Chronique de la quinzaine - 31 août 1872

Chronique n° 969
31 août 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1872.

À voir comment les choses se passent, comment on oublie les misères d’hier et les difficultés de demain pour se livrer à tous ces jeux assourdissans des vaines paroles, des inventions futiles et des polémiques oiseuses, on serait tenté de croire que ce temps de vacances donné pour le repos et le recueillement a été créé pour être le règne du commérage et de la mystification. Le rôle du commérage et de la déclamation banale dans la politique, ce serait un chapitre curieux et malheureusement d’un cruel à-propos. Que voulez-vous ? la France a sans doute des loisirs ! Les Prussiens ne sont plus à Nancy et à Belfort. L’emprunt, qui a été l’éclatante attestation de notre crédit, a été payé tout entier, et on a pu donner un congé définitif à l’invasion. Les ruines de la guerre et de la révolution sont réparées. Nous ne portons plus au flanc l’horrible plaie de nos provinces perdues, et les Alsaciens ou les Lorrains n’ont plus à se sauver nuitamment, à déjouer la surveillance allemande pour venir réclamer le droit de servir encore sous le drapeau de leur vieille patrie. Non, tout cela n’existe plus, ces deux années n’ont été qu’un mauvais rêve, le moment est venu de reprendre cette bonne vie d’autrefois où l’on s’amusait de tout, où la France, enfoncée dans sa mollesse élégante et dans son scepticisme corrupteur, pardonnait tout, pourvu qu’on flattât sa curiosité, sa vanité et quelquefois ses passions ! On dirait vraiment qu’il en est ainsi, qu’on a tout oublié, tant nous sommes envahis depuis quelques semaines par tous les bavardages et les histoires de fantaisie. La France, pour son malheur, a été trop souvent une nation aimant à être trompée ou amusée par ceux qui se chargent de nourrir son esprit et son imagination. On ne s’en apercevait pas toujours au temps des prospérités. Maintenant que le pays a subi les plus terribles épreuves, que les événemens lui ont laissé une existence lourde à porter, un avenir difficile, il y a une sorte de contraste poignant entre tant de réalités douloureuses et ce déchaînement de déclamations, d’inventions frivoles, de polémiques tapageuses qui ont la prétention de représenter la vie publique du moment.

Il est trop vrai, il est trop facile de le voir quelquefois, on ne peut s’accoutumer encore à cette condition nouvelle d’une nation qui sort à peine de la plus effroyable crise, et qui a tant à faire pour se relever. On ne voit pas qu’il y a des momens où, par une sorte de complicité tacite de patriotisme, tous ceux qui ont une part quelconque dans la politique, hommes publics, écrivains, journalistes, sont tenus de s’observer, de respecter le pays dans son repos, dans la dignité de son infortune, dans ses intérêts, qui restent en suspens. Ce qu’il y a de cruel dans la situation faite à la France, on le sent bien évidemment, et on le répète sur tous les tons-, mais on oublie bien vite que cette situation a des nécessités qui pèsent sur tout le monde. On se laisse aller aux hasards de l’improvisaiion, aux colères de l’esprit de parti, aux représailles de la vanité blessée ou de l’ambition déçue. On s’adresse au public et on éprouve le besoin de piquer sa curiosité, de poursuivre le succès par des imaginations toujours nouvelles, par le travestissement de toute chose, par le dénigrement des iiommes. On se livre enfin aux dangereuses fascinations de cet esprit sans scrupule et sans frein qui fait dire aux étrangers malveillans : Vous voyez bien, la France est toujours la même, rien n’est changé. Aujourd’hui, comme autrefois, la légèreté, la présomption et l’ignorance se déploient en toute liberté. Ces Français excellent à parler de toutes les choses sur lesquelles ils devraient se taire, à soulever toutes les questions dont ils ne devraient pas s’occuper. Ils font de leur malheur un spectacle, de leurs épreuves un thème de récriminations, du souvenir de leurs plus néfastes journées une occasion de manifestations. Pour un bon mot ou pour un calcul de parti, ils sacrifieraient tout, même l’intérêt de leur pays ! Il faut qu’ils fassent des discours, des manifestes et des articles de journaux à sensation ; il faut par-dessus tout qu’ils s’amusent des autres et d’eux-mêmes. — Et de fait, ne prête-t-on point trop aisément à toutes ces accusations si souvent reproduites contre la légèreté, la vanité et les intempérances présomptueuses de l’esprit français ?

De quoi pense-t-on en effet qu’on s’est le plus occupé depuis quelques semaines, depuis que l’assemblée nationale a quitté Versailles ? Assurément les choses qui peuvent offrir un intérêt sérieux ne manquent pas. Les conseils-généraux viennent de se réunir, ils sont restés quelques jours en session, la plupart sont même encore à leurs travaux. Au total, ces modestes assemblées ont fait leur devoir en demeurant fidèles à leur mission toute locale. Excepté dans quelques départemens où les radicaux, qui ont la majorité, éprouvent toujours le besoin de montrer leur respect pour la loi en dépassant leurs attributions, en voulant à tout prix /aire de la politique, excepté dans ces départemens, tout s’est passé simplement, régulièrement. Le meilleur esprit a régné dans ces assemblées ; on s’en est tenu aux affaires locales, aux questions pratiques, à tout ce qui intéresse le plus directement le pays. Cette session des conseils-généraux avait sans aucun doute son importance. C’était la seconde application de la loi de décentralisation. N’était-il pas curieux de suivre de près cette réalisation d’une idée libérale dont le succès peut exercer une influence décisive sur le développement des institutions représentatives en France ? Mais non, les conseils-généraux sont bien modestes, ils n’offrent qu’un médiocre attrait à la curiosité. Ne vaut-il pas mieux se mettre en campagne à la suite de M. le président de la république, accompagner M. Thiers sur la plage de Trouville pour pouvoir raconter ses moindres démarches ou répéter la moindre de ses paroles, pour avoir l’occasion de dénombrer les personnages qui se succèdent au chalet présidentiel ou de décrire les expériences d’artillerie qu’on n’a vues que de loin ? Il est certainement assez simple qu’on s’intéresse au chef de l’état sous la république comme sous la monarchie ; mais franchement où veut-on en venir avec tout ce luxe de bulletins et de récits qui ne laissent pas un instant de répit à M. le président de la république ? M. Thiers a-t-il fait une promenade le matin ? dans quel costume a-t-il paru sur la plage ? qui a-t-il vu ? qu’a-t-il dit ? Est-ce qu’il ne serait point occupé par hasard de quelque machination pour organiser une seconde chambre ? Quand doit-il aller au Havre ou à Honfleur ?

Ce doit être un peu dur pour M. le président de la république de ne pouvoir se reposer en toute tranquillité, de se sentir sous l’œil de lynx des Dangeau de toute sorte occupés à raconter sa villégiature. Et ce n’est pas tout encore : que les populations se permettent de témoigner leur déférence au chef de l’état, non par des ovations serviles, mais par les marques familières d’une affectueuse confiance, ceci devient plus grave ; les nouvellistes sont toujours là aux aguets pour compter les acclamations, pour les tourner en ridicule au besoin, et par une circonstance assez étrange, ce sont les journaux qui se disent les plus conservateurs, les journaux légitimistes, qui ont de ces belles railleries. Ah ! si c’était le roi, ce serait une autre affaire, ce serait alors tout naturel et bien évidemment de la plus touchante sincérité ; mais pour un homme, pour un vieux patriote qui se contente de se dévouer à son pays, c’est une usurpation de la faveur publique, c’est une comédie visiblement arrangée. Encore un peu, vous verrez que M. Thiers aura manqué au pacte de Bordeaux parce qu’il recueillera pour le prix de ses efforts une simple et honnête popularité. Et voilà cependant à quoi on peut passer "son temps dans un pays où ceux qui ont la prétention de diriger et d’instruire l’opinion n’ont pas toujours un sentiment sérieux et vrai des choses. Il faut bien se distraire et combler ce terrible vide des vacances !

C’est peut-être encore assez innocent, quoique passablement puéril. Ce qui est moins inofîensif, ce qui peut même être dangereux, c’est de se laisser aller, par une imprévoyante ardeur de polémique, à soulever les questions les plus délicates, les plus inopportunes, au risque de compromettre l’intérêt le plus grand du pays. Où est la nécessité de susciter ce qu’on pourrait appeler la question de Belfort ? Voilà quelque temps déjà qu’on s’acharne à cette affaire avec toute sorte d’interprétations et d’interrogations, toutes plus pressantes et peut-être plus dangereuses les unes que les autres. Que font les Prussiens à Belfort ? Les fortifications qu’ils construisent sont-elles dans leurs droits, dans les droits de la guerre dont ils usent et abusent ? Ne révèlent-elles pas la pensée secrète d’un établissement plus définitif ? Que fait le gouvernement pour défendre l’intérêt de la France ? S’est-il seulement assuré des alliés pour l’aider à soutenir sa cause ? Quand on agite ces questions brûlantes, on le fait sans doute dans les meilleures intentions, par un sentiment de prévoyance ou de crainte patriotique. On ne voit pas cependant qu’on risque de faire plus de mal que de bien en admettant un doute là où il ne peut pas y en avoir. Quoi donc ? est-ce qu’il existe une question de Belfort ? Les engagemens dictés, imposés parle vainqueur lui-même, peuvent-ils être sans valeur pour celui qui les a souscrits dans la plénitude de la victoire ? Est-ce qu’il est possible d’admettre comme base de discussion que les Prussiens songent à se délier de leurs obligations en restant là où ils n’auront plus le droit de rester le jour où ils auront reçu l’indemnité de guerre qu’ils nous ont infligée ? La dernière convention négociée avec l’Allemagne n’en a rien dit, et elle ne devait en rien dire ; la moindre parole de nos négociateurs sur ce point eût été une imprudence, une marque d’incertitude. Allons plus loin. Quand même il serait vrai que les Allemands eussent une arrière-pensée, qu’ils voulussent, sinon garder Belfort définitivement, du moins prolonger leur séjour dans un prétendu intérêt de sécurité, est-ce qu’on croit porter un secours bien efficace au gouvernement par des polémiques intempestives ? Sait-on quel est encore pour la France le meilleur moyen de maintenir ses droits ? C’est de remplir jusqu’au bout, avec une courageuse résignation, les engagemens qu’elle a dû subir, de ne fournir à l’Allemagne aucun prétexte de manquer à ceux qu’elle a pris ; c’est de ne pas se livrer en face d’un ennemi tout-puissant à des discussions qui ne peuvent que l’exciter sans le désarmer, et surtout de ne point offrir à la Prusse l’occasion de se croire fondée ou intéressée à réclamer des garanties nouvelles contre des menaces d’agitations révolutionnaires.

La meilleure des politiques est de traiter sérieusement les choses sérieuses, de se défendre de ce système d’agitations factices, de déclamations arbitraires, de polémiques inutiles ou périlleuses dont le pays porte la peine sans y participer, car le pays n’y est pour rien certainement. Le pays vit tranquille et travaille, c’est sa politique à lui. Pendant ce temps, on brode des histoires de fantaisie sur les villégiatures de M. le président de la république, on discute sur les fortifications de Belfort, on réveille par intervalles, quoique plus timidement, la question de la dissolution de l’assemblée, on disserte sur les deux chambres, on publie des manifestes du centre gauche ou du centre droit, et même on a eu l’air un instant de vouloir commencer une campagne qui n’est pas la moins curieuse de toutes, qu’on pourrait appeler la campagne des anniversaires. Depuis quelque temps en vérité, le goût des anniversaires s’est développé d’une manière presque inquiétante ; il y a eu même tout récemment un journal qui n’a pas voulu laisser passer la date de la Saint-Barthélémy sans faire le procès rétrospectif de cette nuit lugubre de l’histoire. Peu auparavant, c’était l’anniversaire de la prise de la Bastille qu’on célébrait. Maintenant il s’agissait de fêter l’anniversaire du 4 septembre. M. le ministre de l’intérieur y a mis bon ordre, il est vrai ; il a interdit les exhibitions, les banquets, les réunions publiques et même les réunions privées qui pourraient aoir un objet politique. M. le ministre de l’intérieur ne pouvait certes mieux faire, et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il ait eu besoin de rappeler qu’on ne se livrait pas aujourd’hui à des réjouissances publiques, que le 4 septembre n’avait rien de glorieux pour la France. Il ne s’agit nullement à coup sûr de juger le caractère politique du 4 septembre, de ce jour de révolution où sombrait un pouvoir qui venait de plonger notre patrie dans le plus affreux abîme. Dans tous les cas, si le 4 septembre rappelle la chute de l’empire, il rappelle en même temps la chute de la France à Sedan. Que le parti radical songe à célébrer un tel anniversaire, cela donne une fois de plus la mesure de son patriotisme et même de son esprit politique. C’est le signe de cette triste passion de parti qui subordonne toujours l’intérêt national à un fanatisme de secte. Les organisateurs de fêtes et de banquets français, si on leur avait laissé la liberté de se livrer à leurs ébats, auraient eu l’avantage de se rencontrer avec les Prussiens, qui, eux aussi, vont célébrer comme une fête nationale allemande l’anniversaire de Sedan. Le spectacle eût été complet ; radicaux français et Prussiens auraient fêté ensemble le même événement, pendant que la France humiliée eût vu passer ces réjouissances de la victoire implacable et du fanatisme révolutionnaire. Et voilà comment les radicaux ont la prétention de servir leur pays dans ce temps de vacances ! N’est-ce pas étrangement employer des loisirs qu’on pourrait consacrer à tous les intérêts publics ?

Pourquoi tient-on absolument à nous donner un rôle, ne fût-ce que celui d’écouteurs aux portes, dans la pièce diplomatique à grand spectacle qui va se jouer à Berlin ? De quels commentaires, de quelles conjectures de fantaisie, de quelles mystifications cette entrevue des trois empereurs d’Allemagne, de Russie et d’Autriche n’a-t-elle point été déjà l’occasion ! On veut à tout prix pénétrer le terrible mystère, on en a même parlé dans la commission de permanence de l’assemblée, qui se réunit de temps à autre à Versailles, comme si M. le ministre des affaires étrangères pouvait rien dire et avait rien à dire. Que les journaux allemands donnent carrière à leur imagination, à leurs haines ou à leurs désirs, brodent toute sorte d’amplifications sur l’entrevue des empereurs, et que des journaux qui ne sont pas allemands se fassent l’écho de tout ce qui se dit ou de tout ce qui se murmure, les intérêts des peuples ne restent pas moins ce qu’ils sont, la force des choses ne domine pas moins toutes les résolutions. Les tout-puissans qui croient mener le monde ne font pas toujours eux-mêmes ce qu’ils veulent, et, qu’on se rassure, tous ces souverains, chanceliers et conseillers de tout ordre qui vont se trouver réunis seront peut-être plus occupés d’éviter certains sujets de conversation que de travailler à de vastes combinaisons. On se sera donné le luxe d’une représentation de gala, on aura assisté aux manœuvres d’automne, le vieux Guillaume de Prusse aura montré à ses bons frères l’empereur François-Joseph et l’empereur Alexandre les soldats qui ont battu les Autrichiens à Sadowa ou qui pourront avoir à se mesurer avec les Russes, puis en définitive il en sera de cette nouvelle sainte-alliance comme de toutes les bulles de savon diplomatiques qui depuis longtemps courent périodiquement les airs.

Ce serait à coup sûr une légèreté singulière de prétendre refuser toute importance à une entrevue comme celle-là. Des empereurs ne se réunissent pas pour rien, surtout quand ils se font suivre de leurs premiers ministres ; ils peuvent être conduits au rendez-vous par des mobiles différens, ils ont toujours une pensée. Les souverains de l’Allemagne, de la Russie et de l’Autriche ont certainement aujourd’hui la préoccupation du maintien de la paix, ils s’efforceront d’entourer cette paix de toutes les garanties générales de bonne amitié et de bonne intelligence qu’ils pourront trouver dans leur zèle de conciliation. Nier ce qu’il peut y avoir de sérieux dans ces tentatives de rapprochement serait de la plus vulgaire imprévoyance ; mais ce serait aussi dans un autre sens une méprise évidente d’aller chercher la signification et le secret de la réunion de Berlin dans toutes les histoires fabuleuses qu’on sème à plaisir, de se laisser prendre à tous ces bruits qui représentent l’entrevue des empereurs tantôt comme le préliminaire d’un congrès destiné à régler la situation de l’Europe, tantôt comme une sorte de sanhédrin de sainte-alliance où les trois souverains concerteraient une politique pour tenir la France en échec, et, qui sait ? peut-être pour lui imposer une limitation de forces militaires. Les expériences d’artillerie qui viennent de se faire à Trouville sont manifestement une raison d’inquiétude profonde pour l’Europe ! Il n’est que temps d’opposer un congrès au nouveau camp de Boulogne.

Eh bien ! non, quoi qu’en disent les colporteurs d’imaginations saugrenues, la France n’est point en cause à Berlin, on n’a point à s’occuper d’elle, non-seulement parce qu’on n’a pas le droit d’insulter à ses malheurs, mais parce qu’en réalité on ne peut rien, parce qu’il n’y a pas même les élémens d’une négociation, d’une entente quelconque. Imagine-t-on M. de Bismarck, qui a décliné et traité avec dédain pendant la guerre tous les conseils de l’Europe, venant aujourd’hui demander à cette même Europe la garantie de tout ce qu’il a fait sans consulter personne ? Quoi donc ? après avoir seul vaincu la France au point de lui arracher des provinces, il se sentirait obligé de s’assurer l’appui, ne fût-ce que l’appui moral, de la Russie et de l’Autriche pour mettre son œuvre à l’abri des retours de fortune ? Le terrible chancelier irait appeler du secours contre ceux qu’il a dépouillés ? Ce serait de la part de l’Allemagne l’aveu d’une étrange inquiétude. Et d’un autre côté se figure-t-on des cabinets, des empereurs appelés à mettre le visa de la légalité européenne aux conquêtes de la Prusse, sanctionnant d’une façon plus ou moins directe, plus ou moins déguisée, les transformations du centre du continent, et tout cela pour mettre en repos la conscience de l’empereur Guillaume, pour assurer à M. de Bismarck la durée de son œuvre ? En quoi la Russie et l’Autriche seraient-elles intéressées à entrer dans cette voie, à traiter la France en suspecte ou en ennemie, à partager avec l’Allemagne la solidarité d’une politique qui ne leur a valu jusqu’ici que des craintes et des menaces ? Quel intérêt auraient-elles à se lier pour l’avenir, à laisser M. de Bismarck libre d’épuiser à l’égard de la France les rigueurs de la plus implacable victoire ? Autrefois cette alliance des cours du nord était possible et pouvait garder un certain caractère permanent, parce qu’elle était l’expression d’une pensée supérieure, la pensée de défendre en commun l’ordre européen, les principes conservateurs contre la révolution dont la France était le foyer. Aujourd’hui tout cela n’existe plus, M. de Bismarck est le plus grand des révolutionnaires, et en prêtant au chancelier allemand un concours indirect contre la France la Russie et l’Autriche serviraient simplement une ambition territoriale, une politique de conquête, sans avoir la chance de trouver ailleurs leurs compensations, puisque sur un autre terrain, en Orient par exemple, elles ne s’entendraient plus.

Comment donc une alliance nouvelle pourrait-elle naître de cette entrevue des empereurs ? La Russie et l’Autriche n’ont aucun intérêt à encourager une politique d’hostilité contre la France, et M. de Bismarck lui-même n’est peut-être pas si pressé de courir de nouvelles aventures. Avec l’instinct et la prévoyance du politique, il sent bien que l’œuvre entreprise par lui n’est pas simplement une affaire de force, et l’entrevue de Berlin lui aura probablement donné tout ce qu’il demande pour le moment, si elle lui procure une certaine période de paix qui lui permette de pousser jusqu’au bout le travail intérieur qu’il a commencé. Sans doute l’Allemagne est irrésistiblement entraînée aujourd’hui dans le mouvement unitaire, elle se soumet sans résister à la suprématie prussienne. Qui peut dire cependant si une crise prématurée ne serait pas une redoutable épreuve, non pas pour l’unité nationale elle-même, qui est vraisemblablement désormais un fait accompli, mais pour l’unité allemande par la main et au profit de la Prusse ? M. de Bismarck a plus d’une besogne sur les bras, sans compter sa guerre avec les jésuites. S’il n’est point homme à s’arrêter devant les obstacles, s’il n’a point à craindre des résistances invincibles, il sait bien qu’il y a dans certaines contrées des mouvemens de mauvaise humeur, des révoltes secrètes, — que les sentimens particularistes ne sont pas éteints partout, et qu’ils se révèlent quelquefois jusque dans l’attitude des princes. Nous ne savons pas si l’empereur Guillaume et son chancelier s’étaient promis d’attirer le roi de Bavière à Berlin pendant le séjour des empereurs. Ce qui est certain, c’est que le jeune roi Louis ne sera pas de la fête, et le roi de Wurtemberg ne semble pas non plus devoir aller grossir le cortège impérial. Il y a mieux, il se passe depuis quelques jours en Bavière des faits assez étranges. Le prince de Prusse est allé récemment dans ce royaume soit pour y passer quelques jours en résidence d’été, soit pour faire l’inspection des forteresses fédérales ; il s’est même conduit avec beaucoup de tact. Il n’est pas moins vrai qu’il a cherché partout le roi, il n’a pu le trouver nulle part. Le roi était invisible à Munich comme au château de Berg. Le prince impérial de Prusse a été obligé de s’avouer que le jeune roi Louis aimait peu les visites venant de Berlin, et il est parti sans le voir. Bref, le roi de Bavière, qui n’a pas reçu le prince de Prusse, n’ira pas naturellement à la grande entrevue des empereurs. Ce n’est pas bien grave, cela peut prouver du moins que tout n’est pas facile, et qu’il y a bien des choses à faire en Allemagne avant qu’on puisse songer de nouveau à des entreprises contre la France.

Qu’est-ce qu’une élection là où la vie populaire se déroule dans toute sa force et dans toute sa spontanéité ? C’est assurément l’acte le plus sérieux, et il a cela de particulier chez les peuples réellement formés aux mœurs libres, qu’on mettant aux prises toutes les passions, tous les intérêts, toutes les ambitions ou même toutes les vanités, il ne dépasse pas la limite d’une de ces manifestations agilées, mais régulières, où tout le monde se dispute la victoire dans le combat et où tout le monde se soumet le lendemain. Un spectacle de ce genre, plein d’une animation croissante, s’offre en ce moment aux États-Unis. Là aussi une élection va s’accomplir, et la plus grave des élections. Le général Grant touche au terme de sa première période présidentielle ; c’est au mois de novembre que le scrutin décidera s’il doit rester à la Maison-Blanche, si, comme beaucoup de ceux qui l’ont précédé, il gardera le pouvoir quatre ans encore, ou s’il aura un successeur, et dès ce moment toutes les passions s’agitent, tous les partis se préparent à la lutte. Le mouvement électoral a même commencé depuis quelques mois déjà, et de jour en jour il prend un caractère plus ardent, plus tranché, sans laisser entrevoir ce qui sortira de ce nouveau scrutin. Toujours est-il que, si le président actuel obtient la confirmation de son pouvoir dans l’élection du 5 novembre, ce ne sera pas sans difficulté et sans combat. Sa candidature d’aujourd’hui, tout en gardant les plus sérieuses chances, ne se présente plus évidemment dans les conditions exceptionnelles et favorables où sa première candidature triomphait si aisément. Il y a cinq ans, le général Grant était presque naturellement désigné : il avait la popularité du soldat sans être trop connu comme politique ; on voyait en lui le vainqueur de Richmond, le pacificateur de la grande république. Son élection était en quelque sorte la sanction de la victoire qu’on venait de remporter sur l’insurrection du sud et comme le dernier mot de la guerre de la sécession. Le parti républicain, rallié à son nom, constatait sans effort sa prépondérance en face des démocrates battus, désorganisés, même privés du droit de vote. C’était une situation exceptionnelle ; aujourd’hui tout est changé. Le général Grant a donné sa mesure comme président, comme homme politique, par quatre ans de gouvernement, et durant ces quatre années qui viennent de s’écouler les partis ont eu le temps de se reconnaître, les vaincus ont commencé à se relever, les vainqueurs se sont divisés, les opinions et les intérêts se sont modifiés ; de là l’importance de l’élection qui se prépare.

La présidence du général Grant, pour tout dire, n’a peut-être point entièrement répondu aux espérances qu’elle avait éveillées, elle n’a pas tenu tout ce qu’elle promettait. Ceux qui se sont associés à l’administration actuelle, qui la soutiennent encore et lui restent fidèles dans la lutte électorale, peuvent sans doute se prévaloir toujours des services rendus par le président ; ils peuvent lui faire honneur de la reconstitution graduelle de l’Union, de l’affermissement de la paix, de l’abolition définitive de l’esclavage, de l’extinction croissante de la dette nationale. Ce n’en est pas moins là justement la question de savoir dans quelle mesure, à quel prix cette œuvre a été accomplie, et sur ce terrain la division s’est mise dans le parti dont l’union assurait si complètement, il y a quatre ans, le succès du général Grant. Que les griefs personnels, les ambitions déçues, les vanités impatientes jouent un certain rôle dans ces divisions et aient fait des ennemis à l’administration, ce n’est pas douteux ; quoi qu’il en soit, le parti républicain s’est démembré, et il s’est formé récemment un parti sous le nom de républicains libéraux. Ce groupe nouveau existe maintenant ; il a son drapeau, son mot d’ordre, ses chefs, comme il a ses griefs. Ce qu’on reproche à l’administration du général Grant, c’est de prolonger trop longtemps les souvenirs de la guerre civile en maintenant plus qu’il ne faut les amendemens constitutionnels qui enlevaient les droits politiques à des catégories entières de citoyens, c’est de n’être qu’une dictature déguisée s’appuyant sur une centralisation excessive, une tentative de pouvoir soldatesque menaçant la vie civile. On lui reproche bien d’autres choses encore, un arbitraire sans scrupule, le népotisme, l’intolérance, la corruption. Les gros mots ne sont pas épargnés, et naturellement les libéraux républicains se sont fait un programme qui a pour principal objet la réforme de tout ce qu’on reproché à l’adminislration actuelle. Ils veulent la restitution complète de tous les droits constitutionnels à tous ceux qui en ont été privés par suite de la guerre, la répudiation de toute politique de centralisation par le maintien absolu du self-government local dans les états, la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil, la suppression des abus qui se sont produits dans la distribution des emplois et de toutes les faveurs administratives, l’abandon du système des concessions de terres aux compagnies industrielles. Quelques-uns de ces articles peuvent paraître assez vagues ; ils répondent lui définitive aux sentimens d’opposition qui se sont produits dans ces derniers temps, et c’est ainsi qu’on approche de l’élection. Deux camps se sont formés : celui des partisans de la réélection du président et celui des républicains libéraux.

Tout ce qui tient à l’administration soutient naturellement le général Grant. Le candidat des républicains dissidens est M. Horace Greeley, et, au premier abord, à ne juger que par l’importance apparente des deux concurrens, la lutte semblait s’engager dans des conditions qui promettaient un succès facile au président aujourd’hui en fonctions. Ce n’est pas que M. Horace Greeley lui-même soit le premier venu : c’est le rédacteur en chef de la Tribune de New-York, un des politiciens les plus considérables des États-Unis, homme d’un talent supérieur, d’une grande influence, qui a pour lui une longue et laborieuse carrière ; mais un journaliste aspirant aux honneurs de la Maison-Blanche, c’est un phénomène qui ne s’était pas produit encore aux États-Unis, et de plus, il faut en convenir, M. Horace Greeley est un personnage assez excentrique d’habitudes, même de costume. Il est renommé pour l’originalité de sa tenue et pour son insouciant dédain des usages de la civilisation. S’il est nommé, il est certain que la grande république aura un premier magistrat d’un extérieur passablement bizarre. Que représente réellement M. Horace Greeley ? On ne peut trop le dire ; il a professé bien des opinions diverses, il a été quelque peu fouriériste, protectioniste, surtout partisan de l’abolition de l’esclavage. Il a fait longtemps une guerre implacable aux démocrates du sud, ce qui ne l’empêchait pas, au lendemain de la guerre, de se porter caution pour M. Jefferson Davis, lorsqu’il s’agissait de mettre en liberté provisoire l’ancien président de la confédération sécessionisle. Aujourd’hui il est un des chefs des républicains libéraux, et ce qu’on choisit manifestement en lui, c’est l’homme de talent, La lutte est donc engagée entre le général Grant et M. Horace Greeley. L’élection présidentielle aux États-Unis est préparée, on le sait, par des conventions où les partis se comptent, choisissent leurs candidats, et, cette opération préliminaire une fois accomplie, au jour du scrutin, chaque parti accepte scrupuleusement les désignations qui ont été faites. Il y a eu d’abord une première convention des républicains libéraux à Cincinnati, et c’est là que la candidature de M. Horace Greeley a été proclamée pour la première fois. Une autre convention a eu lieu depuis à Philadelphie, et celle-là s’est ralliée complètement à la réélection du général Grant. Une troisième convention enfin a été tenue plus récemment à Baltimore, et ici M. Horace Greeley a été le candidat acclamé. On n’est pas au bout, bien d’autres réunions se produiront encore avant qu’on touche au dénoûment.

L’issue de cette lutte dépend évidemment de bien des circonstances. Jusqu’ici, M. Horace Greeley n’est point sans avoir gagné du terrain. Non-seulement plusieurs conventions ont ratifié sa candidature, mais encore des hommes d’une certaine importance dans la politique se sont prononcés hautement pour lui. Il a vu se rallier à sa cause le général Banks, l’ancien président M. Andrew Johnson, M. Ch. Sumner, le sénateur qui était, il y a peu de temps, président du comité des affaires étrangères du sénat. En somme, ce ne sont pas là des adhésions complètement décisives, et, s’ils restent livrés à leurs propres forces, les républicains dissidens risquent fort d’échouer. Ce qui peut exercer une influence sérieuse, c’est l’attitude que prendront les démocrates, demeurés jusqu’ici en dehors de ces compétitions. Depuis quelques années, les démocrates ont été réduits à la condition d’un parti vaincu et humilié. Ils commencent maintenant à se remettre de leur défaite ; ils ne sont pas en état de disputer le pouvoir pour eux-mêmes, ils échoueraient misérablement ; mais ils peuvent aider singulièrement au succès de celui des deux candidats républicains vers lequel ils se tourneront, parce qu’ils croiront son élection plus favorable à leur cause, et si, comme l’indiquerait la convention de Baltimore, ils se prononcent pour M. Horace Greeley, ils portent à ce dernier un gros contingent. De son côté, le général Grant ne garde pas moins de grandes et sérieuses chances. Il n’a pas seulement l’appui de la fraction considérable du parti républicain qui lui est restée fidèle, il aura aussi les noirs pour lui, à ce qu’il paraît ; il a l’avantage de la position, il a toutes les forces du gouvernement, qui ne resteront pas inactives, par cette raison très simple que tous ceux qui sont attachés à l’administration travaillent pour eux-mêmes en travaillant à la réélection du président.

Qui l’emportera ? On ne peut le savoir encore, on peut d’autant moins le pressentir que des élections d’un autre genre qui se succèdent en ce moment sont loin d’offrir une mesure précise de la force des partis. Ainsi il vient d’y avoir des élections dans la Caroline du nord ; le gouverneur élu, M. Caldwell, est républicain, mais les démocrates ont la majorité dans la législature de l’état, et ils pourront envoyer un représentant de leur opinion au sénat de Washington ; de plus, sur huit membres du congrès, cinq des élus sont démocrates, de sorte que chacun peut s’attribuer la victoire. Il va y avoir des élections dans le Maine, dans la Virginie occidentale, dans l’état de New-York, dans la Pensylvanie. Toutes ces élections seront le prélude de la grande bataille et laisseront sans doute mieux entrevoir à qui restera la victoire définitive.

CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.




DE LA MANIÈRE D’ÉCRIRE l’HISTOIRE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE DEPUIS CINQUANTE ANS.

Origines de l’Allemagne et de l’empire germanique, par M. Jules Zeller ; 1 vol. in-8o. Paris, Didier.

Voici une nouvelle histoire d’Allemagne qui diffère de celles que nous avions jusqu’ici : elle n’est pas un panégyrique de l’Allemagne. Pendant les cinquante dernières années, il ne venait presque à l’esprit d’aucun Français qu’on pût parler de ce pays autrement qu’avec le ton de l’admiration. Cet engouement date de 1815. Notre école libérale, en haine de l’empire qui venait de tomber, s’éprit d’un goût très vif pour ceux qui s’étaient montrés les ennemis les plus acharnés de l’empire, c’est-à-dire pour l’Angleterre et pour l’Allemagne. À partir de ce moment, les études historiques en France furent dirigées tout entières vers la glorification de ces deux pays. On se figura une Angleterre qui avait toujours été sage, toujours libre, toujours prospère ; on se représenta une Allemagne toujours laborieuse, vertueuse, intelligente. Pour faire de tout cela autant d’axiomes historiques, on n’attendit pas d’avoir étudié les faits de l’histoire. Le besoin d’admirer ces deux peuples fut plus fort que l’amour du vrai et que l’esprit critique. On admira en dépit des documens, en dépit des chroniques et des écrits de chaque siècle, en dépit des faits les mieux constatés.

Que n’a-t-on pas dit depuis lors sur la race germanique ! Nos historiens n’avaient que mépris pour la population gauloise, que sympathie pour les Germains. La Gaule était la corruption et la lâcheté ; la Germanie était la vertu, la chasteté, le désintéressement, la force, la liberté. Dans le petit livre de Tacite, nous ne voulions lire que les lignes qui sont l’éloge des Germains, et nos yeux se refusaient à voir ce que l’historien dit de leurs vices. Quand Hérodien et Ammien Marcellin nous parlaient de leur amour de l’or, nous ne voulions pas y croire. Lorsque Grégoire de Tours nous décrivait les mœurs des Mérovingiens et de leurs guerriers, nous nous obstinions à parler de la chasteté germaine. Parce que nous rencontrions quelques actes d’indiscipline, nous vantions l’amour de ces hommes pour la liberté; nous allions jusqu’à supposer que le régime parlementaire nous venait d’eux, que c’étaient eux qui nous avaient enseigné à être libres. L’invasion nous apparaissait comme une régénération de l’espèce humaine. Il nous semblait qu’ils n’étaient venus en Gaule que pour châtier le vice et faire régner la vertu. Un artiste français voulait-il peindre l’empire et la Germanie en parallèle à la veille de l’invasion? Au lieu de représenter la race gallo-romaine au travail, occupée à labourer, à tisser, à bâtir des villes, à élever des temples, à étudier le droit, à mener de front les labeurs et les jouissances de la paix, il imaginait de nous la montrer la coupe aux lèvres dans une nuit de débauche. En face d’elle, il plaçait aux coins du tableau la race germanique, à laquelle il prêtait un visage austère, un cœur pur, une conscience dédaigneuse; on dirait une race de philosophes et de stoïciens. Si M. Couture avait lu les documens de ce temps-là, il n’eût pas mis dans les traits de ses Germains la haine du luxe et l’horreur des jouissances; il y eût mis l’envie et la convoitise. Regardez-les bien, tels que les écrits du temps nous les représentent : ils ne détestent pas ce vin, cet or, ces femmes, ils songent au moyen d’avoir tout cela à eux; quand ils seront les plus forts, ils se partageront et se disputeront tout cela, et, à partir du jour où ils régneront, il y aura en Gaule et en Italie moins de travail et moins d’intelligence, mais plus de débauche et plus de crimes.

Nous portions ces mêmes illusions et cet engouement irréfléchi dans toutes les parties de l’histoire. Partout nos yeux prévenus ne savaient voir la race germanique que sous les plus belles couleurs. Nous reprochions presque à Charlemagne d’avoir vigoureusement combattu la barbarie saxonne et la religion sauvage d’Odin. Dans la longue lutte entre le sacerdoce et l’empire, nous étions pour ceux qui pillaient l’Italie et exploitaient l’église. Nous maudissions les guerres que Charles VIII et François Ier firent au-delà des Alpes; mais nous étions indulgens pour celles que tous les empereurs allemands y portèrent durant cinq siècles. Plus tard, quand la France et l’Italie, après le long et fécond travail du moyen âge, produisaient ce fruit incomparable qu’on appelle la renaissance, d’où devait sortir la liberté de la conscience avec l’essor de la science et de l’art, nous réservions la meilleure part de nos éloges pour la réforme allemande, qui n’était pourtant qu’une réaction contre cette renaissance, qui n’était qu’une lutte brutale contre cet essor de la liberté, qui arrêta et ralentit cet essor dans l’Europe entière, et qui trop souvent n’engendra que l’intolérance et la haine. Les événemens de l’histoire se déroulaient, et nous trouvions toujours moyen de donner raison à l’Allemagne contre nous. Sur la foi des médisances et des ignorances de Saint-Simon, nous accusions Louis XIV d’avoir fait la guerre à l’Allemagne pour les motifs les plus frivoles, et nous négligions de voir dans les documens authentiques que c’était lui au contraire qui avait été attaqué trois fois par elle. Nous n’osions pas reprocher à Guillaume III d’avoir détruit la république en Hollande et d’avoir usurpé un royaume, nous pardonnions à l’électeur de Brandebourg d’avoir attisé la guerre en Europe pendant quarante ans pour s’arrondir aux dépens de tous ses voisins; mais nous étions sans pitié pour l’ambition de Louis XIV, qui avait enlevé Lille aux Espagnols, et accepté Strasbourg, qui se donnait à lui. Au siècle suivant, nos historiens sont tous pour Frédéric II contre Louis XV. Le tableau qu’ils font du XVIIIe siècle est un perpétuel éloge de la Prusse et de l’Angleterre, une longue malédiction contre la France. Sont venus ensuite les historiens de l’empire; voyez avec quelle complaisance ils signalent les fautes et les entraînemens du gouvernement français, et comme ils oublient de nous montrer les ambitions, les convoitises, les mensonges des gouvernemens européens. A les en croire, c’est toujours la France qui est l’agresseur; elle a tous les torts; si l’Europe a été ravagée, si la race humaine a été décimée, c’est uniquement par notre faute.

Ce travers de nos historiens est la suite de nos discordes intestines. Vous voyez qu’à la guerre, surtout quand la fortune est contre nous, nous tirons volontiers les uns sur les autres; nous compliquons la guerre étrangère de la guerre civile, et il en est parmi nous qui préfèrent la victoire de leur parti à la victoire de la patrie. Nous faisons de même en histoire. Nos historiens, depuis cinquante ans, ont été des hommes de parti. Si sincères qu’ils fussent, si impartiaux qu’ils crussent être, ils obéissaient à l’une ou à l’autre des opinions politiques qui nous divisent. Ardens chercheurs, penseurs puissans, écrivains habiles, ils mettaient leur ardeur et leur talent au service d’une cause. Notre histoire ressemblait à nos assemblées législatives : on y distinguait une droite, une gauche, des centres. C’était un champ-clos où les opinions luttaient. Écrire l’histoire de France était une façon de travailler pour un parti et de combattre un adversaire. L’histoire est ainsi devenue chez nous une sorte de guerre civile en permanence. Ce qu’elle nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres. Quoi qu’elle fît, elle attaquait toujours la France par quelque côté. L’un était républicain et se croyait tenu à calomnier l’ancienne monarchie, l’autre était royaliste et calomniait le régime nouveau. Aucun des deux ne s’apercevait qu’il ne réussissait qu’à frapper sur la France. L’histoire ainsi pratiquée n’enseignait aux Français que l’indifférence, aux étrangers que le mépris.

De là nous est venu un patriotisme d’un caractère particulier et étrange. Être patriote, pour beaucoup d’entre nous, c’est être ennemi de l’ancienne France. Notre patriotisme ne consiste le plus souvent qu’à honnir nos rois, à détester notre aristocratie, à médire de toutes nos institutions. Cette sorte de patriotisme n’est au fond que la haine de tout ce qui est français. Il ne nous inspire que méfiance et indiscipline; au lieu de nous unir contre l’étranger, il nous pousse tout droit à la guerre civile.

Le véritable patriotisme n’est pas l’amour du sol, c’est l’amour du passé, c’est le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu’à les maudire, et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française, et ils s’imaginent qu’il restera un patriotisme français. Ils vont répétant que l’étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu’on aimera la France. Depuis cinquante ans, c’est l’Angleterre que nous aimons, c’est l’Allemagne que nous louons, c’est l’Amérique que nous admirons. Chacun se fait son idéal hors de France, Nous nous croyons libéraux et patriotes quand nous avons médit de la patrie. Involontairement et sans nous en apercevoir, nous nous accoutumons à rougir d’elle et à la renier. Nous nourrissons au fond de notre âme une sorte de haine inconsciente à l’égard de nous-mêmes. C’est l’opposé de cet amour de soi qu’on dit être naturel à l’homme; c’est le renoncement à nous-mêmes. C’est une sorte de fureur de nous calomnier et de nous détruire, semblable à cette monomanie du suicide dont vous voyez certains individus tourmentés. Nos plus cruels ennemis n’ont pas besoin d’inventer les calomnies et les injures; ils n’ont que la peine de répéter ce que nous disons de nous-mêmes. Leurs historiens les plus hostiles n’ont qu’à traduire les nôtres. Quand l’un d’eux écrit que a la race gauloise était une race pourrie, » il ne fait que répéter ce que nous avons dit en d’autres termes. Quand M. de Sybel parle de « la corruption incurable » de l’ancienne société française, il n’est que l’écho affaibli de la plupart de nos historiens. M. de Bismarck disait naguère que la France était une nation orgueilleuse, ambitieuse, ennemie du repos de l’Europe; c’est chez nos historiens qu’il avait pris ces accusations. Nous avons appris récemment que l’étranger nous détestait; il y avait cinquante ans que nous nous appliquions à convaincre l’Europe que nous étions haïssables. L’histoire française combattait pour l’Allemagne contre la France. Elle énervait chez nous le patriotisme; elle le surexcitait chez nos ennemis. Elle nous apprenait à nous diviser, elle enseignait aux autres à se réunir contre nous, et elle semblait justifier d’avance leurs attaques et leurs convoitises.

Pendant cette même période d’un demi-siècle, les Allemands d’une tout autre façon la science historique. Ce peuple a dans l’érudition les mêmes qualités que dans la guerre. Il a la patience, la solidité, le nombre, il a surtout la discipline et le vrai patriotisme. Ses historiens forment une armée organisée. On y distingue les chefs et les soldats. On y sait obéir, on y sait être disciple. Tout nouveau-venu se met à la suite d’un maître, travaille avec lui, pour lui, et reste longtemps anonyme comme le soldat; plus tard, il deviendra capitaine, et vingt têtes travailleront pour lui. Avec de telles habitudes et de telles mœurs scientifiques, on comprend la puissance de la science allemande. Elle procède comme les armées de la même nation; c’est par l’ordre, par l’unité de direction, par la constance des efforts collectifs, le parfait agencement de ses masses, qu’elle produit ses grands effets et qu’elle gagne ses batailles. La discipline y est merveilleuse. On marche en rang, par régimens et par compagnies. Chaque petite troupe a son devoir, son mot d’ordre, sa mission, son objectif. Un grand plan d’ensemble est tracé, chacun en exécute sa part. Le petit travailleur ne sait pas toujours où on le mène, il n’en suit pas moins la route indiquée. Il y a très peu d’initiative et de mérite personnel, mais aucun effort n’est perdu. Une volonté commune et unique circule dans ce grand corps savant qui n’a qu’une vie et qu’une âme.

Si vous cherchez quel est le principe qui donne cette unité et cette vie à l’érudition allemande, vous remarquerez que c’est l’amour de l’Allemagne. Nous professons en France que la science n’a pas de patrie; les Allemands soutiennent sans détour la thèse opposée. « Il est faux, écrivait naguère un de leurs historiens, M. de Giesebrecht, que la science n’ait point de patrie et qu’elle plane au-dessus des frontières : la science ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être allemande.» Les Allemands ont tous le culte de la patrie, et ils entendent le mot patrie dans son sens vrai; c’est le Vaterland, la terra patrum, la terre des ancêtres, c’est le pays tel que les ancêtres l’ont eu et l’ont fait. Ils aiment ce passé, surtout ils le respectent. Ils n’en parlent que comme on parle d’une chose sainte. A l’opposé de nous qui regardons volontiers notre passé d’un œil haineux, ils chérissent et vénèrent tout ce qui fut allemand. Le livre de Tacite est pour eux comme un livre sacré qu’on commente et qu’on ne discute pas. Ils admirent jusqu’à la barbarie de leurs ancêtres. Ils s’attendrissent devant les légendes sauvages et grossières des Niebelungen. Toute cette antiquité est pour eux un objet de foi naïve. Leur critique historique, si hardie pour tout ce qui n’est pas l’Allemagne, est timide et tremblante sur ce sujet seul. Ils en sont encore au point où nous étions en France quand nous condamnions Fréret pour avoir porté atteinte au respect dû aux Mérovingiens.

L’érudition en France est libérale; en Allemagne, elle est patriote. Ce n’est pas que les historiens allemands n’appartiennent pour la plupart au parti libéral. Ils ont presque tous la haine des institutions de l’ancien régime; mais cette haine, au lieu de s’adresser à l’Allemagne, s’exhale contre l’étranger. Veulent-ils attaquer le régime féodal, ils portent toutes leurs malédictions contre la féodalité française. Veulent-ils poursuivre la monarchie absolue, ils s’en prennent à Louis XIV, comme si les princes allemands, grands et petits, n’avaient pas été des despotes. Plutôt que de condamner l’intolérance allemande, ils condamnent la révocation de l’édit de Nantes. Ils ne peuvent pardonner aux autres peuples d’avoir quelquefois aimé la guerre; ils ont de généreuses indignations contre les conquérans toutes les fois que les conquérans sont des étrangers, mais ils admirent dans leur propre histoire tous ceux qui ont envahi, conquis, pillé. M. de Giesebrecht déclare sans aucun scrupule que la période qu’il aime le mieux dans l’histoire d’Allemagne est « celle où le peuple allemand, fort de son unité sous les empereurs, était arrivé à son plus haut degré de puissance, où il commandait à d’autres peuples, où l’homme de race allemande valait le plus dans le monde. » Ainsi l’admiration de M. de Giesebrecht est pour ces siècles odieux du moyen âge où les armées allemandes envahissaient périodiquement la France et l’Italie, et il ne trouve rien de plus beau dans l’histoire que cet empereur allemand qui campe sur les hauteurs de Montmartre ou cet autre empereur qui va enlever dans Rome la couronne impériale en passant sur le corps de 4,000 Romains massacrés sur le pont Saint-Ange. Mais que la France mette enfin un terme à ces perpétuelles invasions, que Henri II, Richelieu, Louis XIV, en fortifiant Metz et Strasbourg, sauvent la France et l’Italie elle-même de ces débordemens de la race germanique, voilà les historiens allemands qui s’indignent, et qui vertueusement s’acharnent contre l’ambition française. Ils ne peuvent pardonner qu’on leur interdise de commander aux autres peuples. C’est manie belliqueuse que de se défendre contre eux; c’est être conquérant que de les empêcher de conquérir.

L’érudit allemand a une ardeur de recherche, une puissance de travail qui étonne nos Français; mais n’allez pas croire que toute cette ardeur et tout ce travail soient pour la science. La science ici n’est pas le but; elle est le moyen. Par-delà la science, l’Allemand voit la patrie; ces savans sont savans parce qu’ils sont patriotes. L’intérêt de l’Allemagne est la fin dernière de ces infatigables chercheurs. On ne peut pas dire que le véritable esprit scientifique fasse défaut en Allemagne; mais il y est beaucoup plus rare qu’on ne le croit généralement. La science pure et désintéressée y est une exception et n’est que médiocrement goûtée. L’Allemand est en toutes choses un homme pratique; il veut que son érudition serve à quelque chose, qu’elle ait un but, qu’elle porte coup. Tout au moins faut-il qu’elle marche de concert avec les ambitions nationales, avec les convoitises ou les haines du peuple allemand. Si le peuple allemand convoite l’Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d’avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu’on ne s’empare de la Hollande, l’histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lombardie, comme son nom l’indique, est une terre allemande, et que Rome est la capitale naturelle de l’empire germanique.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ces savans sont d’une sincérité parfaite. Leur imputer la moindre mauvaise foi serait les calomnier. Nous ne pensons pas qu’il y en ait un seul parmi eux qui consente à écrire sciemment un mensonge. Ils ont la meilleure volonté d’être véridiques et font de sérieux efforts pour l’être; ils s’entourent de toutes les précautions de la critique historique pour s’obliger à être impartiaux. Ils le seraient, s’ils n’étaient Allemands. Ils ne peuvent faire que leur patriotisme ne soit pas le plus fort. On dit avec quelque raison au-delà du Rhin que la conception de la vérité est toujours subjective. L’esprit ne voit en effet que ce qu’il peut voir. Les yeux des historiens allemands sont faits de telle façon qu’ils n’aperçoivent que ce qui est favorable à l’intérêt de leur pays; c’est leur manière de comprendre l’histoire, ils ne sauraient la comprendre autrement. Aussi l’histoire d’Allemagne est-elle devenue tout naturellement dans leurs mains un véritable panégyrique; jamais nation ne s’est tant vantée. Ils ont profité très habilement du reproche de vantardise que nous nous adressions pour se vanter tout à leur aise. Nous nous proclamions vantards; ils se vantaient avec candeur. Nous faisions croire au monde entier que nous nous vantions, alors même que nos propres historiens semblaient s’appliquer à nous rabaisser; ils se vantaient sans avertir personne, modestement, humblement, scientifiquement, comme malgré eux et par pur devoir. Cela a duré cinquante ans.

Quand on s’admire tant, on ne peut guère admirer les autres. Aussi les historiens allemands sont-ils sévères pour l’étranger. Il faut à la vérité leur rendre cette justice, qu’ils savent distinguer entre les peuples. Leur critique historique est assez clairvoyante pour ne s’acharner que sur ceux qui ont été les ennemis de l’Allemagne. Dans l’antiquité, ils louent volontiers la Grèce en faisant cette seule réserve, que « les Grecs n’eurent jamais le sentiment poétique au même degré que la race allemande. » Ils sont moins bienveillans pour Rome, qui eut le tort dans l’antiquité de retarder les invasions germaniques, et au moyen âge de poser une limite aux convoitises impériales. Parmi les nations modernes, ils apprécient l’Angleterre et la Hollande, dans lesquelles ils croient se reconnaître; ils louent volontiers les stathouders et n’attaquent parmi les rois anglais que ceux qui ont été les alliés de la France. Ils sont moins indulgens pour la Russie, surtout depuis que ce pays a cessé d’être exploité par les Allemands. C’est surtout pour la Pologne et pour la France que leur érudition est impitoyable. Ils démontrent que ces deux nations doivent être détestées, que leur caractère n’a jamais été qu’ambition, légèreté, mauvaises mœurs, indiscipline, corruption, — qu’elles ont été de tout temps perfides, querelleuses, débauchées, — que leur existence est un danger pour le repos de l’Europe et surtout un danger pour la morale, — que l’une d’elles a mérité d’être supprimée, que l’autre mérite de l’être, toutes les deux au profit de la Prusse.

Ces qualités de l’érudition allemande n’ont pas été assez admirées chez nous. On n’a pas assez calculé combien elles ont été utiles et fécondes. L’histoire ainsi pratiquée était à la fois un moyen de gouvernement et une arme de guerre. Au dedans, elle faisait taire les partis, elle matait les oppositions, elle pliait le peuple à l’obéissance et fondait une centralisation morale plus vigoureuse que ne l’est notre centralisation administrative. Au dehors, elle ouvrait les routes de la conquête, et elle faisait à l’ennemi une guerre implacable en pleine paix. En vain aurions-nous eu les plus habiles diplomates ; les historiens allemands écartaient de nous toutes les alliances. En vain avions-nous le droit de notre côté ; les historiens allemands prouvaient depuis cinquante ans que le droit serait toujours contre nous. On préparait la guerre depuis un demi-siècle, et c’était nous, quoi qu’il arrivât, qui devions passer pour les agresseurs. D’ailleurs la guerre des soldats devait avoir les mêmes caractères et la même issue que la guerre des érudits : d’un côté, la discipline, le bon ordre, le courage collectif; de l’autre, le courage personnel, la méfiance, l’indiscipline, la division. L’histoire allemande avait, depuis cinquante ans, uni et aguerri l’Allemagne; l’histoire française, œuvre des partis, avait divisé nos cœurs, avait enseigné à se garder du Français plus que de l’étranger, avait accoutumé chacun de nous à préférer son parti à la patrie. L’érudition allemande avait armé l’Allemagne pour la conquête; l’érudition française, non contente de nous interdire toute conquête, avait désorganisé notre défense : elle avait énervé nos volontés, paralysé nos bras; elle nous avait à l’avance livrés à l’ennemi.

Avec l’ouvrage de M. Zeller, il semble que nous entrions dans une voie nouvelle. Le banal engouement pour les étrangers a disparu; nous osons ouvrir les yeux, regarder leurs défauts, contrôler leurs prétentions. Le premier volume (les autres suivront à des intervalles de quelques mois) expose l’histoire de la race allemande depuis les origines jusqu’à l’an 800 de notre ère. Cette existence de dix siècles se résume en un seul fait, l’invasion. C’est une invasion continuelle, elle s’essaie longtemps ; arrêtée par Marins, par Drusus, par Marc-Aurèle, elle est reprise à chaque génération. Tous les moyens lui sont bons ; si elle ne peut réussir contre l’empire, elle se fera par l’empire et se couvrira du masque du service impérial. Elle l’emporte enfin, elle triomphe; la Gaule, l’Italie et l’Espagne lui sont livrées en proie. Elle règne : durant trois siècles, l’invasion est à l’état permanent; elle est une institution, elle est, pour ainsi dire, l’institution unique de ces temps-là... Les Francs seuls font un continuel effort pour l’arrêter, les Francs, qui sont Teutons d’origine, mais qui ont eu cette singulière destinée d’être toujours les ennemis des Teutons, et qui depuis Clovis jusqu’à Charlemagne se sont épuisés à les combattre ou à les civiliser. Ils y réussissent à la fin; avec Charlemagne, l’invasion germanique est décidément arrêtée, et c’est au contraire la religion et la civilisation de la Gaule qui s’emparent de la Germanie.

Cette longue invasion n’inspire à M. Zeller ni la franche admiration des historiens allemands ni l’indulgence naïve des historiens français. Il n’a pas l’ingénuité de rabaisser l’empire romain; il n’abuse pas de quelques lignes déclamatoires de Salvien pour prétendre que la Gaule fût une « société pourrie. » Il ne lui semble pas que la Gaule eût besoin des Germains pour se régénérer. L’invasion lui apparaît tout simplement comme une série d’incursions de pillards qui n’avaient que la guerre pour gagne-pain. Ce « peuple-invasion», cette « race de proie » ne songeait pas du tout à régénérer l’humanité. L’auteur dit de ces hommes ce qu’en disent les documens de ce temps-là : ils aiment le vin, ils aiment l’or; ils se battent et s’assassinent entre eux pour se disputer cet or, ce vin, cette terre. Il décrit, d’après les chroniques, leur manière de combattre, et il signale déjà leur adresse et « leur feintise. » Il cite Grégoire de Tours sur les mœurs des Mérovingiens, et il ajoute : « Voilà la chasteté germaine. » Il parle de ces barbares qui, à peine convertis, mettaient la main sur les riches abbayes et les fructueux évêchés, et qui «installaient les vices germains sur les sièges chrétiens. » Il calcule les maux de l’invasion, les désordres des gouvernemens, l’administration mise à ferme, la justice disparue, l’explosion des convoitises, le débordement des débauches et des crimes, et il se demande si les plus mauvais empereurs romains ne valaient pas cent fois mieux que ces rois barbares, et si les époques les plus désolées et les plus tristes de l’empire n’étaient pas infiniment préférables au temps où les Germains ont régné. Il cherche ce que ces envahisseurs ont fait, et il ne trouve que des ruines, — ce qu’ils ont apporté au monde, et il ne trouve que désordre et brutalité. Il cherche en retour ce que la Germanie a reçu des peuples latins, et il trouve le christianisme, l’apaisement, la fixité au sol, l’art de bâtir des villes, l’habitude du travail, la civilisation. — Il montre que la Germanie, en tant que nation civilisée, est l’œuvre de Rome et de la Gaule. Il met surtout en lumière un fait caractéristique : c’est que le progrès intellectuel, social, moral, ne s’est pas opéré dans la race germanique par un développement interne, et ne fut jamais le fruit d’un travail indigène. Il s’est opéré toujours par le dehors. Du dehors lui est venu le christianisme, implanté par l’épée puissante de Charlemagne; du dehors sont venus ceux qui lui ont appris à construire des villes-, du dehors lui ont été apportées des lois qui fussent autre chose que de vagues coutumes, une justice qui fût autre chose que la guerre privée et le wehrgeld, une liberté qui fût autre chose que la turbulence. Elle a reçu du dehors la chevalerie, du dehors la liberté bourgeoise, du dehors l’idée d’empire, du dehors les lettres et les sciences, du dehors les universités, copie de notre vieille école parisienne, du dehors l’art gothique, imitation des cathédrales françaises, du dehors la tolérance religieuse, enseignée par la France aux catholiques et par la Hollande aux protestans. Un Allemand a fait cet aveu, que » la race allemande n’a jamais, par ses propres forces et sans une impulsion extérieure, fait un pas vers la civilisation. » M. Zeller remarque en effet que depuis César et Tacite jusqu’à Charlemagne, c’est-à-dire durant huit siècles, l’Allemagne a donné ce spectacle assez rare en histoire d’un pays absolument stationnaire, toujours barbare, toujours ennemi de la civilisation qui florissait tout près de lui. Pour la civiliser, il a fallu employer la force; les guerriers de Charlemagne ont dû courir vingt fois des bords du Rhin, de la Seine, de la Loire, pour soutenir en Germanie les missionnaires et les bâtisseurs de villes. La Germanie n’a pas fait le progrès; elle l’a reçu, elle l’a subi.

Cette manière de juger l’histoire de l’Allemagne est conforme aux documens historiques des siècles passés. Si nouvelle qu’elle puisse paraître, elle est ancienne; il n’y a guère qu’une cinquantaine d’années que nous nous étions accoutumés à voir les choses autrement. M. Zeller n’a eu qu’à écarter de son esprit le préjugé d’admiration que les historiens allemands et français avaient établi de connivence depuis un demi-siècle. Ce ne sont pas nos récens désastres qui ont appris à M. Zeller à connaître la Germanie. Le livre qu’il vient de publier était écrit il y a dix ans. La préface seule est nouvelle, et ce n’est pas elle que nous louons ici; nous oserons même dire qu’elle fait tache, qu’elle dépare un livre de pure science historique. Elle sent l’ennemi, et nous ne voudrions pas qu’un historien fût un ennemi. Elle est faite pour la guerre, et nous ne croyons pas en France que l’histoire doive être une œuvre de guerre. Dans le corps même de l’ouvrage, un ton d’amertume perce trop souvent. l’auteur semble avoir de l’antipathie et presque de la rancune à l’égard de son sujet. Il ne dit que la vérité ; mais il ne se cache pas d’être heureux quand la vérité est défavorable à l’Allemagne, Le fond est d’une érudition exacte et sûre; la forme est trop souvent celle de la récrimination et de la haine. Ce défaut choquera sans nul doute quelques lecteurs français; au moins ne saurait-il choquer les Allemands : quel est l’historien d’outre-Rhin qui jetterait la première pierre?

Assurément il serait préférable que l’histoire eût toujours une allure plus pacifique, qu’elle restât une science pure et absolument désintéresser. Nous voudrions la voir planer dans cette région sereine où il n’y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance. Nous lui demandons ce charme d’impartialité parfaite qui est la chasteté de l’histoire. Nous continuons à professer, en dépit des Allemands, que l’érudition n’a pas de patrie. Nous aimerions qu’on ne pût pas la soupçonner de partager nos tristes ressentimens, et qu’elle ne se pliât pas plus à servir nos légitimes regrets qu’à servir les ambitions des autres. L’histoire que nous aimons, c’est cette vraie science française d’autrefois, cette érudition si calme, si simple, si hauts de nos bénédictins, de notre académie des inscriptions, des Beaufort, des Fréret, de tant d’autres, illustres ou anonymes, qui enseignèrent à l’Europe ce que c’est que la science historique, et qui semèrent, pour ainsi dire, toute l’érudition d’aujourd’hui. L’histoire en ce temps-là ne connaissait ni les haines de parti, ni les haines de race; elle ne cherchait que le vrai, ne louait que le beau, ne haïssait que la guerre et la convoitise. Elle ne servait aucune cause; elle n’avait pas de patrie; n’enseignant pas l’invasion, elle n’enseignait pas non plus la revanche. Mais nous vivons aujourd’hui dans une époque de guerre. Il est presque impossible que la science conserve sa sérénité d’autrefois. Tout est lutte autour de nous et contre nous; il est inévitable que l’érudition elle-même s’arme du bouclier et de l’épée. Voilà cinquante ans que la France est attaquée et harcelée par la troupe des érudits. Peut-on la blâmer de songer un peu à parer les coups? Il est bien légitime que nos historiens répondent enfin à ces incessantes agressions, confondent les mensonges, arrêtent les ambitions, et défendent, s’il en est temps encore, contre le flot de cette invasion d’un nouveau genre les frontières de notre conscience nationale et les abords de notre patriotisme.


FUSTEL DE COULANGES.


CORRESPONDANCE.
A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.


Saint-Patrice, 8 août 1872.

Monsieur,

La Revue des Deux Mondes a publié le 1er août un article de M. Ernest Duvergier de Hauranne intitulé la République et les conservateurs.

J’y trouve le passage suivant :

« Parmi les hommes qui représentent le parti conservateur, peut-être certains d’entre eux préfèrent-ils les solutions violentes, parce qu’ils voient dans le succès du radicalisme un espoir de réaction prochaine. Ils pensent que le bien pourrait sortir de l’excès du mal, et ils spéculent d’avance sur les désordres qu’ils comptent provoquer. Un député royaliste n’écrivait-il pas dans un ouvrage récent[1] que l’avènement de la droite au pouvoir ne manquerait pas de soulever des troubles, mais qu’il ne fallait pas s’en inquiéter, car ces troubles mêmes feraient sa force en lui fournissant l’occasion de réunir tous les hommes d’ordre pour écraser le parti radical? Ainsi (conclut l’auteur) on n’hésiterait pas à provoquer la guerre civile pour se donner l’occasion de vaincre, et les hommes qui font ces calculs patriotiques osent encore se dire et se croire conservateurs ! »

Si M. Ernest Duvergier de Hauranne avait cité en regard d’une telle accusation le passage de l’écrit auquel il fait allusion, j’aurais laissé au lecteur le soin d’apprécier si une seule de mes paroles peut en quoi que ce soit la justifier. Il a négligé de le faire. Je me vois donc obligé de réparer une omission. L’imputation dirigée contre mes opinions dont la Revue des Deux Mondes, sans doute par mégarde, s’est faite l’écho, est trop grave pour que je puisse garder le silence.

Il y a un mois et demi environ, au lendemain des élections du 9 juin, j’écrivais les paroles suivantes :

« Si, avant que l’assemblée ne se sépare, une proposition était faite à la tribune, signée par des noms considérables, affirmant qu’au retour de ses vacances le parlement sera appelé à nommer une commission de constitution, il est à peu près certain que M. Thiers en accepterait la prise en considération sans y mettre obstacle.

« Or c’est là ce que beaucoup de gens considèrent comme le seul moyen pratique de sortir de la situation actuelle sans jeter le pays dans les surprises, dans les commotions, tandis que l’étranger foule encore le sol de la patrie.

« Le dépôt d’une pareille proposition aurait pour premier résultat d’affirmer que, loin de s’affaiblir, loin de s’éteindre, l’assemblée vit; qu’elle n’a pas perdu toute énergie, et que le pays conservateur peut encore compter sur elle pour le sauver. Cet acte de virilité rassurerait l’opinion publique, donnerait du courage à ceux qui n’en ont plus, imprimerait à tous les bons citoyens une vigueur nouvelle pour se liguer contre le désordre. En un mot, l’exemple parti de haut aurait immédiatement son contre-coup dans le pays et chez les honnêtes gens.

« Un second effet se produirait en même temps et viendrait, lui aussi, au secours du parti de l’ordre. Ce serait le sentiment de fureur qui, à la vue d’un pareil acte, s’emparerait du parti radical. Lorsque celui-ci verrait la majorité de l’assemblée, qu’il croit blessée à mort, renaître à la vie, agir et se mettre en lutte ouverte avec lui, sa colère irait probablement jusqu’à se traduire par des actes de violence, dont le résultat serait de rapprocher de plus en plus les conservateurs et de réunir dans une action commune ceux qui sont responsables, c’est-à-dire les représentans de la nation. »

En écrivant ces dernières lignes, qui ont excité à un si haut point l’indignation de M. Ernest Duvergier de Hauranne, je ne pensais pas que les événemens viendraient si tôt les justifier, et cependant voilà que le seul fait d’avoir engagé la majorité de l’assemblée nationale à user de ses droits, à agir, suffit à soulever ces colères, ces rancunes, qu’un acte seul semblait devoir susciter.

Comment expliquer autrement les imputations, tout au moins étranges, dirigées contre mes paroles par M. Ernest Duvergier de Hauranne ? À quel endroit de notre écrit est-il parlé de l’avènement de la droite au pouvoir? Où est-il dit que cet avènement soulèverait des troubles ? Où avons-nous annoncé que ces troubles, nous les souhaitions, parce que de l’excès du mal pourrait sortir le bien?

Nous n’avons imprimé nulle part une seule de ces idées, par la bonne raison que nous ne les avons jamais partagées.

Nous avons souhaité de toutes nos forces l’avènement du régime parlementaire, que nous avions cru jusqu’ici devoir être particulièrement cher à M. Duvergier de Hauranne. — Ce régime amènerait l’avènement au pouvoir, non pas de la droite, mais de la majorité conservatrice, de celle à laquelle je me fais honneur d’appartenir; elle se compose de toutes les fractions libérales de l’assemblée nationale, depuis la droite modérée jusqu’à cette portion du centre gauche que M. Duvergier de Hauranne côtoie sans cesse sans y entrer.

Cette majorité-là est formée d’hommes qui peuvent avoir une préférence pour la forme monarchique, et qui n’éprouvent pas le besoin de rougir lorsqu’on les qualifie de monarchistes; mais avant tout elle est française. — Comme telle, en ce moment, elle a mis de côté ses préférences; elle accepte loyalement la république de M. Thiers, pour ne poursuivre qu’un but, la ligue des hommes d’ordre contre les hommes de désordre, et pour empêcher ainsi l’avènement au pouvoir de ceux qui en auraient bientôt fini de la société, si la Francs leur était livrée.

Cette ligue excite les colères du parti radical; elle amènera peut-être des actes violens. Eh bien! ce sont ces actes, s’ils venaient à se produire, devant lesquels, avons-nous dit, le grand parti de l’ordre ne devrait pas s’arrêter, et nous avons pu constater il y a peu de jours, à la façon énergique dont les troubles du département du Nord ont été réprimés, que nous n’étions pas les seuls à penser de la sorte.

Quant à prétendre que nous appelons de nos vœux les perturbations publiques, parce que de l’excès du mal devrait sortir le bien, ce sont là des affirmations que nous dédaignons de relever, car elles ne nous atteignent pas. Pareilles théories ne sauraient être celles d’aucun membre de la majorité conservatrice, d’aucun bon Français. M. Ernest Duvergier de Hauranne savait mieux que personne que nous sommes un de ceux qui de tout temps les ont le plus hautement répudiées. Comment expliquer alors qu’il nous les ait attribuées ? C’est ce que nous ne nous chargerons pas de faire ; nous laissons ce soin au public.

J’espère, monsieur, que, dans votre impartialité, vous voudrez bien reproduire cette lettre.

Agréez l’expression de ma considération très distinguée.

Marquis de CASTELLANE, membre de l’Assemblée nationale.


De son côté, M. Duvergier de Hauranne nous adresse la lettre suivante en réponse à M. le marquis de Castellane :


Ragatz (Suisse), 23 août 1872.

Monsieur,

Le moment serait mal choisi pour se livrer à des récriminations. Le pays jouit avec une satisfaction bien naturelle de la trêve inespérée qui vient de se produire entre les partis. Je ne veux donc pas ranimer d’anciens débats en relevant et en réfutant une à une les assertions de mon collègue et ami M. le marquis de Castellane. J’y ai d’ailleurs répondu d’avance par la publication même qu’il me fait l’honneur de discuter.

Je tiens seulement à constater deux choses : la première, c’est que je me suis trompé sur les désirs de M. de Castellane en attribuant à ses paroles le sens qu’elles paraissaient avoir. Nous savons maintenant qu’en fondant ses calculs sur les « actes de violence du parti radical, » M. de Castellane n’entendait pas pousser les choses jusqu’à la guerre civile. Il est acquis également qu’en conseillant à l’assemblée de faire dans le plus bref délai possible une constitution applicable indifféremment à la monarchie ou à la république, il ne voulait en aucune façon préparer l’avènement plus ou moins déguisé de la monarchie. Enfin il est entendu que je me suis trompé en confondant la droite de l’assemblée avec la « majorité conservatrice, » celle qui, suivant les paroles de M. Thiers, se révèle par les votes. La droite et la majorité sont deux choses distinctes ; je m’en étais toujours douté, et rien ne saurait me faire plus de plaisir qu’un tel aveu dans la bouche de M. de Castellane.

Le second point sur lequel je désire appeler votre attention est d’une importance beaucoup plus grande. Je veux parler de l’heureux changement qui s’est accompli depuis quelques semaines dans l’attitude de ceux qui passaient jusqu’à ce jour pour les adversaires du gouvernement actuel. Il y a deux mois, vous vous en souvenez, ces hommes d’état se mettaient en campagne et annonçaient à qui voulait l’entendre qu’ils allaient constituer un parti d’opposition parlementaire pour s’emparer du pouvoir à la première occasion favorable. Ils allaient jusqu’à dire qu’ils étaient las des équivoques, qu’ils voulaient en sortir à tout prix, et que pour avoir enfin une situation nette ils étaient prêts à jouer le rôle de minorité, jusqu’au jour où le pays reviendrait aux idées conservatrices, dont ils se vantaient d’être les seuls défenseurs. Aujourd’hui ces mêmes hommes se déclarent pleinement satisfaits; le régime actuel ne leur paraît plus une équivoque. « La majorité, disent-ils, a reconquis son chef, » et la république elle-même trouve grâce devant eux. Peu s’en faut qu’ils ne chantent victoire et qu’ils ne prennent à leur compte le succès de la politique de M. Thiers, comme si cette politique était la leur, et comme s’ils ne l’avaient pas combattue de tout leur pouvoir.

Que s’est-il donc passé? Faut-il croire, comme l’affirmait dernièrement un homme grave, que le gouvernement a joué la comédie en proclamant la république conservatrice, et que, sitôt la gauche dupée par ce grossier stratagème, il s’est hâté de revenir à ses anciennes affections, c’est-à-dire à la monarchie parlementaire? Rien dans sa conduite ni dans son langage n’autorise ses nouveaux partisans à faire de pareilles insinuations. La politique de M. Thiers est restée constamment la même, indépendante de tous les partis, opposée à toutes les opinions extrêmes, et, si l’une d’entre elles est venue plus souvent que les autres s’exposer à des reproches mérités, elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même; elle a été la plus maltraitée, parce qu’elle a été la plus présomptueuse, la plus maladroite et la plus turbulente. Dirons-nous encore, comme on l’a également affirmé, qu’il y avait un malentendu entre les chefs de la droite et le président de la république? Je vous avoue que j’ai peine à croire à ce malentendu entre des hommes politiques sérieux, auxquels la situation présente de la France commande impérieusement de ne pas se diviser sans des motifs graves. A qui feront-ils croire qu’ils aient pris M. Thiers pour un révolutionnaire, ou qu’ils l’aient cru capable d’un coup d’état? Ce sont là des contes de vieille femme dont certains journaux réactionnaires peuvent se servir pour effrayer la foule, mais qui n’ont jamais pu être pris au sérieux par les chefs de la droite. La vérité, c’est qu’en déclarant la guerre à M. Thiers ils espéraient lui arracher le pouvoir et provoquer contre lui un mouvement des opinions conservatrices. S’ils se ravisent à présent, c’est qu’ils ont compris qu’ils faisaient faute route, et que le pays ne voulait pas les suivre.

Eh bien! monsieur, quoi qu’en dise M. de Castellane, ce changement me plaît, loin de m’indigner. J’y vois un heureux symptôme de la pacification qui commence à se faire, et une confirmation éclatante de la politique que je m’efforce de soutenir, et que vous avez vous-même adoptée avec tant de raison. Cette politique, nos adversaires eux-mêmes cherchent en ce moment à nous la dérober, parce qu’elle est la seule possible. Quel plus grand compliment pourraient-ils nous faire? M. de Castellane nous déclare que ses amis sont Français avant d’être royalistes, et qu’ils ne demandent à la république que de maintenir l’ordre. Comment n’en serions-nous pas enchantés, nous dont les sentimens sont les mêmes et qui ne désirons pas autre chose? Bien plus, ils triomphent de leur propre défaite; ils oublient la conduite qu’ils ont tenue depuis dix-huit mois, et ils revendiquent presque pour eux-mêmes la paternité de cette république conservatrice, dont le nom seul les mettait en fureur il y a quelques jours. A Dieu ne plaise que nous les en blâmions! ce n’est pas nous qui pouvons nous en plaindre. Leur conversion, pour être tardive, n’en est que plus précieuse; elle est un hommage involontaire rendu par eux à la force des choses et à la cause que nous soutenons.

On me dira que la joie qu’ils affichent en ce moment n’est peut-être pas beaucoup plus sincère que leurs griefs n’étaient fondés il y a quelques jours. Qu’importe aux républicains conservateurs? Nous n’avons pas la prétention de sonder les consciences, ni encore moins de les contraindre. Le fait nous suffit, et nous comptons sur l’avenir pour en développer les conséquences. Hier les chefs de la droite montaient à l’assaut du pouvoir; aujourd’hui ils sentent la nécessité de faire la paix avec la république. M. de Castellane, à leur exemple, vous déclare qu’il accepte, au moins pour le moment, la république conservatrice de M. Thiers. Ce n’est pas nous qui lui en fermerons les portes. Si même il veut qu’elle soit son ouvrage et s’il tient beaucoup à s’en attribuer le mérite, nous ne nous y opposerons pas; nous le laisserons dire sans y mettre aucun amour-propre d’auteur. Oui, je le veux bien, la république conservatrice est non pas l’œuvre de ceux qui luttent pour elle depuis un an, mais celle des hommes qui vont à Anvers saluer le roi légitime, qui font chaque jour de nouveaux complots parlementaires, qui rédigent des manifestes monarchiques (d’ailleurs prudemment gardés en portefeuille), et qui s’en vont tous les trois mois déclarer la guerre au gouvernement. Qu’il en soit ainsi, si bon leur semble et si cette illusion peut adoucir l’amertume de leur sacrifice. Ce n’est pas ici une question de parti ou une lutte de personnes. Laissons-leur donc l’innocente consolation de couvrir leur retraite par quelques rodomontades. Peu nous importe qu’ils se disent victorieux ou vaincus, pourvu qu’ils nous aident loyalement à fonder les institutions auxquelles est attaché, suivant nous, l’avenir de la France.

Veuillez agréer, etc.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Quelques mots sur la situation, par le marquis de Castellane.