Chronique de la quinzaine - 31 août 1863

Chronique n° 753
31 août 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1863.

L’agitation princière dont Francfort est en ce moment le théâtre peut être appréciée à plusieurs points de vue. Les Allemands peuvent discuter et contester les détails du plan de réforme du pacte fédéral proposé par l’empereur d’Autriche ; les politiques de la confédération peuvent calculer les oscillations que l’initiative autrichienne doit imprimer à la balance des influences dirigeantes de l’Autriche et de la Prusse; les politiques européens peuvent supputer les conséquences qu’aurait, pour l’équilibre général une concentration plus grande de la pensée publique, des intérêts et de la puissance de l’Allemagne. Pour nous, en examinant la réforme qui est l’objet des délibérations, nous nous plaçons au point de vue le plus simple et le plus désintéressé.

Nous ne savons si c’est une illusion du patriotisme, mais il nous sembla, que lorsque la France s’appartient à elle-même, lorsqu’elle n’est point entraînée à son insu et contre son gré par les vues personnelles de ses chefs, lorsque pour tout dire elle est libérale, elle n’apporte aucune prévention égoïste dans ses jugemens sur les mouvemens intérieurs qui travaillent les autres peuples. Elle n’a aucun intérêt et aucun goût à faire violence aux aspirations naturelles des peuples dans l’œuvre de leur organisation intérieure, à contrarier ces aspirations au nom de prétendues; exigences de la politique française. On a souvent employé, à propos des luttes intérieures engagées en d’autres pays, les expressions d’influence française, de parti français. Quand c’est la France qui fait elle-même sa politique, ces expressions ne peuvent rien avoir de blessant pour les peuples étrangers, car elles ne signifient qu’une chose : c’est que les sympathies et les encouragemens de la France ne s’adressent qu’aux aspirations naturelles, légitimes et véritablement nationales des peuples dont on parle. La politique française le parti français ne sont autre chose alors, dans les pays où de tels termes sont de mise, que la politique nationale et le parti national de ces pays. Le peuple français, tel qu’il est sorti de notre révolution, et toutes les fois qu’il est affranchi de la direction d’une politique de cour, ne demande aux autres peuples que de disposer de leur propre fortune, de ne pas laisser fausser leurs destinées par les caprices de l’absolutisme et les manœuvres de l’intérêt dynastique, en un mot que d’être eux-mêmes. À ce compte, s’il y a un parti français en Espagne, ce sera le parti le plus véritablement espagnol; s’il y a un parti français en Italie, ce devra être le parti italien par excellence; s’il doit y avoir une politique française à l’égard des efforts que fait l’Allemagne par ses peuples et par ses princes pour mieux régler les conditions et les manifestations de sa vie publique, cette politique, pour être vraiment française, au lieu de se laisser offusquer par de mesquines préoccupations et une ombrageuse jalousie, devra donner ses encouragemens à la réforme de la confédération germanique.

Qu’on ne nous accuse point à l’étranger de céder à un mouvement de vanité nationale, quand nous revendiquons pour la politique française, lorsqu’elle est pure de l’alliage des vues personnelles, le mérite naturel du désintéressement. Certes on fait assez raillerie de ce que l’on appelle le don-quichottisme français; comment se croirait-on autorisé à voir en nous des don-Quichottes, si l’on ne reconnaissait pas cette générosité chevaleresque qui est au fond de notre caractère national? Qu’on ne nous reproche point en France de méconnaître les intérêts traditionnels de notre pays, si nous voyons sans humeur l’Allemagne chercher à obtenir une représentation plus condensée d’elle-même et une direction plus concentrée de sa vie politique. Un des principaux points du credo de notre vieille diplomatie était, nous le savons, qu’il fallait à la France une Allemagne divisée. Nous croyons que cette routine diplomatique n’est plus conforme à l’esprit de notre époque, et nous pouvons montrer, par les tristes effets qu’elle a produits, combien elle est peu conforme à nos véritables intérêts.

Quand on parle aujourd’hui de resserrer le nœud de la confédération germanique, la chose n’a plus le sens qu’elle avait autrefois. L’Allemagne que l’on avait en vue, et que nos intérêts nous commandaient de désunir, était l’Allemagne des princes et des souverains absolus, des politiques de cour, une Allemagne qui, si elle s’était unie tout entière sous la prépondérance d’une maison souveraine, eût pu être contre la France le redoutable instrument d’une ambition politique qu’aucune entrave intérieure n’eût gênée. Les projets actuels de réforme introduisent dans la question un élément tout nouveau, et cet élément n’est rien moins que le peuple allemand lui-même. La condition nouvelle et fondamentale de ces réformes est la constitution d’une représentation des peuples allemands au siège central de la confédération. Avec cette apparition d’une représentation collective et populaire de l’Allemagne s’évanouissent les motifs qui faisaient appréhender à notre ancienne diplomatie l’unité allemande. Nous autres Français, nous sommes un peuple fait; les bases de notre force nationale sont solidement posées; nous n’avons point à former le vœu de les étendre, ni à éprouver la crainte qu’elles nous soient contestées et qu’elles puissent être restreintes: notre tâche principale est à l’intérieur, nous avons à poursuivre sur nous-mêmes le développement de notre révolution, qui demeure inachevée tant que nous demeurons dépossédés de la liberté. Pourquoi n’aurions-nous pas à l’extérieur la véritable fierté de notre situation? La force de l’Allemagne, concentrée et maniée dans le secret des cabinets et des cours, pouvait nous donner des soucis et nous inspirer des défiances; mais nous n’avons rien à craindre de l’Allemagne vivant au grand jour du système représentatif, s’éclairant et se modérant par les discussions publiques, y n’y a d’inquiétans dans les relations internationales que les gouvernemens absolus, qui peuvent dissimuler la préméditation mystérieuse de leurs desseins arbitraires. Quant aux peuples qui pensent tout haut, ils ne sauraient se faire peur les uns aux autres; ils peuvent vivre paisiblement côte à côte en tirant un profit mutuel de l’échange de leurs sentimens et de leurs idées. La diffusion du régime représentatif réel et loyal s’offre ainsi à nous d’une façon chaque jour plus saisissante comme la plus solide garantie non-seulement de la paix, mais de cette sécurité prolongée qui manque à l’Europe contemporaine, et dont elle a soif.

La politique de désunion qui a jusqu’à présent été pratiquée du dehors sur l’Allemagne donne une légitimité irrésistible à la puissante aspiration qui s’est emparée aujourd’hui des peuples germaniques, et à laquelle leurs princes viennent de s’associer avec tant d’éclat. Les divisions de l’Allemagne sont depuis des siècles le véritable jeu d’échecs des cabinets européens. L’Allemagne a été le champ de bataille de toutes les grandes luttes modernes. Depuis que la théorie de l’équilibre européen a été inventée, il est devenu évident que le centre de gravité de cet équilibre était en Allemagne. Le jeu pour les grands états qui se disputent la prépondérance européenne a donc toujours été de séparer les uns des autres les groupes allemands, et de les battre les uns par les autres. Je me figure aisément la douleur et la honte qui doivent poindre au cœur un patriote allemand lorsque, repassant l’histoire de son pays, il voit partir de Madrid, de Versailles, de Londres, de Paris, de Saint-Pétersbourg, les fils qui ont fait mouvoir les guerres qui tant de fois ont désolé et ensanglanté sa patrie. Par l’empire, la maison d’Autriche, qui avait nombre d’intérêts si différens de ceux de l’Allemagne, combattait les résistances que soulevaient ses prétentions à la monarchie universelle; par les princes protestans, par les évêchés, par les électeurs, la France combattait la maison d’Autriche. Derrière Wallenstein, il y avait les Habsbourg cosmopolites; derrière Gustave-Adolphe et Bernard de Weimar, il y avait Richelieu. Tout le règne de Louis XIV est une guerre d’Allemagne. Au XVIIIe siècle, la France et l’Angleterre, changeant tour à tour d’ennemis et d’auxiliaires, se servent alternativement de la Prusse contre l’Autriche, de l’Autriche contre la Prusse. Le grand caractère de Chatham s’unit au diabolique génie de Frédéric IL Les imbéciles successeurs de Chatham abandonnent Frédéric; celui-ci, de dépit, se jette dans les bras de Catherine, et, par une alliance dont la Pologne est le prix, introduit dans les affaires d’Allemagne un troisième survenant, le Moscovite. Puis arrive Napoléon. Ce grand capitaine, qui eut en politique si peu d’idées saines et si peu d’idées neuves, n’eut rien de plus pressé que de reprendre en les outrant à sa façon les erremens de Louis XIV. L’Allemagne fut cette fois la victime de la haine de Napoléon contre l’Angleterre. C’est l’Angleterre que visait Napoléon; c’est l’Allemagne qui recevait tous ses coups. Il ne peut mener à fin la fameuse entreprise de Boulogne, il fait une charge à fond sur l’Autriche. Il ne peut venir à bout des successeurs de Pitt, il foule la Prusse aux pieds. Il forme la confédération du Rhin pour avoir un tiers de l’Allemagne dans ses mains. L’Allemagne est à lui, il ne peut plus faire expier aux princes et aux peuples germaniques les forfaits de l’Angleterre; il ne peut plus, sur le continent, en demander raison qu’à la Russie : il poursuit l’Angleterre jusqu’à Moscou; mais l’Allemagne n’est pas quitte, elle fournit à l’invasion ses armées, qui plus tard devront si tristement se retourner contre nous. Napoléon tombe; une autre servitude attend l’Allemagne, une servitude moins violente, mais plus durable, celle de la Russie, qui s’empare des cours par la reconnaissance et le prestige des périls surmontés ensemble, par les souvenirs de la camaraderie militaire, par la pluie des croix et des pensions, qui pendant trente-cinq ans entrave le développement libéral de l’Allemagne, et par l’intervention du Deus ex machina de l’absolutisme de cette époque, l’empereur Nicolas, consomme à Ollmütz le triomphe de la réaction. Et pendant tout ce temps-là le peuple allemand, jouet de tant d’ambitions et de convoitises étrangères, avait néanmoins accompli toutes les œuvres qui consacrent l’originalité d’une grande nation, la placent au premier rang des races civilisées, lui donnent le droit de sortir de tutelle et de conduire avec indépendance ses propres destinées. Il avait régénéré l’érudition, il avait renouvelé la philosophie; il avait fait entendre dans la littérature et dans l’art des accens profonds et nouveaux. Qui pourrait justement en Europe contester à ce peuple le droit de prendre politiquement conscience et possession de lui-même dans une grande assemblée représentative, vivant organe de son union fédérale? Ce n’est pas la France; à moins de nous condamner à recommencer le même labeur puéril et ingrat pour aboutir à des conséquences également désastreuses, nous ne pouvons songer à faire avorter la régénération politique de l’Allemagne, nous ne pouvons travailler à perpétuer un état de choses suranné, vicieux, qui n’a laissé à la politique française aucun souvenir dont elle doive être fière, qui au contraire, pendant trente-cinq années, avait exalté artificiellement, de la façon la plus contraire à nos intérêts, une influence hostile à la France.

Ce qui conviendra à l’Allemagne comme nation doit convenir à la France comme peuple; c’est notre conviction, et nous tenons d’autant plus à l’exprimer que nous entendons comme un demi-murmure à côté de nous qui serait l’écho d’une opinion différente. On aurait été étonné d’abord de alertement prise par l’Autriche. On aurait été piqué de la coïncidence du rendez-vous de Francfort avec le voyage de la reine d’Angleterre en Allemagne. On sait bien que la reine Victoria, en visitant les lieux où se passa la jeunesse du prince Albert, plane bien au-dessus des agitations politiques du moment; mais la reine est accompagnée d’un ministre qui est certes moins indifférent qu’elle aux choses de ce monde, lord Granville. D’ailleurs, à mesure que les princes arrivaient à Francfort, on y a vu descendre aussi un touriste politique dont les mouvemens ne sauraient être frivoles. Un grand personnage qui conserve peut-être une position politique d’autant plus considérable qu’il n’a point de rôle officiel, lord Clarendon, est allé recueillir à travers le congrès des princes des impressions de voyage. On a fait des remarques. On a trouvé que l’Autriche causait beaucoup avec l’Angleterre. Qu’est-ce à dire ? que signifie cette intimité? Avec une moue de dépit amoureux, certaines gens ont roulé entre leurs sourcils de grosses pensées. Que l’Autriche y prenne garde! se disait-on. Est-ce que ses coquetteries avec l’Angleterre prépareraient quelque taquinerie à l’adresse de la politique française? Imprudente espièglerie! ah! nos alliés préférés voudraient s’entendre pour nous lier les bras; c’est jouer gros jeu, Autriche, ma mie! Souvenez-vous, téméraire que vous n’avez contracté encore mariage avec personne, et que la volage Angleterre, qui vous dépêche un de ses anciens beaux, ne va point au-delà de, simples passades. Que deviendriez-vous, malheureuse si la France, ne pouvant, grâce à vous et, à l’Angleterre, rien conclure de décisif pour la Pologne, s’avisait de vous faire payer les frais de l’impuissance à laquelle vous l’auriez réduite? La France, après tout, a le choix des alliances ; elle n’est point sur le continent une Ariane délaissée. La Prusse, la Russie lui tendent les bras, et elle entraîne avec elle l’Italie. C’est ainsi que les diplomaties de cour ont leurs piques et leurs brusques reviremens. Que l’on nous permette de ne pas prendre au sérieux cette façon de politique chatouilleuse et nerveuse. Pourquoi ces ressentimens féminins et ces idées de volte-face dépitée? Tout le mal vient de lord Clarendon; pourquoi, après tout, n’avons-nous pas envoyé, nous aussi, à Francfort un lord Clarendon français? Serait-ce que la vie politique actuelle de la France ne produit pas de ces illustrations et de ces situations considérables qui se trouvent chez elles, dans leur monde, au milieu de la plus haute société politique, et qui peuvent, sans être investies d’un mandat officiel, y jouer avec aisance et aplomb un rôle influent? S’il en était ainsi, ce n’est pas aux autres que nous devrions imposer la peine de notre indigence, c’est contre nous-mêmes qu’il faudrait nous fâcher. M. le comte de Persigny expliquerait peut-être cela comme tout le reste, en répétant pour la millième fois : L’Angleterre a une aristocratie, et nous n’en avons pas. Mauvaise raison, car la vie parlementaire a produit chez nous de; ces grandes situations dont l’éclat peut être si profitable à un pays. Pour aller de pair avec l’élite de la société européenne, il a suffi quelquefois, au sein de notre démocratie simple, et fière, d’être un de ces grands orateurs dont le souvenir empêche M. le comte de Persigny de dormir, même lorsqu’il n’est plus ministre. N’en venons-nous pas d’avoir un exemple parlant dans le récent voyage de M. Thiers à Vienne?

Pourquoi au surplus s’émouvoir si vite en se complaisant aux conjectures irritantes? Nous assistons en Allemagne au commencement d’une chose intéressante et grave, mais n’oublions pas que nous sommes dans un pays où la fin n’est jamais près du commencement, dans un pays rempli par son histoire d’incohérences qui n’ont pas l’habitude de se gouverner d’après la logique française. Essayons plutôt de nous rendre compte de ces incohérences et du point où les prend l’initiative autrichienne; c’est le meilleur moyen d’apprécier la portée et la difficulté des problèmes qui s’attachent au projet de la réforme fédérale.

Rappelons-nous d’abord que la politique étrangère des puissances allemandes subit toujours l’influence des relations et des querelles intérieures de la confédération. Pour comprendre la politique européenne de la Prusse et de l’Autriche, il ne faut jamais perdre de vue leurs rivalités comme puissances allemandes. On ne saurait imaginer en France à quelles bizarres conséquences ont abouti quelquefois ces préoccupations jalouses. Un éminent observateur des affaires germaniques nous en citait un curieux exemple. « L’Autriche, nous disait-il, se décida à traiter à Villafranca pour n’avoir point à accepter l’aide de la Prusse, qui, en lui apportant l’appui de la confédération, se serait trouvée naturellement à la tête de l’Allemagne; la Prusse de son côté n’a jamais pardonné à l’Autriche de ne s’être pas fait battre une fois de plus pour lui laisser prendre ce rôle. » Cette interprétation des sentimens des deux puissances ne paraît point paradoxale quand on se rappelle en effet les aigres dépêches que M. de Schleinitz et M. de Rechberg échangèrent coup sûr coup au lendemain de Villafranca. Cette rivalité primordiale plane sur l’inextricable dédale des divisions intérieures de l’Allemagne. Il y a dans ce pays des partis religieux dont l’un naturellement s’appuie sur l’Autriche catholique, et l’autre sur la Prusse protestante. Il y a le parti unitaire, décomposé en mille nuances, et les intérêts opposés, liés au maintien de l’équilibre actuel. Il y a dans chaque état des partis libéraux se ralliant au parti unitaire sans se confondre avec lui, et des partis rétrogrades qui, fondés sur un principe commun de droit divin, s’inspirent aussi des haines exclusives des semi-nationalités auxquelles ils appartiennent. Ces tendances diverses, après de nombreux et longs entrecroisemens, se combinent, se compensent, se contre-pèsent de façon, la plupart du temps, à annuler l’action du corps fédéral.

Parfois aussi tous les termes de cette équation embrouillée s’intervertissent et donnent les résultats les plus inattendus. C’est le phénomène que nous avons en ce moment sous les yeux : l’Autriche, devenue libérale, se conciliant les aspirations unitaires, et la Prusse, follement réactionnaire et absolutiste, s’isolant à plaisir de tous ses appuis. Comme toujours, les petits princes sont entre l’enclume et le marteau, et leurs peuples se groupent diversement autour de l’Autriche et de la Prusse. Ce revirement d’attitudes a placé le parti unitaire et le National-Verein dans une situation contradictoire et singulière. En effet, dans tous les plans imaginés pour réorganiser l’Allemagne, la Prusse, qu’elle fût l’instigatrice ou l’instrument de ces projets, devait toujours jouer le premier rôle. Il devait en être ainsi, puisque le parti libéral prussien forme le groupe dirigeant et le plus considérable du parti unitaire allemand. L’initiative autrichienne est venue apporter une complication nouvelle dans la position du parti libéral prussien. Il n’est pas sans intérêt, à ce point de vue, d’essayer de faire comprendre les deux caractères distinctifs du conflit engagé entre le roi de Prusse et la chambre prussienne. Ces caractères sont des deux parts une singulière obstination et des lenteurs qui, même pour l’Allemagne, peuvent être regardées comme extraordinaires.

Les Allemands sont, au point de vue intellectuel et moral, un peuple très cultivé, mais dont l’éducation politique et pratique est demeurée en retard. Aussi, dans les questions constitutionnelles qui ne peuvent se résoudre que par des compromis, ils sont naturellement enclins à pousser les choses à l’extrême. La constitution prussienne fait beau jeu à cette disposition. Octroyée un beau matin comme une conception a priori, au lieu d’avoir été élaborée par l’expérience et consacrée par le temps, cette constitution présente des lacunes et des équivoques. A propos du budget, elle dit seulement qu’il sera réglé par une loi, et les termes de la rédaction sont si vagues que le roi peut soutenir avec assez d’apparence que, si le nouveau budget n’est pas voté, il a le droit d’appliquer celui de l’année précédente. Le roi est allé au-delà de cette interprétation. C’était justement le budget de l’année antérieure qu’il trouvait trop faible; ayant réorganisé l’armée contrairement au vote de la chambre, il lève maintenant de son autorité privée les sommes nécessaires à l’entretien de cette nouvelle organisation. La constitution est on cela positivement violée; mais le roi de Prusse se trouve dans la situation bizarre d’un souverain qui peut violer les lois et qui ne peut cependant pas devenir absolu. La constitution a son article 16, sur lequel ont été fondées les ordonnances tyranniques qui régissent en ce moment la presse. Or le peuple prussien est ainsi fait : sans être apathique, il est si patient qu’il tolère une violation des lois, pourvu qu’elle soit temporaire, et que les lois ne soient point changées. Il p. confiance dans le triomphe définitif des lois, ou bien il ajourne sa résistance au moment où l’on tenterait de les abroger. Tout le monde en Prusse s’accorde à dire que l’on supportera jusqu’à la prochaine réunion des chambres les impôts arbitrairement levés et l’inique législation de la presse, mais que si le roi ne convoquait point les chambres, s’il voulait modifier leur esprit en changeant le cens et le système d’élection, il donnerait le signal de la résistance immédiate. Voilà donc le roi de Prusse avec quatre mois devant lui pour jouer à la monarchie absolue. La fin de décembre le replacera devant la même chambre pour reprendre la même discussion, affaibli de tout ce que ses actes arbitraires lui ont fait perdre d’influence morale dans le pays, Il est peut-être déjà trop tard pour un changement de ministère; ce sont les idées du roi qu’il faudrait changer. On a parlé d’une abdication; cette solution est redoutée par les circonspects. Ceux-ci pensent qu’on pourra plus longtemps faire prendre patience au peuple prussien en lui montrant le prince royal en réserve dans un mystérieux demi-jour; ils espèrent qu’en attendant le moment où la nature l’appellera à porter le fardeau du pouvoir, quelque circonstance imprévue en aura allégé le poids.

Où va donc la Prusse? A une révolution, dirait-on en France. On est moins pressé en Allemagne d’appliquer la logique à la politique conjecturale. La situation intérieure de la Prusse dépendra beaucoup de ce qui va se passer dans le reste de l’Allemagne. Quoique le sort de leurs libertés touche réellement les Prussiens, il n’est pas douteux que si M. de Bismark se fût associé avec décision aux tendances unitaires, les libéraux en revanche se fussent montrés plus tolérans envers lui. Comment expliquer du reste cette situation vraiment extraordinaire où nous voyons le parti qui réclame la réduction de l’armée pousser aux agrandissemens extérieurs, tandis que le roi, à qui ces agrandissemens devraient le plus profiter, semble prendre à tâche de s’isoler de toute l’Allemagne? Ne semble-t-il pas que des élémens naturels de réconciliation doivent exister en Prusse entre le roi et le parti libéral, et que, si cette réconciliation s’opérait, la Prusse devrait supplanter l’Autriche dans la direction du mouvement allemand? Ces élémens existent assurément; mais ils Sont frappés de stérilité par la politique de caste qui s’est emparée du gouvernement de la Prusse. La question politique est faussée par une funeste question sociale.

C’est que, pour le malheur de l’Allemagne, les classes y sont marquées non-seulement par de profondes divisions, mais par des haines vivaces. Ni la pratique des libertés publiques n’est venue les adoucir, ni le niveau de la révolution les confondre. Ces divisions et ces haines ont envenimé et dénaturé la question politique. L’aspiration à l’unité nationale, étant le sentiment le plus général en Allemagne, aurait dû, ce semble, dominer ces animosités déplorables. Que l’on cause avec des Allemands de toutes les classes, même avec ces princes qui perdraient tout à l’unité, on voit bien vite que le sentiment national, l’idée d’une patrie commune sont comme innés en eux. Aussi le National-Verein, avec son vague programme, réunit-il bientôt une portion importante de la population allemande. Cette partie de la nation instruite, intelligente, peu pratique, qui, en Allemagne, est plus nombreuse et mieux distribuée que partout ailleurs, se lança dans ce mouvement, et entraîna le reste de la bourgeoisie, habituée à la suivre. Mais si depuis 1848 les droits féodaux ont disparu dans presque toute l’Allemagne, quelques privilèges de la noblesse ont subsisté, d’autant plus blessans qu’ils sont moins justifiés. L’esprit de caste d’un côté, la jalousie de l’autre ont survécu aux causes qui les avaient fait naître. C’est en Prusse surtout que se produit cet antagonisme. Dans ce pays, la bourgeoisie, de plus en plus éclairée, riche, puissante, voit la noblesse accaparer toutes les grandes positions, toutes les fonctions publiques dans l’armée, la diplomatie et l’administration, et, non contente de ces dangereux avantages, la noblesse prend plaisir, par sa morgue et son esprit exclusif, à envenimer la jalousie qu’elle inspire. Le National-Verein devint donc bien vite en Prusse le point de ralliement de toutes les aspirations de la bourgeoisie. La noblesse enveloppa dans une condamnation générale cette institution et toutes les idées qui s’y rattachaient. La plupart des princes, effrayés par les tendances des membres les plus avancés du parti unitaire, commirent longtemps la même faute; ils rendirent ainsi naturelle et nécessaire l’alliance d’élémens qu’ils auraient pu diviser, et dont une partie pouvait ne pas leur être hostile. Aussi, lorsque le roi de Prusse, imbu des idées d’un autre siècle, se mit entre les mains du parti de la noblesse, il se trouva par cela même en opposition avec tout le reste de la nation. Ce parti, rendu plus odieux encore par le nom de Junkerpartei qu’il s’est donné, et qui désigne non une opinion, mais une classe, s’inspire de tout ce qu’il y a d’étroit dans l’esprit prussien. Il admettrait bien que la Prusse gouvernât l’Allemagne, pourvu qu’il pût continuer à gouverner la Prusse; mais il redoute de voir la Prusse absorbée par l’Allemagne, car ce serait le terme de son pouvoir. Il ne réussira, croyons-nous, qu’à mettre son pays à la remorque de l’Allemagne, au lieu de le placer à sa tête, car le mouvement unitaire peut être contrarié, mais il est trop fort pour être arrêté.

L’exemple de l’Italie a eu une grande influence en Allemagne. Il y règne ce malaise dans les esprits, ce besoin indéterminé de changement, précurseur des grandes crises; mais les Allemands, beaucoup plus heureux que n’étaient les Italiens avant 1859, n’ont pas, pour étouffer un instant leurs divisions, le lien commun de la haine d’un oppresseur étranger. Le parti avancé, qui répond à celui de la démocratie centralisatrice, voudrait former de toute l’Allemagne un seul état ayant pour tout gouvernement un pouvoir central très puissant à Francfort. Quoiqu’il ne l’avoue pas hautement, ses tendances sont évidemment républicaines, et ne peuvent être autre; chose; mais la grande masse du pays n’est pas avec lui. Ce qu’elle désire, c’est quelque chose qui, sans être une véritable révolution sociale, donne un corps tangible à cette grande idée de la nationalité allemande qui est profondément enracinée dans tous les cœurs. Ce quelque chose n’est pas facile à trouver, encore moins à préciser; mais au sentiment du plus grand nombre il pourrait se définir par l’unité d’armée et de diplomatie, c’est-à-dire par l’unité d’action vis-à-vis de l’étranger.

A tous ces projets, le principal obstacle s’est toujours rencontré dans la position de la Prusse et de l’Autriche, qui, quoique principalement allemandes, ne le sont pas entièrement, qui ne peuvent ni introduire dans la balance leurs provinces extra-allemandes, ni s’en séparer, et renoncer par là au rôle de grandes puissances européennes. On a eu récemment la pensée que, si tous les autres états qui sont complètement allemands se réunissaient pour former une union compacte, une véritable fédération, ils constitueraient ainsi une troisième puissance, plus forte que chacune des deux autres, et qui, réunie à celles-ci par une simple confédération, pourrait maintenir entre elles l’équilibre. Cette idée est celle de M. de Beust; mais elle ne paraît pas réalisable, elle ne fait aucun progrès en Allemagne. Si l’on se sépare de la Prusse, c’est seulement pour aller à l’Autriche. D’une part, la Prusse est tellement enchevêtrée dans les petits états du nord, qu’elle ne saurait en être séparée politiquement plus qu’elle ne l’est aujourd’hui. Au point de vue moral comme pour les relations matérielles de tout genre, la Prusse est pour ces états un centre sans lequel ils ne peuvent vivre. D’autre part, cette combinaison échouerait contre ce dilemme : ou bien la fédération ne serait pas assez forte pour ne pas renouveler les scènes d’impuissance de la diète de Francfort, ou bien elle ne profiterait qu’à un seul état, qui deviendrait bientôt pour les autres une nouvelle Prusse. A tort ou à raison, cette idée n’entre donc pas dans les têtes allemandes.

Reste à combiner le mieux possible les élémens actuels pour arriver à une sorte d’unité, sans dépouiller cependant tout à fait les petits princes de leur souveraineté, sans enrichir les autres à leurs dépens, sans envenimer entre l’Autriche et la Prusse une rivalité qui replongerait l’Allemagne dans le chaos de la confédération. C’est ce problème difficile que les princes réunis autour de l’empereur d’Autriche à Francfort s’efforcent de résoudre. Ils ont donné une preuve de sens politique en faisant cette tentative; mais le moment est critique pour eux et pour l’Allemagne. S’ils réussissent, s’ils trouvent une solution qui donne satisfaction aux aspirations naturelles et toujours plus fortes de la majorité de la nation, ils auront conjuré un grand danger, et mis leur situation en harmonie avec les besoins du temps. S’ils échouent, ou si leur œuvre est illusoire, cette réunion, en constatant la nécessité d’une révolution politique, sera en même temps l’aveu de leur impuissance à l’accomplir. On aura alors le droit de leur dire : Ce que vous n’avez pas su, pu ou voulu faire, nous allons le tenter, et puisque votre position et les divisions qu’elle entraîne ont rendu votre œuvre impossible, il faut commencer par écarter cet obstacle.

Quelle qu’en soit l’issue, cette réunion est donc un grand pas vers l’unité, et il a fallu un concours extraordinaire de circonstances pour la rendre possible. Il y a un an, l’Allemagne du nord ne se serait pas plus réunie autour de l’Autriche que celle du midi autour de la Prusse. Il a fallu que l’Autriche devînt libérale chez elle, afin de pouvoir dire aux autres : Faisons en Allemagne ce que j’ai commencé par faire chez moi. Il a fallu encore que la Prusse, se jetant dans les voies révolutionnaires, s’isolât de tous ses appuis et s’aliénât le parti libéral qui lui tendait les mains.

La position de l’empereur d’Autriche est difficile, mais féconde; celle du roi de Prusse est triste. Il a refusé d’aller à Francfort de peur d’être éclipsé par la popularité de son rival : il n’a fait que consacrer son isolement, et son attitude chagrine n’émeut pas plus les Allemands que la mauvaise humeur d’une petite-maîtresse. S’ils finissent par donner le jour à un projet de réforme, on les verra stipuler en faveur de la Prusse et lui faire la part aussi large que si elle ne les avait pas boudés, tant ils savent poursuivre une théorie en faisant abstraction un besoin des incidens de la vie réelle.

On ne saurait encore dire exactement quel sera ce projet; mais il y a des principes qui, adoptés ou non cette fois, seront toujours la base de toute discussion future. Comme d’habitude, tout le monde s’accorde d’abord pour abolir le système actuel, devenu par son impuissance la risée de l’Europe. Pour établir le nouveau pouvoir central, il s’agit de régler son organisation et de fixer ses attributions. Les princes réunis à Francfort ont paru prendre sérieusement à cœur cette tâche; mais la question des attributions du pouvoir central est bien plus difficile et bien plus importante.

Si l’on veut modeler ce pouvoir sur la forme des gouvernemens constitutionnels, les élémens variés ne manqueront pas pour le composer. La chambre haute, formée des princes ou de leurs représentans, ne devra pas avoir une influence trop grande sous peine de renouveler les lenteurs de l’ancienne diète, dont elle sera l’exacte copie. L’autre chambre, représentant l’élément populaire par un ou deux degrés d’élection, ne cesse d’effrayer la majorité, peu libérale au fond, des princes. Cette chambre seule cependant pourrait donner quelque vie à ce grand corps inerte et à ses membres disjoints, et si son action est trop limitée, le sentiment national ne sera pas satisfait : il ne verra encore à Francfort rien qui puisse lui représenter la patrie. L’organisation du pouvoir exécutif est une œuvre bien plus laborieuse. Qu’est-ce en effet que ce directoire formé à cinq, à six ou à sept? Une nouvelle et suprême représentation d’intérêts divers, composée d’élémens d’autant plus opposés qu’ils seront moins nombreux; un quatrième conseil au-dessus du conseil d’état et des deux chambres; la négation de l’unité, c’est-à-dire de tout pouvoir exécutif. Ainsi constitué, ce directoire sera tout ou rien. Si l’antagonisme des confédérés subsiste, il sera leur champ de bataille et suffira bien à leurs querelles ; si c’est l’élément populaire, il sera bien vite annulé. En tout cas, les petits états y seront sacrifiés sans avantage pour l’unité. Pour que ce pouvoir fût réellement exécutif, c’est-à-dire supérieur aux états, il faudrait qu’il fût indépendant d’eux et émanât directement soit de l’élection nationale, soit des autres pouvoirs. Le conseil d’état, la cour suprême de justice, l’unité de législation, la réforme douanière, sont d’excellentes choses en elles-mêmes, qui peuvent faciliter la pratique de l’unité, mais qui n’auront de valeur qu’autant qu’elles auront une sanction supérieure.

La question fondamentale de l’unité n’est pas là, elle est dans les attributions du pouvoir central. Veut-on en Allemagne établir une véritable et sérieuse fédération, ou bien seulement y maintenir, en le modifiant de nom et de forme, le système des confédérations? Système inutile ou dangereux lorsque la confédération, au lieu d’être une simple alliance temporaire, prétend être permanente et doit répondre à un besoin d’union naturel et durable; inutile lorsque les états sont constitués de manière à pouvoir vivre indépendans, dangereux lorsqu’ils ne le sont pas et que l’organisation centrale est la base de la société politique. C’est la même question qui se pose en Amérique entre le fédéralisme et les state-rights.

Si le nouveau système est jamais mis en pratique, au bout de peu de temps on n’en mesurera la valeur que par les attributions du pouvoir central. S’il a des finances indépendantes, car c’est toujours là le point vital, s’il a une armée régulière, si son autorité est étendue à un certain nombre de cas et si elle est supérieure dans sa sphère à toute autre, si en un mot il est formé, non par la délégation d’états demeurés en tout souverains, mais bien par l’abdication entre ses mains d’une partie de la souveraineté de ces états, alors la nation allemande y verra une représentation sérieuse de son unité, alors le pouvoir exécutif se centralisera naturellement, alors aussi l’élément populaire sera bien sûr d’y trouver tôt ou tard la place qu’il mérite, et enfin la cour suprême et les réformes douanières auront une utilité réelle. Sans cela, la réunion de Francfort ne servira qu’à frayer le chemin à une révolution politique plus fatale au système existant et à l’autorité des princes, parce qu’elle sera faite en dehors d’eux, malgré eux et contre eux.

On voit que si la question de la réforme fédérale en Allemagne se pose d’une façon très grave, elle ne se présente pas avec l’apparence d’une solution facile et prompte. Il serait donc inopportun de témoigner d’une susceptibilité ombrageuse à l’égard de la réunion de Francfort. Indépendamment de la réforme fédérale considérée en elle-même, il y a lieu, nous le savons, de prendre garde à l’influence que l’initiative de l’empereur François-Joseph peut avoir sur le rôle européen de l’Autriche. Cette puissance n’a-t-elle annoncé si haut son entente avec la France dans la question polonaise que pour nous retenir et dans la crainte de nous voir agir seuls? Il y a dans le parti libéral allemand une profonde antipathie contre la Russie; l’Autriche n’a-t-elle voulu qu’exploiter à son profit cette antipathie, se servir des souffrances des Polonais et de l’impopularité de l’alliance que Berlin a contractée avec Pétersbourg pour supplanter la Prusse en Allemagne? Ce serait ce côté de la politique européenne de l’Autriche plutôt que l’œuvre de la régénération fédérale de l’Allemagne qui demanderait à être surveillé par la France.

Au surplus, ce n’est pas sans un sentiment morose que nous parcourons du regard le chaos de la politique étrangère. On ne voit partout que des situations précaires et les symptômes d’un universel malaise. La France est forte sans contredit, elle est redoutée; mais la crainte qu’elle inspire suffit-elle à lui donner à elle-même une véritable sécurité? Il serait sage de réviser en ce moment l’ensemble de notre politique étrangère. L’Angleterre, refroidie envers nous, n’oublie point nos annexions, ne dissimule pas ses défiances, nous taquine un peu partout, et ne nous encourage qu’aux entreprises hasardeuses qui ne sont, comme en Amérique, que des diversions opérées à son profit. La Russie, animée contre nous, caresse l’Angleterre, et lui accorde, assure-t-on, un dépôt de charbons à Sébastopol ; l’Autriche se sert de nous pour se faire un rôle en Allemagne, et ne nous fournit aucun appui sérieux pour la Pologne : condescendra-t-elle à nous donner un empereur pour le Mexique ? La Prusse est plus que jamais enchaînée à la Russie. Nous avons inquiété les États-Unis par les sympathies imprudentes que nous avons témoignées à la rébellion du sud et par nos projets de restauration monarchique au Mexique. Si, détournant nos regards de ce maussade tableau de la politique étrangère, nous portions nos regards sur la politique intérieure de la France, peut-être n’y aurait-il pas lieu de se rallier aux théories politiques que M. de Persigny vient de développer avec complaisance dans un cercle de Saint-Étienne. Peut-être le meilleur moyen de parer aux difficultés de notre politique extérieure serait-il, quoi qu’en pense l’ancien ministre de l’intérieur, de songer et de mettre la main aux réformes libérales attendues par l’opinion publique. Nous n’adoptons point les conclusions du discours de M. de Persigny ; mais nous ne sommes point fâchés de la hardiesse avec laquelle il pose certaines questions « en mots exquis et sentences congrues, » comme dit notre Rabelais. Nous avons été charmés par exemple de l’entendre citer Montesquieu et professer sous ce grand patronage le culte de la division des trois pouvoirs. Nous espérons que l’opposition répondra, au mois de novembre, avec une suffisante vigueur au discours de l’ancien ministre de l’intérieur, et qu’elle nous apprendra comment a été pratiqué aux dernières élections le principe de la division du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif.


E. FORCADE.



REVUE DRAMATIQUE.

Le Théâtre et les Pièces nouvelles en 1863.


Le théâtre se transforme d’une étrange façon depuis quelques années ; peut-être devrait-on dire que depuis le commencement du siècle, depuis la fin même de l’âge précédent, il n’a cessé de se transformer. Arrêté un instant après l’organisation que lui avaient donnée les grands génies du XVIIe siècle, et fixé, à ce qu’il semblait, en de certains cadres bien définis où les hommes de talent qui succédèrent aux maîtres l’avaient maintenu, il s’ébranla subitement un jour en face de Voltaire, continuateur fidèle en aprence et zélé défenseur des conventions classiques en littérature ; il s’ébranla d’abord, — chose piquante, — sous la main d’un auteur de second ordre, La Chaussée. Diderot vint plus tard, et fut un guide pour Beaumarchais au début et au terme de sa carrière littéraire. Après Diderot et Beaumarchais, un homme d’un esprit bizarre, qui fut souvent médiocre, plus d’une fois absurde et parfois réellement inspiré par les besoins du temps, Sébastien Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, promulgua une espèce de code du drame où le ton solennel et déclamatoire domine, mais où l’on sent comme le souffle d’une bien autre et bien plus audacieuse révolution dans les idées, les mœurs et les institutions de la France. Ce livre anonyme, intitulé Du Théâtre ou Nouvel Essai sur l’art dramatique date de 1773. Ainsi, longtemps avant qu’il fût question chez nous de romantisme ou de réalisme, et devançant de beaucoup la fameuse préface de Cromwell, des essais et des critiques en tous sens avaient répandu dans le monde dramatique comme une semence de révolte. C’est ce mouvement qui, suspendu plutôt que détourné par la révolution de 1789, repris à une autre époque et accéléré par une impulsion reçue du dehors, recommença en partie sous la restauration, grâce aux hardies tentatives de la jeune école; c’est ce mouvement, issu d’une idée de réaction contre les conventions tragiques et les gênes de la comédie elle-même, qui aboutit maintenant, après avoir traversé le tourbillon des littératures étrangères et la mêlée romantique, aux efforts persistans, sinon encore au triomphe du moderne réalisme.

Les partisans du genre mixte au XVIIIe siècle réclamaient pour ancêtre dans l’antiquité l’auteur de l’Andrienne et de l’Hécyre, le classique Térence : ils outrèrent leur modèle et eurent le tort d’introduire dans leurs œuvres le ton sentencieux d’une morale et d’une philosophie gâtées par l’emphase. Voltaire, qui ne prisait guère leurs théories ni leurs pièces, et qui plaidait pour la tradition du siècle de Louis XIV, se rapprochait d’eux pourtant par cet emploi fréquent des maximes, par ces instincts de propagande, si remarquables chez lui, sous les formes les plus variées, dans la tragédie comme dans le roman, dans la poésie la plus badine comme dans la prose la plus sérieuse; mais leur principe était le sentiment, celui de Voltaire la raison. N’était-ce pas dès lors, et avant l’arrivée de Rousseau, une première escarmouche de l’esprit de Rousseau luttant contre l’esprit de Voltaire? D’autre part, ce successeur des Corneille et des Racine continuait-il vraiment leur œuvre autant qu’il le croyait? En admirant, malgré bien des réserves, les rudes beautés de Shakspeare, en imitant si peu que ce fût ce génie sauvage, disait-il, et dont nos romantiques devaient se faire un patron, Voltaire ne rompait-il pas à son insu avec les maîtres du XVIIe siècle pour explorer des régions moins connues? et n’osait-il pas quitter la Grèce, Rome, nos civilisations occidentales, pour nous familiariser avec un monde étrange et lointain dans l’Orphelin de la Chine ? Qu’il ait adouci, retranché, défiguré tel ou tel détail, il n’importe. Ce qui ressort pour nous d’une étude impartiale de l’homme et de l’écrivain, c’est qu’il modifia la tragédie par le fond des pensées et même par la forme de l’action. Le choc des événemens, la rapidité de l’action, l’effet (au sens moderne et spécial du mot), l’éclat extérieur des situations, l’inquiètent bien plus que tous les écrivains de l’âge antérieur. Il s’écriera avec dégoût, en songeant au nombre et aux redites fastidieuses des pièces jetées dans le moule classique : « La foule de nos faibles tragédies effraie. Il y en a près de cent volumes : c’est un magasin d’énorme ennui. » Une autre fois il répétera, avec Saint-Évremond, « que nos pièces ne font pas une impression assez forte, que ce qui doit former la pitié fait tout au plus de la tendresse, que l’émotion tient lieu du sentiment, l’étonnement de l’horreur, qu’il manque à nos sentimens quelque chose d’assez profond, » et il ajoutera : « Il faut avouer que Saint-Évremond a mis le doigt dans la plaie secrète du théâtre français. »

Par une coïncidence bizarre, ce fut Ducis qui remplaça Voltaire à l’Academie, et qui se chargea d’étudier comme lui, et après lui, le théâtre anglais. Quel traducteur, quel interprète de Shakspeare que ce doux et honnête Ducis! Il supprime les plus suaves accens d’Ophélie, les plus beaux accens et la mort d’Hamlet dans Hamlet ; il travestit Desdémone en Hédelmone, et met la romance du Saule en douze couplets, afin de charmer les «femmes tendres et mélancoliques, qui trouveront du plaisir à la chanter dans la solitude. » Eh bien! Ducis, tout pesant, tout ridicule même qu’il est, n’en reste pas moins le frère aîné de nos romantiques. Tandis que les tragédies politiques de la révolution et les comédies innocentes de Collin-d’Harleville s’agitaient en sens inverse, Ducis annonçait le drame romantique dans la sphère élevée des lettres au moment même où Guilbert de Pixérécourt inaugurait sur de plus humbles scènes le règne populaire du mélodrame. La comédie sarcastique de Beaumarchais demeura une explosion isolée du génie satirique de la France dans la comédie. Bientôt le romantisme prétendit s’abreuver largement aux sources étrangères et importer chez nous toutes les libertés et toutes les beautés de Shakspeare (s’empare-t-on du génie?). Il eut des allures aristocratiques, dédaigneuses, et ne refoula bien loin tous les rois, tous les princes et les héros de Rome et de la Grèce, que pour courir sus au public avec des chevaliers et des rois féodaux fort empêchés dans leurs armures de carton. Une réaction inévitable tua net ce théâtre factice, qui n’eut pas le temps de se métamorphoser de lui-même en un théâtre naturel, où la fantaisie et la poésie eussent conservé le droit d’intervenir comme une ressource rare et précieuse, et non comme un cauchemar lyrique. Reconnaissons que, soit admiration pour Shakspeare, soit amour sincère pour la libre verve du XVIe siècle, dont on abordait l’étude, nos romantiques s’abstinrent, en leurs violences, de proscrire le comique, l’élément bouffon, honni par les novateurs du XVIIIe siècle, qui avaient la manie de tourner tout en pleurs, en exclamations, en apostrophes et en protestations dans le goût de Jean-Jacques. Le réalisme, caché dans certains recoins du théâtre, guettait l’heure propice pour se produire au grand jour. Pendant que le drame se démenait avec bruit, le vaudeville indifférent, leste et vif de M. Scribe amusait le public et le délassait des luttes engagées ailleurs. Or ce théâtre si gai, si inoffensif et si frivole d’aspect portait en lui les germes d’une révolution prochaine. M. Scribe, tout en flattant les goûts et les modes du jour, tout en arrangeant les choses pour l’effet de la scène et en faussant bien des traits, crayonnait des croquis qui retenaient un peu de la réalité où il les avait pris. Servi, poussé par le succès, il étendait son cadre, et peu à peu, de proche en proche, transformait le mince vaudeville en grave comédie.

Essayons de nous résumer. En dépit d’un simulacre de résurrection qui ne fut, il y a quelques années, que la revanche de la tradition aux abois contre les excès du romantisme usé à son tour, la tragédie paraît morte et bien morte; comme le cheval de bois de don Quichotte, l’incomparable Chevillard, elle ne bouge non plus qu’un soliveau. Le drame la remplace dans une certaine mesure, non pas le drame historique et poétique dans lequel intervenait, comme une antiquité moins lointaine, un moyen âge de fantaisie, mais le drame bourgeois tiré de la vie ordinaire. Un rameau détaché de l’arbre est allé faire souche autre part; c’est notre mélodrame à l’usage de la foule. La haute comédie se confond de plus en plus avec le drame et cesse d’être un genre distinct. La comédie d’intrigue elle-même s’est alourdie, et les tirades alternent désormais avec les mots soigneusement préparés et amenés dans le dialogue par d’habiles faiseurs. Cependant la comédie-vaudeville, qui amusait nos pères du temps de Désauiers, et dont Scribe fut le dernier maître parmi nous, s’est évanouie avec lui et de son vivant même, abandonnée par le malin auteur qui avait pressenti un changement dans le goût du public : le nom subsiste, la chose n’existe plus. La comédie-proverbe, si légère d’étoffe et de trame, si charmante dans les mains d’Alfred de Musset, ne s’est point soutenue après lui avec le même succès. La farce, dont Molière avait tiré jadis un si bon parti, est retombée presque au niveau des parades foraines. Bref, en ne tenant pas compte du mélodrame, genre faux, exagéré et grossier, qui trompe et ne satisfait point l’appétit populaire, nous n’avons plus que le drame bourgeois tempéré par la comédie, la comédie raisonneuse ou les pièces d’intrigue qui peuvent divertir l’assistance, mais qui n’offrent qu’un très petit côté de l’art théâtral. Cette fusion de l’élément pathétique ou sérieux et de l’élément comique dans un milieu bourgeois (nous répétons le mot, parce qu’il exprime la vérité de la situation,) nous semble devoir être l’œuvre des générations nouvelles, et la génération présente en aura hâté l’accomplissement.

On pensera peut-être que nous avons été chercher notre point de départ un peu haut. Qu’importe, si nous n’avons pas perdu de vue l’époque présente, dont il suffira aujourd’hui d’indiquer le caractère par quelques portraits et par l’analyse de quelques pièces nouvelles ?

dans ces derniers temps, un groupe s’est porté en avant, qui, tout en bénéficiant des conquêtes de l’école romantique, se rattache par-delà, et très étroitement, aux novateurs du XVIIIe siècle, plus étroitement encore au théâtre de Balzac, à quelques-unes des esquisses et aux scènes les plus vives, les plus crues de la Comédie humaine. Balzac est bien le patron en effet de ce groupe, où figurent en première ligne M. Augier, M. Dumas fils, M. Barrière[1]. Même quand il cherche à revêtir les choses réelles des plus riches broderies, on retrouve l’homme positif et un peu brutal dans un coin où on ne l’attendait guère. Eh bien! ce coin-là, vous l’apercevrez partout dans les œuvres des écrivains que nous venons dénommer; dans leur esprit, dans leur gaité, dans leur bon sens, dans leurs meilleures qualités; vous retrouverez je ne sais quelle rudesse originelle : lorsqu’ils rencontrent la vérité (et maintes fois ils la manquent, faute de patience), ils nous la donnent trop peu dégrossie et lui font tort aux yeux des gens délicats. Leur pathétique même, s’ils s’avisent de l’introduire dans une scène, est d’un ordre inférieur, en ce qu’il produit chez le spectateur une excitation nerveuse plutôt qu’une émotion de l’âme. Là est l’écueil dont il faudrait se garer. Peindre les mœurs du temps, rompre avec les vieilles conventions, ne rien farder, faire contraster à l’occasion le sentiment avec la plaisanterie, c’est fort bien; mais n’y a-t-il donc qu’une espèce de réalité vulgaire, mesquine ou odieuse? En général, dans les pièces du jour, la méchanceté, la lâcheté ou l’imbécillité de la nature humaine s’étalent tout à l’aise et ont une physionomie très vivante. Les passions généreuses au contraire semblent n’entrer en jeu que par un artifice ou une concession de l’auteur, elles sont rendues avec un accent beaucoup moins naturel, ou sont elles-mêmes entachées de quelque arrière-pensée. On comprend à merveille ce qui laid et petit : voilà de quoi alimenter notre verve comique; mais comprend-on également ce qui est bon et beau, ce qui seul peut nous permettre d’élever le ton de la comédie ou de créer un drame dont les figures ne grimacent pas? M. Emile Augier, de la comédie antique ou de fantaisie et de la comédie sentimentale, est allé se jeter dans la comédie satirique à outrance, combinée avec les moyens les plus violens du drame, témoin les Lionnes pauvres, le Mariage d’Olympe, les Effrontés et le Fils de Giboyer, où l’auteur nous promène dans un monde singulièrement taré. Même société de mauvais aloi dans la Dame aux Camélias et dans le Demi-Monde de M. Dumas; le Fils naturel exploite un autre genre de situation irrégulière; dans le Père prodigue, la réalité, — si réalité il y a, — est tout exceptionnelle : c’est le fils qui fait la leçon au père; dans la Question d’argent, on touche au mal du siècle; mais là, comme dans le reste, l’ampleur de la conception fait défaut. Si ce n’est dans la Dame aux Camélias, où l’héroïne est une femme perdue, on demeure froid, parce que l’esprit de l’auteur est sec. M. Théodore Barrière est plus gai; il possède une veine franchement comique, et dans les Faux Bons-Hommes cette veine se développe en liberté. Par malheur, c’est de l’esprit qui se dépense en gros sous au lieu de se fixer en belle et bonne monnaie d’or. Tous les personnages s’apostrophent dans le même langage, très amusant, très animé et très bigarré, ce qui ne veut pas dire très choisi ni très correct, bien au contraire : c’est par le feu, par l’entrain du dialogue, que M. Barrière se distingue surtout. Il compose une pièce, il ne l’écrit pas.

Le style, c’est là ce qui manque à la plupart des novateurs réalistes de notre scène moderne. Si nous exceptons M. Augier, tantôt précieux, quintessencié ou gracieux, tantôt brutal avec intention, et M. Dumas fils, qui parle souvent une langue nette et ferme, tout n’est à peu près ici qu’improvisation[2]. C’est encore un improvisateur que M. Victorien Sardou, accueilli récemment comme un héritier de Scribe. Ce qui domine chez lui d’ailleurs, ce n’est pas le caractère d’initiative propre aux auteurs du Demi-Monde et du Fils de Giboyer. Préoccupé de l’intrigue avant tout, s’il a tenté la peinture des ridicules contemporains, c’est en s’efforçant de raviver des procédés vieillis par l’étude bouffonne de quelques caractères, comme dans Nos Intimes et dans les Ganaches; il en est résulté un mélange de jeux de scène, de railleries et de tirades qui pique la curiosité du public : c’est mieux qu’une œuvre de pur métier, sans être pour cela une œuvre d’art. Le souci de plaire et d’être applaudi prime, chez l’auteur, le souci d’être vrai, et jamais il ne fut moins question de mettre l’écrivain au service de chaque personnage comme un interprète scrupuleux ; c’est le personnage qui se prête au genre d’esprit et aux boutades telles quelles de l’auteur.

Pour bien montrer où en est le mouvement théâtral en 1863, il n’est pas inutile de rappeler quelle physionomie il offrait en l’année 1862. Dans les reprises qui ramènent sur la scène des œuvres chères au public ou injustement négligées, comme dans les pièces nouvelles, on suivra ainsi les expériences diverses du théâtre, indécis entre l’esprit ancien, — classique ou romantique, — et l’esprit nouveau, tout imprégné de réalisme. Au nombre des pièces tirées en 1862 du théâtre classique, il faut compter la Psyché de Corneille et de Molière, l’Indiscret de Voltaire, les Mœurs du Temps de Saurin, et Turcaret, ce pamphlet en action, ce chef-d’œuvre, où l’âpreté de la satire s’autorise de la justesse extrême des observations. Turcaret, comme le Mariage de Figaro dans un autre genre, montre ce que l’on peut faire, d’une part avec l’empreinte brûlante de la réalité, de l’autre avec cette mordante ironie alliée, dans la Folle journée, aux inspirations de la fantaisie et du sentiment. Notons, à titre de curiosité, une farce de Voltaire, le Comte de Boursoufflé, improvisée pour les hôtes de Cirey, jouée par l’auteur et par Mme Du Châtelet, donnée plus tard au public par les acteurs de la Comédie-Italienne, très vertement critiquée par Fréron, et pleine de bonne humeur, quoi qu’il dise. Les pièces romantiques ne manquent pas dans cet ensemble de reprises : Don César de Bazan, Perrinet Leclerc Antony, le More de Venise de Shakspeare, traduit par M. Alfred de Vigny… Que de noms et que de choses dont la rencontre avec les pièces de l’ancien répertoire eût mis en émoi nos aînés, et nous laisse indifférens ! Si nous prenons les pièces nouvelles, qu’apercevons-nous en laissant de côté le gros des productions dramatiques ? Encore l’étude classique de rigueur au théâtre de l’Odéon, la légende fabuleuse de Niobé, traitée largement du moins, et en beaux vers, par M. Alphonse Schmidt, un jeune écrivain qui promettait d’être un homme de talent, et qui vient de mourir: encore la pièce romantique, la pièce de 1830, ressuscitée en 1863 dans le drame en vers de M. Louis Bouilhet, Dolorès, joué par la Comédie-Française devant un public insouciant. Puis voici que ce public, réveillé par l’annonce d’un spectacle plus neuf, court voir les Ganaches et le Fils de Giboyer. Le reste n’était qu’une série d’intermèdes : bon gré, mal gré, ces deux pièces, où l’homme du jour est peint avec plus ou moins d’exactitude, absorbent et retiennent l’attention générale ; bon gré, mal gré, Paris les discute, les applaudit ou s’en moque avec passion. Elles reflètent, vaille que vaille, l’état de la société : c’en est assez pour emporter le prix.

L’année 1863 ne diffère de l’année 1862 que par les titres et, par l’agencement des pièces ; au fond, c’est toujours la même lutte, la même guerre intestine entre le romantisme en déroute et la réalité moderne qui triomphe. En vain M. Jules Lacroix arrange pour l’Odéon une traduction en vers de Macheth, en vain le théâtre de la Porte-Saint-Martin reprend le Don Juan de Marana et le Charles VII de M. Alexandre Dumas ; en vain la Comédie-Française reprend le Louis XI de Casimir Delavigne, œuvre hybride où l’influence classique et l’influence romantique se combattent en voulant s’entr’aider ; en vain l’on découpe dans le livre de M. Vitet les pages où revivent les scènes des États de Blois, pour en extraire la matière d’un long drame au profit de l’Ambigu : le public réclame autre chose. Le moindre grain de réalité ou de nouveauté lui plaît davantage. Ce qui l’intéresse en 1863, c’est le Mariage d’Olympe, dont la reprise est comme un défi jeté par M. Émile Augier aux critiques dirigées contre lui pour certaines hardiesses de situation ou de langage ; c’est une pièce intitulée les Médecins, qui se recommande, bien que languissante et médiocre, par une velléité d’étude sérieuse ; c’est le Démon du Jeu, de M. Barrière, qui déroule devant nous toutes les péripéties d’une action essentiellement dramatique, en profitant de la chronique du jour ou de la veille, pour entrer dans le vif de nos mœurs ; c’est encore Un Homme de rien, de M. Aylie Langlé, qui révèle dans un cadre semi-anecdotique, semi-historique, quelques qualités d’esprit et une certaine intelligence de la scène. Un Homme de rien, les Médecins, le Démon du Jeu, telles sont donc les trois pièces qu’il faut examiner de plus près.

L’auteur d’Un Homme de rien a voulu exposer l’histoire ou mieux le roman de Sheridan, depuis les tribulations du pauvre étudiant jusqu’aux émotions de l’homme politique, du membre illustre du parlement, que les circonstances, unies à un mérite de premier ordre, poussent au ministère. Le personnage de Sheridan est assez bien saisi par l’auteur, qui toutefois le surfait un peu, lorsque dans cet homme d’esprit, dans cet écrivain plein d’humour, devenu orateur et tribun, il veut ajouter aux aspirations généreuses une dose de stoïcisme dont l’histoire ne dit mot. M. Aylic Langlé entend bien le maniement des ressorts dramatiques, il a des saillies heureuses, et nous ne lui reprocherons que d’abuser parfois de la plaisanterie en ne la mesurant pas au caractère ou au rang des personnages. Ce défaut, beaucoup trop commun aujourd’hui, froisse le sens intime du spectateur et du lecteur, et détruit la vraisemblance du dialogue. Le marquis de Champrosé, qui représente là l’émigré français, ce type tant de fois décrit du gentilhomme léger, spirituel, sceptique et par-dessus tout élégant de la fin du XVIIIe siècle, est-il bien dans le rôle d’un exilé de Versailles, en ne trouvant pour égayer la galerie que des jurons comme ceux-ci : mille Danaés!... mille arcs-en-ciel, etc., lorsqu’il ne s’écrie pas : ventre de rose? Comment une grande dame, une Anglaise, la duchesse Cecily de Cardwell, peut-elle s’exprimer dans ce jargon adopté par un certain monde parisien : «Lord Spencer, énormément duc et extrêmement millionnaire? » Autre chicane : pourquoi aller chercher dans les accessoires de théâtre ce personnage de la quakeresse discoureuse qui parle du Pentateuque et de la bête de l’Apocalypse, et qui est à coup sûr cousine-germaine de la vieille dévote des Ganaches? Pourquoi Susannah, abordant pour la première fois dans un lieu public Sheridan, qui l’épousera plus tard, lui fait-elle un sermon en plusieurs points pour lui prêcher la résignation et le courage au moment où elle ressent elle-même avec amertume les angoisses de la pauvreté humiliée et abandonnée de tous? En bonne conscience, n’est-ce pas elle qui est le bachelier d’Oxford, et Sheridan la faible jeune fille? — Ces réserves exprimées, il n’est que juste d’applaudir au coup d’essai de M. Aylic Langlé; si ce n’est pas un coup de maître, c’est un agréable début.

La pièce des Médecins, qui porte le titre de vaudeville, n’est qu’une suites de scènes burlesques entremêlées de lazzis traditionnels et de quelques traits de comédie. Pourtant, jusque dans cette pièce mal venue, on entrevoit le désir de saisir les mœurs du temps et de les peindre, non plus seulement dans le cercle des filles de marbre, mais dans leurs manifestations variées, chez le médecin comme chez l’homme de banque, chez le charlatan qui s’enrichit comme chez le joueur qui se ruine. Toutefois, puis- que les auteurs voulaient faire une comédie-vaudeville, ils auraient dû la faire amusante, retenir un peu de la folle verve du Malade imaginaire et de la célèbre cérémonie où la faculté soutient un si joyeux assaut. Non pas que nous leur eussions conseillé de copier Molière : autres temps, autres types, avec un fonds d’analogie; mais que ne regardaient-ils autour d’eux, comme Molière, pour tirer de leur expérience des traits plus caractéristiques? Pourquoi ces emprunts tardifs à l’Amour médecin ou à Monsieur de Pourceaugnac ? On se souvient de l’ébahissement de celui-ci entre les deux médecins qui lui tiennent, dans un langage si baroque, les raisonnemens les plus saugrenus. La consultation de MM. Desfonandrès, Tomès, Macroton, Bahis, dans l’Amour médecin, est l’original de la consultation mise en scène dans la pièce des Médecins, et l’on reconnaît aussi, dans la scène entre Sganarelle et un marchand d’orviétan, le modèle de la scène entre le bonhomme Dutaffetas et le charlatan Musculus. L’opérateur, comme dit Molière, chante :

L’or de tous les climats qu’entoure l’Océan
Peut-il jamais payer ce secret d’importance?
Mon remède guérit, par sa rare excellence,
Plus de maux qu’on n’en peut montrer dans tout un an...
………………
O grande puissance
De l’orviétan!


Les auteurs de la pièce jouée au Vaudeville ont dit cela moins bien; il fallait dire autre chose. Qui écrira la comédie des médecins au XIXe siècle?

Une pièce à laquelle la vogue n’a du moins pas manqué est le Démon du Jeu, comédie écrite par M. Barrière en collaboration avec M. Crisafulli, et où l’on distingue de prime abord toutes les qualités et tous les défauts habituels de l’auteur des Parisiens et des Faux Bonshommes : une verve un peu triviale, un comique un peu chargé, des intentions dramatiques fort bonnes, et mainte défaillance dans l’exécution. En dépit de tout cela, le Démon du Jeu mérite le succès qui l’accueille par l’énergie réelle de quelques scènes. Les caractères ont moins de force que ne le comportait le sujet : c’est par-dessus tout la situation qui nous frappe et qui nous passionne. Or, après le Joueur de Regnard, le Chevalier joueur de Dufresny, le Beverley de Saurin, Trente ans de Victor Ducange, il était malaisé d’imaginer une donnée bien neuve. Aussi M. Barrière s’est-il accommodé tout bonnement de la donnée de Beverley en la rajeunissant par des détails de la vie moderne et en renversant le dénoûment de la tragédie bourgeoise de Saurin : en 1768, Beverley s’empoisonne et meurt; en 1863, Raoul de Villefranche se convertit en apprenant qu’il est père. Encore Saurin avait-il donné une variante du dénoûment, dans laquelle Beverley, sauvé malgré lui, se résout à vivre pour expier ses fautes. M. Barrière s’est décidé pour le moyen le plus doux : Raoul est guéri, Hector d’Argelès, le mauvais génie de Raoul et de plus un fripon accompli, est démasqué, et tout finit par des pardons et des embrassades. En ménageant la sensibilité du public, M. Barrière s’est éloigné, croyons-nous, de la réalité, qu’il poursuivait. Un homme que la piété filiale et l’amour n’ont pu détourner du tapis vert, un homme emporté comme Raoul par le démon du jeu, ne se corrige guère, <t c’est ce qu’avaient compris, c’est ce qu’avaient exprimé, en appuyant plus ou moins fort, les auteurs qui avaient traité avant lui la même donnée. Pourquoi donc avoir pris tout juste le contre-pied de Beverley ? Le joueur, dans cette pièce, est un bon époux, un excellent père; mais il est joueur, et la vue de cet enfant qu’il aime, de cette femme qu’il adore, ne l’empêche pas de retomber dans le vice dont il comprend toute l’horreur; même, dans un accès de frénésie, il est près de tuer son fils. C’est là un trait forcé, nous l’avouons; ce qui ne l’est pas, c’est le spectacle d’un père que ne peut arrêter la pensée d’un enfant et d’une femme compromis par lui : le monde est trop plein de tels drames pour qu’on nous contredise. Hormis le dénoûment, l’ensemble de l’œuvre est le même chez l’auteur d’aujourd’hui que chez l’auteur d’autrefois. Raoul de Villefranche est marié comme Beverley; comme lui, c’est un galant homme, et, comme lui, on le voit, à l’instigation d’un faux ami, risquer au jeu les diamans de sa femme. Le traître Stukéli s’est perfectionné dans les mains de M. Barrière : il s’appelle aujourd’hui Hector d’Argelès. La sœur de Beverley, qui avertit, au début de la pièce, Mme Beverley, et lui montre l’avenir gros de malheurs, est remplacée dans le Démon du Jeu par Marguerite de Launay, une jeune veuve qui s’oppose d’abord au mariage de Mlle Trumeau avec le joueur. Ces ressemblances n’empêchent pas la pièce de M. Barrière d’être une étude contemporaine. On peut emprunter aux autres, pourvu qu’on ait quelque chose en propre, et le public ne se plaindra pas de retrouver dans ce tissu de scènes émouvantes quelques réminiscences combinées avec des observations de fraîche date. Ce n’est donc pas une critique, c’est un rapprochement que nous avons eu l’intention de faire ici, et une simple remarque en faveur de Beverley.

Saurin nous ramène au début de ce rapide tableau. Beverley est écrit en vers libres; c’était déjà beaucoup pour l’époque que de s’éloigner de l’alexandrin auquel Molière était resté fidèle, excepté dans Amphitryon. Depuis l’année 1735, où La Chaussée écrivait le Préjugé à la mode et choquait Voltaire en commençant la fortune de la comédie larmoyante, les idées s’étaient bien transformées. Diderot, en 1757, avait écrit le Fils naturel, et en 1758 le Père de famille, représenté en 1761 avec un succès extraordinaire. L’essai dédié à Grimm et intitulé : De la Poésie dramatique, où il expose la théorie des réformes souhaitées par lui, forme avec les trois entretiens qui accompagnent le Fils naturel, avec le livre de Mercier et avec les préfaces des pièces de Beaumarchais, entre autres celle d’Eugénie, un curieux dossier qu’il faudrait compléter par les notes critiques de Voltaire et par quelques réflexions très justes et très fortes de Marmontel, pour bien suivre le procès pendant au XVIIIe siècle entre les deux camps du monde dramatique. Nous avons réalisé, et au-delà, ce que demandaient les partisans du genre mixte préconisé par Diderot; seulement nous avons gardé, grâce à Beaumarchais, l’éclat de rire, que l’auteur du Père de Famille bannissait comme trop frivole et qu’il voulait remplacer par le sourire. Diderot avait recommandé l’emploi de ces personnages « comme il y en a tant dans le monde et dans les familles, qui se fourrent partout sans être appelés, et qui, soit bonne ou mauvaise volonté, intérêt, curiosité... se mêlent de nos affaires et les terminent ou les brouillent malgré nous. » Ces personnages épisodiques, ne les avons-nous pas vus se multiplier à l’excès dans les pièces du jour? N’avons-nous pas vu aussi, toujours au gré des théories de Diderot, la peinture des situations, les portraits et les tableaux d’ensemble se substituer au relief d’un caractère unique ou tout au moins dominant au milieu d’une action conduite avec art? Sous prétexte de peindre l’espèce, suivant le précepte de Mercier, et d’exposer « de grandes masses, des goûts opposés, des travers mêlés, » on s’est épargné la peine de créer des types. On ne s’est pas contenté de doubler ou de tripler l’expression du même caractère, quand le sujet le comportait, comme fit Molière dans les Précieuses ridicules et dans les Femmes savantes. Le plan des Fâcheux était d’un usage plus commode pour nos écrivains que la conception d’un Tartufe, d’un Alceste, d’un Harpagon ou d’une Agnès; on s’est empressé de l’appliquer. Convention pour convention, le type incarné dans un individu n’avait-il pas l’avantage de la vraisemblance, bien qu’on ait prétendu le contraire? Voir, entendre un homme dont la physionomie et le caractère sont plus accentués que ceux du commun des hommes, ce n’est point là une chose inadmissible. Est-il rien de moins vraisemblable au contraire que le rapprochement de tous ces faux bonshommes, de tous ces intimes pris de rage, de ces ganaches s’en allant par bandes comme des troupeaux destinés aux menus plaisirs du public? Aujourd’hui l’on va trop loin dans le sens des libertés dramatiques; notre indépendance des vieilles règles n’est-elle pas souvent de la licence? La cause du genre mixte est gagnée depuis longtemps. La distinction classique et absolue des genres n’est plus qu’un souvenir; les romantiques ont bataillé, après les créateurs de la comédie larmoyante et du drame bourgeois, contre les gardiens exclusifs de la tradition et les ont vaincus pour toujours. Écartés eux-mêmes par d’autres novateurs, qui ont arrêté court la folle cavalcade échappée des sept châteaux du roi de Bohême, ils ont laissé le champ libre aux adeptes du réalisme. Quelques-uns d’entre eux, attardés au milieu d’un public ironique, s’avisent en vain de franchir les Pyrénées et de s’en retourner chez nous avec des rondaches et des rapières espagnoles; on ne les écoute plus, et leurs œuvres, où l’enflure est voisine de la vulgarité, où Pradon embrasse naïvement Gongora, n’éveillent la curiosité de personne.

La comédie légère s’en est allée avec la grande comédie. Que faire? Conseillerons-nous aux poètes et aux dramaturges, avec M. Proudhon, l’homme du paradoxe et des boutades impitoyables, la suppression momentanée de l’art, pour en préparer l’expurgation? Eh non! il n’est pas encore nécessaire, ô Timon, «de fermer tous les théâtres, de briser toutes les plumes pendant trente ans. » Malgré « le genre faux, le mauvais goût, les mauvaises mœurs dramatiques, » nous pouvons accepter le réalisme, qui envahit les arts comme la littérature; nous pensons, avec de bons esprits, que le mot est plus gros que la chose, et que si la critique veut bien mériter du public et des lettres en proscrivant le barbare, le grotesque et le grossier, on peut, on doit accepter l’étude hardie, la reproduction exacte des mœurs vivantes, l’expression des tendances multiples de la société. Nous répéterons ces paroles d’un juge délicat, M. Joubert : « Plus le genre dans lequel on écrit tient au caractère de l’homme, aux mœurs du temps, plus le style doit s’écarter de celui des écrivains qui n’ont été modèles que pour avoir excellé à montrer dans leurs ouvrages ou les mœurs de leur époque, ou leur propre caractère. Le bon goût lui-même en ce cas permet qu’on s’écarte du meilleur goût, car le goût change avec (es mœurs, même le bon goût. » Seulement il importe d’ajouter que le style le plus libre, fût-ce le style du théâtre, qui se plie aux exigences des types les plus variés, est tenu de rester, suivant une expression parfaite de M. Sainte-Beuve, « dans le plein de la langue et de la veine française. » Aucun patois, aucun jargon artificiel, fût-il le plus ingénieux du monde, ne doit trouver grâce devant la critique : ou reproduisez les lignes naturelles et non les caprices, non les anomalies de la réalité, ou cessez d’écrire. Quant aux mots spirituels, s’ils ne jaillissent pas du choc même de votre dialogue avec un air de spontanéité, retranchez-les, ils ne valent rien. Rabelais, Molière, Voltaire, les maîtres du rire, ont dans tout leur œuvre bien peu de mots qui se puissent détacher de l’endroit où ils sont nés, et leurs saillies les plus comiques ou les plus caustiques ne déchirent jamais le tissu de leur phrase. En un mot, que le théâtre garde l’empreinte de la réalité contemporaine, qu’il en reçoive même, s’il se peut, une plus vigoureuse et plus fidèle empreinte; mais qu’il s’élève par la forme et par le fond : toute la réalité n’est pas faite d’ordures et de fumier, tout ce qui se dit ne mérite pas d’être consigné par écrit ou amplifié par la voix de l’acteur. L’art dramatique comporte le choix et le discernement, comme tous les autres arts. Et qu’on n’objecte pas les dispositions frivoles du grand nombre. Nous sommes de l’avis de Cervantes, qui, répondant en un passage de son Don Quichotte aux courtisans malavisés du public, prétend que le vrai coupable n’est point la foule, et ne craint pas d’accuser directement les auteurs « qui ne savent lui servir autre chose. » Vienne un talent mâle et simple, connaissant les ressources de la langue et sachant n’en point abuser, amoureux de l’art et de la vérité, et non pas du succès : tout ce qui tient l’art en estime accourra vers lui, et il aura par surcroît le succès populaire. C’est un paradoxe enterré que celui des génies ou même des talens méconnus, et c’est un instinct, c’est un besoin universel d’aller au talent, dès qu’il apparaît, comme on va au soleil, pour voir clair.


FELIX FRANK.


V. DE MARS.

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  1. Nous ne plaçons pas dans ce groupe M. Ponsard : bien qu’il ait réagi contre le romantisme, il ne s’est point rallié aux principes du XVIIIe siècle, et c’est un écho affaibli de l’école purement classique qui vibre surtout en lui.
  2. Cette question du style étant posée, on comprend que nous ayons omis de ranger M. Octave Feuillet dans le groupe militant qui nous occupe. Il ne s’y rattacherait guère que par Dalia, étude éloquente d’une plaie de notre époque. L’ensemble discret de son œuvre appartient à un autre public et à d’autres succès.