptible d’être saisi judiciairement, existe, il est assez étrange qu’il n’ait pas frappé dès le premier instant le parquet de la ville où le discours a été prononcé, il est étonnant que pour le découvrir il ait fallu attendre quinze jours, multiplier les consultations et les délibérations. Les ministres étaient dispersés, dit-on, ils ont dû revenir à Paris avant qu’une résolution définitive ait pu être prise. S’il y a un délit précis, qualifié par la loi, si c’est une simple affaire de justice, l’absence de quelques ministres ne pouvait rien empêcher, elle ne pouvait surtout entraver l’action de la magistrature. Si c’est un procès politique, une sorte de mise en cause d’un adversaire de parlement, d’un homme qui représente une opinion, un parti, il est fort à craindre que le ministère n’ait été mal inspiré, que, malgré toutes ses réflexions, il n’ait cédé à un mouvement d’impatiente irritation, et que l’acte auquel il s’est décidé après quinze jours ne soit plus compromettant qu’efficace.

A quoi peut en effet conduire cette poursuite ? Quelles peuvent en être les conséquences, et quel profit s’en promet le gouvernement ? Le ministère n’empêchera plus le retentissement des paroles prononcées à Lille : le discours de M. Gambetta a été publié partout, il a fait le tour des journaux de la France, l’effet politique est produit. Le cabinet ne compte pas non plus apparemment fermer à l’orateur de Lille les portes de la chambre par une condamnation judiciaire : M. Gambetta a désormais sa place dans le parlement, il s’y retrouvera deux fois plutôt qu’une. Il peut avoir ses violences de tempérament et mettre dans son langage une certaine âpreté ; la meilleure manière de réfuter ses discours et de combattre ses programmes n’est pas de les faire condamner judiciairement ou de les supprimer. C’est une vaine entreprise, et en choisissant M. Gambetta pour le traduire devant la justice, on ne fait que rehausser son importance, accroître peut-être sa popularité, servir son ambition. Il apparaîtra toujours moins comme un accusé que comme un adversaire. En croyant en imposer par une démonstration d’autorité, on n’aura réussi qu’à porter devant un tribunal le conflit de deux politiques, et dans de tels conflits, c’est le pays qui est le vrai tribunal, la vraie juridiction. C’est la fatalité de ces procès politiques : ils dépassent le cercle d’un prétoire, ils sont l’embarras des juges et des gouvernemens encore plus que du prévenu. S’il y a une condamnation, elle sera respectée comme tout ce qui vient de la justice, elle n’aura rien décidé, elle laissera du moins intacte la seule question sérieuse. S’il y a un acquittement, on aura doublé le retentissement et la portée du discours poursuivi, c’est le gouvernement qui se trouve atteint, désavoué dans sa tentative, convaincu d’avoir recherché une répression complaisante. Si entre l’acquittement complet et une condamnation rigoureuse il n’y a qu’une peine légère, un minimum de sévérité, ce n’est qu’une vaine satisfaction, une manière de sauver l’amour-propre. De toute façon, le gouvernement risque de s’être assez mal embarqué en engageant ce procès contre un homme qui a pu parler en adversaire, même en adversaire passionné, non en factieux, évident et avéré. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit de cette multitude de poursuites organisées de toutes parts contre des journaux, contre des manifestations souvent sans importance, de cette guerre de broussailles à laquelle on se livre contre tout ce qui est suspect, de ce réseau de répression judiciaire ou administrative tendu sur le pays entier ? tous ces actes faciles à éviter, presque toujours inutiles ou inefficaces, qui ne sont que de l’autorité et du temps perdus, ces actes n’ont d’autre résultat que d’imprimer à l’action du gouvernement le sceau d’une politique impatiente qui fait trop ou trop peu, qui inquiète sans intimider, qui semble livrée à des inspirations contradictoires, et ne réussit pas toujours à se fixer, à se préciser dans sa marche.

S’il n’y avait aujourd’hui en France que M. Gambetta, s’il n’y avait dans l’opposition que des radicaux, le ministère pourrait peut-être se faire illusion et se promettre quelque succès d’un coup frappé à propos ; mais il sait bien que l’orateur de Lille, quelle que soit sa position parlementaire, n’est pas tout, que parmi ceux qui ont considéré, qui considèrent encore le 16 mai comme un danger, il y a autre chose que des radicaux, il y a cette masse d’opinion sensée, pratique, prudente, qui répugne aux aventures de réaction aussi bien qu’aux aventures révolutionnaires. Lorsque tout récemment M. Thiers, en témoignant sa confiance dans l’issue des élections, rappelait avec une prévoyante insistance ce qu’il a toujours dit sur la nécessité de maintenir la république dans les voies conservatrices, il ne parlait point assurément en radical, il exprimait cette opinion moyenne, ce sentiment assez général que le gouvernement rencontre devant lui.

Depuis quelques semaines, les discours se sont succédé ailleurs qu’à Lille. L’ancien ministre de l’instruction publique, M. Waddington, M. de Saint-Vallier, assistant à un banquet dans le département de l’Aisne, ont parlé des affaires intérieures et extérieures de la France, de la crise du 16 mai, de la nécessité des garanties libérales et parlementaires dans la république constitutionnelle. M. de Marcère, M. Christophle, ont saisi l’occasion d’une réunion agricole dans l’Orne pour renouveler l’exposé de la politique du centre gauche. Ces jours derniers, M. Léon Renault a parlé à Brunoy avec autant de raison que d’esprit, avec autant de mesure que de fermeté ; il a précisé d’un trait vif et sûr le vrai programme des constitutionnels libéraux et conservateurs. Tous ces discours, très décidés contre le 16 mai, répondent justement à cette masse d’opinion modérée qui est une force dans le pays, qui ne demande que la sécurité et la paix à l’abri d’institutions respectées, qui reste pour le gouvernement dans les luttes prochaines un antagoniste autrement redoutable qu’un radicalisme déclamateur et bruyant.

Le ministère ne l’ignore pas, il sait bien où est le danger pour lui ; il se compose d’hommes assez habiles pour démêler les courans publics, et, tout en cédant à des entraînemens de répression qui ne le servent guère, il semble depuis quelque temps vouloir pallier ses actes par des paroles, s’étudier à dissiper les craintes, à multiplier les déclarations plus ou moins rassurantes. Que lui demande-t-on ? Il n’a d’autre souci que de défendre le régime établi contre le radicalisme ! Il est le gardien de la loi, de l’intégrité constitutionnelle ! Le ministre de l’instruction publique, M. Brunet, est allé tout exprès dans son pays, à Rulle, pour témoigner de sa bonne volonté en faveur de la constitution et de la république dans un banquet où il a reçu des petits vers et où la verve locale l’a placé au nombre des illustrations de la Corrèze, à la suite du cardinal Dubois ! Le ministre de l’intérieur lui-même, M. de Fourtou, dans ses tournées en Périgord, fait des discours pour désavouer toute inclination cléricale, pour proclamer son dévoûment aux principes de liberté et d’égalité de 1789 ! Il y a des amis du ministère occupés chaque jour à chapitrer le centre gauche, à lui persuader qu’il est en mauvaise compagnie et lui offrant un généreux pardon, à la condition, bien entendu, que le centre gauche rentre au bercail et fasse amende honorable devant le 16 mai. Que le ministère se sente par momens sur une pente dangereuse, qu’il éprouve le besoin de se retenir, de rechercher des appuis moins compromettans que ceux qu’il a, et de renouveler ou d’étendre ses alliances, c’est possible ; son langage se ressent de ces perplexités ou de ces velléités, il prend parfois un accent presque encourageant.

Le fait est qu’en certains momens, à entendre des deux côtés, dans des camps opposés, tous ces discours où l’on parle de la loi, de la constitution, de la république, on serait tenté de croire qu’il n’y a que de légères différences, que tous les rapprochemens sont possibles entre certains groupes des vainqueurs et des vaincus du 16 mai. Comment se fait-il cependant que le ministère ait si peu de chances de réussir, et que la séparation soit, pour le moment du moins, à peu près irréparable ? C’est que les mots et les choses ne sont pas d’accord, c’est que malheureusement le ministère est emporté par un mouvement dont il a cru pouvoir rester le maître et qui le domine ou le paralyse. Il est pour ainsi dire enchaîné à des alliés auxquels il doit des gages, sans lesquels il ne peut rien et qui ne donnent sûrement pas leur concours dans l’intérêt de la république conservatrice ou non conservatrice. Le cabinet ne veut pas être l’instrument des casse-cou de partis, ce n’est pas son intention, nous le croyons, et le voilà aussitôt obligé de livrer l’administration aux serviteurs les plus emportés des systèmes de compression. Le nom de républicain devient sous la république un titre de suspicion et d’exclusion pour des fonctionnaires. Des hommes comme M. Feray, maire depuis trente ans, ne peuvent trouver grâce devant l’orthodoxie de M. le ministre de l’intérieur, et après M. Féray on ne peut pas même souffrir, dans une modeste mairie d’un village de l’Ardèche, un homme des plus respectés, vice-président du sénat, M. le comte Rampon, qui se rattache par ses souvenirs à la monarchie de juillet. Le ministère ne veut pas qu’on le soupçonne de préméditation d’illégalité, et il laisse se produire autour de lui toutes les manifestations conspiratrices, toutes les excitations, tous les appels aux coups d’état, au régime militaire ; en sévissant, il craindrait de frapper des amis. Il parle de l’intégrité constitutionnelle, et à chaque instant il semble séparer de l’ensemble des institutions le pouvoir personnel du chef de l’état ; il a l’air de ne voir dans l’organisation publique de la France que l’autorité de M. le maréchal de Mac-Mahon, à qui tout doit être subordonné. Quelle est aujourd’hui la situation réelle ? Des élections vont être faites après une dissolution de la chambre et un changement complet de politique : c’est dire que le pays pris pour arbitre est appelé à ratifier ou à rectifier dans sa liberté l’acte du 16 mai. Au nom du gouvernement cependant, autour de lui et jusque dans ses publications officielles, on commence par menacer le pays dans l’indépendance de son vote ; on lui répète sans cesse qu’il n’a pas le choix, que, s’il veut éviter une crise perpétuelle, il doit se soumettre, que, s’il renvoie l’ancienne majorité, il y aura encore une dissolution, que M. le maréchal de Mac-Mahon restera quand même avec les hommes qui se sont dévoués à sa politique, — et comme les subordonnés se font volontiers la caricature de leurs chefs, il y a jusqu’à des sous-préfets qui ont promis à leurs administrés de rester avec eux jusqu’en 1880 ! Le ministère tient à faire respecter M. le maréchal de Mac-Mahon, il le doit, nous ne demandons pas mieux ; mais lorsqu’il semble d’avance ne tenir compte de rien, ni du vote du pays, ni du rôle constitutionnel des chambres, n’est-ce pas lui qui compromet le chef de l’état en lui créant une situation impossible, en provoquant cette alternative de soumission ou de démission qu’il juge coupable, qui n’est cependant qu’une réponse à cette autre alternative de la démission ou de la soumission du pays ? Et voilà justement tout ce qui fait le malentendu entre les libéraux constitutionnels et les partisans à outrance du 16 mai. Il n’y a maintenant que les élections pour trancher ou, ce qui vaut mieux, pour pacifier ce différend. Suivons donc cette carrière laborieuse et agitée où au-dessus des conflits intéressés des partis il y a toujours la France. Depuis qu’elle s’est rouverte pour nous dans des conditions si douloureuses, il y a déjà sept ans, bien des hommes qui étaient l’honneur du pays sont tombés ; avant que nous soyons au bout, bien d’autres hommes tomberont encore en chemin ; mais il y a une mélancolie particulière dans la disparition de ceux que vient frapper en plein éclat une mort prématurée. C’est la destinée de M. Ernest Duvergier de Hauranne, qui meurt à trente-quatre ans. Lorsque dès son entrée dans la vie il allait promener sa jeunesse sérieuse aux États-Unis, au milieu du déploiement exubérant des institutions les plus libres du monde, il en revenait avec une série d’études que la Revue s’empressait de publier, et où ce qui frappait le plus c’était la maturité précoce chez cet observateur de vingt ans. Lorsque les malheurs de 1870 ont éclaté, M. Ernest Duvergier de Hauranne a été patriotiquement un soldat et un soldat dévoué, qui a fait courageusement son devoir à l’armée de la Loire. Lorsqu’il est entré dans l’assemblée de 1871, il a été de ceux qui, à défaut de la monarchie constitutionnelle, se sont ralliés à la seule chose possible, à l’expérience sincère de la république conservatrice. Les jours lui ont manqué pour remplir son destin. Il meurt, laissant la génération dont il était à une œuvre faite plus que jamais pour absorber son intelligence et son patriotisme.

C’est une question de savoir si, avant que les élections soient accomplies en France, avant que nos affaires intérieures aient repris leur cours régulier, les complications de l’Orient auront eu le temps de s’aggraver ou de se simplifier. Toujours est-il que cette guerre orientale est pleine de surprises et d’imprévu ; elle est surtout une déception pour la Russie, qui, après s’être élancée avec une imprudente témérité, se trouve réduite aujourd’hui à une pénible et dangereuse défensive en Bulgarie comme en Asie. Entre les Balkans et le Danube particulièrement, la lutte a pris depuis quelques jours un caractère singulier d’acharnement. Les passages des Balkans à demi abandonnés par les Russes, mais partiellement défendus encore par eux, attaqués d’un autre côté par les Turcs, par l’armée de Suleyman-Pacha, ces passages sont disputés par les deux adversaires avec une égale intrépidité, au prix de torrens de sang. Les Russes tiennent encore au col de Chipka, mais ils semblent gravement menacés s’ils ne sont pas secourus. Évidemment la Russie a commis et expie en ce moment une désastreuse méprise. Elle s’est trompée sur les facilités de cette guerre, sur les conditions de la campagne, sur la direction de ses opérations, et elle s’est trompée sur tout cela parce qu’elle a commis une autre méprise, parce qu’elle n’a pas tenu assez compte des ressources militaires des Turcs, qui se sont trouvés capables de se faire respecter, même de gagner des victoires. Aujourd’hui tout est presque à recommencer. La Russie a, pour ainsi dire, à se ressaisir elle-même, à se concentrer de nouveau, à appeler de nombreux et puissans renforts, et après cela c’est une campagne à reprendre en face des trois armées turques que Méhémet-Ali, Osman-Pacha et Suleyman-Pacha conduisent en chefs habiles. Aux affaires militaires va-t-il s’ajouter d’ici à peu des complications diplomatiques ? C’est là une autre question. Pour le moment, une bataille peut décider du sort de la campagne pour cette année dans la vallée du Danube.


CH. DE MAZADE.


UN EXPLORATEUR FRANÇAIS
L’Afrique équatoriale : Pahouins, Okanda, Osyeba, par le marquis V. de Compiègne ; 2 vol. avec cartes. Plon.


L’Angleterre n’a pas seule le privilège de compter parmi ses enfans des hommes au cœur ardent qui se plaisent à porter au bout du monde le génie de leur race et à étendre ainsi l’influence de la patrie. La France est aussi le pays des aventuriers héroïques ; elle en fait naître à tous les momens de son histoire. Ils abondent au moyen âge ; la féodalité est leur règne. On les retrouve à la renaissance, dans les guerres de religion ; ils se taillent des gouvernemens, voire des principautés. Sous Louis XIV, ils couvrent les ponts des corsaires qui désolent le commerce britannique et portent haut sur les mers le pavillon de la France. De leurs mains vigoureuses, ils fondent les colonies. Aujourd’hui ils n’ont plus l’ambition du temporel ; ils ont d’autres visées, plus hautes. La révolution des idées les a gagnés : ils se tournent vers la science. Les explorations des régions lointaines, inconnues, voilà ce qui les attire et les tente. Au service de cette conquête, ils mettent le même feu, sans s’inquiéter plus qu’autrefois de la récompense.

Victor de Compiègne fut bien un descendant de cette race d’hommes, ennemie du repos, à qui il faut des émotions poignantes, sans cesse renouvelées, pour qui l’action est un besoin impérieux, vital. Le cadre étroit de la vie ordinaire gênait l’expansion de cette nature de feu ; le désert, les forêts vierges, les pays inconnus, la poésie du danger, étaient autant d’alimens nécessaires à sa fougue. Aussi la jeunesse de Compiègne se lassa-t-elle vite des séductions de Paris. Il avait soif du nouveau, et en 1870 il partait pour l’Amérique, peut-être à l’aventure, sans plan suffisamment préparé, mais avec l’idée arrêtée d’être utile à la science et au pays. C’était là le secret mobile de sa détermination. Faire des découvertes scientifiques, explorer des fleuves au cours mal connu, en fixer les sources, c’était son rêve.

Au fond il allait, dans ce premier voyage, apprendre à supporter la misère et faire l’apprentissage de ce métier d’explorateur, pénible entre tous. Lui, l’homme habitué aux raffinemens du luxe le plus délicat, il se trouvait pendant de longs jours perdu dans les marais de la Floride, sans linge, dévoré de vermine, avec la fièvre, réduit à vivre dans la société de trappeurs âpres, farouches. On le rançonnait sans pitié. Il défendait sa bourse avec fureur et faisait capituler ses bourreaux à force de volonté, d’entêtement. A peine remis, il reprenait la campagne, cherchant à pénétrer jusqu’aux sources mal connues du fleuve Saint-Jean.

Il échouait devant les difficultés topographiques, devant les lianes qui formaient comme un mur impénétrable à sa poitrine ; il échouait surtout par le manque d’argent, par le défaut de vivres qui en était la conséquence. Il faut lire ce récit émouvant des déceptions de Compiègne dans son livre Voyages, chasses et guerres. Ces pages sont comme la photographie des élans et des misères de notre héros. Elles le peignent en entier ; elles montrent, dans sa vraie lumière, cette figure si française dans sa gaîté résolue. Il garde toujours l’espoir, peut-être parce qu’il ne perd jamais la décision. Il a la grande qualité nécessaire à ceux qui vont vivre au milieu des farouches : la douceur, la patience fortifiée d’une énergie implacable. Il sait parler aux natures primitives, trouver le chemin de leur cœur, il sait au besoin les faire trembler. Il a les grâces du diplomate et la forte main du soldat.

Son début dans la vie d’explorateur n’avait point été heureux. a la fin de son entreprise, il se trouvait dans l’isolement d’une petite ville d’Amérique, sans argent, sans ses bagages, restés au loin par suite d’un accident. Il n’avait pour toit que la belle étoile et pour lit que le pavé ; mais il ne se décourageait pas, quand tout à coup la fortune venait à lui sous les traits d’un Yankee qui se mettait à sa disposition et lui rendait ses bagages. Il apprenait en même temps la déclaration de guerre de la France à la Prusse et oubliait ses rêves pour ne plus penser qu’au pays.

De retour en France, il s’engageait comme soldat dans un régiment de ligne, et le destin le conduisait à Sedan. Il y faisait héroïquement son devoir toute la journée. Dans les dernières convulsions de la bataille, au milieu de la fumée, sous les obus, il marchait au hasard dans la plaine, aux côtés de son capitaine, désespéré comme lui. Ils ne pouvaient plus rien rallier autour d’eux ; tout fuyait. Ils cherchaient la mort ; elle ne voulut point d’eux.

Il emportait de cette agonie de l’armée le dégoût de la vie, le mépris des choses de la terre et comme une révolte intérieure, âpre et sombre, qui allait lui donner de la force pour accomplir la triste marche vers la captivité. On allait par colonnes et par étapes vers la terre allemande. Au milieu des soldats de toutes les armes, que des uhlans poussaient comme un troupeau, il se traînait, affaibli, épuisé par la dyssenterie, qui abat les plus forts. La force d’âme ne l’abandonnait pas ou plutôt c’était le désespoir qui lui donnait des forces. Il allait jusqu’au bout, au milieu des misères et des hontes, et ne tombait qu’en arrivant à Wesel. A peine remis, la paix faite, il reprenait le fusil et entrait dans Paris avec l’armée de Versailles. Il avait assisté aux horribles scènes de la commune. La vie lui devenait lourde. Paris lui pesait. Il songea à ses rêves d’autrefois et résolut de partir.

Les terres inconnues de l’Afrique offraient à l’activité de Compiègne un champ digne de celle-ci. Les Anglais et les Allemands s’épuisaient en expéditions ruineuses. Rivaliser avec des explorateurs subventionnés par des gouvernemens n’était-ce point une œuvre tentante ? Le faire sans aide, sans autre appui que la volonté et la foi, n’était-ce point grandiose ? n’était-ce pas affirmer aux yeux de l’Europe la vitalité de la France ? Compiègne le sentit et proposa à son ami Marche, aussi énergique que lui, d’entreprendre la campagne de l’Ogooué. Ils furent tout de suite d’accord.

Ni l’un ni l’autre n’avait de ressources privées ou publiques pour accomplir cette grande entreprise ; ils s’engagèrent à fournir aux collections zoologiques les produits de leur chasse. Ce fut l’industrie privée qui fut leur nourrice. Un ancien explorateur, naturaliste distingué, M. 1. Bouvier, leur fit les avances d’argent nécessaires.

Victor de Compiègne avait, avec cette intuition qui est la qualité la plus précieuse du voyageur, deviné que l’Ogooué, ce grand fleuve qui vient se jeter dans l’Atlantique entre l’équateur et le premier degré de latitude sud, était la meilleure voie ouverte à l’exploration pour pénétrer au centre de l’Afrique. Il voulait remonter le fleuve inconnu le plus loin possible, jusqu’au point où un obstacle invincible le rejetterait en arrière. On ne pouvait choisir un meilleur théâtre d’opération.

Compiègne et Marche quittaient la France en 1872 ; ils allaient tout droit au Gabon, dont Compiègne voulait faire, avec raison, la base d’opération de toute sa campagne. La petite colonie offrait à nos explorateurs de précieuses ressources. A l’abri de l’influence française, on pouvait y recruter paisiblement le personnel de la caravane ; on était sûr d’y trouver des moyens de transport suffisans pour pénétrer dans l’intérieur, — et ce qui était le plus important, — des guides au courant de la puissance française et par cela même fidèles. On allait enfin pouvoir se familiariser avec les nègres, se mettre au courant de leurs usages, de leurs croyances, de leurs langues.

Pendant de longs mois, Compiègne et Marche parcouraient dans tous les sens les régions habitées par les Gabonais et les Pahouins, recueillant sur les mœurs et les superstitions indigènes les détails les plus curieux, enrichissant leurs collections des animaux les plus rares. Ils n’avaient point avec les nègres de difficultés sérieuses. Les rois africains, ces mannequins grotesques, accueillaient avec enthousiasme les deux blancs toujours munis de bouteilles de rhum et d’habits galonnés qu’ils distribuaient généreusement aux majestés noires et à leurs courtisans dont l’ambition cuisante est de passer pour un grand monde aux yeux de leurs compatriotes. Malheureusement pour les deux voyageurs, la fièvre les clouait bientôt à l’hôpital. Elle ne les quitta plus, ne leur laissant que quelques rares momens de trêve. Tous les préparatifs de l’expédition étant faits, ils profitèrent d’un de ces répits pour se jeter dans une pirogue et commencer la remonte du grand fleuve l’Ogooué, qui sort sans doute des grands lacs découverts à l’Orient par Livingstone.

Ce qu’ils eurent à souffrir dans leur longue et périlleuse exploration est incroyable. Ce fut une navigation pénible dont les dangers et les difficultés étaient encore augmentés par l’indiscipline et les révoltes constantes des nègres qui les accompagnaient. Quand elles cessaient, c’était la fièvre qui rejetait Compiègne et Marche, brisés et grelottans, au fond de leur canot. Il fallait lutter contre la maladie, contre le fleuve, contre l’impéritie des rameurs ; il fallait sans cesse veiller sur les écueils, empêcher les fausses manœuvres, qui auraient noyé les armes, les collections si précieuses, le prix du voyage ; il fallait négocier avec les riverains pour obtenir le passage et les vivres, il fallait traverser des tribus anthropophages, il fallait perdre des journées à faire l’aimable ou à se faire craindre. Il fallait chasser ; l’obligation était d’enrichir les collections, de tuer des merles métalliques, gibier rare et cher, qui orne le chapeau des élégantes. Et ces travaux si divers et si durs devaient être, accomplis à la fois par deux hommes qui se débattaient sous les étreintes de la maladie !

Et ils avançaient toujours vers l’Orient, traversant des contrées où l’homme blanc n’avait jamais paru, où le nom d’Européen était presque ignoré, au milieu de peuplades sauvages qui, pour étouffer les hardis explorateurs, n’avaient qu’à se serrer autour d’eux. L’énergie de Marche et de Compiègne venait à bout de tout, et tous deux pouvaient espérer le succès, lorsqu’ils virent tout à coup, après de longs jours de navigation sur l’Ogooué, après avoir passé les rapides, les rives du fleuve se garnir d’ennemis. C’étaient les Osyéba, tribu anthropophage et essentiellement guerrière. A la suite d’une lutte dans laquelle succombait un grand nombre de leurs auxiliaires, Marche et Compiègne lâchaient pied. Il fallait regagner le Gabon ; c’était dur d’abandonner ainsi l’entreprise, mais il n’y avait pas d’autre issue. On redescendait le fleuve tristement, en butte aux attaques incessantes des Osyéba, qu’on repoussait difficilement ; on craignit même un moment de ne jamais revoir la station française, tant la désertion était fréquente, tant les mutineries étaient redoutables. Les deux voyageurs rentraient cependant au Gabon, épuisés, n’ayant plus que le souffle. Ils étaient pieds nus depuis six mois, et leurs jambes, pleines de trous, ne les soutenaient plus. La fièvre et les vomissemens ne leur laissaient point de relâche ; mais ils revenaient avec la gloire de découvertes d’une importance capitale, et les jalons d’une expédition nouvelle à accomplir. De retour à Paris, Compiègne publiait bientôt les résultats de son voyage. On accueillait ces récits avec le plus sympathique intérêt, et il devenait l’objet des distinctions les plus flatteuses. La Société de géographie lui accordait une médaille d’honneur. Compiègne prenait une part importante aux travaux du congrès des sciences géographiques, qui se réunissait en 1875. Il y acquérait une autorité réelle. Sur les conseils du jeune voyageur, la Société de géographie proposait au gouvernement de favoriser une nouvelle expédition, chargée de la découverte des sources de l’Ogooué. On l’organisait bientôt ; on en confiait la direction à MM. de Brazza et Marche. Compiègne se voyait contraint de rester ; sa santé était complètement ruinée. La fièvre le minait, il allait se reposer, disait-il ; mais pour ces natures-là, le repos consiste à agir encore. Il caressait un rêve qui, avec de l’énergie et de la persistance, pouvait devenir une réalité. C’était de partir de l’Égypte, de traverser l’Afrique équatoriale et de retrouver MM. Brazza et Marche vers les sources de l’Ogooué, au centre de la mystérieuse terre. Le plan était gigantesque, il pouvait réussir. C’est alors qu’on offrait à l’ardent Compiègne le poste de secrétaire-général de la Société de géographie du Caire. Il acceptait avec enthousiasme ces fonctions, qui allaient lui donner les moyens d’accomplir la grande entreprise, et, d’accord avec Schweinfurth, il posait bientôt les bases de cette entreprise importante.

Il donnait aux préparatifs de l’expédition une impulsion vigoureuse. L’Afrique équatoriale allait être ouverte, grâce aux efforts d’un Français. Le rêve allait se réaliser. Non ! c’était la mort qui venait. Compiègne tombait tué en duel au Caire par un Allemand. Compiègne, qui avait juré de ne plus se battre, n’avait pas pu refuser le combat. On avait placé à trente pas l’un de l’autre les deux adversaires, armés de pistolets d’arçon, Au commandement des témoins, une seule détonation se faisait entendre. Compiègne, fidèle à son serment, n’avait pas tiré ! Il s’affaissait en criant comme dans un assaut : « Touché ! » Quatre jours après, le 28 février, il expirait. Comme ceux que le ciel favorise, il mourait jeune, à trente ans. Il mourait sans faiblesse (sa foi était, robuste) ; il y avait longtemps qu’il connaissait le charme de la mort.


TIBULLE HAMONT.


Le Mont-Blanc, par M. Charles Durier. Paris 1877. Sandoz et Fischbacher.


Dès la plus haute antiquité, les montagnes ont produit sur l’homme une vive impression. Pour ses yeux comme pour son esprit, elles marquaient la limite où le monde terrestre semble se confondre avec cet au-delà qui est plein d’immenses perspectives et de mystérieux horizons. Les peuples primitifs attribuèrent aux montagnes ce caractère poétique ou sacré qui est resté attaché aux noms du Parnasse et de l’Olympe, du Sinaï et du Carmel. Longtemps elles conservèrent ce caractère, Longtemps elles inspirèrent ce sentiment de vénération mêlée d’effroi dont l’expression se retrouve dans les poésies des races celtiques et slaves.

Le Mont-Blanc n’appartient pas à cet âge héroïque ; c’est une montagne de notre temps. Jusqu’au milieu du siècle dernier, les sites qu’il renferme furent peu connus, peu explorés des voyageurs. La découverte du Mont-Blanc, — ç’en fut une véritable, — ne commença guère qu’à l’époque même où la science, en expliquant les divers phénomènes des montagnes, en révélant les secrets de leur origine et les lois de leur formation, allait mettre fin à d’antiques erreurs. Ces premières explorations scientifiques du Mont-Blanc coïncidèrent avec le réveil de ce sentiment de la nature que, depuis le milieu du moyen âge, on avait pour ainsi dire désappris, et que Jean-Jacques Rousseau eut l’honneur de ressusciter sous une forme nouvelle. En même temps qu’un vaste champ d’expériences pour la science moderne, le Mont-Blanc devint pour les voyageurs, amis de la nature, chaque jour plus nombreux, une source inépuisable d’émotions vivifiantes.

M. Durier a écrit à la fois l’histoire scientifique et l’histoire pittoresque de la grande montagne moderne. Il en a raconté tous les phénomènes, décrit tous les aspects, si saisissans et si divers. Il a bien réussi à faire comprendre pourquoi, parmi tant de montagnes remarquables par la beauté de leurs sites, il n’en est pas de plus célèbres que les Alpes, « cet autel commun de l’Europe, » comme les appelle Michelet, ni de vallée plus fréquentée que la vallée de Chamonix, couchée au pied du Mont-Blanc, dont Jean-Jacques Rousseau et Lamartine, Hugo et Byron, Nodier et Théophile Gautier, ont dans des pages admirables dépeint la majesté sublime.

La vallée de Chamonix, dont les premiers habitans étaient d’origine celtique, comme l’attestent de nombreuses médailles, des inscriptions et des traditions locales, fut longtemps soumise à la domination romaine. On y pénétrait alors par deux routes encore suivies aujourd’hui des voyageurs, — le défilé de Servoz et la Forclaz de Prarion ; — l’inscription romaine dite de la Forclaz, qui remonte à l’an 74, au cinquième tribunat de Vespasien, en fait foi : on sait aussi qu’une voie militaire romaine pénétrait jusqu’au fond de la vallée d’Aoste.

En 1096, les bénédictins de l’abbaye piémontaise de Cluse fondèrent dans la vallée de Chamonix un prieuré qui, vers la fin du XIIIe siècle, passa sous la dépendance du chapitre de Sallanches et envoya des députés aux états de Faucigny. Au moyen âge, le prieuré prit de l’importance à la suite de la cession faite au nouvel établissement religieux par Aymon, comte de Genève, de toute l’étendue du pays comprise entre le torrent de la Diosaz, le Mont-Blanc et le col de Balme. Dès le milieu du XVe siècle, les évêques de Genève le visitèrent quelquefois ; le plus célèbre d’entre eux, François de Sales, y séjourna plusieurs jours en 1606. Quelques souvenirs sont aussi restés du passage d’Henri IV, qui à deux reprises, dans la guerre qu’il fit à la Savoie, pénétra sous le Col du Bonhomme.

Cependant la vallée de Chamonix était demeurée presque inconnue aux populations du lac Léman, et les premiers voyageurs qui la tirèrent de son obscurité en 1741 furent Richard Pococke et Windham. Les deux Anglais, partis de Genève avec une petite troupe armée et équipée comme pour une véritable expédition, car les plus terribles histoires avaient cours sur « la Mont-Maudite » et la barbarie de ses habitans, arrivèrent sans encombre aux Glacières. À leur grand étonnement, ils y trouvèrent une population paisible, policée, qui excellait déjà dans la fabrication du beurre et du fromage, et dont l’industrie s’était d’autant plus librement développée qu’elle n’avait pas eu à souffrir des grands mouvemens politiques et religieux qui venaient expirer au seuil de la vallée. La relation de ce voyage eut un grand retentissement, et dissipa les craintes qu’inspirait le Mont-Blanc. À partir de ce jour, quelques voyageurs osèrent s’aventurer dans la vallée de Chamonix ; pourtant ce ne fut guère que vers le commencement de ce siècle que la Suisse devint populaire, quand les travaux de Saussure et les descriptions de Bourrit, l’historien des Alpes, l’eurent mieux fait connaître, et que Rousseau, puis Goethe, qui la visita, en 1779, eurent mis en lumière ses incomparables beautés. Mais le premier qui posa le pied sur la cime du Mont-Blanc, en 1786, fut le fameux Jacques Balmat, qui devait parcourir jusqu’à l’âge de soixante-douze ans les montagnes où il trouva la mort. Lorsque H.-B. de Saussure apprit cette heureuse expédition, il demanda aussitôt à Jacques Balmat de lui servir de guide. Après plusieurs tentatives vaines, il toucha enfin l’année suivante (1787) le but si longtemps désiré et atteignit le point le plus élevé de la neige qui couronne la cime. Il y passa quatre heures qu’il employa à faire diverses observations. M. Charles Durier raconte ensuite en détail la plupart des ascensions scientifiques qui ont eu lieu depuis de Saussure ; parmi les plus importantes, il faut citer tout d’abord celle, accomplie le 31 juillet 1843 par MM. Charles Martins, Auguste Bravais et Lepileur, dont M. Martins a relaté ici même les résultats si intéressans pour la géologie, la météorologie, la botanique, etc., celles de M. Tyndall, de M. Hodgkinson en 1866, de M. Soret en 1867, enfin en 1874 de M. J. Violle. L’ouvrage de M. Charles Durier contient l’exposé de toutes ces recherches ainsi que des observations faites jusqu’ici sur la flore du Mont-Blanc, sur la condition de la vie animale dans les hautes régions, sur les différens terrains que les géologues ont rencontrés dans ces montagnes, sur le travail d’érosion des eaux et des neiges, sur les glaciers. A côté de ces explorations scientifiques, il y eut d’autres ascensions qui ne se distinguent que par une véritable originalité : de ce nombre sont celles de miss Brevoort et de Marie Couttet, qui, en arrivant au sommet, burent du Champagne et dansèrent un quadrille, de Mlle d’Angeville, qui, ne trouvant pas qu’elle était encore assez haut, se fit porter par ses guides au-dessus de leur tête, enfin de miss Stratton, qui, dans l’hiver de 1875, passa quatre jours sur les glaciers par un froid de — 24 degrés. Dans ce genre fantaisiste, ce sont surtout des femmes qui l’ont emporté.

Le Mont-Blanc a aussi ses hardis pionniers qui ont gravi les hautes cimes sans autre ambition que d’ouvrir une route nouvelle. Sur toutes les routes du Mont-Blanc, dont les plus praticables sont celles de Chamonix, de Saint-Gervais et de Courmayeur, qui ont été le théâtre de tant d’actes de courage et de dévoûment, l’ouvrage de M. Durier, accompagné de cartes et orné des plus belles vues de la montagne, renferme les renseignemens les plus précis. Malgré les accidens, le nombre des ascensions ne fait que s’accroître, et, grâce à l’impulsion donnée par les clubs alpins, il est à croire qu’il ira toujours en augmentant, parce qu’en même temps qu’un plaisir intellectuel l’ascension procure une sorte de volupté physique, parce qu’elle est la source de pures et de nobles émotions, et qu’il semble, comme l’a dit Rousseau, « qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse les sentimens bas et terrestres. »

Quand une fois on a contemplé les montagnes dans leur haute et pleine majesté, et qu’on a vu leurs masses imposantes de rochers où se joue la lumière qui semble les animer, les contrastes puissans qu’elles offrent avec leurs forêts de sapins aux nuances sombres, leurs cascades et leurs torrens, depuis les cimes glacées et mornes jusqu’aux régions chaudes et animées de la base, — ces vallées, « dont chacune présente, souvent dans l’espace le plus borné, une espèce d’univers à part », on ne peut oublier ce spectacle. Le livre de M. Charles Durier, écrit avec un sincère enthousiasme et beaucoup de charme, donnera à ceux qui ne connaissent pas les Alpes le désir de les voir ; ceux qui les ont admirées y retrouveront quelques-unes des émotions qu’ils ont ressenties.


J. BERTRAND.

Le directeur-gérant, G. BULOZ.