Chronique de la quinzaine - 31 août 1874

Chronique n° 1017
31 août 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1874.

C’est la saison des voyages et des fantaisies ; c’est le moment où Paris, quelque peu abandonné par les Parisiens, est visité par les provinciaux ou les étrangers, et pour sûr Paris vient de recevoir une visite imprévue, celle du roi Louis de Bavière en personne. Le jeune souverain bavarois aime les arts et le romanesque, il s’est échappé un beau jour furtivement de son royaume d’Allemagne sans avoir consulté les augures, et prenant un habit couleur de muraille, le masque d’un nom d’emprunt, il est venu en bonne fortune auprès des hamadryades du parc de Versailles, qui l’ont fort bien reçu, dit-on. Ce n’est point là certainement une conspiration dangereuse pour la sûreté de l’empire allemand, et il n’y a pas de quoi exciter les nerfs de M. de Bismarck, toujours occupé à surveiller les menées séparatistes ou ultramontaines. Le roi de Bavière est venu sans éclat, il est reparti sans bruit, hôte mystérieux et passager de ce Paris, qui en dépit de tout, pour le monde comme pour les personnages couronnés, est et sera toujours Paris, quelque chose de plus qu’une capitale de Béotie. Le prince allemand pouvait venir sans crainte, visiter à son aise nos parcs, nos palais et nos musées, il était bien sûr de ne pas trouver la politique sur son chemin. La politique, où donc est-elle dans ce temps de villégiature et de dispersion ? Elle n’est, il est vrai, ni à Versailles, où tout ce qui reste de vie parlementaire se concentre dans une séance insignifiante de la commission de permanence, ni à Paris, où le gouvernement ne fait que passer. Elle n’est nulle part, si l’on veut, et elle est un peu partout, disséminée, flottante, se mêlant au mouvement intime des choses, nous revenant sous toutes les formes, parce qu’en définitive on a beau se mettre en vacances, aller au bord de la mer, en Suisse ou dans son village, on emporte le souvenir des efforts inutiles d’hier, le souci de demain, le sentiment de l’incertitude universelle.

La politique pour le moment, elle est en province, dans les manifestations des partis, dans des incidens qui ne laissent pas quelquefois d’être significatifs, dans les communications des membres de l’assemblée avec le pays. Elle est dans ce discours où le président du centre gauche, M. Léon de Maleville, haranguant ses compatriotes de Caussade, a eu l’idée assez inattendue de leur présenter M. Gambetta comme un modèle de « sérénité, » de « calme plein de force. » Elle est aussi, à un autre point de vue, dans ce manifeste de M. le marquis de Franclieu signifiant à la France qu’elle a été tout simplement sauvée de l’abîme le mois dernier par le rejet de la proposition Casimir Perier, mais qu’il ne lui reste plus que trois mois pour choisir entre une mort certaine et le salut infaillible par le rappel du roi. Le septennat lui-même est mis avec quelque irrévérence au nombre des a causes morbides destinées à précipiter notre agonie… » L’honorable M. de Franclieu, depuis trois ans, ne cesse de prédire tout ce qui arrive, il a eu le malheur de voir toutes ses prophéties se réaliser, il l’assure. Maintenant il se croit tenu de donner un dernier avertissement ; si on ne l’écoute pas, si on ne rappelle pas avant la fin de l’année M. le comte de Chambord, il n’aura plus qu’à s’envelopper la tête et à périr avec tout le monde. Il y aura eu du moins un juste pour annoncer l’épouvantable cataclysme auquel on ne peut échapper. Décidément la retraite et la réflexion conseillées à l’assemblée par M. le général Changarnier profitent aux légitimistes de l’extrême droite ! La politique, elle est encore dans ces élections du Calvados qui viennent d’envoyer au parlement un bonapartiste de plus, comme dans l’élection prochaine du département de Maine-et-Loire, comme dans les huit ou dix élections qui vont se faire d’ici à deux mois et où se reproduira infailliblement la même lutte.

La politique du moment, elle est surtout enfin dans ce voyage que M. le président de la république vient d’accomplir à travers les provinces de l’ouest, et de tous ces faits, de ces manifestations, de ces incidens se dégage une impression unique et invariable, c’est qu’aujourd’hui comme hier, pendant ces vacances si impatiemment désirées comme pendant la session parlementaire, on ne sait ni où nous en sommes, ni où nous allons. Chacun, pour rester dans le programme de M. le général Changarnier, consulte le pays, à la condition, bien entendu, de faire parler le pays à sa manière. Les républicains demandent naturellement la république définitive, comme les monarchistes demandent sans plus de retard la restauration de M. le comte de Chambord, Les septennalistes purs veulent qu’on glorifie le septennat sans le définir. Les constitutionnels voudraient tout au moins qu’on en vînt à régulariser et à consolider le septennat en l’organisant. Les indifférens supplient qu’on leur donne la paix, la tranquillité, et, si l’on veut, un bout de chemin de fer pour faciliter leurs affaires. Là-dessus arrivent les représentans du clergé, et en tête M. l’évêque d’Angers, demandant à M. le président de la république d’associer dans une même œuvre de salut et de triomphe la France et le pape. En d’autres termes, M. l’évêque d’Angers demande à M. le maréchal de Mac-Mahon de commencer la pacification, la régénération de la France par une croisade pour le pontificat temporel, c’est-à-dire par une déclaration d’hostilité contre l’Italie, — ce qui prouve que la petite remontrance adressée, il y a quelques semaines, par le Journal officiel à M. l’archevêque de Paris, n’est point parvenue jusqu’à Angers. Ainsi tout se mêle et se heurte. Au milieu de cette confusion cependant le dernier voyage de M. le président de la république et la dernière élection bonapartiste du Calvados ne laissent pas de trancher sur la monotonie d’une politique de vacances, et de préciser une fois de plus la situation. Peut-être même au fond entre ces deux faits y a-t-il un lien plus intime qu’on ne le croirait. Dans l’un et dans l’autre, c’est toujours la question du gouvernement de la France qui reparaît et se resserre invinciblement.

Quelle est la signification réelle de ce voyage présidentiel qui vient de s’accomplir ? quelle en a été l’idée inspiratrice et quel effet a-t-il produit ? Assurément M. le président de la république n’a point perdu de temps, il a montré l’activité d’un soldat qui sait employer les heures. En quelques jours, il a visité presque tout l’ouest, Le Mans, Rennes, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Brest, Lorient, Saint-Nazaire, Nantes, Angers ; il a écouté des harangues, passé des revues, inspecté des ports et des arsenaux, exploré le bassin de la Loire, consacrant le jour aux fêtes officielles, montant le soir en chemin de fer au sortir d’un banquet et recommençant chaque matin les cérémonies de la veille. Personnellement M. le maréchal de Mac-Mahon était d’avance assuré de rencontrer partout sur son chemin les respectueuses sympathies qui ne lui ont pas manqué ; politiquement on peut dire que ce voyage a gardé jusqu’au bout un certain caractère énigmatique ou diplomatique qui tient sans doute à la situation difficile créée au chef de l’état par les incidens qui ont marqué la fin de la session parlementaire. Au fond, à part les banalités invariables, quelle est la pensée explicite ou atténuée qui revient avec le plus de persistance dans un certain nombre de ces adresses et de ces discours qui se sont succédé au Mans, à Saint-Malo, à Brest ou à Nantes ? Cette pensée, exprimée au nom du commerce ou de quelques conseils électifs, c’est que le travail national, languissant d’incertitude, a besoin de cette organisation des pouvoirs publics qu’on ne cesse de réclamer, d’institutions assurant aux affaires des garanties de fixité.

Les intérêts sont ici d’accord avec la politique, et on peut les croire, ils n’ont pas l’habitude de se payer de chimères. Évidemment ce n’est point un sentiment d’hostilité qui inspirait ces discours, puisqu’on ne faisait que reproduire les opinions, les pressantes instances des messages présidentiels. Non-seulement on respectait l’autorité du maréchal de Mac-Mahon dans son caractère, dans sa durée, mais encore ceux qui loi parlaient ainsi se servaient presque de son langage pour exposer leurs vœux. C’était peut-être par cela même un peu embarrassant. Que pouvait objecter M. le maréchal de Mac-Mahon lorsqu’on semblait lui renvoyer l’écho de sa propre pensée ? Il a cru devoir répondre au président du tribunal de commerce de Saint-Malo, qui venait de lui parler au nom des intérêts en souffrance : « Vous avez dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas de gouvernement, vous vous trompez, il y en a un : c’est le mien. » Sans doute ce gouvernement existe, il est reconnu et accepté ; on réclame tout simplement l’organisation, la consolidation de ce pouvoir que le chef de l’état lui-même a plus d’une fois demandé inutilement à l’assemblée de régulariser et de compléter. Voilà précisément la question en face de laquelle M. le président de la république s’est trouvé, ne pouvant donner raison à ceux qui sont de son avis, qui lui offrent leur concours, de peur de blesser ceux qui prétendent être ses seuls amis, ses seuls appuis, en lui refusant les institutions les plus nécessaires à son gouvernement. C’est la contradiction intime qui pèse sur tout ce voyage.

La situation est assurément étrange. Ceux dont M. le président de la république reçoit l’adhésion, qui vont au-devant de lui, sont à peu près traités en ennemis, et ceux qu’il ménage sont les premiers à parler lestement de ce voyage en l’honneur du septennat. Les légitimistes ne se gênent guère pour répéter que l’accueil fait au maréchal a été froid, que jamais on n’avait vu si peu d’enthousiasme sur le passage d’un chef d’état. Ce septennat ne dit rien aux populations. « Quels services a-t-il rendus au pays ? quels services est-il capable de rendre ? Ce qu’il représente, c’est l’incertitude… » Mieux encore, un journal de l’ouest, qui passe pour avoir les rapports les plus intimes avec M. le ministre de l’instruction publique, n’y met pas plus de façons : il n’exagère nullement en vérité le succès du « brave maréchal » auprès des bonnes gens de Bretagne. Ah ! « si M. le comte de Chambord fût venu faire ce même voyage, il eût été plus acclamé et plus fêté que le maréchal, car il eût représenté la gloire et l’avenir de la France… » Quant au septennat, il n’en faut pas parler, « c’est une abstraction ; » on vient de montrer le « brave maréchal » en uniforme aux bons paysans bretons, il ne leur en faut pas davantage.

Voilà ce qui s’appelle prendre au sérieux le gouvernement de M. le président de la république ! Voilà comment le représentent ceux qui prétendent l’avoir créé, qui affectent de se dire ses meilleurs amis, et qui semblent n’avoir d’autre préoccupation que de le suivre pas à pas en l’enveloppant de leurs subtilités, de leurs arrière-pensées et de leurs restrictions ! C’est pour ménager ces étranges auxiliaires de son gouvernement que M. le maréchal de Mac-Mahon se croit obligé de se taire ou de répondre avec une certaine mauvaise humeur à ceux qui se bornent à répéter ses messages ! En réalité, le résultat le plus clair de ce voyage de Bretagne, c’est de rendre plus sensible la situation difficile qui a été créée à M. le président de la république, et de mettre une fois de plus en présence deux politiques qui résument tout aujourd’hui. L’une de ces politiques dit : « Que les questions réservées soient résolues. » Organisez ce pouvoir que vous avez fondé, le repos des esprits l’exige, les intérêts le demandent. Il faut « assurer au pays par des institutions régulières le calme, la sécurité, l’apaisement dont il a besoin… De nouveaux délais pèseraient sur les affaires… » L’autre politique semble dire à M. le président de la république : Tenez-vous tranquille, ne faites pas attention ! Vous avez un uniforme, allez le montrer aux populations, cela suffit pour le moment, le reste nous regarde !

Soit ; on ne voit pas seulement qu’on n’arrive ainsi qu’à épaissir et à prolonger une équivoque des plus dangereuses, qui ne profite ni aux partis monarchiques, ni au septennat, ni à M. le maréchal de Mac-Mahon, ni surtout au pays, — qui ne sert en fin de compte qu’à favoriser cette propagande bonapartiste dont les succès se mesurent justement aux progrès de la confusion et de l’incertitude. Voilà le point délicat ; c’est là précisément qu’apparaît le lien intime entre les manifestations qui ont signalé le dernier voyage présidentiel et la dernière élection du Calvados. Évidemment cette élection d’un ancien préfet de l’empire, M. Le Provost de Launay, obtenant 41,000 voix tandis que le candidat républicain et le candidat légitimiste réunis restaient en arrière de 6,000 voix, cette élection est un succès bonapartiste, comme l’élection de M. Bourgoing dans la Nièvre, il y a quelques mois, était un succès bonapartiste. Ce qu’on a obtenu dans le centre de la France et en Normandie, on espère l’obtenir dans l’Anjou, où la lutte est déjà engagée, et dans quelques autres départemens à mesure que les scrutins s’ouvriront. Dans tous les cas, on est activement à l’œuvre ; les candidatures bonapartistes refleurissent ; l’empire, oubliant le mal qu’il a fait, rentre en scène avec la jactance d’un victorieux parce qu’il a réussi dans quelques élections.

Est-ce à dire que ces victoires partielles de scrutin aient une portée si sérieuse, qu’elles soient le signe d’une recrudescence impérialiste en France ? Nullement, le pays n’est pas bonapartiste, il n’a aucun goût pour l’empire ; mais il est fatigué d’incertitude et impatient. En définitive, que veut-on que pensent ces masses laborieuses à qui on demande un vote de temps à autre ? Elles ne vivent pas d’abstractions, on a raison de le dire, elles sentent simplement et elles ne remarquent qu’une chose, elles voient qu’un gouvernement a été renversé il y a quatre ans et que ce gouvernement n’a pas été remplacé. Non-seulement on ne l’a pas remplacé d’une façon définitive, mais depuis quatre ans les partis ne sont occupés qu’à s’épuiser en luttes stériles, à rivaliser d’impuissance, à se neutraliser mutuellement. Les monarchistes passent leur temps à décrier la république ; les républicains démontrent que la monarchie traditionnelle est impossible, et ils n’ont aucune peine à le démontrer, puisque la légitimité elle-même a signé sa propre abdication, laissant pour le moment en déroute toutes les entreprises de restauration monarchique. Alors les masses, par un aveuglement qui n’a rien d’inexplicable, par une sorte d’habitude qui n’est point encore perdue, reviennent ou du moins semblent revenir au gouvernement qu’on n’a pas remplacé.

Ce n’est pas à lui-même que le bonapartisme doit cette force apparente qu’il s’attribue, dont il se vante ; il la doit aux querelles stériles et à l’impuissance des partis, à cet interrègne qu’on prolonge et qui favorise toutes les espérances, à la lassitude du pays. C’est une force toute négative. Et les ruines dont l’empire a couvert la France, et le sang versé, et les provinces perdues, et l’avenir assombri, dira-t-on, le pays oublie-t-il tout cela ? Non, le pays ne l’oublie pas, et, sans nul doute, au dernier moment, si la question lui était nettement posée, il reculerait devant un régime qui lui a légué ce funeste héritage sous lequel la France est réduite à se débattre ; mais en attendant, puisqu’on ne lui offre rien de saisissable, puisqu’on l’accoutume à être sceptique surtout, il cède à l’habitude, il vote pour des candidats bonapartistes, de sorte que tout ramène à cette nécessité d’organisation qu’on invoquait, qu’on avait raison de rappeler récemment pendant le voyage de M. le maréchal de Mac-Mahon, et qu’une élection comme celle du Calvados rend d’autant plus pressante.

Il faut voir les choses telles qu’elles sont, sans se méprendre sur le danger et sans dépasser la réalité par des exagérations qui ne feraient qu’aggraver ce danger. Il faut surtout voir le remède. Croit-on que, s’il y avait un régime organisé, des institutions régulières, une transmission des pouvoirs assurée, une situation définie, et si les partis n’avaient plus le droit de se disputer chaque matin une succession qu’ils prétendent être toujours ouverte, croit-on que, s’il en était ainsi, les bonapartistes auraient les mêmes chances ? D’un seul coup, ils perdraient leurs avantages, et ils le savent si bien qu’ils ne sont pas les derniers à combattre la plus simple tentative d’organisation. Ils ne pourraient plus s’adresser aux instincts trompés du pays, leur promettre la stabilité qu’on leur refuse. Ils resteraient avec les souvenirs qu’ils portent dans leur bagage, ils ne seraient que des agitateurs relevant le drapeau d’une cause condamnée devant la France régulièrement constituée. Et d’un autre côté les légitimistes ne voient-ils pas qu’en prolongeant l’incertitude, en s’obstinant à laisser tout en suspens dans l’espérance d’une occasion favorable, ils sont des politiques assez naïfs ? Ils croient travailler pour eux ou pour leur principe, et ils travaillent pour d’autres, d’autant plus que le pays les rend, eux, particulièrement responsables de l’indéfinissable anxiété où on le fait vivre. Tranchons le mot, ils font un métier de dupes. Ils ont toute l’impopularité du provisoire sans pouvoir en recueillir les avantages. Ils sont véritablement singuliers avec leur vigilance jalouse de sentinelles faisant la garde autour d’une situation qui leur échappe de toutes parts. Ne le voient-ils pas ? Ils n’ont pu dépasser une minorité presque ridicule dans les dernières élections de la Nièvre, ils sont arrivés jusqu’à 8,000 voix sur 75,000 votans dans l’élection du Calvados. Et c’est pour réserver l’éventualité dont ces chiffres sont la trop significative expression qu’on se plaît à laisser toute une nation dans l’attente d’un régime plus défini !

La dernière illusion de ceux qui voient le danger sans pouvoir se résoudre à l’attaquer de front, c’est de se figurer qu’ils suppléeront à tout, qu’ils feront face à tout par l’organisation d’une sorte de régime tout personnel. Le septennat, c’est le maréchal, dit-on ; qu’on arrange un gouvernement pour le maréchal, cela suffit. Depuis six mois, on tourne autour de cette idée, qu’on ne paraît pas avoir abandonnée. Arrivera-t-on à trouver la solution du problème ? Dans tous les cas, une combinaison de ce genre ne serait qu’un expédient de plus, et un expédient aussi périlleux qu’inefficace ; elle ne ferait que perpétuer justement cette situation dont les bonapartistes sont seuls à profiter. Ne s’aperçoit-on pas que ce serait donner raison à leurs idées et laisser la carrière ouverte à toutes leurs espérances ? Ainsi voilà un demi-siècle que la France, victime de toutes les dictatures, est à la recherche de garanties publiques, d’institutions libérales. Pendant vingt ans, elle a subi les mortels effets d’un régime personnel dont la guerre de 1870 a été le dernier mot, et tout ce qu’on aurait à lui offrir comme remède, comme palliatif, comme idéal dans ses misères présentes, ce serait encore une fois le gouvernement personnel ! Nous savons bien ce qu’on veut dire : ce serait un gouvernement personnel honnête, se soumettant de lui-même au contrôle, à l’autorité de l’assemblée. Eh bien ! alors ce serait un pouvoir sans indépendance, perpétuellement placé entre des impatiences de dictature contenues et une subordination énervante à une souveraineté parlementaire sans responsabilité. On nous permettra d’aller plus loin : cette situation sans garantie, sans sûreté pour le pays, serait peu digne de M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même. Elle lui créerait plus d’embarras et de dangers que de facilités de gouvernement. Un journal anglais rapportait récemment une conversation déjà ancienne, datant des années florissantes de l’empire, où M. le maréchal de Mac-Mahon aurait dit qu’il n’était « ni bonapartiste ni légitimiste, » qu’il était avant tout « soldat-et Français. » Certes c’est là une patriotique inspiration, c’est en peu de mots presque un programme de circonstance ; mais, pour réaliser ce programme, un homme, si honorable qu’il soit, ne suffit pas, surtout lorsqu’il est brusquement transporté des camps dans la politique. Il faut autour de lui un ensemble d’institutions, de lois générales, régularisant, coordonnant l’action de tous les pouvoirs, en un mot cette organisation dont M. le président de la république n’a pas été le dernier à sentir la nécessité, et que certaines fractions monarchistes de l’assemblée ne lui ont refusée jusqu’ici qu’en méconnaissant les intérêts conservateurs les plus évidens, en tenant peu de compte de la dignité de M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même.

Les philosophes, les rêveurs qui ont prétendu bannir l’esprit militaire et les armées permanentes des affaires du monde, ont bien pris leur temps, jamais les armées n’ont eu un plus grand rôle, et c’est par la puissance d’organisation, par une longue et méthodique préparation, qu’elles peuvent être efficaces. Quelles que soient les conditions dans lesquelles elles ont à se déployer, les forces militaires ne s’improvisent pas, et les luttes sont d’autant plus meurtrières, d’autant plus ruineuses, qu’on arrive moins préparé à l’heure où les conflits deviennent inévitables. C’est l’histoire de toutes les guerres, même de cette guerre américaine dont M. le comte de Paris a entrepris le véridique et intéressant récit.

Lorsque les États-Unis, il y a treize ans, se voyaient tout à coup précipités dans cette effroyable crise de la sécession, ils n’avaient qu’un noyau d’armée régulière, quelques institutions modèles, des cadres insuffisans, une élite d’officiers. Tout était à créer, à organiser. C’était, il est vrai, une guerre civile engagée dans des proportions exceptionnelles, démesurées, et les Américains ne tardaient pas à montrer ce que peut une race virile aiguillonnée par le sentiment d’un grand danger national ; mais enfin, pour n’avoir pas pu étouffer la rébellion du sud à sa naissance, on était réduit à la suivre sur cent champs de bataille depuis la première déroute de Bull-Run jusqu’aux gigantesques actions de Richmond, où celui qui est encore aujourd’hui président des États-Unis, Grant, finissait par arracher la victoire à l’intrépide Lee. Pour arriver à dominer la terrible crise, il fallait cinq ans de luttes, d’épreuves, d’incessantes improvisations militaires, de prodiges toujours nouveaux, et ce qu’il y avait à dépenser pendant ces cinq ans eût suffi à l’entretien d’une armée permanente depuis un demi-siècle. Que Mac-Dowell, envoyé le premier au combat sur le Bull-Run, eût conduit 40,000 vrais soldats à l’assaut du plateau de Manassas, ni Beauregard, ni Jackson, qui gagnait ce jour-là son surnom de Stonewall, « mur de fer, » ni Johnston, n’auraient tenu devant lui, et l’armée sécessioniste était peut-être dispersée à la première affaire. Une victoire opportune pouvait détourner ce conflit de cinq ans ; la défaite de Bull-Run déchaînait fatalement cette guerre civile que M. le comte de Paris raconte avec la sérieuse conviction d’un esprit éclairé et libéral, avec l’autorité d’un homme qui a vu se dérouler sous ses yeux ce grand drame militaire, avec le sentiment d’un bon Français qui a servi lui-même en volontaire dans cette armée américaine où il allait retrouver les souvenirs de Lafayette.

Certes elle est maintenant bien loin de nous, cette lutte américaine, elle a été à demi effacée dans l’esprit des hommes par des événemens bien autrement graves, bien autrement saisissans pour l’Europe. Elle ne reste pas moins profondément instructive par les nouveautés militaires qu’elle a produites, comme par ce déploiement de vitalité nationale dont elle a été l’occasion victorieuse pour les États-Unis. Une fois en présence de l’inexorable fatalité, les Américains réparent assurément le temps perdu, et s’ils ont été d’abord pris au dépourvu, s’ils se sont trouvés un instant sans armée, sans un matériel suffisant, ils se mettent aussitôt à l’œuvre avec une inébranlable résolution. Ils portent toute la vigueur, toutes les ressources de leur génie pratique dans l’organisation de ces forces qu’ils sont réduits à improviser, et les premiers ils offrent le spectacle de la plus vaste application de l’industrie aux mouvemens, aux opérations des armées en campagne. L’industrie aide à réaliser les combinaisons conçues par de hardis capitaines. C’est par là que cette guerre de la sécession a toute son originalité, qu’elle a été féconde en innovations dont d’autres armées ont profité, et c’est par là aussi que cette histoire, retracée par M. le comte de Paris avec un zèle scrupuleux d’exactitude, garde un singulier intérêt. Il y a une chose qui n’est pas moins frappante que tous les enseignemens militaires qu’on peut dégager de cette guerre de la sécession, c’est le tempérament moral et politique de ce peuple américain au milieu et à l’issue d’une si terrible crise. Le libéral historien de la Guerre civile en Amérique a raison de le dire, on pouvait craindre que le déchaînement momentané des passions soldatesques n’eût pour effet d’altérer les institutions, les mœurs, les traditions de cette puissante démocratie, qu’il ne développât les tentations de dictature militaire, les velléités césariennes de quelque capitaine popularisé par le succès. Qu’en a-t-il été ? La guerre civile a laissé intactes les institutions et les mœurs. De tous ces chefs qui se sont illustrés par leur habileté, par leur héroïsme, le plus heureux a été et est encore président des États-Unis. Bon nombre sont rentrés dans la vie privée, revenant à leurs anciennes habitudes. Après avoir concentré tous leurs efforts dans une lutte gigantesque, après avoir respiré pendant cinq ans toutes les ivresses de la guerre, après s’être épuisés de sang et d’argent, les Américains ont trouvé tout simplement qu’il n’y avait pour eux d’autres moyens de se relever que la liberté et le travail. Ils sont libres, et ils se sont remis à travailler. Ils ont réparé une grande partie de leurs désastres, et ils paient chaque jour leur dette, — une dette qui avait pris des proportions colossales. Ils ont donné en deux élections huit ans de pouvoir au général Grant sans faire la moindre révolution. Voilà la moralité virile dont le livre de M. le comte de Paris est la saisissante démonstration, et qui n’est pas seulement à l’usage des Américains. Ce qui est juste et salutaire en Amérique n’aurait-il donc ni application ni efficacité en Europe ? M. le comte de Paris pose la question, c’est la France qui serait la première intéressée à la résoudre.

La politique, il est vrai, la politique et la guerre elle-même se ressentent inévitablement de la différence des institutions, du caractère national et des mœurs. Chaque peuple met son génie dans la direction de ses affaires, dans l’organisation de ses forces, et, on pourrait le dire, jusque dans sa stratégie. Il y a malheureusement un point où il n’y a plus aucune différence. Partout, en Amérique comme en Europe, la guerre est toujours la guerre ; elle se manifeste par les mêmes désastres, elle offre les mêmes spectacles de misère et de deuil ; elle laisse après elle les morts, les blessés, les maisons en flammes, les villes détruites, les terres ravagées. Pour les chefs d’armées, pour les politiques, ces malheurs privés disparaissent le plus souvent dans les résultats d’une bataille gagnée, d’une campagne victorieusement conduite. Ils ne forment pas moins, à côté de la grande histoire qui raconte les événemens publics, une autre histoire plus intime, dramatique, profondément émouvante. C’est ce drame intime, inconnu, des misères de la dernière guerre de France, qui se trouve retracé avec une sincérité absolue, avec une simplicité pathétique, dans un livre, — Épreuves et luttes d’un volontaire neutre, — écrit par M. John Furley, et récemment traduit par Mme E. de Villers. M. Furley est un de ces Anglais dévoués qui accouraient en France dès le mois d’août 1870, et qui, à partir de ce moment, n’avaient d’autre pensée que d’adoucir les maux de la guerre, de soulager toutes les infortunes. Il était membre de la « Société nationale britannique pour le secours des malades et des blessés de la guerre ; » il a présidé la « Société de distribution de semences aux fermiers français ; » il a été de toutes les associations secourables. S’il a été justement honoré après la guerre par le gouvernement français, on peut dire qu’il avait été à la peine. Pendant neuf mois, M. John Furley brave les fatigues, les souffrances, les dangers, sans se reposer un instant. Il est à Gravelotte, il accourt à Sedan, il va sur la Loire, à Orléans, à Tours, au Mans, il est à Versailles, autour de Paris, souvent dans Paris au moment de la commune ; partout il arrive avec ses voitures, avec des vêtemens, des médicamens, des vivres. « Il n’y a que M. Furley qui puisse aller partout sans laisser-passer, » dit un général allemand, et en effet il ne se laisse arrêter ni déconcerter par rien, allant plus d’une fois bravement remplir sa mission jusque sous le feu du champ de bataille. Au milieu des horreurs de la guerre, ce vaillant homme représente l’humanité bienfaisante éclairant de sa lumière ces luttes sanglantes, et la chaleur du dévoûment n’exclut chez lui ni la sagacité de l’observation ni la bonne humeur.

Ce livre des Épreuves d’un volontaire neutre est le reflet de cette existence si utile, si accidentée, promenée pendant neuf mois partout où la guerre fait des victimes ; c’est l’œuvre d’un des esprits les plus honnêtes, les plus sincères, qui raconte ce qu’il a vu, simplement, sans prétention, et qui, en restant dans son rôle de neutralité, ne craint pas au besoin de rendre témoignage pour la vérité, pour l’humanité offensée. Certes il en dit assez pour laisser voir le sentiment que lui inspire l’incendie de Bazeilles et de tant d’autres villages brûlés parce que de malheureux paysans ont voulu défendre leurs foyers. S’ils ont agi par ignorance, dit-il avec une émotion généreuse, «c’est une ignorance bien excusable. Si jamais l’Angleterre se voyait soumise aux malheurs de l’invasion, j’espère qu’on me trouverait parmi ces ignorans ! » Ainsi parle un Anglais assistant aux malheurs de la France, défendant son opinion contre des officiers allemands et ajoutant aujourd’hui une page de plus à cette tragique histoire de nos désastres.

Quand on a passé par ces épreuves, on comprend mieux les épreuves d’autrui, on ne se désintéresse pas des malheurs d’un peuple qui en est à se débattre au milieu des violences de la guerre, fût-ce d’une guerre civile. N’y eût-il pas cette raison d’humanité, ce serait encore par un sentiment politique des plus sérieux que la France serait conduite à rester fidèle à ses vieilles traditions de sympathie pour l’Espagne libérale. Comment l’Espagne sortira-t-elle de cette redoutable crise qui se déroule depuis quelques années déjà au-delà des Pyrénées, qui a pris toutes les formes pour finir par se concentrer dans une sorte de duel entre le gouvernement établi à Madrid et le prétendant don Carlos campé à la tête de ses bandes dans les provinces du nord ? C’est assurément de toute façon une question des plus graves, qui a pris récemment une certaine importance extérieure par l’intervention de la diplomatie européenne, mais qui après tout garde d’abord un caractère essentiellement intérieur. La vérité est que cette malheureuse guerre civile espagnole, au lieu de diminuer et de paraître marcher vers un dénoûment, ne fait que se développer, s’envenimer et devenir plus acharnée. On peut certainement dire que la mort du général Concha a été une fatalité. Depuis ce moment, l’armée placée sous les ordres du général Zabala est restée sur l’Èbre, se reconstituant, manœuvrant, poussant quelques pointes contre les lignes carlistes en Navarre, mais sans engager en définitive des opérations sérieuses. Moriones a livré l’autre jour un combat sur le chemin d’Estella, puis il s’est retiré aussitôt sur l’Èbre, attendant de meilleures occasions. Pendant ce temps, les carlistes ne restent pas inactifs ; ils deviennent au contraire très entreprenans : ils menacent toutes les lignes entre Madrid et le nord, si bien que d’un instant à l’autre les communications de l’Espagne avec la France peuvent être coupées. En Catalogne, ils ont pris la Seo d’Urgel, et ils assiègent Puycerda. À l’ouest, ils battent la campagne autour de Santander. Sur l’Èbre, ils ont pris la petite place de la Guardia, ils sont entrés à Calahorra, Ce n’est pas tout, le gouvernement de Madrid a pris une mesure des plus graves, il a rendu un décret en vertu duquel il emprisonne les suspects de carlisme et confisque leurs biens. Naturellement les carlistes ont riposté en confisquant les biens des libéraux dans les provinces qu’ils occupent, et aux répressions dont leurs partisans sont l’objet ils répondent par des fusillades de prisonniers. Bref, c’est une guerre impitoyable et sanglante qui en se prolongeant finirait par ravager l’Espagne.

L’Europe peut-elle intervenir utilement, efficacement dans cette lutte ? Elle ne le peut évidemment qu’en prêtant au gouvernement de Madrid la force morale d’une reconnaissance diplomatique qui lui a manqué jusqu’ici, qui ne paraît plus devoir lui manquer longtemps. Le gouvernement du général Serrano, bien que né d’un coup d’état qu’aucun vote n’a légalisé depuis, bien qu’ayant assez peu réussi dans ses campagnes contre le carlisme, ce gouvernement après tout, tel qu’il est, représente l’Espagne libérale, et ce n’est pas la France qui aurait pu lui refuser l’appui de relations amicales. La France, quoi qu’on en dise, est trop peu intéressée au succès du carlisme pour avoir été son complice. Malheureusement cette question, qui aurait pu être très simple, s’est compliquée de deux choses. Un certain nombre de journaux espagnols ont pris dans toute cette affaire le ton le plus insultant à l’égard de la France, et ce n’est pas seulement à l’égard de la France qu’on prend à Madrid ces libertés injurieuses. Au moment même où l’on brigue la reconnaissance de l’Angleterre, on viole sans façon des engagemens financiers avec les porteurs de bons anglais, de sorte qu’il faut en vérité que le gouvernement anglais et le gouvernement français y mettent la meilleure volonté pour n’écouter que les intérêts nationaux. Ils n’hésitent pas, et ils ont raison ; ils soutiennent de leur appui moral l’Espagne libérale dans ses luttes, c’est la meilleure politique. D’où vient cette intempérance des journaux espagnols ? Elle est probablement encouragée par l’initiative que M. de Bismarck a prise dans cette question. M. de Bismarck s’est constitué le protecteur du gouvernement de Madrid, et il s’est donné beaucoup de mouvement pour faire reconnaître son protégé. Le chancelier allemand a-t-il eu des raisons particulières de rendre ce service au général Serrano et à son cabinet ? C’est une énigme que nous ne nous chargeons pas de déchiffrer. Toujours est-il que M. de Bismarck, pour un homme si habile, n’a pas fait une campagne diplomatique des plus brillantes, et que malgré son insistance, peut-être à cause de ses airs de prépotence, la Russie refuse la sanction diplomatique qu’on lui a demandée. Il en résulte que cette reconnaissance du gouvernement de Madrid ne laisse pas d’être une affaire assez laborieuse. Le général Serrano rendrait un plus grand service à son pays aussi bien qu’à lui-même en faisant un peu moins de diplomatie avec M. de Bismarck et en allant frapper la cause carliste au cœur dans les montagnes de la Navarre.


CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

Le chevalier Daydie d’après sa correspondance[1].


Les amans doivent mourir jeunes ; il n’est permis qu’aux gens d’esprit d’atteindre un certain âge. La vieillesse de Voltaire ou de Mme Du Deffand n’a rien de déplaisant, au contraire : l’un, à quatre-vingt-quatre ans bien sonnés, se dresse sur son lit d’agonie pour dicter un billet sublime ; l’autre, non moins vieille, a quatre lecteurs qui se relaient nuit et jour, et sa dernière lettre à Walpole, un mois avant d’expirer, est encore un chef-d’œuvre. Le brillant chevalier Daydie, l’amant fameux de Mlle Aïssé, a le tort d’avoir survécu à son amour jusqu’à près de soixante-dix ans. Sans la Correspondance inédite que publie M. Honoré Bonhomme, avec sa critique ingénieuse et son érudition bien connue, on aurait pu croire que les destins jaloux avaient au moins épargné au tendre chevalier de Malte la décrépitude sénile et les vulgaires tortures de la goutte. À dire le vrai, on se doutait bien un peu de cette mauvaise fortune en se rappelant certaines lettres du chevalier à Mme Du Deffand[2] ; mais ne s’était-il point fait vieux et caduc à plaisir, par un habile artifice, en ces épîtres si bien tournées, si polies et de si bel air, qu’on se passait de mains en mains dans le salon de la marquise ? Il fallait connaître le fin des choses pour être de tous points édifié.

La première lettre du recueil est de l’année même où Aïssé mourut et fut inhumée à Saint-Roch dans le caveau de la famille Ferriol (1733). Elle avait langui trois ans, en proie à une maladie de consomption ; depuis longtemps, elle n’était plus qu’une amie pour le chevalier. La dévotion avait achevé ce qu’avaient déjà commencé les scrupules un peu raffinés de la pauvre Circassienne : elle était bien revenue des courts enivremens de sa jeunesse. On peut croire que, si elle avait eu d’autres ressources que la famille de M. de Ferriol, elle aurait uni sa destinée à celle de son amant. Ce n’est qu’une hypothèse : dès 1727 en effet, il lui échappe de dire, en parlant de l’amour du chevalier Daydie, le père de son enfant : « C’est la passion la plus singulière du monde ; cet homme ne me voit qu’une fois tous les trois mois ; je ne fais rien pour lui plaire ; j’ai trop de délicatesse pour me prévaloir de l’ascendant que j’ai sur son cœur, et, quelque bonheur que ce fût pour moi de l’épouser, je dois aimer le chevalier pour lui-même. » Ces sentimens sont admirables ; on y démêle toutefois un peu de désillusion, de lassitude, de douce pitié.

Voilà bien ce qu’on éprouve pour ces sortes de grands enfans naïfs, sensibles et généreux. Aïssé en était arrivée là, comme tant d’autres, vers trente-cinq ans. Plus qu’aucune autre, elle avait acquis l’amère expérience de la vie. Enlevée tout enfant par les Turcs, achetée pour quelques louis par l’ambassadeur de France à Constantinople, M. de Ferriol, qui la fit élever à Paris par une belle-sœur « peu scrupuleuse et propre à toute sorte d’emplois, » digne sœur de Mme de Tencin, la pauvre fille grandit sans trop savoir peut-être à quoi « son aga » la destinait. Elle avait seize ans environ quand celui-ci revint à Paris ; il habita avec elle l’hôtel de Mme de Ferriol, rue Neuve-Saint-Augustin. C’était un vieillard sexagénaire, nullement près de sa fin, irritable, violent, habitué de longue main à traiter les hommes en Turc et les femmes en pacha : Aïssé n’était qu’une des esclaves qu’il avait achetées, cédées ou revendues. Une première attaque de paralysie générale l’avait naguère fait enfermer comme fou ; il était notoirement maniaque, de goûts bizarres, très dangereux. Qu’il en ait usé à l’orientale avec son esclave, voilà un point sur lequel on s’accordait assez au dernier siècle. Sans parler des mœurs bien connues de M. de Ferriol et des mortelles tristesses d’Aïssé, des ineffaçables stigmates de sa flétrissure[3], on a trouvé dans les papiers de M. d’Argental une lettre de l’ancien ambassadeur qui ne permet plus d’hésiter. Sainte-Beuve aimait fort les gageures en un sens ou dans l’autre : il s’était fait le chevalier d’Aïssé. C’était servir une noble cause, mais que le sagace éditeur des lettres du chevalier Daydie déclare aujourd’hui tout à fait perdue.

Qu’importe ? Le chevalier rencontra Aïssé dans le monde, chez Mme Du Deffand, dit-on, il aima, il fut aimé. C’était en 1720 ou 1721 ; le vieil « aga, » tombé en démence, allait trépasser. Mme de Ferriol menait la belle Circassienne dans tous les salons, surtout dans ceux où fréquentait le régent ; elle avait son idée. Le duc d’Orléans vit Aïssé chez Mme de Parabère, et, s’il n’en vint pas à ses fins, ce ne fut pas la faute de Mme de Ferriol. Le chevalier Daydie, grâce à son cousin, le comte de Riom, favori en titre de la duchesse de Berry, était de ce monde-là ; on l’avait présenté au Palais-Royal et au Luxembourg, la fille du régent avait jeté les yeux sur lui ; bref, c’était un cavalier élégant et accort, un homme à bonnes fortunes, un roué, en dépit de ses titres de clerc tonsuré du diocèse de Périgueux et de chevalier non profès de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Toute sa vie, le chevalier Daydie ressembla fort, mais point en mal, au célèbre portrait que Gui Patin a tracé de ces soldats du Christ. « Les chevaliers de Malte, dit-il, sont gens fort simples, fort innocens et fort chrétiens, gens qui n’ont rien de bon que l’appétit, cadets de bonne maison qui ne veulent rien savoir, rien valoir, mais qui voudroient bien tout avoir ; au reste, gens de bien et d’honneur, moines d’épée, qui ont fait trois vœux, de pauvreté, de chasteté et d’obédience : pauvreté au lit, ils couchent tout nus, et n’ont qu’une chemise à leur dos ; chasteté à l’église… (mais, en citant du Gui Patin, il faut souvent passer quelques mots). Leur troisième vœu est obéissance à la table ; quand on les prie d’y faire bonne chère, ils le souffrent ; ils mangent… d’une cuisse de perdrix, puis du biscuit, en buvant par-dessus du vin d’Espagne, du rosolis et du populo, avec des confitures ou de la pâte de Gênes, et tout cela par obéissance ; o sanctas gentes !.. »

On ne s’ait pas les raisons qui portèrent Aïssé à distinguer le chevalier ; on ne connaît pas une seule lettre d’elle à son amant. Comment parler d’inexpérience, de séduction, de goût romanesque ? Elle avait alors près de trente ans. Cette liaison semble avoir été entourée de quelque mystère ; Mme de Ferriol elle-même l’ignorait. Quand Aïssé fut sur le point de devenir mère, deux ans après la mort de « son aga, » elle se fit emmener par une amie, lady Bolingbroke, pour un prétendu voyage en Angleterre. Lord Bolingbroke, qui savait de reste qu’Aïssé s’était retirée dans un faubourg de Paris, poussa la complaisance jusqu’à mander à Mme de Ferriol qu’elle avait eu le mal de mer et « rendu son dîner aux poissons ! » La fille d’Aïssé et du chevalier Daydie, Célinie Leblond, fut placée au couvent de Notre-Dame, à Sens, sous le nom de miss Black, à titre de nièce de lord Bolingbroke. Aïssé s’échappait quelquefois de l’hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin pour aller à Sens. Une des deux lettres connues du chevalier à son amie concerne un de ces voyages : il y laisse paraître une sensibilité un peu commune, mais vraie et de bon aloi ; il a des entrailles de père ; il aime sa fille et déjà travaille à lui faire une dot. Il la mariera, sept ans après la mort d’Aïssé, à un bon gentilhomme de sa province, au vicomte de Nanthiac.

Le chevalier Daydie est l’homme des affections simples et naturelles, des affections de famille, des amitiés viriles et vertueuses. Après sa fille et ses frères, le bailli de Froullay, ambassadeur de l’ordre de Malte à Paris, est l’homme du monde qu’il a le plus véritablement aimé : c’est à ce personnage que sont adressées presque toutes les lettres du chevalier. Leur amitié était célèbre ; on avait pris l’habitude de ne plus séparer « les deux chevaliers sans peur et sans reproche, » comme les appelait Voltaire non sans une pointe d’ironie ; au fond, il n’avait guère plus de goût pour Aïssé, pour cette Circassienne « plus naïve qu’une Champenoise. » Tant de simplicité, de tendresse et de fidélité n’allait point à ce maître critique.

D’Aïssé, pas un mot dans la Correspondance du chevalier Daydie, pas même un vague souvenir. Jamais héros de roman ne fut plus mal choisi. Il n’y a pas un grain de fantaisie dans ce bon esprit lucide et sain. Il voit juste et écrit fort bien à ses heures, avec l’élégance aisée, l’exquise politesse des gens de qualité au dernier siècle, mais il est par humeur le plus superficiel des hommes. Il effleure toutes choses, il fuit l’étude, redoute la peine. Nulle ambition. Outre son titre de chevalier, il avait pourtant un grade dans les gardes-du-corps et de puissans protecteurs à la cour ; le dauphin l’avait remarqué ; la reine Marie Leczinska lui donna des preuves particulières de sa bonté : aussi, sans le savoir, n’a-t-elle pas eu de plus dévoué sujet que l’obscur chevalier de Malte. Néanmoins, avant cinquante ans, il prend sa retraite, il s’en va vivre dans les grasses et fertiles campagnes du Périgord, tantôt à Vaugoubert, chez son frère, tantôt chez sa sœur, à Mayac, et il n’existe plus que pour l’amitié, la chasse et les dindes truffées.

Et en effet, comme l’écrivait Montesquieu au chevalier Daydie, que peut-on faire en plein Périgord ? On ne peut aller là que pour manger des truffes. Le chevalier ne dit pas non ; il reconnaît qu’il « s’empâte » dans l’oisiveté, qu’il croupit dans la paresse et ne pense guère plus qu’une souche. Son imagination ne s’étend pas plus loin que ses sens. « Mon premier objet, disait-il, c’est de me bien porter : c’est là le but de toute ma philosophie. » Aussi se gouverne-t-il comme un prélat. Mère, sœur, fille, gendre, frères, neveux et nièces lui témoignent, lui inspirent les sentimens les plus tendres ; il ne voit et n’entend que des choses douces ; il se laisse vivre délicieusement et savoure, les yeux demi-clos, les plantureuses voluptés d’une existence abondante, innocente et tranquille. Plus de lectures : il doit toujours lire les ouvrages qu’on lui envoie de Paris ; jamais il n’en trouve le temps. Ses citations latines ou françaises sont presque toutes inexactes, quand elles ne sont pas fausses. Un faucon qui meurt ou se casse une aile en fondant sur une perdrix, un lièvre qu’on n’a pu forcer, un cuisinier qui gâte un ragoût, voilà « les grands désastres » du chevalier Daydie. Un bon cuisinier (il se plaint de n’avoir que des empoisonneurs) lui semble « un article très important. » Tous les matins il monte à cheval ; l’après-dînée, il joue à quadrille avec ses frères, au volant avec ses nièces, et porte sur ses épaules, à la chèvre morte, son petit neveu. Puis il fait aller les soufflets de forge et tourne la roue pour son frère le chevalier de Ribérac : « C’est surtout dans ce dernier article que j’excelle, c’est là mon vrai talent. Chacun a les siens que Dieu départit comme il lui plaît, et souvent sans aucun souci de l’état auquel nous nous destinons. Quand on tua Néron, il disait que c’était dommage de faire périr un si bon musicien, un si grand joueur de flûte ! Moi, quoique je ne sois pas empereur, j’avertis, pour qu’on ait quelque regret de moi quand je mourrai, qu’on perdra un très bon et très diligent tourneur de roue. »

S’il faut tout dire, le chevalier Daydie se rappelait encore un autre talent où il n’excellait pas moins : l’ancien amant d’Aïssé faisait une cour des plus galantes à une veuve d’un certain âge, la comtesse de Tessé, dame du palais de Marie-Josèphe de Saxe. La première lettre à son adresse, dans notre recueil, est datée de Paris, où le chevalier venait quelquefois ainsi qu’à Versailles : c’est un adieu très tendre, un demi-aveu assez transparent où, tout en s’écriant : « Je vous aime, » le chevalier proteste qu’il n’oserait exprimer les sentimens dont son cœur est rempli de peur d’en laisser échapper qui ne paraîtraient point assez mesurés. Le ton des lettres adressées à Mme de Tessé change visiblement l’année suivante : il n’est plus qu’amical et empressé ; il y a quelque dépit et une certaine amertume dans les paroles du chevalier. La comtesse, paraît-il, ne lui écrit jamais que « quatre mots bien jolis et bien polis. » Il lui mande de Plombières, où il passa les mois de juillet et d’août 1749 : « Je compte, madame, avoir l’honneur de vous voir à la fin du mois. Je voudrais bien vous paraître rajeuni ; j’en doute. C’est néanmoins dans cette intention que je prends les eaux très scrupuleusement. » Veut-on une déclaration en forme ? Le chevalier est de retour à Mayac, et c’est de son manoir qu’il écrit à la comtesse de Tessé : « Que n’osé-je porter mes vœux plus loin et imaginer, après m’être associé autant que je puis à vos goûts et à vos inclinations, que je pourrai à mon tour vous conduire à trouver bon que je vous avoue que je ne me contente pas de vous respecter autant que je le dois et que je vous adore aussi, madame, de tout mon cœur. » La phrase singulièrement contournée et embarrassée du pauvre soupirant se ressent de l’émotion où il était. Son épître fut mal reçue ; la dame paraît lui avoir défendu de « l’adorer ; » on exigea plus de retenue à l’avenir. « Comment accorder cette mesure scrupuleuse que vous exigez, s’écrie-t-il, avec les transports d’un cœur sensible et qui voudrait s’offrir tout entier à vous ? » Le chevalier Daydie était incorrigible. L’âge et surtout le premier accès de goutte allaient mettre un terme à ces risibles retours de jeunesse. L’amant d’Aïssé va pour tout de bon « prendre ses grades dans le vénérable collège des vieux, » comme il dit lui-même. Perclus, reclus, « la mâchoire hypothéquée, » c’est presque toujours dans « sa chaise curule, » le pied gauche ou le pied droit tenu en l’air, qu’il recevra ou dictera des lettres.

En vieillissant, le bon chevalier était devenu processif comme pas un Périgourdin ; mais, ayant pour principe que « ne rien faire est le premier de tous les biens, » il ne se mettait guère l’esprit à la torture et recommandait tous ses procès au bailli de Froullay. Les plus terribles adversaires du chevalier de Malte étaient les moines qui occupaient son prieuré. Ces maîtres chicaneurs ne lui laissaient point une heure de répit. Dès qu’il s’agissait des moines, — qu’il appelait des diables, — il ne savait plus à quel saint se vouer. Il en écrivait à Paris et au monde entier. Je trouve de piquans détails sur ces luttes héroï-comiques dans deux lettres de Montesquieu qui n’auraient point déparé l’excellente introduction de la Correspondance inédite : « Le chevalier d’Aydie m’a marqué qu’il avait gagné son procès. Le père bénédictin dont je savais si bien le nom, et que j’ai oublié, n’avait donc évité des coups de pied dans le ventre que pour tomber dans l’infamie de perdre un procès avec lequel il tuait le temps et le chevalier. » Ainsi s’exprimait Montesquieu le 15 juillet 1751, dans une lettre à Mme Du Deffand. Le 8 novembre 1753, il écrivait de La Brède au chevalier : « Je bus hier, mon cher chevalier, trois verres de vin à la confusion du père de Palène : c’est une santé anglaise. Le pauvre homme aurait bien mieux aimé que vous lui eussiez donné une douzaine de coups de bâton que de signer une transaction qui met le couvent si fort à l’étroit ; mais vous n’avez pas suivi son goût. Le père de Palène est le diable de l’abbé de Grécourt, à qui l’on donne une flanquée d’eau bénite. »

Ah ! que nous sommes loin du bon temps où les plus grands esprits, un Montesquieu, un Voltaire, se gaussaient ainsi des moines, où les femmes les plus polies se vantaient d’être esprits forts, où le relâchement des mœurs dans les couvens défrayait l’innocente gaîté des honnêtes gens ! Ce n’est pas seulement la légèreté d’esprit et de causerie de cette société qui n’est plus : les plus hautes intelligences ne connaissent plus l’audace, le dédain, l’ironie toute-puissante des philosophes du dernier siècle. Le tiers-état, qui a fait la révolution, ne raille plus les moines : il rebâtit les monastères, il lègue ses biens aux églises, il ne demande qu’à se faire ermite. Ainsi va le monde. Quel scandale si un homme pacifique, bien pensant et de la meilleure compagnie, écrivait aujourd’hui à une vraie grande dame : « Une victoire remportée contre les moines réjouit tous les gens de bien ! » C’est le chevalier Daydie lui-même qui tenait ce langage à la marquise de Créquy. Il savait surtout gré à cette noble nièce du bailli de Froullay de mêler quelque gaîté et un peu d’indulgence philosophique à la pratique de toutes les vertus.

Le chevalier ne fut jamais dévot : ce n’est point le seul avantage qu’il retira de son commerce avec Montesquieu, Voltaire, d’Alembert et les encyclopédistes. Il est de ceux qui ont pressenti la grande révolution politique et sociale de la fin du XVIIIe siècle. Il comprit que sans ces « cordes d’imagination » dont parle Pascal, sans les préjugés séculaires, sans le respect inconscient et inné qui avait assuré l’empire de la noblesse et des rois sur notre pays, il était impossible que l’ancien ordre de choses subsistât. « J’ai toujours ouï dire, écrit-il en 1753, que l’autorité des rois se conserve surtout par le respect que les sujets ont pour elle et par la persuasion où ils sont qu’on ne peut former aucun doute sur le pouvoir qu’ils s’attribuent, et que, si on commence une fois à en critiquer l’exercice, on ne manquera jamais de raisons apparentes pour troubler tout gouvernement… Il faudra, disent-ils, avec une pareille administration ou que l’état périsse ou qu’il se refonde. » Il faudra que l’état périsse ! voilà ce qu’on disait tout haut à Versailles même, dans l’entresol de Quesnay, à quelques pas de Louis XV, qui avait lui-même une assez claire conscience que les choses ne dureraient guère après lui. Aussi bien il n’était pas besoin d’être un profond politique pour penser de la sorte ; il suffisait de fréquenter certains salons, de causer avec les économistes, les philosophes et les hommes doués de quelque expérience politique, comme le marquis d’Argenson. Aïssé s’exprime à peu près comme le chevalier : «Tout ce qui arrive dans cette monarchie annonce bien sa destruction. » Et Mme de Tencin, en moins bons termes, dans une lettre au duc de Richelieu : « À moins que Dieu n’y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l’état ne culbute. » C’est encore à la même société que le chevalier doit d’avoir emporté au fond de sa province quelques notions fort justes de politique générale. Dès 1756, c’est-à-dire dès la première année de la guerre de sept ans, il trace avec une vigueur et une sûreté de main étonnantes un tableau véritable de l’état actuel de l’Europe. On doit lire cette belle page de langue française, aussi fortement pensée que bien écrite, si l’on veut se faire une idée de ce qu’était au XVIIIe siècle l’influence de la société même sur les esprits les plus ordinaires.


« À Mayac, ce 6 février 1756.

« Il est donc bien constant, mon cher bailli, que le roi de Prusse est aujourd’hui l’arbitre et le modérateur de l’Europe. Il faut que les autres potentats, dans leurs démarches et dans leurs projets, commencent par compter avec lui. Il leur prescrit à son gré le repos et le mouvement, marque l’élément et le pays où ils pourront faire la guerre, et donne les bornes qu’il lui plaît à leurs jalousies, à leur ambition et à leur ressentiment. Voilà un beau rôle pour un roi de Prusse. Vous croirez peut-être, en lisant ceci, que j’ai copié quelque prologue des opéras qu’on faisoit autrefois pour flatter Louis XIV. Non, je parle en conscience. Ce prince nous prouve que ce n’est point toujours dans l’étendue de leurs états, dans leur richesse, dans le nombre, l’affection et l’industrie de leurs sujets, que les souverains trouvent l’ascendant qu’ils désirent de prendre les uns sur les autres. »

On sait aujourd’hui que cette guerre de sept ans, avec l’alliance autrichienne, est proprement l’œuvre de Louis XV. Les intrigues de la Pompadour et l’adroite politique du prince de Kaunitz, conseiller de l’impératrice Marie-Thérèse, ne furent pas sans influence sur un monarque aussi naturellement irrésolu, mais, après le marquis d’Argenson et le duc de Choiseul, sans parler de Duclos, on peut affirmer que cette guerre fut proprement une guerre de religion, une croisade contre les hérétiques, et que le roi de France ne souhaita tant d’écraser le roi de Prusse que pour anéantir le protestantisme en Europe. C’est pour ce bel exploit que la France s’abaissa à n’être plus qu’un « corps de réserve aux ordres de l’Autriche, » comme l’a dit le comte de Broglie, et qu’elle perdit, avec sa vieille réputation militaire, ses colonies de l’Inde et de l’Amérique, 200,000 hommes, plusieurs centaines de millions ! L’entreprise était insensée. En France et hors de France, l’opinion publique éclairée, l’esprit du siècle, qui n’était plus un vain mot, condamnait la politique du roi très chrétien. Cette politique ultramontaine est la même qui inspira les coups d’autorité du roi contre les parlemens. L’édit rendu plus tard contre les jésuites ne tire pas à conséquence : Louis XV céda devant l’ouragan qu’il voyait venir ; mais de cœur il était et il fut toujours avec les jésuites[4]. C’est une fatalité historique de la maison de France d’être demeurée la servante des évêques de Rome, sans vouloir tenir compte des changemens survenus dans l’Occident depuis le XVIe siècle, et d’avoir sacrifié le meilleur sang des Français à cette cause perdue, vraiment digne d’un autre âge, de la domination de l’église catholique romaine dans le monde civilisé.

On le voit, la Correspondance inédite du chevalier Daydie n’est point dénuée de tout intérêt supérieur. On est d’abord tenté, et à bon droit, de trouver monotones les épîtres du chevalier au bailli de Froullay, à la marquise de Créquy et à la comtesse de Tessé : ce n’est pourtant pas en vain qu’on a vu de près et entretenu des hommes comme Montesquieu et Voltaire, des femmes comme la marquise Du Deffand et Mme de Tencin elle-même ; on en emporte toujours quelque supériorité, certaines façons de penser et de dire qui chez les natures vulgaires elles-mêmes survivent à toutes les défaillances de l’esprit et du cœur. Le chevalier Daydie en est la meilleure preuve. Maintenant qu’on le connaît, on ne voudra certes pas nier qu’il n’eût un cœur sensible, une âme naïve, un jugement sain et le sentiment de l’honneur ; mais c’en est fait de l’illusion d’amour, de l’éclair de poésie qui luisait au front de l’amant d’Aïssé. Entre tous les fils des hommes, il n’en est point né de moins propre à faire un héros de roman.


JULES SOURY.



Un Conteur Norrain.
Norske Folke-eventyr, fortalte af P. Chr. Asbjœrnsen, 1871.


Il est un nom aimé entre tous en Norvège, c’est celui de Peter-Christen Asbiœrnsen. Vieux et jeunes, riches et pauvres, ignorans et lettrés, tous connaissent les folke-eventyr (contes populaires) et les huldrc-eventyr (contes de fées), recueillis patiemment de la bouche même du peuple et publiés successivement par le fécond écrivain. Fils d’un pauvre vitrier, M. Asbiœrnsen est né à Christiania en 1812. Ses études furent entravées plus d’une fois par une santé fragile et par la nécessité d’aider son père dans la conduite de son atelier. Ce qui le soutenait, c’était sa passion pour le trésor de légendes conservé par la tradition populaire. Très jeune déjà, il avait commencé à les recueillir. Toujours à pied par monts et par vaux, il savait par ses manières simples et franches gagner la confiance des paysans et se faire répéter les contes gais ou fantastiques que leur avaient légués leurs ancêtres. De concert avec Jœrgen Moe, son ami et compagnon d’études, il présenta en 1840 à ses compatriotes les prémices de ses recherches. Plusieurs recueils ont suivi le premier à diverses époques ; le dernier a paru en 1871. Ce qui domine dans les contes de cette nouvelle collection, c’est l’humour, — une sorte de goguenarderie naïve où la gaîté entre pour une plus forte dose que l’esprit. Tout en respectant le fonds primitif et la couleur nationale, M. Asbiœrnsen a su façonner ces récits et y imprimer comme un cachet personnel qui leur donne une certaine unité. Ses « contes populaires » sont remarquables par le talent avec lequel il met ses personnages en relief et par ses poétiques descriptions de la nature, qui font sentir et comprendre le mystère de la forêt, le murmure du ruisseau et la solitude de la montagne. Il a exercé une heureuse influence sur la littérature norvégienne, d’abord en signalant les côtés caractéristiques de la vie du peuple et en inspirant aux écrivains le goût des sujets nationaux, ensuite par son style d’une simplicité qui trahit l’artiste. M. Asbiœrnsen ne s’est pas d’ailleurs borné au rôle de conteur ; il a fait paraître une série d’ouvrages sur les sciences naturelles, l’agriculture, l’industrie de la tourbe, la sylviculture, et même sur la cuisine et la conduite d’un ménage ; sa Cuisine raisonnée a fait presque autant de sensation dans les pays de langue Scandinave que son roman maritime Ydale, qui est en partie une satire dirigée contre certaines coutumes surannées que conserve encore la marine de ces pays. Ajoutons que ses nombreux voyages lui ont fourni l’occasion de découvertes importantes relatives à la vie animale au sein des mers ; c’est ainsi qu’en 1853 il a trouvé au plus profond du fiord de Hardanger une magnifique astérie à laquelle il donna le nom de brisinga, et qui est comme une descendante directe du monde animal qui vivait à l’âge de la craie. En 1858, M. Asbiœrnsen a été nommé conservateur des forêts, position qu’il occupe encore. Conteur hors ligne et vulgarisateur consommé, il a autant fait pour instruire ses lecteurs que pour les charmer. C’est avec raison que son biographe A. Larsen dit de lui : « Son talent est une plante qui vit en plein air et dont la tige solide porte non-seulement des fleurs embaumées, mais aussi des fruits utiles, agréables, salutaires et fortifians. »


Le directeur-gérant, C. Buloz.


  1. Correspondance inédite du chevalier Daydie, faisant suite aux lettres de Mlle Aïssé, publiées sur les manuscrits autographes originaux, avec introduction et notes, par Honoré Bonhomme, Paris 1874 ; Didot. — Nous écrivons Daydie pour complaire à l’éditeur, mais nous pensons, avec de bons juges tels que MM. Ravenel et Lot, que l’on peut continuer à écrire d’Aydie. Aydie est un village des Basses-Pyrénées d’où la famille du chevalier peut être originaire.
  2. Elles sont reproduites, avec trois lettres de Mlle Du Deffand, dans l’excellente édition des Lettres de Mlle Aïssé, par M. Jules Ravenel. Cf. l’Appendice aux lettres de Mlle Aïssé dans l’édition de M. Eugène Asse, Paris 1873.
  3. Voyez lettres XVI, XXXIV et XXXVI.
  4. Theiner, Histoire du pontificat de Clément XIV, 1852, t. Ier, p. 32.