Chronique de la quinzaine - 14 août 1874

Chronique n° 1016
14 août 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1874.

L’assemblée nationale a donc pris son congé pour quatre mois, elle est partie en toute hâte, comme si elle craignait de donner encore un jour aux affaires publiques, comme si elle avait peur de rester une heure de plus en face de ses propres divisions. Tout ce monde parlementaire s’est dispersé, aussi impatient que le jeune monde des lycées à qui on distribuait récemment des couronnes, — et voilà le silence qui règne à Versailles ! Nos souverains s’en vont aux champs, à leurs affaires, aux bains de mer, aux Pyrénées, demain ils seront à l’ouverture de la chasse, et avant de partir ils se sont fait à eux-mêmes ce singulier compliment, que ces vacances qu’ils se donnaient allaient du moins être un temps de repos pour le pays. On se consolerait bien en effet de ne point attendre chaque soir des nouvelles de Versailles, si c’était un vrai repos entre une féconde session d’été et les promesses d’une fructueuse session d’hiver, si le pays pouvait goûter sans préoccupation et sans trouble la sécurité d’un avenir garanti, si la politique n’était pas toujours à la merci des incidens et de l’imprévu, si les partis enfin consentaient pour un instant à désarmer, à suspendre leurs égoïstes et meurtrières querelles. Ce seraient alors des vacances utiles, calmantes et réparatrices ; mais quoi ! on est à peine aux premiers jours de ce repos tant désiré, et déjà les questions, les incidens, se succèdent, le malaise éclate dans la politique extérieure comme dans la politique intérieure.

M. l’archevêque de Paris juge sans doute que les mandemens épiscopaux du dernier hiver ne nous ont pas créé assez d’embarras, et encore une fois il parle de façon à provoquer les susceptibilités de l’Italie. D’autres pensent probablement que nous n’avons pas assez de nos propres difficultés, et ils se font au-delà des Pyrénées les auxiliaires du prétendant don Carlos au risque d’exposer notre gouvernement à des accusations de connivence en offrant à M. de Bismarck un prétexte oh une occasion de se mêler des affaires de l’Espagne. Si les partis ne sont plus pour le moment aux prises dans le palais de Versailles, ils s’agitent ailleurs, et ils remplissent ces premiers loisirs des vacances du bruit de leurs prétentions et de leurs revendications. Les légitimistes, pressés de chercher ce qu’on pourrait bien faire pour ne pas perdre son temps, ne trouvent rien de mieux que de conseiller à M. le comte de Chambord une petite visite en France pendant ces mois de congé parlementaire. M. le comte de Chambord n’aura qu’à paraître pour conquérir son royaume, non plus par les armes comme Henri IV, non plus par la diplomatie de M. Chesnelong ou de M. le duc de Bisaccia comme l’an dernier, mais par la séduction de la parole et par le charme de la présence réelle. On organisera des pèlerinages en Touraine sous les ombrages de Chambord, le moyen est infaillible ! Les bonapartistes, déjà fort occupés de l’élection du Calvados, qu’ils se flattent d’enlever demain, s’ingénient à réchauffer les tièdes : ils offrent un voyage en Suisse, à Arenenberg, où vont se rendre l’impératrice Eugénie et le prince impérial. Ceci est une attention délicate à l’adresse de ceux qui craignent le mal de mer en passant la Manche pour aller jusqu’à Chislehurst, — et on sera autorisé à vérifier les aptitudes scolaires du jeune artilleur de Woolwich ! Les radicaux à leur tour, fatigués d’une certaine modération relative qu’ils s’imposent depuis quelque temps, les radicaux ont leur manière de servir et de populariser leur régime de prédilection. Ils célèbrent l’anniversaire du 10 août 1792, sans doute pour interrompre la prescription des mauvais souvenirs, pour rallier plus sûrement les conservateurs à la république et pour rassurer tout le monde ! C’est ainsi qu’on entre dans ces vacances nouvelles, qu’on travaille au repos du pays, et s’il y a des satisfaits qui trouvent que jamais l’assemblée ne s’est séparée dans des conditions meilleures, c’est qu’ils se contentent de peu. Ils oublient qu’une nation ne vit pas seulement d’une apparence de tranquillité matérielle, et que si malgré tout il y a un malaise visible, obstiné dans les affaires, dans la politique, c’est précisément parce qu’on n’a pas fait ce qu’il fallait pour arriver à cette période de repos dans les meilleures conditions ; c’est parce que l’assemblée s’est retirée laissant tout en suspens, communiquant son incohérence et sa faiblesse au gouvernement lui-même, ne pouvant rien pour le moment et n’étant pas plus sûre de pouvoir reprendre à l’entrée de l’hiver l’œuvre interrompue aujourd’hui par impuissance.

Lorsqu’après cela on vient demander au pays de se désintéresser de tout, de ne pas s’inquiéter et de jouir en paix de ce répit de quatre mois qui lui est accordé, on ne réfléchit pas qu’on lui demande l’impossible. Ce serait bon s’il y avait un régime régulier, des assemblées ordinaires, un gouvernement défini et constitué. Aujourd’hui il n’y a rien de semblable, il n’y a qu’une souveraineté collective, anonyme et irresponsable, qui n’est rien de plus que la dictature d’une omnipotence parlementaire paralysée par toutes les divisions de partis, occupée à exclure tour à tour la république ou la monarchie sans décourager personne, en laissant à tous la liberté de leurs espérances. Que peut-être un ajournement dans ces conditions ? Ce n’est qu’un repos troublé par toutes les craintes de l’inconnu, une incertitude prolongée et aggravée, avec la chance de voir se reproduire dans quatre mois les mêmes luttes, les mêmes confusions, les mêmes impossibilités. Il y a une chose dont ne semble pas se douter cette assemblée de Versailles qui va bientôt avoir quatre années d’existence : c’est qu’après avoir rendu les plus éminens services au pays, elle n’arrive qu’à maintenir la situation la plus extraordinaire, la plus révolutionnaire, une situation où elle ne peut ni suffire à cette nécessité d’organisation constitutionnelle qui est sa suprême raison d’être, ni même expédier les affaires les plus simples, les plus pressantes.

On vient de le voir par cette longue session en apparence si agitée, si occupée, en définitive si complètement stérile, et surtout par ces dernières semaines où l’assemblée n’a eu d’autre souci que d’échapper aux difficultés qui la pressaient, au devoir de prendre une résolution. Neuf mois de session, c’est beaucoup sans doute, ce serait beaucoup, si ces neuf mois avaient été à demi employés. En réalité, qu’a-t-on fait ? L’œuvre la plus sérieuse, la plus décisive, si l’on veut, a été la loi du 20 novembre 1873, qui a institué un gouvernement pour sept ans. Oui, on l’a créé, ce gouvernement, dans la première anxiété qui a suivi l’échec des tentatives monarchiques ; on l’a créé, mais on ne l’a pas organisé, et on a passé le reste de la session à se repentir de ce qu’on avait fait le premier jour, à batailler sur le sens de cette loi qu’on ne savait pas si mystérieuse, à se perdre dans des conflits d’interprétations qui ont fini vraiment par.laisser la question indécise. L’assemblée a mis au monde un phénomène assez singulier en politique, un pouvoir exécutif fort légal assurément, incontesté en principe, mais isolé, incomplet, réduit à vivre incessamment de l’appui d’une majorité qui s’est décomposée le jour où M. le duc de Broglie a voulu proposer un essai d’organisation. Que reste-t-il de cette œuvre constitutionnelle si solennellement promise par la loi du 20 novembre, si laborieusement poursuivie en apparence depuis neuf mois ? M. le duc de Bisaccia a proposé tout simplement la monarchie, et la monarchie a été renvoyée à une commission qui s’est chargée de l’ensevelir avec considération. M. Casimir Perier a proposé la république définitive, sauf révision dans sept ans, et la république a été repoussée. La commission des trente, pressée par le gouvernement, a proposé une organisation particulière. Cette fois le projet n’a pas été absolument repoussé, il n’a été qu’ajourné. C’était peut-être encore un moyen ingénieux d’échapper par l’ajournement et par les vacances à un vote qui menaçait d’être désastreux. Le projet de la commission des trente n’eût point été vraisemblablement plus heureux que les autres. Tout a donc été proposé, rien n’a été admis. On n’a tenu compte ni des engagemens de la loi du 20 novembre, ni des instances de M. le président de la république, récemment renouvelées par un message presque impérieux ; on avait hâte d’en finir. Voilà tout ce que l’assemblée a pu faire en neuf mois, et les légitimistes, comme pour accentuer la déroute des promoteurs de l’organisation constitutionnelle, n’ont pas manqué de revendiquer le droit de renouveler leurs tentatives en faveur de la monarchie. Est-ce par ce spectacle d’impuissance qu’on prétend maintenir le crédit d’un parlement souverain et rassurer le pays, en lui offrant comme gage de l’activité féconde qu’on déploiera au mois de décembre la bonne volonté qu’on vient de montrer ?

Si du moins l’assemblée, s’élevant au-dessus des divisions de partis et se dégageant des préoccupations d’un ordre tout politique, s’était attachée résolument, fermement à toutes ces questions administratives, militaires, financières, qui ont plus que jamais aujourd’hui un intérêt essentiel pour le pays, ce ne serait rien encore. Malheureusement c’est tout le contraire, et cette longue session qui vient de finir est loin de laisser un héritage d’œuvres sérieusement méditées, ayant un caractère d’utilité nationale. Les questions qui peuvent solliciter, passionner les esprits réfléchis et sincèrement patriotes ne manquent pas cependant. Il y a, il est vrai, une loi municipale qui avait été préparée pendant trois ans par la commission de décentralisation. Cette loi s’est évidemment ressentie des incohérences parlementaires au milieu desquelles elle s’est aventurée, elle a été discutée, votée un peu à bâtons rompus, sous la pression de mille considérations politiques, à travers toute sorte de diversions, et en fin de compte ce n’était peut-être pas la peine de paraître vouloir renouveler la vie municipale pour arriver à un si modeste résultat. Ce qu’on a fait pour l’armée, pour les défenses de Paris ou de l’est, pour les sous-officiers, n’est point assurément sans importance. Il n’est pas moins vrai que pour l’assemblée, comme pour le gouvernement, la réorganisation des forces militaires de la France est à peine ébauchée, qu’il y aurait à ressaisir cette œuvre d’une main plus vigoureuse, avec plus de suite et d’ensemble, avec un esprit plus dégagé de toutes les routines, et il faudrait commencer par cette loi des cadres qui touche à la constitution même de l’armée, qui est malheureusement restée encore une fois sur le programme des futurs travaux parlementaires. On était trop pressé pour y songer. Quant aux finances, c’est une autre question qui valait certes qu’on l’abordât avec un zèle résolu à poursuivre la solution jusqu’au bout. L’assemblée a fini par y mettre de la fatigue, comme dans le reste, de l’impatience et du décousu, ne sachant plus trop comment venir à bout d’un problème qu’on peut tourner dans tous les sens, qui se résout toujours fatalement par des charges nouvelles.

Depuis huit mois, l’assemblée est restée en face de deux budgets, — celui de 1874 et celui de 1875, — qu’elle n’est point arrivée à mettre en équilibre, et, à dire vrai, elle est partie en laissant le déficit dans l’un et dans l’autre. Elle n’a réussi qu’à s’attirer une petite leçon de la Banque de France, et à offrir un exemple de plus de la facilité avec laquelle un parlement se dérobe par un vote anonyme à l’impopularité d’une charge nécessaire. Compléter le budget de 1874, c’était la première tâche de l’assemblée ; elle y a pourvu autant que possible en votant quelques-uns des impôts qui lui ont été présentés ; elle ne s’est arrêtée que devant une surtaxe nouvelle dont on proposait de grever les contributions indirectes. De là est née cette pensée, combattue par M. Magne, acceptée par l’assemblée, de négocier avec la Banque une réduction de 50 millions sur l’annuité de 200 millions affectée au remboursement des sommes mises à la disposition de l’état pendant la guerre. Ces 50 millions devaient dispenser de recourir à des impôts nouveaux.

Rien de mieux, si la Banque voulait se prêter à cet arrangement ; mais la Banque a refusé, et cette résolution, qui a pu sembler rigoureuse, n’était au fond que prévoyante pour plusieurs raisons essentielles. D’abord cette convention, à laquelle on proposait de toucher, est assurément une des plus sages, une des plus habiles combinaisons de M, Thiers ; elle a contribué à relever, à maintenir le crédit public. Se créer une facilité budgétaire par une réduction d’amortissement, ce n’était pas un péril immédiat sans doute ; c’était peut-être un mauvais exemple, uije première atteinte à l’inviolabilité d’un contrat dont le maintien est aussi utile à l’état lui-même qu’à la Banque. C’était acheter trop cher une ressource qui se réduisait en définitive à la suspension d’un engagement contracté. De plus il est d’un souverain intérêt que la Banque reste un établissement privé absolument libre, indépendant de l’état et capable au besoin de défendre son indépendance. C’est par ce caractère qu’elle a joué si puissamment, et, on peut le dire, si patriotiquement son rôle en 1870, qu’elle a pu mettre à la disposition de l’état jusqu’à 1 milliard 1/2, et concourir plus tard à la libération du territoire français. Que serait-il arrivé si, au milieu des crises que nous avons traversées, elle n’eût été de fait ou même d’apparence qu’une annexe, un instrument de l’état ? Elle aurait subi toutes les chances de la guerre, elle n’aurait pas échappé peut-être aux violences des vainqueurs ; son crédit aurait suivi le crédit de l’état lui-même. Ce qu’elle a été jusqu’ici, elle doit le rester, si l’on veut trouver en elle, dans des occasions heureusement toujours rares, un secours efficace. Elle a maintenu son indépendance, et elle a eu raison ; seulement, en faisant respecter un contrat qui est sa garantie, elle n’a pas refusé son concours sous une autre forme : elle a offert à l’état une somme de 80 millions, avec un intérêt de 1 pour 100 ; 40 millions restent disponibles pour subvenir à l’imprévu de 1874, 40 millions sont dès ce moment affectés au budget de 1875. Cela ne suffisait pas encore cependant ; il restait à couvrir une somme de 25 millions, et la commission du budget proposait courageusement pour 1875 un décime sur le principal des trois contributions directes. Le rapporteur, M. Léon Say, a soutenu avec autant de bon sens que de lucidité cette aggravation nécessaire. L’assemblée a résisté, et ici il est bien clair que les préoccupations électorales, dissimulées sous des prétextes spécieux, ont joué un rôle dans le rejet de l’impôt nouveau. Beaucoup de députés n’ont pas voulu rentrer dans leurs départemens en venant de voter le décime sur la propriété. Chercher une autre ressource à cette extrémité de la session, ce n’était plus possible, de sorte qu’on a été réduit à laisser dans le budget une page blanche avec cette terrible inscription : « impôts à voter ! »

Ainsi l’assemblée n’a pas été plus heureuse dans les questions administratives et financières que dans les questions politiques. Non-seulement elle n’a pas voté les lois constitutionnelles qu’elle avait promises, que M. le président de la république lui demandait, elle a laissé bien des affaires en suspens, nos budgets en déficit, et elle n’a pas vu qu’en se précipitant en quelque sorte dans le repos des vacances elle avait l’air d’abdiquer devant une tâche qu’elle ne pouvait plus accomplir, qui l’accablait. Elle n’a pas vu qu’elle paraissait n’échapper à une dissolution définitive que par une dissolution temporaire qui la tirait momentanément d’embarras. L’esprit de parti, en l’envahissant de plus en plus, en la dominant, lui a fait cette impuissance qui a particulièrement éclaté dans cette fin de session— Le gouvernement lui-même a-t-il fait ce qu’il pouvait, ce qu’il devait, pour maintenir sa position, son autorité, au milieu de ces confusions de partis et de ces défaillances parlementaires ? 11 a été retenu, dit-on, par des scrupules, par des considérations de délicatesse politique. Il a voulu ménager jusque dans ses faiblesses le parti qui l’a créé, avec lequel il ne peut se décider à rompre. Il lui a fait la concession de se prononcer d’abord contre la proposition Casimir Perler, puis de consentir à l’ajournement des lois constitutionnelles, dans l’espoir de le trouver à la session d’hiver plus facile, plus porté aux transactions. C’est possible, seulement il s’exposait à se diminuer en se jetant dans un camp, en divulguant trop le secret de ses préférences, de ses ménagemens pour un parti qui est le plus acharné à lui disputer les moyens de s’organiser. Il s’est affaibli lui-même en ayant l’air de s’effacer, de reculer devant le rôle de direction, d’impulsion que les circonstances lui offraient. Évidemment il aurait pu exercer une initiative efficace, salutaire. Il semblait le comprendre un instant, lorsqu’il y a plus d’un mois il publiait ce message qui allait frapper et gagner le pays par son allure décidée, par son énergique et franche précision.

Qu’avait-il à faire désormais ? Il n’avait qu’à se présenter devant la chambre avec une certaine intrépidité, à maintenir la pensée du message sans faiblesse comme sans menace, à réclamer jusqu’au bout l’exécution des engagemens du 20 novembre. La confiance même qu’inspire le caractère de M. le maréchal de Mac-Mahon, en excluant jusqu’au plus lointain soupçon d’usurpation de sa part, lui donnait un droit de plus de parler avec fermeté, de faire sentir l’ascendant de sa position. Il n’aurait pas réussi » dira-t-on encore, il aurait rencontré une invincible résistance de la part des aveugles qui étaient décidés d’avance à refuser toute organisation sérieuse, et il ne serait arrivé qu’à provoquer une nouvelle crise parlementaire. D’abord rien n’est moins sûr, et parmi ceux qui depuis se sont vantés, non sans prendre un ton goguenard, d’ah voir fait reculer M. le président de la république, parmi ceux-là même beaucoup auraient peut-être hésité au moment de se révolter ouvertement contre une nécessité loyalement exposée ; mais le gouvernement eût-il échoué, qu’avait-il à craindre ? Il eût toujours gardé devant l’opinion l’avantage de son initiative, d’une politique prévoyante et résolue. Il n’eût fait que confirmer la confiance publique inspirée par le message. Il eût été démontré pour la France entière qu’à côté d’une assemblée profondément divisée, au milieu de tous ces partis confus et impuissans, il y avait un pouvoir ayant une pensée, une volonté, portant fièrement sa responsabilité, tout en se préoccupant d’assurer au pays et à la situation qui a été créée la garantie d’une organisation et d’institutions sérieuses. Le gouvernement, bien loin d’en être diminué, eût gagné en autorité morale. On pouvait entrer en vacances sans inquiétude, , on savait d’avance qu’il n’y aurait ni coups d’état, ni aventures, ni agitations prétendant disposer par surprise de l’avenir de la France.

Il n'y aura ni agitations ni aventures sans doute, l’ordre légal est sous la protection d’un gardien fidèle. Que veut-on seulement que pense le pays lorsqu’au moment même où un membre du gouvernement déclare que toute tentative contre l’ordre de choses établi serait réprimée, un député peut se lever pour dire à peu près qu’il n’en sera ni plus ni moins, qu’on garde le droit de faire ce qu’on pourra pour rétablir la monarchie ? Quelle peut être l’impression publique lorsqu’à quinze jours d’intervalle un message déclare que l’organisation constitutionnelle est une nécessité pressante pour le repos des esprits, pour la sécurité des affaires, et qu’un ministère se résigne sans protestation à l’ajournement de ces lois constitutionnelles, dont peu auparavant on ne pouvait se passer ? Il y a nécessairement une certaine déception, un certain désarroi de l’opinion, réduite à se demander ce qu’elle peut croire, de quel côté elle doit se tourner. Le gouvernement lui-même souffre de ces fluctuations, où éclate si tristement une tyrannie des partis qu’il a l’air de subir en s’effaçant devant elle. La confiance dans les intentions et la bonne volonté des hommes n’est point altérée, si l’on veut ; c’est la force morale et politique d’une situation qui risque d’être atteinte.


C’est au gouvernement d’y songer. Il a toujours indubitablement la durée et le caractère indélébile d’un pouvoir septennal ; il a besoin de se dégager des contradictions et des obscurités de cette fin de session pour raffermir l’opinion, l’administration elle-même, toutes ces forces publiques dont il dispose, qui n’obéissent utilement, efficacement, qu’à la condition d’être dirigées. Si l’on n’y prend garde, une dangereuse hésitation se communique de proche en proche, et puis qu’un de ces incidens qui se produisent dans tous les temps survienne tout à coup, qu’il y ait une évasion de prisonnier, on cherche là aussitôt le signe d’un relâchement d’action publique. Eh bien ! oui, celui qui fut le maréchal Bazaine, le condamné de Trianon s’est évadé de l’île Sainte-Marguerite comme M. Rochefort s’évadait, il y a quelques mois, de Nouméa. Il n’y a point certes à exagérer une aventure assez médiocre. C’est après tout le métier des prisonniers de s’échapper, et les partis donnent quelquefois une plaisante comédie. Ceux qui s’égayaient de l’évasion de M. Rochefort en sont presque à s’indigner de l’évasion de M. Bazaine ; en revanche ceux qui prenaient le deuil pour la faite du prisonnier de la Nouvelle-Calédonie n’ont qu’une goguenarde satisfaction pour la fuite du prisonnier de l’île Sainte-Marguerite. Tout cela peut être assez plaisant et ne laisse pas d’être vulgaire. Que Bazaine soit dans sa prison ou dans l’exil qu’il s’est fait, il ne reste pas moins l’homme déshonoré par une sentence d’une impartiale sévérité, condamné non pour ses opinions, pour sa fidélité à l’empire, mais pour avoir, par insouciance, par incapacité peut-être, par une diplomatie équivoque, conduit la plus belle armée à la plus douloureuse, à la plus poignante des catastrophes. Ce qu’il peut demander de mieux à ses contemporains, c’est l’oubli. Son évasion n’a aucun sens politique pour la France, elle n’a d’autre importance que de venir après une autre évasion bien différente, d’être un de ces incidens que les partis exploitent un instant, qui éclatent parfois dans une de ces situations où tout semble se ressentir d’une certaine confusion, d’une vague indécision des choses, d’un trouble indéfinissable dans l’action publique comme dans les idées.

Ah ! c’est là le point douloureux et délicat, c’est une des maladies les plus graves. Nous vivons dans un temps où, à force de divisions, de raffinemens et de subtilités, on finit par ne plus s’entendre ou se reconnaître, et ce qu’il y aurait de mieux assurément serait de ramener les esprits à la droiture, à la netteté des notions essentielles, à un sentiment précis et supérieur des choses. Qu’on mette de côté tout ce qui divise les forces d’une nation, tout ce qui égare l’intelligence et le cœur, pour fixer l’attention des hommes, particulièrement de la jeunesse, sur des idées simples et justes : c’est la propagande la plus pressante et la plus salutaire à poursuivre, c’est le meilleur moyen de réagir contre ces vaines agitations de partis, où s’épuise cette vitalité française, qui n’aurait qu’à se régulariser pour retrouver sa puissance. Cette propagande de la raison et du patriotisme, on peut la poursuivre de bien des manières, même par ces solennités universitaires, par ces distributions de prix, où se rassemble chaque année l’aimable et ardente population de tous les lycées de la France. On aurait beau faire, on ne peut se retrouver en présence de cette jeunesse aux promptes illusions, aux longues espérances, sans lui parler des malheurs qui ont éprouvé le pays, dont elle voit partout la cruelle trace, et de l’avenir, dont elle est le gage, dont elle peut être le généreux instrument. C’est elle qui est chargée de réparer nos désastres, et elle ne les réparera que par le travail, par l’abnégation et le dévoûment, par la fierté virile du cœur, en s’accoutumant à mettre toujours l’idée de la patrie au-dessus des égoïstes et vulgaires inspirations de parti. C’est le thème inévitable et poignant de tous ces discours qui ont été récemment prononcés à Paris ou en province par M. le duc d’Aumale, comme par M. le duc de Broglie, comme par le jeune préfet de police, M. Léon Renault, qui a fait entendre à Saint-Louis une brillante et chaleureuse parole. C’est une petite session universitaire qui en vaut une autre, où la politique ne peut paraître que par ce qu’elle a de plus élevé, de plus cordial, de plus accessible à un auditoire adolescent.

Le difficile est toujours de rester dans la mesure, de saisir le point délicat, presque insaisissable entre ce qui ne serait qu’une politique d’assemblée et la banalité d’une allocution de collège. M. le duc d’Aumale, on peut le dire, a saisi merveilleusement cette mesure et a donné le ton. Il a parlé simplement, familièrement, de l’accent d’un soldat et d’un homme au cœur libéral. Il ne s’est pas perdu dans les nuages, il a fièrement rappelé à ces jeunes gens de la Franche-Comté auxquels il s’adressait qu’ils devaient être les « citoyens d’un pays libre ; » il a fait vibrer ces grands mots : « honneur, patrie, liberté, travail et devoir ! » Avec ces mots-là, on ne risque pas de se tromper, on est toujours sûr d’émouvoir de jeunes âmes en leur montrant le droit chemin. Ce langage, il ne s’adresse pas seulement aux lycéens de Besançon, il s’adresse à tous ceux qui aiment leur pays, jeunes ou vieux ; plus d’une fois en ces derniers temps il aurait eu de l’à-propos dans le palais de Versailles. M. le duc d’Aumale a résumé en peu de mots toute une politique qui devrait rester pour longtemps le programme de tous les Français de bonne volonté. Esto vir ! disait à son tour M. le duc de Broglie au collège d’Évreux. Oui, sans doute, esto vir, soyez homme ! M, le duc de Broglie a eu raison de le dire, et il l’a dit avec son talent, avec une sérieuse et souple éloquence. Il ne faudrait pas cependant que cet appel à l’énergie individuelle, à la confiance de l’homme en lui-même prît une portée trop politique et allât aboutir à une sorte de glorification du gouvernement personnel. L’ancien président du conseil n’est-il pas allé un peu loin en conseillant aux jeunes gens d’Évreux de se défier des institutions et des principes, en leur rappelant, après Virgile, qu’il y a des temps où un homme suffit ? C’était le jour du latin : si forte virum quem… C’est possible, seulement où est l’homme ? Il n’est pas précisément apparu jusqu’ici, et quand on n’a pas l’homme, ce n’est rien de trop d’avoir des institutions, de s’y attacher. Disons mieux, le véritable homme d’état n’atteint toute sa grandeur morale que lorsqu’il est entouré d’institutions qui lui servent tout à la fois d’appui et de frein. Qu’on mette en présence ce langage un peu compliqué, un peu désabusé, et la virile parole de M. le duc d’Aumale : « vous serez citoyens d’un pays libre ! » Franchement, c’est M. le duc d’Aumale que nous préférons entendre, et ce n’est peut-être pas préparer une régénération bien certaine que de conseiller la défiance des institutions politiques à un pays qui n’en a pas, qui s’est trop souvent laissé abuser par le si forte virum, qui a connu les enthousiasmes décevans, les sécurités trompeuses et les désastres qui accompagnent le gouvernement personnel.

Oui assurément, pour la France aujourd’hui la politique la plus sûre et la plus efficace, c’est la politique la plus simple, sans coups d’état et sans coups de théâtre, sans appel à un sauveur mystérieux qui n’existe pas ; c’est la poUtique de la raison et du bon sens acceptant ce qui est, créant des institutions parce qu’elles sont nécessaires, se servant de toutes les bonnes volontés, n’excluant que les rêves, les passions meurtrières et l’esprit de parti. La vraie politique de notre pays, c’est la prédominance incessante, obstinée, de l’intérêt national sur cet esprit de parti qui a fait tout le mal depuis trois ans, qui a conduit l’assemblée elle-même à ce point où elle n’a pu arriver jusqu’ici à organiser le gouvernement qu’elle a créé, et si c’est vrai dans notre vie intérieure, c’est bien plus sensible encore dans nos affaires extérieures. Certes ce n’est plus le moment pour la France de chercher ou de braver les complications extérieures, et cependant l’unique souci d’un certain parti est de pousser la politique française dans une voie où elle rencontrerait inévitablement les plus cruelles, les plus humiliantes épreuves. D’où sont venues depuis trois ans presque toutes les difficultés qui se sont succédé, qui ont eu quelquefois plus de gravité qu’on ne le croyait ? Elles sont venues invariablement tantôt d’une intempérance de zèle clérical, tantôt des agitations des légitimistes, toujours à la poursuite de cette restauration monarchique qu’ils ont vue s’évanouir devant eux au moment où ils croyaient la tenir, et qui s’est heureusement évanouie, puisqu’elle pouvait nous jeter dans les plus redoutables aventures. Les légitimistes, aveuglés par l’esprit de parti, se font cette singulière et coupable illusion, que la meilleure manière de servir la France est de lier sa cause à celle de la restauration de la souveraineté temporelle du pape et à celle du prétendant espagnol. Ce sont là les alliés qu’ils nous présentent, sans s’apercevoir que la première conséquence de cette politique serait de nous créer partout des ennemis sans nous assurer un seul appui. Que le gouvernement regarde autour de lui, qu’il interroge les événemens, la situation délicate où il se sent placé ; c’est cette intervention incessante, brouillonne des légitimistes cléricaux qui lui a suscité des embarras pénibles, soit en le compromettant par des manifestations dont on pouvait se faire une arme contre lui, soit en l’exposant à des accusations de connivence dont il a été plus d’une fois réduit à se dé-* fendre. 11 n’a pu triompher de ces embarras que par une prudence attentive, en s’élevant au-dessus de l’esprit de parti, en s’inspirant de l’intérêt national, en réagissant contre les excitations de ceux qui passaient pour ses amis.

Il a réussi dans une suffisante mesure sans doute ; M. le duc Decazes a conduit nos affaires extérieures avec une habite dextérité. Il en est résulté seulement cette situation toujours assez tendue, laborieuse, où l’on n’est jamais sûr d’être à l’abri d’un incident. Un jour, c’est M. l’archevêque de Paris qui, à son retour de Rome, croit devoir se livrer à des récriminations nouvelles contre l’Italie, et qui oblige le gouvernement à le désavouer, à le blâmer même assez sévèrement pour une immixtion contraire aux cordiales relations rétablies entre les deux pays. Un autre jour, c’est l’appui prêté par les légitimistes à don Carlos qui devient un sujet de plainte pour l’Espagne, et qui, chose plus grave, fournit à M. de Bismarck un prétexte de s’introduire dans les affaires espagnoles.

Qu’en est-il donc aujourd’hui de ce dernier incident, qui un moment a pu avoir une apparence de gravité, et qui va sans doute aboutir à la reconnaissance du gouvernement de Madrid par les puissances de l’Europe ? Il y a deux choses dans les affaires espagnoles. Il y a d’abord une question entre la France et le gouvernement de Madrid ; celle-là ne pouvait être longtemps sérieuse, elle devait naturellement s’éclaircir aux premières explications. Il s’agissait des secours que les carlistes peuvent trouver sur notre frontière des Pyrénées. Le cabinet espagnol pouvait d’autant moins se méprendre sur les intentions, sur la politique du gouvernement français, que, lorsqu’il a envoyé il y a quelques semaines un ambassadeur à Paris, cet ambassadeur, M. le marquis de La Vega y Armijo, quoique non reconnu, a été reçu en représentant d’un pays ami et avec la meilleure grâce par M. le président de la république comme par M. le ministre des affaires étrangères. M, le duc Decazes n’avait plus du reste à témoigner ses sympathies personnelles pour l’Espagne libérale, qu’il connaît, qu’il aime depuis longtemps, depuis qu’il faisait partie de la légation française à Madrid. Les préférences de M. le ministre des affaires étrangères ne sont certes pas pour les carlistes, de sorte que, lorsque M. le marquis de La Vega y Armijo a pu produire quelques réclamations au nom de son gouvernement, l’effet de ces réclamations était d’avance affaibli par la réception toute sympathique que l’ambassadeur avait trouvée dès son arrivée à Paris. M, le duc Decazes y joint de plus une réponse parfaitement nette et catégorique, où il précise et détruit la plupart de ces griefs qui ornent les journaux depuis quelque temps. Ce qui est certain, c’est que, si les carlistes ont trouvé quelques facilités sur notre frontière, ils ont trouvé encore plus d’obstacles, et si les autorités françaises n’exercent pas une surveillance absolument efficace, c’est qu’elles ne sont pas toujours secondées par les autorités espagnoles elles-mêmes. Ce qui n’est pas moins certain, c’est que les plus grands secours en armes, en munitions, en artillerie, arrivent aux carlistes par la côte, par la Bidassoa. Tout se réduisait donc à une discussion sans gravité entre l’Espagne, préoccupée de la guerre qu’elle soutient, et la France, qui ne peut avoir aucune sympathie pour les carlistes, qui est la première intéressée à voir cette lutte se terminer promptement, qui ne demande pas mieux que d’avoir une occasion de reconnaître officiellement le gouvernement de Madrid.

La question serait restée assez simple, si elle ne s’était compliquée par l’intervention de l’Allemagne, qui a trouvé un facile prétexte dans l’exécution du capitaine Schmidt par les carlistes. M, de Bismarck s’est senti tout d’un coup pris d’une sympathie des plus démonstratives pour le gouvernement de Madrid, au point de se mêler de ses affaires auprès du gouvernement français et même auprès de tous les autres cabinets. Que M. de Bismarck cherche à prendre pied au-delà des Pyrénées et que cette politique ne soit pas inspirée par un sentiment d’amitié pour la France, nous pouvons nous en douter. Qu’il veuille intervenir sérieusement en Espagne, ce n’est guère probable. D’abord il se créerait des embarras inextricables, et de plus il n’ignore pas la profonde répugnance avec laquelle l’Angleterre verrait toute intervention. Au bout du compte, qu’aura obtenu M. de Bismarck ? Il aura contribué à faire reconnaître le gouvernement de Madrid par l’Europe, c’est possible. C’est un acte qui n’aurait plus tardé longtemps, et pour le gouvernement espagnol le meilleur moyen de donner à cette reconnaissance toute sa valeur, c’est d’en finir par ses propres forces avec l’insurrection carliste.

CH. DE MAZADE.


REVUE DRAMATIQUE.


Théâtre-Français, Zaïre. — Opéra, l’Esclave.

Au théâtre, il n’est guère plus aisé de bien parler, de bien dire, que <3e bien chanter. Jadis, du temps que florissait la tragédie française, le public possédait à cet égard des finesses de perception que nous n’avons plus. La moindre altération du langage le mettait hors de lui, il éprouvait pour une intonation douteuse, pour un hémistiche débité d’une façon contraire à l’orthodoxie, le même désagrément que nous cause aujourd’hui une fausse note. C’est qu’à cette époque on montait, on étudiait une tragédie comme nous étudions à présent un opéra. Chaque passage, chaque mot devenait l’objet d’un travail particulier, on nuançait l’expression selon les règles d’un art plus musical peut-être encore que dramatique. Je trouve dans les mémoires de Lekain un trait qui démontre à quel point ce monde-là prenait au sérieux ses rôles. Voltaire ayant écrit pour lui l’Orphelin de la Chine, Lekain cherche à se pénétrer du caractère de Gengis-Khan, puis, après avoir quelque temps vécu en tête-à-tête avec son personnage, court s’enquérir à Ferney de l’impression du maître. Voltaire l’écoute impassible d’abord à l’égal d’un comité de lecture ordinaire, mais bientôt, à mesure que le tragédien affirme davantage sa manière de sentir le rôle, voilà notre poète qui rechigne, se fâche, interrompt, et mécontent, furieux, lève la séance et quitte la salle. Ainsi éconduit, l’infortuné tragédien ne sait que devenir; au bout de plusieurs jours pendant lesquels Voltaire ne s’est pas même laissé voir, il se prépare à repartir pour Paris lorsqu’au dernier moment l’oracle s’humanise. Voltaire explique le rôle au comédien, lui développe sa pensée, lui souffle son esprit, et Lekain émerveillé voit la lumière se faire devant ses yeux. Or cet écolier si docile aux leçons du professeur, cet homme capable de souffrir qu’on le malmenât de la sorte, était déjà l’honneur de la scène française à cette époque. De tels exemples devraient donner à réfléchir à nos petits talens d’aujourd’hui, émancipés dès le Conservatoire, et qui craindraient d’écouter avec déférence les conseils d’un auteur. Quant à moi, j’avoue mon faible pour ces grands artistes d’une tradition qui malheureusement n’est plus la nôtre. Ces comédiens avaient le public en profond respect, ils aimaient, comme on dit, leur métier et ne s’y épargnaient pas. Réussir n’était point assez, il fallait encore qu’ils eussent à part eux la conscience d’avoir bien mérité du poète qu’ils interprétaient. Aussi quelle peine ils se donnaient pour creuser le fond des choses, avec quelle rare persévérance ils cherchaient à se rendre compte des plus secrètes intentions cachées sous les harmonies du vers et des effets qu’on en pouvait tirer! Je ne connais rien de plus intelligent que certaines réflexions de Mlle Clairon sur ses principaux rôles. Ce qu’elle dit à propos du personnage de Monime dénote un sens critique des plus fins. Ce n’est pas simplement une actrice qui parle, c’est une lettrée délicate, exquise, une racinienne accomplie. « En apprenant ce rôle, je trouvai dans le quatrième acte :

Les dieux qui m’inspiraient, et que j’ai mal suivis,
M’ont fait taire trois fois par de secrets avis.

Et dans l’acte précédent, où Mithridate lui fait avouer son secret, il est impossible de trouver plus de deux réticences. J’ai consulté toutes les éditions de Racine, toutes disaient trois, toutes les recherches que j’ai faites m’ont assuré que Mlle Lecouvreur disait trois. Quoique deux soit un peu plus sourd que trois, il fait également la mesure du vers et n’en détruit point l’harmonie. Il était à présumer que Racine avait eu des raisons pour préférer l’un à l’autre, mais, nulle tradition ne m’éclairant, il ne m’appartenait pas de corriger un si grand homme, je ne pouvais pas non plus me soumettre à dire ce que je regardais comme une faute. J’imaginai de suppléer à la troisième réticence par un jeu de visage. Dans le couplet où Mithridate dit :

…… Servez avec son frère,
Et vendez aux Romains le sang de votre père,


je m’avançai avec la physionomie d’une femme qui va tout dire et je fis à l’instant succéder un mouvement de crainte qui me défendait de parler. Le public, qui n’avait jamais vu ce jeu de théâtre, daigna me donner en l’approuvant le prix de toutes mes recherches. « Sont-elles nombreuses les comédiennes qui de nos jours écriraient de ces aperçus ? Je ne veux point médire de Mlle Rachel, ni jeter aucun discrédit sur cette manière qu’elle avait de ne jamais jouer un rôle qu’après en avoir reçu la composition et le mot à mot de la bouche de son professeur, M. Samson; mais il est évident que, si dans l’interprétation théâtrale l’effort de la pensée compte pour quelque chose, l’avantage, à mérite égal, appartiendra toujours historiquement à celles qui auront créé d’intelligence et d’inspiration des rôles approfondis, médités, analysés d’avance,

La tragédie est de sa nature chantante, elle a sa musique à elle, son pathos. Nous autres de la race romane, nous aimons à nous laisser bercer à ses chansons, dont les gens du nord sont incapables de goûter le charme. Eux, qui d’abord cherchent l’idée, se demandent : qu’y a-t-il là-dessous, qu’est-ce que toutes ces nobles flammes éclairent? Traduites eu vile prose anglaise ou allemande, ces belles périodes s’évanouissent; de leur beauté première rien ne reste. Que devient, en passant dans une langue étrangère, la cadence, le nombre, l’harmonie de l’expression ? Il est vrai que cela devrait être le moindre de nos soucis, puisqu’il s’agit en somme d’un art national dont tous ou presque tous nous jouissons. Nos pères assurément en jouissaient. Avant que l’opéra ne l’eût détrônée, cette pompe déclamatoire faisait merveille; mais nous, est-ce bien sûr que tant de zèle nous anime? Que de parti-pris dans ce fameux plaisir que nous éprouvons, et combien ce grand goût d’autrefois s’est travesti en pur dilettantisme ! Nous retournons à Polyeucte, à Mithridate, à la condition que la prima donna s’appellera Rachel, et nous courons au Cid pour pouvoir raconter le lendemain comment le nouveau ténor dit son air de bravoure. La tragédie est une langue morte; à force de vouloir la rajeunir, nous l’avons tuée. Cet idéal du passé, si bien à sa place dans son vieux cadre Louis XV, il nous a plu de l’entourer des accessoires de la mise en scène contemporaine, et, sans voir ce qu’une pareille entreprise avait de faux et de criard, nous nous sommes payé la fantaisie de faire vivre en pleine couleur locale, en plein réalisme, des héros qui sont des types et des abstractions. Il y a plus, la tonalité du discours s’est peu à peu notablement abaissée. La tragédie veut être sinon chantée, du moins déclamée ; or maintenant on ne déclame plus, on cause, et nous voici dans l’autre excès prévu par Voltaire et tant redouté. « On est tombé depuis dans un autre défaut beaucoup plus grand : c’est un familier excessif et ridicule, qui donne à un héros le ton d’un bourgeois. Le naturel dans la tragédie doit toujours se ressentir de la grandeur du sujet et ne s’avilir jamais par la familiarité. Baron, qui avait un jeu si naturel et si vrai, ne tomba jamais dans cette bassesse. »

On est toujours l’enfant de quelqu’un ; Molière avait formé Baron, M. Mounet-Sully est l’enfant du siècle ; autant dire qu’il ne peut guère croire à la tragédie. Il la joue cependant, et même y réussit, car il a pour lui de réels avantages : le masque est puissant, le geste naturellement plastique, la voix splendide. À la vérité, trop souvent ce masque-là grimace, cette pantomime déraille, et cette voix détonne. Je vois des forces, mais confuses, et qui menacent de se perdre faute d’équilibre. Il est temps que M. Mounet-Sully s’en occupe, ou que, si l’intelligence lui manque de sa propre vocation, le théâtre, dont c’est après tout l’intérêt de pousser son talent vers sa voie, prenne l’affaire en main. Connais-toi toi-même, grave maxime en dehors de laquelle il n’y a qu’erreur et déconvenue ! M. Mounet-Sully ne se connaît pas ; son directeur, qui a charge d’âmes, le connaît-il mieux ? J’en doute presque à voir de quelle manière on emploie ses facultés. Entrer au Théâtre-Français par le portique de la tragédie était en somme une bonne attitude, et d’autant meilleure qu’elle avait commencé par faire des recettes ; mais vouloir, du jour au lendemain, transformer cet Oreste en un Jean de Thommeray, coller un habit noir sur ces épaules houleuses dont l’ample manteau de Melpomène avait jusqu’alors favorisé les mouvemens désordonnés, coiffer d’un vil chapeau ce front et cette chevelure où la bandelette sacrée a laissé son empreinte, quelle drolatique invention ! En fait d’habits noirs, il n’y en aura jamais qu’un seul que M. Mounet-Sully puisse porter avec aisance, l’habit du bâtard Antony. « Si j’écrivais pour la Comédie-Française, nous disait un des maîtres du théâtre actuel, je voudrais lui faire un rôle rien que pour utiliser ses défauts, » et il ajoutait spirituellement : « Cet homme-là est un romantique de 1830 ; il a manqué le train et nous arrive après être resté quarante ans en gare ! » Ce qui n’empêche pas qu’il n’y eût à tirer beaucoup de ces aptitudes et de ces énergies encore mal gouvernées. Quand un cheval s’échappe, on le rassemble; c’est le cas de M. Mounet-Sully : il lui faudrait de bons conseils donnés avec autorité, il lui faudrait surtout des rôles écrits dans la mesure de son tempérament. Shakspeare l’attire, involontairement il se rapproche de son répertoire, et, n’y pouvant atteindre, il tourne autour. Peut-être eût-il fait un excellent Othello, on a mieux aimé reprendre Zaïre et qu’il fût un méchant Orosmane. Singulière manie qui nous possède en France de ne jamais aborder de front certains chefs-d’œuvre; nous n’en aimons, n’en voulons que la copie, et plus cette copie est pâle et surannée, plus elle plaît à notre goût! Un comédien, après d’heureux débuts, demande à varier son thème, Othello lui conviendrait assez, et, pour répondre à ce désir jugé d’ailleurs fort légitime, tout de suite on monte Zaïre. Fassent les dieux protecteurs que jamais aucun Mounet-Sully ne rêve de se montrer au public dans Macbeth, car ce serait en allant épousseter la tragédie de Ducis qu’on s’empresserait d’exaucer son vœu.

On raconte, et ce bruit n’a plus rien qui m’étonne,
Qu’on a vu sur ces bords la terrible Iphictone.

Au théâtre, la musique est émancipée sur toute la ligne, vous ne citeriez pas une de nos scènes lyriques qui ne tienne à représenter dans leur intégrité les partitions de Mozart, de Weber et de Rossini ; mais cela ne se passe que dans le royaume de la musique, et pendant qu’à notre Académie nationale figurent les chefs-d’œuvre du répertoire étranger, des années s’écouleront avant qu’à la rue Richelieu Hamlet ait consenti à remiser l’urne voilée de deuil contenant les cendres de son père et que les trois sorcières de Macbeth aient cessé de former une seule et unique personne qui de son nom écossais s’appelle Iphictone !

Dans Zaïre, vous retrouvez Othello à chaque pas, comme vous y retrouvez Bajazet. Jamais ne fut poussé plus loin cet art du remaniement, de la sophistication, et, pourquoi ne point le dire? du plagiat déguisé sous toutes ses formes, que Voltaire, au théâtre, exerce en maître. Zaïre n’est qu’une Atalide accentuée, et cet Orosmane, qui se guindé à la férocité d’un Othello, emprunte à l’amant de Roxane sa douce plainte et son temps de soupirs amoroso. Piron avait raison d’appeler de pareils ouvrages « un salmis. » Il y a tout en effet là dedans, oui tout, même « la croix de ma mère ! » Dite par un comédien d’une moins haute expérience, la scène de la reconnaissance du père, du fils et de la fille, au second acte, risquerait d’égayer un parterre. A force de dignité, de mesure dans le geste et de sobriété dans la diction, M. Maubant sauve cette situation désormais parfaitement risible et parvient même à lui donner je ne sais quel faux air de pathétique. Ici le christianisme coule à pleins bords. Les Turcs occupaient la place tout à l’heure ; mais ils l’ont très courtoisement cédée aux chevaliers français, qui sans doute en avaient besoin pour y débiter leurs tirades. La foi des ancêtres, l’eau sainte du baptême, le Jourdain, Solime, Césarée, Jérusalem et le Calvaire, motifs et paysages variés que l’auteur exploite avec une abondance dont la stérilité vous afflige. Tragédie et poésie de cabinet, d’où l’âme est absente! Rien de cela n’est ressenti, tout est voulu. Ce nom de Césarée que je viens de prononcer ne cesse de frapper le vide et finit par vous donner des distractions, involontairement vous songez à Bérénice, où Racine l’a mis une fois à la rime et comme pour éclairer trois vers qui sont divins :

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui!
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmans où mon cœur vous avait adorée.


Personne à la scène n’a plus trafiqué du christianisme que Voltaire, ses tragédies de Zaïre, d’Alzire, de Tancrède, ne nous chantent que la gloire de ce Dieu que sa prose se fait un devoir d’écraser ; mais combien à la longue ces déclamations creuses vous fatiguent, quelle pitié que cette émotion de commande entre deux ricanemens, et qu’en sortant de là vous avez de plaisir à vous réciter quatre vers substantiels et convaincus de Polyeucte! Voltaire se vante d’avoir écrit Zaïre en vingt-deux jours, et le tour de force n’a point de quoi tant nous étonner. L’improvisation ne se trahit que trop dans cette pièce construite avec des élémens étrangers les uns aux autres et qui jurent affreusement de se trouver ainsi rapprochés. Cette dramaturgie classico-anecdotique forme un des plus curieux amalgames qui se puissent imaginer. Prendre à Shakspeare son personnage, à Racine ses trois unités, ses confidens, et rimer ensuite une fable du romanesque le plus naïf, il semble en vérité que cette besogne ne doive pas nécessiter de longs efforts. D’ailleurs le style de Zaïre est comme le sonnet d’Oronte, il porte partout la trace d’une fabrication hâtive et servirait admirablement à démontrer cet aphorisme, que le temps n’épargne pas ce qu’on a fait sans lui. Voltaire a pu écrire de beaux vers dans sa vie, — Tancrède, venu vingt-cinq ans plus tard, en fourmille, — mais, pour Zaïre, force est de n’y chercher que des proverbes ou des récitatifs d’opéra.

Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur, etc.

C’est du commencement à la fin un style flasque, redondant, et d’une incorrection décourageante pour les gens du métier, qui vont une fois de plus se demander avec mélancolie ce que c’est que la gloire du poète, puisqu’elle s’obtient à ce prix. Je me plais à signaler aux curieux ce dialogue banal, oiseux, où le confident ne parle qu’en s’étudiant à préparer le mot ou la sentence que le personnage héroïque a besoin de placer, et je recommande principalement à leur intérêt ces longues suites d’alexandrins se dévidant comme des chapelets et tous uniformément chevillés à grands coups de participe présent. — Mais, nous dira-t-on peut-être, si vous niez et le drame et le style, que restera-t-il donc, et comment s’expliquer la vogue et la durée de cet ouvrage, proclamé par La Harpe « l’ouvrage le plus éminemment tragique que l’on ait conçu, la plus touchante des tragédies qui existent! » Ce qu’il y a là, c’est le mouvement, le spectacle, une certaine pompe décorative, un remue-ménage théâtral dont Corneille ni Racine ne s’étaient avisés, et cet éternel diable-au-corps toujours à domicile chez Voltaire. Ce qu’il y a surtout, ne l’oublions pas, c’est un sentiment chaleureux de la gloire française en Orient qui met en vibration la fibre nationale. Écoutez le poète s’exalter, se monter la tête ; il a touché le but, écrit une tragédie chrétienne, il ne changerait pas Zaïre contre Polyeucte, car Corneille ne serait point content du troc, ni lui non plus! Et encore se donner du grand Corneille n’est point assez, il ira au besoin jusqu’à l’Eschyle, quitte à comparer ce bon La Harpe à Sophocle !

C’est Sophocle dans son printemps,
Qui couronne de fleurs la vieillesse d’Eschyle.

N’importe, vraie ou fausse, la passion s’agite avec furie; le cinquième acte tout entier brûle les planches. Comment et par quels moyens on y arrive, — petits billets interceptés, cachotteries de boudoir, enfantillages, — je ne veux point ici m’en occuper ; à partir de l’entrée d’Orosmane, l’effroi vous saisit. L’acte est du reste très adroitement mis en scène, et cette fois je ne récriminerai pas contre la lumière électrique. Le décor étroit, sinistre, éclairé seulement d’un pâle rayon de lune, encadre à souhait le conflit tragique. Ces portières qui se lèvent et s’abaissent à chaque apparition donnent un pittoresque étrange au tableau. Tantôt c’est le doux visage de Zaïre qui se profile, tantôt c’est le masque farouche du sultan qui se montre en plein. Vous diriez le bourreau et sa victime jouant à cache-cache. Hélas! puisqu’on était en si bon train, pourquoi s’être arrêté et n’avoir point lâché cette vaine fantasmagorie pour remonter tout de suite au sublime chef-d’œuvre qu’elle nous dérobe? J’en veux à ce spectacle d’éveiller en moi des appétits poétiques, que le drame qu’on me représente est impuissant à satisfaire; mésaventure d’autant plus regrettable qu’on aurait eu là sous la main, dans Mlle Sarah Bernhardt, une Desdemona charmante et dans M. Mounet-Sully un superbe Othello. Résignons-nous donc, et tâchons de prendre en belle humeur ce qui nous est offert, puisqu’au demeurant nous poumons aussi bien avoir pire.

Quand j’ai avancé que M. Mounet-Sully faisait un méchant Orosmane, le dépit de ne pas le voir jouer Othello était pour un peu dans mon dire, qui d’ailleurs visait beaucoup plus le rôle que l’acteur. Le Maure de Venise est un caractère, Orosmane est simplement un rôle. Tout s’y passe en dehors, en excès, il ne connaît que les tendres roucoulemens ou les tempêtes, point de concentration intérieure, de gradations, rien de ce qui oblige un comédien à méditer, à composer son personnage. M. Mounet-Sully prend le héros que l’auteur lui livre et le représente avec assez de nonchalance dans les premiers actes et quelque exagération dans les deux derniers : les transitions, les nuances, il les ignore, néglige les vues d’ensemble et partage son rôle en deux moitiés, passant au Maure de Venise aussitôt qu’il a fini de jouer Bajazet, Ceux qui veulent l’entendre parler bas, chuchoter, n’ont qu’à venir de bonne heure, ceux qui préfèrent les grincemens de dents et les transports furieux trouveront leur compte vers la fin de la soirée. Son Bajazet, avouons-le, manque absolument de tendresse et de séduction; il précipite la phrase, mâche les mots, et par trop de souci d’éviter la pompe tourne à la galanterie d’emprunt, au phœbus bourgeois. En revanche, son Othello me semble avoir de beaux côtés : le cinquième acte tout entier ne mérite que des éloges. La vibration, l’éclair tragique, s’y succèdent à chaque instant, vous êtes en plein courant d’électricité. La voix a des résonnances terribles, le geste est original, imprévu, l’attitude presque toujours pittoresque. Lorsqu’il guette penché vers la fenêtre grillagée et qu’un rayon de lune l’enveloppe, sa pose tenterait un peintre ; cependant, à l’autre extrémité de la scène, Zaïre et Fatime traversent les ténèbres pour s’échapper et me gâtent le mouvement du tableau : ce n’est pas ainsi que doivent s’enfuir de vraies princesses de tragédie. Vous croiriez voir plutôt sous ces voiles blancs deux jeunes pensionnaires du Sacré-Cœur s’évadant par la petite porte du boulevard des Invalides. Il faut que M. Mounet-Sully ait beaucoup assoupli ses membres par la gymnastique, il a des ressorts de jarret et des audaces de désinvolture dont je n’avais surpris l’exemple que chez les comédiens anglais. Dans la scène du crime, ses bonds tiennent du tigre. Il s’accroupit, se rassemble, saute sur sa proie, qu’il étouffe en la poignardant, et cela dure à peine quelques secondes. N’admirez-vous pas cette agilité féline, ce naturel, ainsi mis à la place de l’antique appareil théâtral? M. Mounet-Sully excelle à rendre ces effaremens convulsifs qui sont comme le côté bestial de la passion. Après le meurtre de Zaïre, lorsque Orosmane apprend, à n’en pouvoir douter, l’innocence de sa maîtresse, son œil devient hagard, sa voix tombe, et c’est avec une sorte d’insouciance hébétée qu’il balbutie l’ordre de mettre en liberté les prisonniers chrétiens. Même absence de pantomime et de convenu dans la manière dont il se frappe en prononçant les derniers mots de sa harangue : « lorsque vous raconterez ces malheureux événemens, parlez de moi tel que je suis. En agissant ainsi, vous tracerez le portrait d’un homme qui n’aima que trop bien, qui ne fut point aisément jaloux, mais qui, une fois troublé, se laissa emporter aux dernières extrémités, d’un homme dont les yeux versèrent des larmes avec autant d’abondance que les arbres d’Arabie leur gomme parfumée; peignez-moi ainsi, et puis ajoutez — qu’un jour dans Alep, voyant un Turc insolent, un scélérat en turban maltraiter un Vénitien et avilir l’état en sa personne, je saisis à la gorge le vil circoncis et le tuai — comme cela. » Ici je m’aperçois que je cite Shakspeare et ne m’en excuse point, car c’est lui que j’entendais tout le temps de cet acte, et j’aime à croire que c’est à lui que pense également M. Mounet-Sully en récitant le couplet final d’Orosmane :

Dis-leur que dans son sang cette main s’est plongée.
Dis que je l’adorais et que je l’ai vengée.

Mlle Sarah Bernhardt fait une héroïne délicieuse. Elle par exemple est beaucoup plus Zaïre que M. Mounet-Sully n’est Orosmane. Dans cette plaintive figure aux grands beaux yeux noyés de larmes, aux bras voluptueusement arrondis vers le ciel, amoureuse, flexible, ondoyante et chantante. Voltaire reconnaîtrait sa princesse. Le costume même, par sa flottante ampleur, — ce peignoir qui voudrait se donner des airs de caftan et n’y réussit pas, — vous rappelle les portraits du temps. C’est bien là Zaïre avec sa pointe de rococo, son œil de poudre, ses vapeurs et ses pâmoisons. « Zaïre, vous pleurez. » Le public de 1732 pleurait comme elle, et Voltaire de s’écrier : « Les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. » Mot singulier, il y a tel mélodrame dont personne ne voudrait être l’auteur, et qui déchire l’âme bien autrement que Polyeucte. Actrice intelligente et poétique, Mlle Sarah Bernhardt complète la physionomie par des appoints discrets et l’accommode au goût de l’heure actuelle. Elle étend un peu l’horizon, vous rend ces flots de vie et de lumière qui devraient inonder une âme née et grandie sur les bords sacrés du Jourdain. Il semble que par elle revive cette poésie des palmiers, de l’oasis et des roses de Saron que Voltaire a trop négligée, et puis quelle façon de réciter les vers! L’historien Ranke prétend qu’on aurait pu dire de Philippe II : « Sire, vous êtes vous-même une cérémonie! » Mlle Sarah Bernhardt est elle-même une élégie, et je ne lui veux adresser qu’un reproche, c’est que son art et sa voix finissent par donner aux plus mauvais vers couleur de poésie.


Pourquoi jamais aucun ouvrage, — tragédie, drame, opéra, — construit sur un sujet russe n’a-t-il pu franchement réussir, tandis que le succès au contraire ne se marchande pas dès qu’il s’agit d’une pièce empruntée soit à la France, soit à l’Italie du XVIe siècle? Je n’ai point ici à discuter le fait, ce qui nous mènerait trop loin, je le constate et le démontrerais au besoin par de fameux exemples dont un seul suffira : l’as- sociation de Scribe et de Mlle Rachel, si fertile en beaux résultats dans Adrienne Lecouvreur, et si peu fortunée dans la Czarine. Parmi tant de mauvaises chances, l’Esclave, que l’Opéra vient de représenter, avait encore celle-là. La scène se passe en Russie, sur les domaines du farouche comte Vassili : à ce simple énoncé, l’effroi vous gagne, et vous reculez interdit devant ces quatre actes qu’une musique d’une forme mélodique souvent heureuse ne parvient point à sauver de la défaveur qui s’attache au sujet. Impossible de s’intéresser à des popes, à des chefs « du Caucase indompté » déguisés sous des habits de serf, et de prendre au sérieux sur le théâtre de l’Opéra une chasse à l’aurochs! Vainement les auteurs du poème se sont donné pour tâche d’entasser Guillaume Tell sur la Juive, et le Prophète sur la Favorite, toutes ces situations déjà mises en musique par Rossini et Halévy, Meyerbeer et Donizetti, bien loin de gagner à se trouver ainsi rassemblées, perdent énormément de leurs avantages par la disgrâce du sujet et du costume. Écrite en 1851, l’œuvre de M. Membrée nous arrive après vingt-trois ans d’erreurs et de tribulations sans nombre. Une telle odyssée, pleine d’amertumes vaillamment endurées, rendrait à elle seule un musicien digne de la sympathie des honnêtes gens et des égards de la critique. Malheureusement rien ne saurait empêcher cet opéra de porter sa date, et si l’inspiration montre parfois une certaine grandeur, comme dans le tableau patriarcal du premier acte, le travail symphonique ne répond plus aux préoccupations nouvelles. Depuis la Muette et la Lucia, les temps ont marché, nous commençons à trouver que nous en avons assez de ces arpèges continus, de ces accompagnemens où la flûte, le hautbois, le cor, la clarinette, vont ressassant la mélodie vocale, — et quant à ces brusques oppositions du piano au forte, l’usage en est aujourd’hui tellement sorti de nos mœurs que, lorsqu’elles nous éclatent à l’oreille, nous bondissons stupéfaits en nous écriant : Quel est donc ce mystère? sur l’air de la Muette et de la Dame blanche. L’ouvrage est convenablement exécuté : Mlle Mauduit prête à la figure de Paula son expression dramatique, M. Gailhard chante le pope et M. Lassalle Vassili, tous deux également doués de bonnes voix graves bien sincères et dont ils savent se servir. M. Sylva joue Kaledji, le prince esclave, et je regrette de n’avoir à constater chez lui aucun progrès. Le geste est pompeux et froid, l’attitude embarrassée, la voix reste sourde, indécise, le chanteur ne se dégage pas, et je crains un peu que M. Sylva ne ressemble à ce François II, d’un drame de l’Odéon, qui disait, en se mettant la main sur le cœur :

Je sens là comme un roi qui ne peut pas sortir.


F. DE L.



ESSAIS ET NOTICES.

LES INCENDIES DE FORETS EN ALGERIE.


Le 22 juin dernier, le gouvernement présentait à l’assemblée nationale un projet de loi pour réprimer les incendies de forêts en Algérie. Cette proposition obtenait aussitôt la faveur de l’urgence, qui ne fut jamais mieux justifiée, car la saison chaude et sèche de juillet à novembre, dans laquelle nous sommes entrés, passe rarement sans qu’on ait à signaler quelque désastre de cette nature.

Sur les 14 ou 15 millions d’hectares dont se compose le Tell algérien, les terrains boisés en comprennent, d’après les estimations du service forestier, 1,800,000 environ, c’est-à-dire le septième de la superficie totale. Les massifs les plus importans se trouvent dans la province de Constantine ; mais les deux autres ont aussi leur part de richesses forestières, et l’un des plus beaux spectacles de la nature est assurément cette forêt de cèdres de Teniet-el-Had, dans le département d’Alger, qui offre des sujets contemporains, dit-on, des croisades et même plus anciens. Les essences des régions boisées de l’Algérie sont variées et des plus précieuses ; par un privilège du sol, les arbres de produit y sont les plus abondans, et l’olivier, les résineux, le chêne-liège, forment presque entièrement ses hautes futaies. Cette dernière espèce, qui serait exclusive au bassin de la Méditerranée, si elle ne comptait quelques représentans dans nos landes de Gascogne, et qui semble à la veille de disparaître du midi de la France, de l’Italie et de l’Espagne, n’occupe pas en Algérie moins de 440,000 hectares, dont 170,000 ont été concédés à divers titres à des capitalistes français. Ces concessionnaires sont pour la plupart réunis en société, quelques-uns exploitent avec leurs ressources individuelles, et, à en croire leurs doléances, ils auraient déjà dépensé dans l’intérêt de leur exploitation une vingtaine de millions.

La pénurie où les autres pays se trouvent du chêne-liège, dont l’emploi est si fréquent dans l’industrie, commanderait d’en étendre le domaine en Algérie. Il est douloureux de constater qu’au lieu de songer à augmenter cette richesse, il faut mettre tous ses soins à la défendre : heureux si nos efforts parviennent à préserver de la destruction ce qui en reste ! Chaque année, l’incendie porte ses ravages dans les forêts algériennes et en dévore une partie. L’exposé des motifs du projet de loi établit qu’en douze années 250,000 hectares de bois ont été consumés. Rappelons aussi que, pour réparer les dévastations causées rien qu’en 1871 par le feu dans les provinces de Constantine et d’Alger, 19 millions prélevés sur l’indemnité de guerre imposée aux indigènes ont paru à peine suffisans. Le mal n’acquiert pas toujours, il est vrai, une intensité égale ; mais une sorte de périodicité, plus encore que les excès même du feu, décourage les entreprises et effraie les capitaux, dont le concours est si indispensable à l’œuvre de la colonisation.

Chose incroyable, durant une certaine période, les incendiaires ont été en quelque sorte protégés par l’opinion; il s’était formé une théorie de la combustion instantanée des productions du sol, derrière laquelle l’imprudence et même la malveillance demeuraient souvent impunies. Pour enflammer de vastes étendues de pays, il suffisait, disait-on, qu’un passant secouât sur des végétaux desséchés sa pipe mal éteinte, ou que le soleil vînt à frapper un tesson de bouteille où une boursouflure lenticulaire fortuite concentrait les rayons, et même la seule chaleur solaire embrasait quelquefois la cime des arbres. L’expérience a fait depuis longtemps justice de ces exagérations, et elle a prouvé aussi qu’un feu livré à lui-même dans les champs ne tardait guère ordinairement à s’éteindre, qu’eu tout cas les populations voisines le maîtrisaient facilement.

Les personnes qui connaissent l’Algérie et les pratiques indigènes savent au contraire que les grands incendies, comme ceux de 1861, 1863, 1865, 1871, 1873, sont toujours le résultat d’actes non-seulement volontaires, mais méthodiquement exécutés. Il existe véritablement une science du feu dans laquelle les indigènes sont experts; elle a des règles et des procédés que l’on pourrait un à un énumérer. On choisit le temps et le vent, ordinairement le sirocco, qui est violent et a une action desséchante, on aménage sur le parcours des foyers combustibles que son souffle doit activer, on place aux endroits convenables des escouades d’incendiaires chargés d’alimenter, de propager et de diriger la flamme, et d’entraver au besoin les efforts de ceux qui voudraient en arrêter les progrès. C’est ce qu’ont établi les enquêtes administratives, les instructions judiciaires et les recherches opérées par les intéressés eux-mêmes. Il en résulte également, et l’exposé des motifs le constate à son tour, que les incendies volontaires en Algérie sont imputables à une double cause, l’intérêt et la malveillance.

L’incendie par intérêt a pour but de procurer des pâturages aux troupeaux. C’est le moyen immémorial qu’emploient les indigènes, et c’est un intérêt collectif qui le suggère et en profite, car )a dépaissance s’exerce en commun dans les tribus. Les incendies par malveillance servent toujours cet intérêt, et il concourt quelquefois à les rendre plus fréquens. Les indigènes possèdent dans les forêts des droits d’usage réservés par la législation, qui devait les définir et les régler, mais dont on n’a jamais fixé les conditions ; de là des difficultés presque continuelles et inévitables avec les concessionnaires. Pour se venger de ceux-ci, ils mettent le feu aux arbres, et de véritables actes d’hostilité peuvent se dissimuler parfois sous couleur de vengeance particulière; la multiplicité des incendies depuis 1860, les événemens qui les ont suivis le démontrent surabondamment, ne saurait s’expliquer par d’autres causes. La torche a pour les indigènes cet avantage d’être une arme anonyme avec laquelle on peut faire la guerre en tout temps sans la déclarer, et sans s’exposer aux périls qu’elle entraîne. Quand ils se croient assez forts, elle précède ou accompagne le fusil dans leurs mains; l’incendie est le préliminaire habituel de la révolte. Dans toutes les insurrections, ils se servent à l’envi du fer et du feu pour nous combattre. En relisant les annales de la conquête, ne voit-on pas que la torche a été employée même en rase campagne contre nos soldats? Ainsi en 1835, au désastre fameux de la Macta, il en périt bon nombre au milieu des flammes dont on avait entouré nos régimens, et nous avons parfois emprunté cette arme aux indigènes pour leur rendre la pareille.

La conservation des bois en Algérie, surtout après l’appauvrissement forestier que nous avons subi par la perte de l’Alsace, constitue un intérêt national de premier ordre que l’on ne saurait trop protéger; il ne pouvait échapper à la sollicitude du gouvernement, qui a réuni à Alger, pour rechercher les mesures les plus efficaces en vue de ce résultat, une haute commission forestière; de ces délibérations est sorti le projet de loi soumis à l’assemblée nationale. Les dispositions en sont préventives et répressives; elles commencent par interdire absolument, du 1er juillet au 1er novembre de chaque année, époque où les incendies sont le plus à craindre, l’usage du feu dans l’intérieur et à 200 mètres des bois et forêts, même pour la fabrication du charbon, l’extraction du goudron et la distillation des résines. Le feu est, pour les colons comme pour les indigènes, un moyen de défrichement, de nettoyage et de fumure économique des terres. Il a de plus l’avantage de ne pas les exposer à des émanations insalubres, on ne pouvait donc songer qu’à en réglementer sagement l’emploi. C’est ce que fait le projet de loi en défendant de mettre le feu dans les propriétés communales ou particulières aux broussailles, herbes ou végétaux sur pied, sans la permission préalable de l’autorité locale, qui devra elle-même indiquer les mesures de précaution à prendre, s’assurer que ces mesures ont été prises, fixer ensuite publiquement le jour et l’heure de la mise à feu, et imposer à tous propriétaires particuliers, communes, états limitrophes de terrains boisés ou couverts de broussailles, l’obligation d’isoler les fonds contigus par l’ouverture et l’entretien d’une tranchée de largeur déterminée, nettoyée de plantes quelconques. En outre, pendant la période estivale, le projet place auprès des administrateurs des régions boisées une force publique commandée par un officier investi, pour la constatation des délits, des fonctions de la police judiciaire; il astreint enfin, durant le même temps, les indigènes des zones forestières à un service de surveillance, et permet d’organiser des services de secours contre l’incendie.

Ces dispositions, pleines assurément de prudence, sont sanctionnées par des pénalités en dehors du droit commun. Ainsi les contraventions aux prescriptions et aux arrêtés du gouverneur-général en rendent les auteurs passibles d’une amende de 20 à 500 francs et d’un emprisonnement de six jours à six mois. Les juges de paix à compétence étendue, auxquels les décrets qui les instituent ont déféré la connaissance des délits correctionnels entraînant un maximum de six mois d’emprisonnement, sont spécialement désignés pour juger ces contraventions, ce qui permettra de montrer la répression aussitôt après la faute. Enfin le projet de loi édicté que, indépendamment des condamnations de droit commun encourues par les auteurs ou complices d’incendies de forêts, les tribus ou douars des coupables pourront, en tout territoire, être frappés d’amendes collectives et privés temporairement de leurs droits d’usage dans les bois qu’ils auraient incendiés. Cette privation sera même applicable en cas d’incendies qui, allumés en dehors des terrains boisés, les auraient atteints, contre la volonté des indigènes, par l’effet de l’incurie ou de l’imprudence de ces derniers.

Les mesures ainsi proposées contre les incendies de forêts ne sont pas précisément des innovations. On les retrouve dans les arrêtés et circulaires des gouverneurs-généraux, et l’on voit qu’elles n’ont pas eu une efficacité bien grande; le gouvernement espère leur donner plus de force en les convertissant en loi. Ce n’est pas que les pouvoirs aient manqué aux gouverneurs-généraux pour rendre leurs décisions, ils en possédaient d’à peu près illimités à cet égard; mais des scrupules de légalité les arrêtaient quelquefois, et ils éprouvaient à en poursuivre l’exécution des hésitations qu’ils ne ressentiront plus du jour où elles seront prescrites par le pouvoir législatif et souverain du pays, au lieu d’émaner de leur autorité personnelle.

Suffira-t-il de tenir rigoureusement la main à l’exécution de ces melures pour ramener la sécurité? La commission parlementaire désignée pour examiner le projet de loi ne trouvait pas, tout en approuvant ces dispositions et en les adoptant, qu’elles suffiraient à garantir la sécurité de nos établissemens forestiers, et elle proposait, pour le cas où les incendies prendraient un caractère incontestablement hostile à notre domination, de recourir à des moyens plus énergiques; l’arsenal de la législation algérienne, notamment une ordonnance royale du mois d’octobre 1845, contient une arme de répression formidable à l’encontre des faits de cette nature, c’est la mesure du séquestre, récemment mise en vigueur à la suite de l’insurrection de 1871. Le séquestre est le prélude de la confiscation, peine qui a depuis longtemps disparu comme injuste de nos codes, parce qu’elle frappait non seulement le coupable, mais qu’elle atteignait encore derrière lui sa famille. Toutefois la raison qui l’a fait maintenir pour les cas d’insurrection armée en légitime également l’emploi lorsque l’ennemi nous combat avec la flamme au lieu du fer.

Du reste il y a lieu d’espérer que l’édiction de cette loi sera simplement comminatoire, non pas qu’elle soit faite avec l’arrière-pensée de ne pas s’en servir, mais la crainte du séquestre pourra empêcher l’explosion des sentimens hostiles, elle éteindra la torche aux mains des incendiaires. Les indigènes redoutent peu la responsabilité collective pécuniaire, parce que, aux temps où cette mesure existait, elle n’a été en réalité que lettre morte. On frappait bien des amendes considérables sur les tribus, et celles-ci de crier aussitôt misère, de solliciter des délais qu’on leur accordait toujours, et finalement, avec cette facilité que les Français ont à pardonner, on leur en faisait la remise. Le séquestre au contraire vient de recevoir une application dont les populations indigènes garderont longtemps un douloureux souvenir. Elles savent ce qu’il leur coûte, soit qu’elles aient été réellement dépossédées de leurs terres, soit qu’elles aient obtenu de les racheter, et il est vraisemblable qu’elles y regarderont désormais à deux fois avant de s’exposer à de semblables rigueurs. On n’y recourrait d’ailleurs que dans les cas d’absolue nécessité, et avec une circonspection extrême, lorsque les constatations de l’autorité compétente ne laisseraient plus subsister aucun doute sur l’opportunité et la justice de cette peine. Il convient de dire aussi que la procédure du séquestre dure deux ans, et qu’elle entoure les intéressés de toutes les garanties dont la gravité et la sévérité exceptionnelles de la mesure faisaient un devoir étroit au législateur.

L’assemblée nationale, dans les derniers jours de sa session, a adopté le projet de loi du gouvernement amendé dans ce sens par sa commission,


CH. ROUSSEL.


I. Correspondance de George Couthon et de Rabusson-Lamothe, publiée par M. Francisque Mège, 2 vol. in-8o; Aubry. — II. Recherches historiques sur les Girondins. Vergniaud, manuscrits, lettres et papiers, publiés par M. Vatel, 2 vol. in-8o; Dumoulin.


Ce n’est pas seulement aux historiens, c’est aux psychologues que l’époque révolutionnaire offrira un vaste champ d’expériences quand les informations de détail et les documens biographiques auront été recueillis en quantité suffisante. Comment cette société française de la fin du XVIIIe siècle, celle que Robert Walpole a décrite, élégante, aimable, légère, a-t-elle pu passer si rapidement à l’exaltation et à l’âpreté des années suivantes? Quelles semences l’éducation nationale avait-elle déposées dans les esprits? Jusqu’où faut-il remonter dans l’histoire intime de cette société pour rencontrer les vraies origines d’une si profonde transformation morale? Mais surtout quelles voies secrètes les passions se sont-elles creusées dans les âmes? Comment les unes se sont-elles élevées aux inspirations du plus noble patriotisme, aux merveilles des plus généreux dévoûmens? Comment d’autres ont-elles pu descendre jusqu’à la plus féroce cruauté? Quelle part faut-il faire, dans l’histoire intellectuelle de certains personnages célèbres alors, aux saines prévisions de l’avenir, à l’esprit vraiment politique, aux illusions généreuses, à la pure ambition, ou bien à la sottise, ou encore à la peur? En quelle mesure ces divers mobiles ont-ils fait agir les constitutionnels, les girondins, les jacobins? Combien d’élémens d’ambition égoïste, combien d’atomes de lâcheté vulgaire trouverez-vous dans tel formidable terroriste? Combien de ces gens-là se seront dit que, dans les temps périlleux, un moyen de sauver sa tête est de se mettre avec ceux qui frappent et qui tuent?

Il faudrait au psychologue, disions-nous, pour une telle étude, les confessions sincères de ces hommes, tout au moins leurs lettres, les témoignages de ceux au milieu de qui ils ont vécu, le récit détaillé de leurs actes, les échos de leurs paroles et de leurs pensées. C’est donc rendre à l’histoire et, bien plus, à la conscience française un vrai service que de s’attacher à publier, comme le fait depuis plusieurs années M. Francisque Mège, tous les documens de l’histoire révolutionnaire qu’on trouve encore autour de soi dans les bibliothèques et archives publiques ou de familles, et particulièrement ceux qui permettent de pénétrer dans l’étude des sentimens individuels. M. Mège a eu la bonne fortune de pouvoir publier à la fois la correspondance de deux personnages inégalement célèbres, il est vrai, mais qui, députés tous deux du Puy-de-Dôme à l’assemblée législative, ont été les témoins et sont devenus, dans une double série de lettres à leurs électeurs, les appréciateurs diversement inspirés d’une même partie de la période révolutionnaire. Il est curieux de voir Rabusson-Lamothe et Couthon, unis au point de départ, se diviser bientôt sous l’empire de sentimens distincts, suivre chacun sa voie, et juger de façons contraires les mêmes épisodes.

C’est un pur modéré que Rabusson-Lamothe. Il faut absolument s’en tenir, suivant lui, à la constitution de 1791, et ne pas aller plus loin. Il est plein de confiance dans le roi, dans les ministres; il est opposé aux empiétemens constans de l’assemblée législative sur la prérogative royale. Après le 10 août cependant, il se déclare illuminé tout à coup de clartés nouvelles, et passe à la cause de la république. Il est dès lors visiblement déçu, démoralisé, mais surtout très effrayé : aussi ne cherche-t-il pas le moins du monde à se faire envoyer à la convention. La série de ses lettrés marque très bien le déclin mesuré de ses convictions et de son ardeur. Il était d’ailleurs observé de près par son compatriote et collègue Couthon; vers la fin de la législative, celui-ci avait décidément rompu avec lui; puis, après la conversion apparente de Rabusson-Lamothe au 10 août, il lui avait bruyamment pardonné ses erreurs et donné « le baiser fraternel. » Couthon n’en prit pas moins part aux poursuites dirigées plus tard contre Rabusson-Lamothe et à son emprisonnement, que le 9 thermidor vint seul faire cesser.

La figure de Couthon, à côté de cette physionomie effacée, dont nous retrouverions sans doute alors des exemplaires nombreux, se montre en pleine lumière, comme on pense, avec un éclat presque séduisant d’abord, mais finalement sinistre. En 1787, quand l’approche des états-généraux commence à l’appeler aux affaires, Couthon est un brillant avocat de trente-deux ans, à la figure douce et avenante, au caractère aimable, sympathique, ardent. Il vient de faire un mariage d’inclination. Il a une jambe infirme; mais, à en croire certains rapports, c’est un attrait de plus aux yeux de ses électeurs. En homme bien élevé et qui n’est pas du commun, il joint aux affaires la littérature et la philosophie : il écrit a d’un style doux, » il lit « d’une voix sensible, » aux séances de la société littéraire de Clermont, des discours, des dissertations, un morceau étudié « sur la patience. » Il est membre du bureau de charité : rien de plus correct et, en apparence, de moins suspect. Nommé à la législative, s’y montre-t-il tout d’abord, comme le disent ses précédens biographes, ennemi violent des ministres et du roi? Pas le moins du monde, suivant M. Mège, qui donne ses preuves. M. Mège a fort bien fait de réimprimer une comédie de Couthon, l’Aristocrate converti, qui risquait d’être fort oubliée, mais qui, composée et publiée en 1791, nous est curieuse pour l’histoire de ses idées. On devine le thème : le comte de Laurémi, « décoré des croix de Malte, du Mérite et de Saint-Lazare, » s’obstine à déplorer la perte de ses privilèges et les maux de la révolution, quand, témoin du dévoûment et des vertus civiques de son oncle, M. Dumont, « colonel de la garde nationale, » et éclairé par ses exhortations, il se convertit à la cause de la liberté. Or ce colonel de la garde nationale n’a rien de commun avec les jacobins; c’est le pur esprit de 1789 qui respire sur ses lèvres; nous sommes tous ses convertis.

Cette opinion, fort peu républicaine, est bien celle de Couthon à cette date; encore en février 1792, il écrit dans une lettre : « Je sais qu’on me fait passer dans notre ville pour un républicain, je ne devrais pas répondre; cependant, pour la satisfaction publique, je dirai, et aux méchans qui cherchent à me nuire, et aux gens paisibles qu’ils trompent, que mon opinion sur la constitution est exprimée dans le serment que j’ai fait de la maintenir. Tous ceux qui connaissent la valeur du serment d’un galant homme se contenteront sans doute de cette réponse.» Sa pétition violente à l’assemblée constituante pour réclamer d’elle sa propre dissolution aurait pu, il est vrai, paraître suspecte, mais il avait présenté d’un ton si candide son apologie ! a Moi qui abhorre toute espèce d’intrigues et de factions, qui n’existe que pour obéir à la loi, pour l’exécuter et la faire exécuter; moi qui, par caractère, par goût, par inclination, aime une vie douce et tranquille, moi qui, affligé d’une infirmité, ne puis faire un pas sans un secours étranger, moi en un mot qui passe mes jours dans l’exercice des fonctions paisibles de mon état, et qui n’use des momens qu’il me laisse libres que pour aller avec la même décence remplir mes devoirs sacrés de citoyen au milieu des amis du peuple, qui sont les miens! »

Voilà le même homme qui, député à la législative et puis à la convention, va s’asseoir auprès de Robespierre et se faire son ami. La cour n’aura pas d’adversaire plus acharné ni plus insultant; nul ne parlera plus haut du fameux comité autrichien, et ne demandera plus hautement des mesures de sûreté publique, nul ne réclamera plus impérieusement la mort du roi, nul n’aura, dans un style plat et vulgaire, de plus bénignes périphrases, de plus savans euphémismes pour désigner les massacres populaires.

« On est assez tranquille en ce moment à Paris, écrira-t-il le 30 août 1792. M. Bourbon boit, mange et dort toujours sans souci. Sa femme ronge son mors. Il est bien ennuyeux d’avoir toujours à parler de cette famille; il faut espérer que la convention nationale nous sortira de cette peine. — 20 novembre. Vous avez su où nous en étions au sujet de Louis le dernier. Sans doute vous avez été étonnés du sérieux avec lequel on discute la question de savoir si cet homme hideux de forfaits peut être jugé. — 26 janvier 93. Marie-Antoinette, que les peines de cœur n’atteignirent jamais, est la même après comme avant l’événement de son mari. Elle mange, boit et dort comme de coutume. Elle a cependant fait demander des habits de deuil, qu’on lui a accordés. — 4 septembre 1792. Bicêtre vient d’être pris, et le peuple y exerce judiciairement toute sa souveraineté. — 6 septembre 1793. Le peuple continue à exercer sa souveraine justice dans les différentes prisons de Paris. »

Le cœur se soulève à lire de telles pages, mais il faut les connaître pour mesurer ces sortes de héros. La révolution se chargea d’en punir elle-même un certain nombre : on sait la carrière de Couthon, sa guerre acharnée contre les girondins, sa mission de destructeur à Lyon, son rôle dans le triumvirat de la terreur, ses froides et atroces cruautés, son châtiment au 9 thermidor. Décrété d’accusation en même temps que Robespierre, enfermé à la Force, enlevé aux hommes de la convention par ceux de la commune, transporté à l’Hôtel de Ville, retombé là bientôt au pouvoir de la convention, il se blessa légèrement d’un poignard et fit le mort, pendant que Robespierre se tirait un coup de pistolet. On s’aperçut de la ruse et on l’envoya à la Conciergerie, où se trouvaient ses complices. Le lendemain on le jeta dans la charrette avec eux; il ne pouvait se soutenir, on le foulait aux pieds... M. Francisque Mège nous apprend de quelle manière fut accueillie par ses commettans, par ceux qui l’avaient exalté jadis et au nom desquels il avait agi, la nouvelle de son exécution. Le conseil municipal de la commune d’Orcet, où il était né, décida par un arrêté que son portrait serait brûlé publiquement au son de la carmagnole, que ses lettres et rapports seraient effacés sur les registres, et qu’en marge de chaque pièce on écrirait ces mots : « il a trahi la république; sa commune le renie et voue sa mémoire à l’exécration publique. »

Quel eût été George Couthon dans un autre temps, calme et contenu? Une âme généreuse? Assurément jamais. Cependant M. Mège, qui a recueilli sur son compte tant d’utiles informations, nous dit que sa veuve, morte seulement en 1843, conserva toujours de lui un affectueux souvenir. Qui sait si les discours à l’académie de Clermont, les plaidoyers d’avocat, les fleurs de rhétorique, n’auraient pas suffi à la vanité de ce faux homme d’état ? S’il y a des natures qui ont besoin, comme certaines essences, d’être agitées et comme violentées pour montrer au dehors et produire leur vertu, il y en a d’autres desquelles il faudrait à tout prix écarter le trouble et le désordre extérieur, faits pour réveiller en elles leur propre anarchie et leurs mauvais instincts. Couthon était un mauvais élève de Jean-Jacques ; sans l’excitation des événemens extérieurs, il se serait contenté peut-être de déclamations et de creuses théories ; en face du tumulte, il a été tenté de l’action sans s’être fait à l’avance des opinions réfléchies et un caractère. Qui mesurera jamais quel fléau est la phrase, et quel grand rôle la phrase a joué dans l’absurde et cruel fanatisme qui est venu empoisonner l’œuvre réformatrice de 1789?

A côté des travaux de M. Francisque Mège, nous aurions pu placer les Recherches historiques sur les girondins, de M. C. Vatel. Après s’être fait le biographe érudit de Charlotte Corday, M. Vatel a réuni sur Vergniaud un nombre considérable de documens, la plupart inédits. Tout cela est un peu trop à l’état fruste : l’auteur donne tout ce qu’il trouve, sans beaucoup d’ordre ni d’étude personnelle ; c’est au lecteur à reconstruire la figure historique, on ne lui apporte que des informations. D’intéressantes curiosités s’y rencontrent, il est vrai, par exemple à propos de la légende du dernier repas girondin et du romanesque récit de Charles Nodier. L’opinion de M. Vatel éclate d’ailleurs ; il admire Vergniaud pour son éloquence, pour son âme ardente, pour ses grandes facultés ; mais il lui fait des reproches, les mêmes, à vrai dire, qu’on peut adresser à tout son parti. Les girondins ont eu de la générosité, de l’intelligence, du dévoûment, mais point assez de tout cela pour aller jusqu’à l’initiative courageuse et l’énergie. Il n’est pas sûr que l’honneur d’avoir proposé dans le procès de Louis XVI l’appel au peuple, honneur par eux revendiqué, leur appartienne ; une moitié d’entre eux ont voté la mort du roi quand ils pouvaient, en restant unis, faire triompher le vote contraire. Nous disions que l’époque révolutionnaire offre aux psychologues de nombreux sujets d’étude : le caractère des girondins est de ceux-là, d’autant plus curieux à observer qu’il correspond à des ardeurs et à une faiblesse très communes. Leur fauté a été d’admettre, en vue d’une idée louable, d’un but élevé, qu’ils n’ont pas su atteindre, des moyens blâmables en eux-mêmes, et de nature à devoir être de tout temps rejetés et réprouvés. Il n’est pas vrai qu’on puisse arriver au bien par le mal ; les girondins se sont aperçus que les lois morales, une fois violées, au lieu de s’abaisser pour livrer passage, se redressent pour réagir et se venger.


A. GEFFROY.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.