Chronique de la quinzaine - 14 août 1863

Chronique n° 752
14 août 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1863.

Deux faits remarquables sont venus, dans ces derniers jours, nous distraire du sombre et absorbant intérêt de la question polonaise. Nous voulons parler du congrès allemand qui est réuni en ce moment à Francfort par l’initiative habile et généreuse de l’empereur d’Autriche, et de l’acte par lequel les notables de Mexico offrent une couronne impériale à l’archiduc Maximilien. L’Autrichien est décidément le lion de cette quinzaine. Ce n’est point nous qui nous en plaindrons.

L’Autriche prenant la tête du mouvement libéral de l’Allemagne, ce n’est pas la moins inattendue des métamorphoses qui auront surpris notre époque. Ce rôle nouveau de l’Autriche est la suite naturelle de l’énergie réformatrice qui s’est manifestée dans le gouvernement autrichien depuis les malheurs et les leçons de la guerre d’Italie. L’Autriche a profité de ses revers en abandonnant la politique intérieure qui les lui avait attirés; elle a fait preuve de vitalité en se corrigeant. Ce grand dessein d’établir une monarchie constitutionnelle au-dessus et au travers de la bigarrure ethnographique que présente l’empire devait rencontrer des difficultés nombreuses et compliquées. Plus d’une fois on a pu douter du succès d’une telle entreprise. Le succès a été dû, il n’est que juste de le reconnaître, à la sincérité que l’empereur d’Autriche a mise à l’accomplissement de son œuvre. Il fallait que l’empereur commençât ses innovations par une sorte de renouvellement de lui-même. Il avait été jusque-là un souverain absolu; l’absolutisme n’avait pas été pour lui une attribution nominale : élevé à l’école de Schwarzenberg, il avait appris à l’exercer dans ses réalités les plus rigoureuses. Les juges compétens assurent que le despotisme a de grands charmes….. pour les autocrates, et que les princes qui en ont goûté ne peuvent plus s’en déprendre. Il faudra bien pourtant que cette dernière et honteuse forme de la barbarie, l’omnipotence arbitraire d’un seul, qu’elle soit ouverte ou déguisée, disparaisse à jamais de notre civilisation européenne. En y renonçant volontairement pour lui-même, l’empereur François-Joseph a donné un utile exemple à ceux des autocrates qui lui survivent en Europe. Tous les témoignages s’accordent à reconnaître l’exactitude presque pointilleuse avec laquelle l’empereur d’Autriche remplit ses obligations de souverain constitutionnel. Un monarque anglais ne prendrait pas, dit-on, plus au sérieux le principe de la responsabilité ministérielle. Le prince qui a donné si longtemps des ordres absolus se fait aujourd’hui un scrupule de prendre, aucune initiative en dehors du contrôle de son cabinet et d’écrire une lettre sans le contre-seing d’un ministre. La loyauté que l’empereur a montrée dans la pratique du régime constitutionnel a été communicative; elle a été payée de retour par la confiance publique. De là ce mouvement dont l’Autriche nous donne aujourd’hui l’intéressant spectacle, cette bonne volonté, cette émulation, ce désir de bien faire, qui raniment peu à peu ce grand pays, et qui font pénétrer en lui l’espoir de relever en même temps sa prospérité matérielle et son influence morale.

Il n’était pas possible que l’Autriche prît cet essor intérieur sans que sa position en Allemagne en devînt plus grande. La solennelle manifestation de Francfort devait être naturellement la conséquence du succès du régime constitutionnel à Vienne. Le représentant le plus éminent du libéralisme autrichien est l’homme d’état que l’empereur a choisi depuis quatre ans pour son principal conseiller, M. de Schmerling. M. de Schmerling, en politique, n’est pas seulement Autrichien, il est Allemand. Le ministre de l’empereur d’Autriche en 1863 est l’ancien ministre du vicaire impérial de la confédération en 1849. Nous ignorons le plan de réforme du pacte fédéral qui sera soumis par l’empereur aux délibérations du congrès des princes allemands ; mais les antécédens de M. de Schmerling indiquent assez la direction de ses projets. Il s’agit évidemment de répondre au vœu le plus naturel et le plus généreux de l’Allemagne, de lui donner un grand organe dans lequel la nationalité puisse reconnaître son esprit et entendre sa propre voix. C’est un véritable parlement allemand que l’homme d’état de 1849 veut rouvrir à Francfort. Dans un parlement seul, l’Allemagne peut trouver la seule unité dont elle ait vraiment besoin, l’unité morale. La grande vertu d’une représentation parlementaire, c’est de créer l’unité morale en respectant les diversités naturelles. Là où existe une représentation parlementaire, on possède le nécessaire de la centralisation politique sans avoir besoin de s’asservir au mécanisme oppressif de la centralisation administrative et matérielle. Le jour où à Francfort un parlement aura remplacé la diète, où, au lieu de ces obscures, lentes et arides procédures, de cet esprit de chicane et de ce style de notaire qui distinguaient les insipides travaux des membres de la diète, on aura la parole vivante et sonore des hommes d’état et des orateurs, la pensée et la politique de l’Allemagne prendront dans les affaires générales du monde la part et l’influence qui leur sont dues. L’Allemagne collective aura la satisfaction de se sentir vivre en s’entendant parler et en écoutant le retentissement de sa voix dans l’opinion publique européenne. Quant à nous, nous ne sommes point partisans de l’unité allemande telle que la rêvent des niveleurs et des bureaucrates : nous croyons que pour son bonheur l’esprit germanique est essentiellement fédératif et non unitaire; mais nous sommes convaincus qu’il existe dans le régime actuel de la confédération une lacune dont l’Allemagne et l’Europe souffrent à la fois. Ce régime refuse un organe efficace aux intérêts collectifs, aux pensées communes, à l’union morale des peuples allemands. Il y a là un vice profond dans la situation de l’Allemagne, vice qui s’est manifesté tour à tour par des agitations stériles, des ambitions impuissantes et des mouvemens révolutionnaires avortés, vice que M. de Schmerling, l’homme d’état aux idées mûries, aux vues suivies, au caractère ferme et persévérant, veut faire disparaître de la bonne façon par une de ces réformes opportunes qui satisfont les aspirations des peuples sans troubler les situations existantes.

L’empereur d’Autriche et M. de Schmerling réussiront-ils du premier coup? Il faudrait, pour l’espérer, n’avoir aucune idée des obstacles qui se dressent devant eux. Le pacte fédéral de l’Allemagne a été constitué de telle sorte qu’il ne semble pas possible de le réformer légalement. Le pacte fédéral exige en effet l’unanimité des voix « quand il s’agit de l’acceptation ou du changement de lois fondamentales. » Que quelques membres de la confédération s’obstinent dans leur opposition, toute réforme par les voies légales demeure impossible. Telle est l’impasse où les imprévoyances politiques de 1815 ont emprisonné le peuple allemand. Ces profonds théoriciens du despotisme ont cru assurer la pérennité de leur œuvre en introduisant dans la confédération le véritable principe du liberum veto. Pour décourager les réformateurs, ils n’ont pas hésité à faire le jeu des révolutionnaires. C’est l’éternelle manœuvre de la clique absolutiste. Or, dans les circonstances actuelles, l’opposition du cabinet de Berlin au projet de réforme de l’Autriche n’est pas douteuse. En allant inviter lui-même le roi de Prusse à la réunion de Francfort, l’empereur d’Autriche ne pouvait guère compter sur une acceptation. Le cabinet de Berlin a une suite de petits états : sa clientèle, il est vrai, est en train de diminuer; il a perdu notamment l’appui du duc de Saxe-Cobourg, le protecteur du National Verein, dont le récent voyage à Vienne a été si remarqué, et semble avoir été la raison déterminante de l’initiative prise par l’Autriche. Il doit avoir, par ses tendances rétrogrades, mécontenté et embarrassé le gouvernement très libéral du grand-duché de Bade, qui avait coutume de marcher avec lui. L’Autriche au contraire a pour elle ce qu’il y a de plus considérable en Allemagne; la majorité, et une majorité importante, lui est assurée. Cependant le concours de la Prusse et de ce qui lui reste d’adhérens fera défaut. C’est à tort, croyons-nous, que l’on a voulu voir dans le voyage du prince de Prusse à Gastein un motif d’espérer que la politique prussienne inclinerait aux concessions, et que le roi se ferait représenter par son fils à la réunion de Francfort; une supposition plus déplacée encore était celle qui attribuait le voyage du prince royal à des pensées d’abdication du roi Guillaume. Si nous sommes bien informés, la réunion du roi et du prince de Prusse à Gastein ne serait qu’un rapprochement de famille. La reine de Prusse, cette personne si distinguée, dont l’esprit et le cœur sont soumis par la situation présente à de si pénibles épreuves, aurait employé auprès du roi sa médiation maternelle pour atténuer les effets de l’opposition publique que le prince royal a cru devoir faire à la politique qui a obtenu l’approbation de son père. La reine aurait obtenu que le roi appelât son fils auprès de lui. Cette démarche étant ramenée à son véritable caractère et ne pouvant être interprétée comme un changement dans les dispositions de la cour de Berlin, il demeure à peu près certain que, dans l’état actuel de la légalité fédérale, la réforme autrichienne n’a pas de chance d’être convertie par la diète en loi de la confédération.

Mais, même avec cette perspective qu’elle devra échouer contre les difficultés de la légalité fédérale, l’initiative prise par l’Autriche n’en demeurera pas moins un grand acte politique. Cette réunion de princes convoquée à Francfort par le descendant des empereurs d’Allemagne est bien faite pour ébranler l’esprit national. Il ne s’agit pas sans doute d’une de ces cérémonies gothiques dont la vieille ville germanique était jadis le théâtre quand elle recevait l’empereur élu, d’une de ces fêtes qui dans l’imagination de Goethe enfant, comme il nous le raconte dans ses mémoires, laissèrent une dernière splendeur du moyen âge évanoui. Notre époque est à la fois moins théâtrale et moins naïve ; la maison d’Autriche a le goût de la simplicité, et les princes allemands ne donnent plus au peuple le spectacle des couronnes d’or, des robes armoriées et des processions chevaleresques. Au fait, il s’agit de ce que nous appelons, dans la langue peu poétique de la politique moderne, l’agitation d’une question. Sur l’invitation et sous l’influence de l’empereur d’Autriche, des rois, des ducs, des landgraves viennent assister au commencement de l’agitation de la question qui émeut le plus l’Allemagne, la réforme du pacte fédéral. Jamais agitation n’aura eu de promoteurs de cette sorte, et quand un débat s’ouvre de cette façon, il est naturel que l’opinion publique soit attentive et prenne bientôt un vif essor. Le premier effet de la réunion de Francfort sera donc de donner une impulsion encore plus forte, si c’est possible, au mouvement de la réforme fédérale.

La question étant posée par l’Autriche en si grand apparat, les adversaires de l’Autriche, ceux qui rejetteront son plan, le gouvernement prussien par exemple, seront obligés de prendre le public pour juge de leur opposition, de présenter leurs propres projets de réforme en face du projet autrichien. Comment le gouvernement prussien répondra-t-il à cette mise en demeure? Sa politique anti-parlementaire a déjà refroidi et découragé cette portion de l’opinion libérale qui s’était habituée à voir dans la Prusse l’initiatrice des progrès de l’Allemagne. Présentera-t-il un projet moins large que celui de l’Autriche? C’est rompre complètement avec l’opinion libérale, abandonner toute prétention à l’hégémonie. Présentera-t-il un plan plus radical? Mais comment lui sera-t-il possible d’être radical dans sa politique fédérale? quelle autorité morale aura-t-il en prenant un tel rôle, si dans sa politique intérieure il demeure féodal, réactionnaire, exagérateur systématique de la prérogative royale? Proposer moins que l’Autriche, c’est marcher à une défaite irréparable devant l’opinion; proposer plus que l’Autriche, c’est désavouer la politique de ces deux dernières années. Ne rien faire, c’est se suicider. De toute façon, dans ce grand débat qui va s’ouvrir, l’Autriche s’empare de la position morale la plus élevée, et prend d’une main vigoureuse la direction de la vie politique de l’Allemagne.

Tandis que l’Autriche montrait dans les affaires d’Allemagne une résolution qui va entraîner vers elle un mouvement considérable d’opinion publique au sein de la confédération, un membre de la famille impériale, l’archiduc Maximilien, était appelé au trône du Mexique par une manifestation mexicaine. Ce qu’on peut dire du vote des notables de Mexico, c’est qu’il n’a point à coup sûr le caractère de la spontanéité et de l’improvisation. L’idée de rétablir la monarchie au Mexique n’est pas nouvelle, et depuis longtemps est colportée en Europe par des Mexicains émigrés. Ce n’est point une pensée subite qui veut faire de l’archiduc Maximilien le fondateur du nouvel empire; la couronne du Mexique a été offerte depuis plusieurs années à d’autres princes par cette petite troupe de Mexicains qui voulaient abolir dans leur pays la forme républicaine, et qui, après n’avoir été longtemps que des utopistes, sont, suivant l’usage, devenus de grands hommes pour avoir communiqué leur foi à la toute-puissante politique de la France, et pour avoir réussi, à l’aide d’une armée française, à renverser le gouvernement républicain. Nous voyons donc aujourd’hui se réaliser à propos de l’archiduc Maximilien les bruits et les prédictions qui avaient eu cours au moment où notre expédition a été lancée. L’avènement de l’archiduc à l’empire du Mexique est-il le résultat d’une transaction politique entre la France et l’Autriche? Nous sommes de l’avis des journaux de Vienne, qui soutiennent le contraire. L’Autriche n’est plus seulement aujourd’hui une maison souveraine; l’Autriche est avant tout un empire constitutionnel. Or l’Autriche et les peuples autrichiens n’ont point d’intérêts politiques en Amérique; ils n’ont aucun avantage politique à retirer de l’établissement d’une branche de leur maison impériale à Mexico. Leurs intérêts leur conseillent au contraire d’éviter, au lieu de les rechercher, les chances de conflits que la substitution de la forme monarchique à la forme républicaine peut faire naître dans l’avenir entre la contre-révolution au Mexique et les républiques anglo-saxonnes ou espagnoles d’Amérique. Il est donc chimérique de voir dans le patronage que notre gouvernement donne à la candidature de l’archiduc l’effet d’une combinaison qui doit avoir un contre-coup dans la politique européenne. Il n’y a là pour l’archiduc qu’une question toute personnelle; parmi les princes sans emploi, il a paru le mieux doué, le plus digne, voilà tout. L’archiduc acceptera-t-il la couronne? Il nous semble que les plus grandes probabilités sont pour l’acceptation. Voilà deux années que son nom a été mis en avant; si, après avoir paru au début de l’expédition, il reparaît à la fin de la campagne, c’est que le jeune prince ne l’a point retiré. L’archiduc Maximilien est le gendre du roi Léopold de Belgique. On assure que ce roi, dont le grand sens est si universellement apprécié, n’a point déconseillé l’acceptation à son gendre. S’il en est ainsi, bien que nous gardions à l’endroit de l’expédition du Mexique et de ses futures conséquences les impressions de scepticisme que nous avons antérieurement exprimées, nous ne ferons nulle difficulté de convenir que la nomination de l’archiduc Maximilien est la meilleure sortie que l’on puisse désirer pour la France d’une affaire aussi aventureuse. Une fois le nouvel empereur installé, nous pourrons, après un temps raisonnable, retirer nos troupes et dire adieu au Mexique. Le nouvel empereur nous présenterait aussi, au point de vue financier, des avantages qui ne sont pas à dédaigner. Avec lui, la question financière au Mexique serait promptement résolue. Grâce à la confiance que son nom inspire aux capitaux européens, le nouvel empire pourrait facilement contracter des emprunts : on assure que des propositions sérieuses sont déjà faites de plusieurs côtés pour une opération semblable. Avec un emprunt, le Mexique pourrait se mettre en règle envers ses anciens créanciers, et, ce qui est l’important, nous paierait sans de trop longs retards les frais de la guerre.

Nous n’avons pas besoin de signaler le contraste que présentent en ce moment l’Autriche, tentant un généreux effort pour faire profiter l’Allemagne entière de sa propre régénération intérieure, et la Russie, trahissant doublement sa faiblesse et par la polémique chicanière qu’elle soutient contre l’Europe occidentale, et par les terribles mesures de répression qu’elle applique en Pologne. Ce contraste ressort des choses mêmes avec une signification si humiliante pour la cour de Russie qu’il devrait mettre la diplomatie de ce pays en garde contre le mauvais goût et le ridicule des allures impérieuses et dédaigneuses qu’elle affecte de conserver à l’égard de l’Autriche. En faisant cause commune avec l’Occident, en prenant dans la question polonaise une attitude honnête et décidée, l’Autriche s’est retrempée, rajeunie, fortifiée; la liberté d’action et les facultés progressives qu’elle a recouvrées, elle peut immédiatement les communiquer et les rendre utiles à l’Allemagne entière. Pendant ce temps-là, la solitaire et farouche Russie se retire d’elle-même de la communauté européenne, à laquelle elle n’a d’autre spectacle à offrir que l’œuvre de spoliation et de meurtre poursuivie par Mouravief. Les conséquences politiques et morales de la séparation décidée de la Russie et de l’Autriche intéressent toute l’Europe, mais plus particulièrement l’Allemagne. C’est surtout à l’Allemagne qu’avait été funeste ce qu’on pourrait appeler l’intrusion de la Russie dans les affaires européennes et le prestige artificiel dont les tsars s’étaient emparés depuis la fin des guerres de l’empire. Plus encore que les absurdes dispositions du pacte fédéral, l’influence moscovite asservissait la confédération et enlevait à l’Allemagne toute vie propre. Saint-Pétersbourg dominait et entraînait l’Autriche et la Prusse par la complicité des partages polonais, puis, s’appuyant tour à tour sur l’une ou l’autre de ces puissances, profitant des jalousies des petits états, prenait le rôle apparent de modérateur de l’Allemagne, qu’il frappait en réalité d’une honteuse et douloureuse paralysie. La Russie a dû, pendant près d’un demi-siècle, à son ascendant sur l’Allemagne et à l’anéantissement politique de la confédération la situation si imméritée et si disproportionnée avec sa force réelle qu’elle a occupée dans le monde. Qu’on réfléchisse en effet à ce qu’il y avait de monstrueux dans la place que la Russie avait usurpée sous Alexandre Ier et Nicolas au sein de la société européenne. Ce pays n’avait rien de commun avec l’Europe, n’avait rendu aucun service à la civilisation, ne l’avait enrichie d’aucun élément nouveau. Il n’avait point participé à l’ardente vie religieuse des peuples germano-latins. Étranger à notre moyen âge féodal, il n’en avait reçu aucune de ses traditions d’honneur, de noblesse et de chevalerie; il n’avait pas connu le mouvement émancipateur de nos communes et les progrès de nos vigoureuses bourgeoisies. Quand notre Europe à nous s’enrichissait dans les aventures de son grand commerce, dans les travaux et les inventions héroïques de son industrie, quand elle découvrait des mondes et restituait à l’humanité toutes les étendues des continens et des mers, ce pays nous était aussi étranger et aussi inconnu que les tribus sauvages de l’Amérique. La Russie n’avait fourni ni un sentiment ni une image à la magnifique floraison de nos poésies et de nos arts, aucune pensée au hardi et persévérant labeur de nos philosophies. Sa vie n’avait pas été notre vie, son histoire n’avait pas été notre histoire, et tout à coup nous l’avons vue non-seulement se mêler à nous, mais prétendre à nous dominer, et réussir, par l’influence qu’elle avait obtenue sur l’Allemagne, à nous faire craindre sa prépondérance! Le secret de ce maléfice était dans le partage de la Pologne. Aujourd’hui il suffit que la Pologne se débatte dans les mains de ses bourreaux, il suffit que l’Autriche récuse la complicité des attentats dont souffre la Pologne et se tienne à l’écart de la Russie, il suffit que l’Allemagne fasse mine de vouloir être elle-même, et que l’Autriche l’y convie et l’y aide, pour que le charme néfaste soit détruit. Les hommes d’état russes devraient toujours avoir présente à l’esprit la perspective de ce divorce de l’Europe et de la Russie dans la politique qu’ils suivent à l’égard de la Pologne. Ce divorce sera leur affaiblissement et leur châtiment. Pourvu que l’Allemagne veuille fermement être elle-même, l’Europe pourrait suffisamment protéger la Pologne en faisant planer sur la Russie une sorte d’interdit moral. Un écrivain qui a étudié sérieusement et complètement les questions d’ethnographie et d’histoire qui naissent des rapports de la Pologne et de la Russie, M. Elias Regnault, vient de nous rappeler, dans une brochure intéressante sur la question européenne improprement appelée la question polonaise, une vieille tradition française qui pourrait bien trouver aujourd’hui son application. On connaît les projets de fédération européenne qui occupèrent Henri IV, et qui furent le rêve généreux de cette vie si active. Dans ses plans, Henri IV donnait à la Pologne une place égale à celle même de la France; mais il excluait presque la Russie de sa fédération. Les motifs de cette exclusion méritent d’être rappelés dans les termes mêmes que Sully nous a transmis. « Je ne parle point de la Moscovie ou Grande-Russie, ces vastes pays étant en grande partie idolâtres et en partie schismatiques comme les Grecs et Arméniens, mais avec mille pratiques superstitieuses qui ne leur laissent presque aucune conformité avec nous. Outre qu’ils appartiennent à l’Asie pour le moins autant qu’à l’Europe, on doit presque les regarder comme un pays barbare et les mettre dans la même classe que la Turquie... Si le grand-duc de Moscovie ou tsar de Russie, qu’on croit être l’ancien knès de Scythie, refuse d’entrer dans l’association après qu’on la lui aura proposée, on le doit traiter comme le sultan de Turquie, le dépouiller de ce qu’il possède en Europe, et le reléguer en Asie, où il pourra, sans que nous nous en mêlions, continuer tant qu’il voudra la guerre qu’il a presque continuellement avec les Persans et les Turcs. » Il y avait dans cette fantaisie de Henri IV un instinct merveilleux. Ce roi spirituel et bon, ce Français par excellence, comprenait que la Moscovie n’était pas européenne, qu’elle avait tout à demander à l’Europe, mais que l’Europe n’avait nul besoin de la Moscovie, qui n’était qu’un pendant de la Turquie, et pouvait fort bien se passer d’elle. Par sa conduite envers la Pologne, la Russie rajeunit et confirme le sentiment d’Henri IV.

Au fond, sans être la république fédérale rêvée par Henri IV, laquelle aurait été réglée par une constitution et régie par un parlement représentatif, l’Europe, par ce qu’il y a de commun ou d’analogue aux nations qui la composent en fait de traditions, de religion, d’institutions, de vie historique, n’en demeure pas moins une fédération véritable. La Russie a voulu en quelque sorte entrer dans la fédération européenne par effraction et par le meurtre d’un peuple. « La destruction de la Pologne comme nation, disait l’impitoyable Pozzo di Borgo dans un mémoire adressé à Alexandre Ier, forme l’histoire moderne de la Russie presque tout entière. » A mieux dire, par les connivences du partage, la Russie avait détaché en partie de la fédération européenne la Prusse, l’Autriche, et indirectement toute l’Allemagne. Que l’Autriche refuse sa complicité aux injustices dont souffre la Pologne, qu’elle s’unisse à la France et à l’Angleterre, que l’Allemagne, dégagée ainsi, reprenne sa vie et sa fonction dans la civilisation occidentale, et la politique de la Russie basée sur la destruction de la Pologne aboutit à un avortement absolu : les actes sauvages auxquels Mouravief donne son nom, mais dont la triste responsabilité pèse sur la cour de Pétersbourg, ne feront qu’épaissir et élever la barrière entre la véritable Europe et la Russie; en croyant creuser la fosse de la Pologne pour arriver à nous, la Russie se sera séparée du monde européen par un fossé infranchissable.

La politique pratique peut puiser dans ces considérations générales d’utiles inspirations. Les meurtres, les spoliations, les déportations, les emprisonnemens par lesquels on s’efforce de détruire sous nos yeux la nation polonaise, excitent en France une indignation et une impatience que nous partageons. Cette impatience vient se briser contre les inexorables nécessités de la politique. La politique est souvent obligée de dominer les douloureuses impressions du moment, et d’ajourner l’exécution de ses plans pour réunir toutes les chances et toutes les ressources qui en doivent assurer le succès. Le mot de M. de Talleyrand, « la question la plus exclusivement européenne est celle qui concerne la Pologne, » n’est pas moins vrai aujourd’hui qu’au congrès de Vienne. La question ayant ce caractère et devant le conserver, nous comprenons que la France doive maîtriser son tempérament pour se conformer aux sentimens et aux allures des peuples et des gouvernemens avec lesquels elle est obligée de combiner ses démarches. Au surplus, si l’on fait taire les impatiences du sentiment, on peut facilement se convaincre que les lenteurs ne nuiront point à la solution de la question polonaise. Peu importe au fond que les réponses des trois puissances aux notes du prince Gortchakof ne soient point entièrement identiques; ce qui importe, c’est la persistance de la protestation morale formée à la fois par la France, l’Angleterre et l’Autriche. En définitive, les trois puissances portent le même jugement sur les usurpations et la conduite de la Russie; nous espérons que c’est la dernière réponse qu’elles feront aux chicanes de son gouvernement. Comment pourrait-on continuer à discuter avec un gouvernement qui prétend avoir appliqué déjà les six points en grande partie, comme si l’on pouvait avoir oublié le recrutement odieux qui a été l’origine de l’insurrection polonaise, et si l’on pouvait considérer ce guet-apens comme une application des six points exigés par l’Europe?

Que l’on réfléchisse maintenant à la situation qui s’ouvrira une fois que le débat diplomatique sera clos. Ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Autriche n’adressent plus la parole à la Russie. Un silence que la cour de Pétersbourg fera bien de considérer comme désapprobateur et hostile est strictement gardé envers elle. Les trois puissances observeront les événemens, échangeront entre elles, suivant le cours des choses, leurs impressions et leurs vues, combineront au besoin leurs desseins. Un véritable blocus moral sera formé autour de la Russie. Comment cette situation agira-t-elle sur la Russie et sur les trois puissances? Le gouvernement russe sera laissé en tête-à-tête avec son héroïque victime. Espère-t-il qu’il en viendra bientôt à bout par les actes de Mouravief et de ses émules? Ce serait une étrange illusion. Le terrorisme est l’arme de ceux qui ont peur; il est impuissant contre les causes légitimes, et consume toujours ceux qui l’emploient. D’ailleurs, après les refus de la Russie, le moment viendra vite où les puissances qui auront aggravé momentanément par leur intervention diplomatique la situation des Polonais seront obligées, par la plus stricte équité, de ne plus voir en eux des insurgés et des rebelles, et de leur reconnaître le caractère de belligérans. Mais la Russie n’aura pas seulement à lutter contre l’insurrection polonaise; elle devra prévoir, elle le prévoit déjà, le moment où la réprobation des puissances pourra se changer en hostilités actives. Ignorant où elle pourra être attaquée, il faudra qu’elle accumule ses préparatifs de défense sur tous les points faibles de sa vaste circonférence. Cette incertitude condamnera la Russie à des efforts immenses et stériles. Croit-elle que ses ressources lui permettent de supporter longtemps les perplexités d’une telle situation? Ses moyens de communication sont encore incomplets; les déplacemens de troupes sont ruineux pour elle; l’intérêt de l’argent est à un taux d’usure à Saint-Pétersbourg. Grâce à l’abondance des récoltes dans l’Europe occidentale, la Russie ne pourra pas échanger son blé contre notre or. Dans un tel état de choses, nous ne supposons point que nos prudens banquiers et capitalistes veuillent se charger d’exécuter ses chemins de fer et montrent un grand empressement à souscrire ses emprunts. Ainsi cette situation dilatoire doit inquiéter, fatiguer, épuiser la Russie, et met à sa charge tout le chapitre des accidens. Il semble que l’on en sente déjà les ruineux effets en Russie, à en juger par un curieux article de la Gazette de Moscou, le plus ancien journal de ce pays et l’organe du vieux parti russe. Ce journal, dans son long rugissement, nous annonce que la Russie ne se laissera pas consumer dans l’inaction et attaquera la première ses ennemis. Soit; mais en attendant l’effet de cette menace et quand elle sera exécutée par un ennemi déjà épuisé, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Autriche n’auront subi aucune charge, n’auront armé un vaisseau de plus, n’auront appelé extraordinairement aucun soldat sous les drapeaux. Si le gouvernement russe veut aller jusqu’à cette extrémité, les trois puissances n’auront pas à s’imposer de bien lourds sacrifices pour le mettre à la raison. La politique de temporisation est donc la meilleure tactique à suivre à l’égard de la Russie. De deux choses l’une, ou la Russie, comprenant mieux ses intérêts, voudra se rapprocher de l’Europe et accordera à la Pologne de justes et efficaces réparations, ou elle s’opiniâtrera dans une obstination vaniteuse et farouche, et alors, si la guerre doit avoir lieu, elle sera à moitié faite par l’épuisement de la Russie au moment où elle éclatera. Jusque-là, et ce ne sera pas bientôt, les peuples occidentaux, qui n’ont rien à craindre des agressions russes, n’auront rien souffert dans leurs intérêts matériels, auront continué à faire en paix et profitablement leurs affaires, et, s’il faut combattre, n’entreront en campagne que pour peu de temps avec la confiance et la sécurité que doit donner la plus forte coalition qui se puisse former en Europe.

Il serait à souhaiter que l’on comprit généralement en France cette situation politique. On ne tardera point à se convaincre qu’elle n’offre aucune chance qui puisse alarmer les intérêts. Cette situation a pour elle précisément l’élément dont les opérations financières et industrielles ont surtout besoin, le temps. Elle a encore l’avantage de ne point imposer à la France des obligations particulières : l’Angleterre et l’Autriche sont liées à nous, dans la question polonaise, par les mêmes idées et les mêmes sympathies. Si l’Angleterre a laissé peut-être voir à l’excès une inclination pacifique dont on ne peut que louer le principe, elle ne saurait au demeurant se séparer de nous, et ses scrupules pacifiques coïncident avec la tactique recommandée par la politique la plus prévoyante. Nous pouvons donc vaquer à nos affaires intérieures et entamer sans le moindre trouble d’esprit la session de nos conseils-généraux.

Parmi les rares incidens qui se sont produits depuis les élections, il serait injuste d’omettre le discours prononcé l’autre jour à la Sorbonne par M. le ministre de l’instruction publique. La solennité de la distribution des prix était, pour M. Duruy, une occasion naturelle d’esquisser à grands traits l’œuvre de réforme qu’il entreprend dans l’enseignement. M. Duruy est appelé à être chez nous le restaurateur des études classiques, si tristement désorganisées en 1852 par la barbare bifurcation et la suppression de l’enseignement philosophique. On ne peut qu’applaudir au zèle de M. Duruy, à l’esprit libéral dont il paraît animé et à cette sorte de candeur chaleureuse avec laquelle il s’exprime. Voilà un ministre qui a le cœur sur la main. Parmi les réformes entreprises ou annoncées, il en est une qui nous a surpris agréablement : nous voulons parler du cours d’histoire presque contemporaine, de 1789 jusqu’à nos jours, qui sera professé dans la classe de philosophie. L’histoire de l’Europe depuis 1789 jusqu’à nos jours! mais c’est la controverse de toutes les idées politiques de notre époque, car ce n’est pas apparemment l’histoire-bataille de notre siècle qui sera enseignée à nos jeunes philosophes. Ce cours d’histoire aura-t-il une réglementation et une formule officielle? Ce n’est guère possible, et il suffirait d’ailleurs qu’on eût l’air de lui vouloir prescrire une conclusion officielle pour que notre jeunesse prît son essor vers les appréciations de l’histoire contemporaine les plus indépendantes. Pour ce qui concerne la France, l’histoire depuis 1789 est l’arène même des partis. Elle peut être faite au point de vue républicain, au point de vue napoléonien, au point de vue légitimiste, au point de vue constitutionnel. Nos jeunes gens vont se partager ces diverses théories, et nos classes de philosophie vont devenir de petites conférences politiques, de petits clubs très intéressans. Pour le coup, M. de Persigny à son prochain ministère ne pourra plus nous parler des vieux partis : les partis vont être heureusement rajeunis par les fraîches recrues que nos lycées leur enverront chaque année. La libellé de discussion régnera dans ces cours d’histoire et de politique, car sans liberté de critique pas d’histoire. Heureux adolescens! voilà un nouveau privilège que, nous autres barbons, nous allons être réduits à leur envier! Ils pourront professer l’opinion qu’il voudront sans être, comme nous, soumis à la discipline des avertissemens. Les éloges de M. le ministre de l’instruction publique sortent des redites de l’adulation banale. « Messieurs, a-t-il dit aux lauréats, l’homme le plus véritablement libéral de l’empire, c’est l’empereur. » C’est un heureux signe du temps que l’éloge le plus délicat qui puisse être fait du souverain soit la proclamation de son libéralisme. Parmi les supériorités que les sujets sont tenus d’admettre dans la personne du monarque, la supériorité du libéralisme est celle devant laquelle nous sommes prêts, pour notre part, à nous incliner le plus volontiers. Oublions donc le régime des avertissemens, oublions la loi de sûreté générale, oublions les maires destitués pour avoir appuyé dans les élections des candidats qui n’étaient pas officiels, ou même pour s’être présentés eux-mêmes sans le patronage du gouvernement aux suffrages de leurs concitoyens. Ces taches dans le libéralisme de notre politique intérieure ne tarderont point à être effacées. Le libéralisme de l’empereur sera contagieux, et ne peut manquer d’atteindre bientôt nos ministres et nos chambres. Nous ne vivons plus en effet sous le régime parlementaire, où l’on eût pu dire du libéralisme de la couronne, contrarié par des ministres responsables et une majorité indocile : Il règne et ne gouverne pas.

Nous ne pouvons terminer ces lignes sans mêler nos regrets à ceux que la mort prématurée de M. Eugène Delacroix a inspirés à toute la presse. Un grand génie vient de s’éteindre avec lui dans le monde de l’art, et l’esprit français vient de perdre un de ses plus brillans représentans. Ceux mêmes qui ont le plus contesté l’œuvre de Delacroix avoueront que l’énergie de ce peintre hardi avait donné un puissant élan à notre école contemporaine’. Eugène Delacroix était une de ces natures qui ont soif de la vie, qui la cherchent et la reproduisent sous ses formes les plus diverses : avoir cette passion de la vie, c’est en même temps avoir la haine et le mépris du convenu, de la routine, de la règle officielle; c’est aimer la lutte, c’est être militant. Eugène Delacroix, avec une culture intellectuelle et littéraire délicate et raffinée, qui a été plus d’une fois goûtée par nos lecteurs, a été dans son art un infatigable lutteur. De tels hommes sont le sel de la terre, et quand on les voit disparaître, il semble que l’on se sente envahir par l’aridité du désert.


E. FORCADE.


Les relations des puissances occidentales avec les deux grands empires de l’extrême Orient, la Chine et le Japon, sont entrées depuis peu de temps dans une voie où les plus étranges complications se succèdent coup sûr coup, et le public européen n’en reçoit la nouvelle qu’avec une sorte d’insouciance. Cette indifférence, il faut le dire, n’a point d’excuse, car la Chine et le Japon ont cessé d’être à nos yeux de simples expressions géographiques, et nos rapports avec ces pays ont pris en peu de temps une extension singulière. Aussi l’opinion publique ne devrait-elle pas permettre que le contrôle qu’elle a le droit d’exercer sur des relations aussi sérieuses lui échappât par sa propre faute, c’est-à-dire par son indifférence.

La Chine ne s’est pas encore relevée du désastre de l’invasion étrangère; la prise de sa capitale et la destruction du palais impérial ont porté sa défaite au comble, et les récens traités avec la France et l’Angleterre, ainsi que la cession d’un immense territoire à la Russie, en ont été la consécration officielle. Forcée de reconnaître son impuissance à lutter contre les armées de l’Occident, la cour de Pékin a fini par adopter un ensemble de mesures que sa démoralisation, sa faiblesse extrême, son impéritie radicale à tirer parti de ses forces, expliquent sans les justifier. Elle s’est jetée dans les bras de ses nouveaux alliés, et, peu soucieuse du soin de sa propre dignité, elle a imploré la protection de ses ennemis de la veille; elle a brusquement renoncé d’elle-même à son antique indépendance. Trois nations ont été présentes pour recevoir cet aveu d’impuissance : la France, l’Angleterre et la Russie. Il n’est pas permis de supposer que les représentans de ces nations se soient concertés entre eux pour profiter de la déplorable situation du Céleste-Empire. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont travaillé d’un parfait accord à la réorganisation des finances et des armées de la Chine, et qu’en dépit du principe de non-intervention adopté à l’unanimité, ils ont prêté à ce pays assistance ou lui ont promis aide efficace pour la répression de la formidable rébellion des taï-pings.

Ce sont les Anglais qui, en ce sens, ont rendu le plus de services à la Chine. M. Lay, intendant supérieur des douanes, remplit depuis plusieurs années auprès du gouvernement chinois des fonctions qui équivalent en quelque sorte à celles d’un directeur-général des finances. Il est entouré d’un nombreux état-major d’employés anglais et français, commis, surveillans et collecteurs d’impôts, à Shang-haï, à Fou-chaou, à Ning-po, à Han-kaou, à Tien-tsin, etc., et ses efforts ont rencontré à tel point l’approbation du ministre britannique à Pékin, que, malgré les protestations énergiques et réitérées de la presse et des communautés étrangères, il se maintient dans une position que les négocians anglais résidant en Chine déclarent tout d’une voix nuisible aux intérêts et à la dignité de l’Angleterre. M. Osborne, un ancien officier de marine, a fait construire dans les ports de la Grande-Bretagne plusieurs bâtimens de guerre qui sont déjà partis pour la Chine ou qui s’y rendront prochainement, et quand ils seront réunis, il en prendra le commandement supérieur, assumant ainsi de son autorité privée les fonctions d’amiral de la plus puissante flotte que la Chine ait connue. M. Gordon enfin. Anglais comme MM. Lay et Osborne, occupe on ce moment la place la plus en évidence de l’armée chinoise : il a sous ses ordres un corps de troupes composé de Chinois, d’émigrans de Manille, d’Européens et d’Américains, et connu sous le nom de corps du général Ward. Dans la guerre civile qui dévaste l’empire du milieu, ce corps a infligé des coups terribles à la rébellion, et a rendu des services signalés au gouvernement. Ce n’est pas encore tout : l’Angleterre, emportée par le désir manifeste de se rendre indispensable en Chine, ne s’est pas arrêtée là. On a permis à un grand nombre de marins, de sous-officiers et de soldats anglais, d’entrer au service du gouvernement chinois, qui les emploie, en les indemnisant largement de leurs peines, comme officiers instructeurs ou comme chefs de divers détachemens expéditionnaires contre les taï-pings''. Assurément la rébellion est un épouvantable fléau, et la suppression d’une guerre civile qui a fait couler des torrens de sang, qui a détruit de belles et populeuses cités, et qui a ruiné les plus riches provinces, serait regardée comme un inappréciable bienfait; mais il est au moins fort douteux que la cause impériale puisse jamais triompher de celle des taï-pings, et on ne peut guère admettre que l’Angleterre, dans la ligne de conduite politique qu’elle suit en Chine, soit guidée par des sentimens de pure philanthropie. La Russie, elle, ne s’y est pas trompée, car, afin de contre-balancer l’influence que l’Angleterre acquiert de jour en jour sur les affaires de l’Orient, elle a proposé à la cour de Pékin de mettre à sa disposition quelques milliers de cosaques, qui serviraient à arracher Nankin des mains des rebelles. Cette proposition, communiquée il y a plusieurs mois, n’a pas été acceptée, ou la mise à exécution en a été différée par suite d’événemens d’un intérêt plus grave; elle suffit cependant à démontrer que la vigilance du tsar n’est pas endormie, et qu’il s’opposera à toute tentative d’un établissement durable de la prépondérance anglaise dans l’extrême Orient.

La France, de son côté, n’a pas pu permettre que l’Angleterre et la Russie devinssent les seuls arbitres des destinées de la Chine; depuis la signature des traités de Pékin, elle n’a pas cessé de prêter un appui moral à la cause du gouvernement chinois, et à plusieurs reprises elle l’a secouru de ses armes. La mort du contre-amiral Protet, tué dans une expédition contre les taï-pings, a été jusqu’à présent le fait le plus remarquable de l’intervention française; mais cette intervention ne s’est pas seulement produite d’une manière officielle. Des soldats, des officiers français, ont voulu partager la gloire douteuse et les bénéfices certains que leurs camarades anglais recueillaient au service de la cause impériale, plusieurs d’entre eux ont sollicité et obtenu des places lucratives dans l’armée, la marine et les douanes; ils ont bravement payé de leur personne, et ont dans mainte occasion prouvé la sincérité de leur dévouement Quelques-uns, deux brillans officiers entre autres, le capitaine Tardif et le lieutenant de vaisseau Lebreton, sont morts en combattant les ennemis de la dynastie mandchoue; d’autres ont été blessés, et tous, à de rares exceptions près, se sont montrés serviteurs fidèles, souvent même trop zélés, de leur nouveau maître. Un journal anglais de Shang-haï, le North China Herald, publiait, il y a deux mois environ, un document qui fournit, à l’appui de notre opinion, une preuve assez curieuse : c’est une lettre adressée par le commandant français du contingent chinois de Shao-shing, M. d’Aiguebelle, au consul de France à Ning-po[1] .

« Monsieur le consul, j’ai l’honneur de vous informer que je vais prendre les mesures suivantes en vue de supprimer la piraterie, qui prend dans cette province des proportions de plus en plus sérieuses. Tout individu qui n’est pas muni d’un passeport ou d’un laisser-passer de son consul sera arrêté et mis en prison. — Tout délit commis au préjudice d’un Chinois sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, suivant la gravité de l’offense. — La prison sera placée sous la surveillance des mandarins. Les prisonniers seront enchaînés. Leur ration consistera en deux galettes de biscuit par jour. — Tout individu pris les armes à la main sera fusillé sur-le-champ. — Tout individu muni de papiers en règle, et qui aura commis un délit au préjudice d’un Chinois, sera retenu en prison jusqu’à l’époque où il pourra être jugé; son passeport sera envoyé à son consul, et, s’il est reconnu valable par ce fonctionnaire, le coupable sera mis à la disposition des autorités consulaires. — Les mandarins sont invités à arrêter tous ceux dont les papiers ne sont pas en règle; ils enverront les délinquans au quartier-général de Shao-shing, où le commandant instruira leur affaire.

« Je vous serais obligé, monsieur le consul, si vous vouliez endosser (endorse) ce document et le communiquer à messieurs vos collègues. Ce serait, je crois, d’un bon effet si vous le faisiez afficher à la porte du consulat. J’en envoie une copie au North China Herald, afin de le faire connaître à Shang-haï. »

Cette lettre, dans laquelle un Français, en qualité de général chinois, assume le droit de juger tous les étrangers qu’il rencontrera dans une province que de son propre mouvement il déclare en état de siège, cette lettre adressée au consul français avec prière d’en faire part aux autres consuls européens et de la rendre publique, n’est qu’une des mille preuves du caractère presque officiel que l’intervention franco-anglaise dans les affaires de la Chine conserve encore, même lorsqu’elle n’émane plus des représentans accrédités à Pékin. Il serait urgent d’examiner cet état de choses et de définir clairement le rôle que la France et l’Angleterre se réservent dans la guerre civile; mais il n’est pas de la dignité de ces deux grandes puissances de souffrir qu’un fonctionnaire, par l’unique raison qu’il est Anglais ou Français et qu’il a su faire agréer ses services au gouvernement chinois, usurpe, de concert avec les représentans de sa nation, une autorité que les gouvernemens occidentaux auraient seuls le droit de déléguer à un de leurs sujets respectifs agissant en quelque sorte en leur nom.

Au Japon, l’intervention européenne n’est pas jusqu’à présent sortit des régions purement officielles. Cependant il est aisé de prévoir que les événemens qui se préparent détermineront dans un avenir prochain un état de choses qui aura plus d’un point de ressemblance avec celui qui règne en Chine. Le Japon, comme le Céleste-Empire, a été divisé depuis l’arrivée des Européens en deux factions puissantes, dont les rapports deviennent de plus en plus tendus, et qui ne pourront pendant longtemps encore demeurer paisibles l’une en face de l’autre. Les puissances occidentales ne se sont trouvées jusqu’à ce jour en relations qu’avec l’un de ces partis, celui du taïkoun, chef de la cour libérale de Yédo; comme en Chine, elles seront entraînées par la force des choses à se déclarer pour leur allié au moment où celui-ci, dans l’appréhension d’une guerre civile, sera impuissant à étendre sur leurs nationaux une protection suffisante. Les mesures déjà adoptées en Chine seront sans nul doute mises en vigueur au Japon, car on ne suivra dans l’extrême Orient qu’une ligne uniforme de politique. Il devient ainsi doublement désirable de ne pas abandonner cette grave question à l’arbitraire de quelques hommes dont les intérêts personnels sont trop en jeu pour faire espérer qu’ils la jugent avec la clairvoyance et l’équité nécessaires.


RODOLPHE LINDAU.



Les Méditations religieuses d’un pasteur protestant[2]

C’est un bon signe qu’en fait de littérature l’égalité des cultes commence à se faire dans les esprits. Il y a longtemps déjà que les haines qui séparaient les diverses églises se sont en grande partie éteintes, et les préjugés qui restent ont tellement vieilli qu’ils ne sont plus guère que de petites prétentions de clocher. De même que dans certaines villes de province on se pique d’avoir plus d’esprit que les habitans de la ville voisine, on tire vanité, comme catholique, d’appartenir à une religion qui a plus d’imagination que le protestantisme. Cela est assez inoffensif. Toutefois les habitudes de séparation subsistent dans toute leur force, et maintenant encore le petit monde huguenot, avec ses souvenirs et ses héros, avec son passé littéraire et ses livres, publiés par ses libraires, n’a pas cessé d’être comme une autre nation dans la nation; mais de plus en plus au moins ce petit monde commence à être exploré par d’aventureux voyageurs. Après avoir épuisé les Grecs et les Romains, les hiéroglyphes et la littérature cunéiforme, l’insatiable curiosité de notre siècle s’est enfin reportée sur la littérature protestante de la France, et elle a été fort surprise d’y découvrir des écrivains français inconnus, de vrais Français qui avaient pris part à la vie morale de la nation, qui avaient suivi et subi les péripéties de sa destinée, et qui, pour avoir apporté dans leur association avec elle une disposition d’esprit particulière, n’en parlaient pas moins la langue intellectuelle de la France, je veux dire qui procédaient assez des mêmes traditions que nous tous, et qui pensaient assez avec le même fonds d’idées premières pour se trouver naturellement en rapport avec nos préoccupations, et en état d’éclairer les questions que nous cherchons à résoudre.

Il y a trois ou quatre ans qu’une réimpression, précédée d’une préface de M. Prévost-Paradol, nous révélait encore un de ces citoyens ignorés de notre littérature, un remarquable penseur, autrefois pasteur à Nîmes et fort célèbre de son temps (1822-1837) parmi ses coreligionnaires, fort connu même dans un certain rayon pour des services rendus en dehors de son église, mais dont la France n’avait guère entendu parler, et qui cependant méritait bien d’obtenir enfin sa part d’estime et de reconnaissance. Je fais allusion à Samuel Vincent, l’auteur du Protestantisme en France. Il appartenait à M. Prévost-Paradol de retrouver et de mettre en lumière un homme qui avait autant de titres à figurer parmi les pères de la liberté, parmi les précurseurs des idées qui semblent vouloir se faire jour en ce moment. « Sur la plupart des points d’histoire ou de doctrine que Samuel Vincent a touchés, observait M. Paradol, il a devancé de beaucoup les idées de son temps, et se trouve d’accord avec les meilleurs esprits du nôtre. » La remarque est vraie non-seulement de Vincent, mais de plus d’un autre écrivain de son petit monde ; chez eux, la pendule de la pensée ne marquait pas la même heure que chez nous, et cela peut nous expliquer comment les livres écrits par des protestans ont eu plus de peine encore que les livres écrits par des Juifs à pénétrer dans la circulation générale du pays. Au commencement du siècle, alors que la France en était encore au point de vue qui nous a valu la centralisation, le monopole universitaire, le despotisme de la convention, et bien d’autres tentatives pour empêcher les individus de se tromper, en organisant le règne de la meilleure opinion; dès cette époque, dis-je, la petite église genevoise de Benjamin Constant, de Mme de Staël, de Sismondi, etc., enseignait la liberté et le droit des convictions dissidentes. Plus tard, pendant l’immense succès du plaidoyer où Lamennais réclamait l’unité de croyance, appuyée sur l’autorité de l’église, — en attendant qu’il imaginât sa fameuse théorie de la raison commune, qui a seule raison, et devant laquelle doit plier la raison individuelle, qui a toujours tort, — Samuel Vincent, le pasteur de Nîmes, était le premier à élever la voix pour montrer que la véritable unanimité est impossible, et que toutes les méthodes par lesquelles on tente d’établir l’uniformité, sans s’inquiéter de l’assentiment des âmes, ne servent qu’à étouffer toutes les convictions, y compris celle qui voulait s’assurer la souveraineté absolue. — Plus tard encore, sous le règne de Louis-Philippe, tandis que le socialisme, le communisme, les sentimens humanitaires, étaient dans l’air, et que des romanciers aux philosophes, de M. de Lamartine à M. Louis Blanc, c’était une mode universelle de faire consister toute morale, toute prospérité sociale, tout génie même dans l’anéantissement de l’individu au sein de la pensée collective ; pour tout dire, tandis que dans le langage du temps le mot individualisme était devenu le nom du mauvais principe, source de tout mal, une école surgissait en Suisse qui faisait du même mot le nom du bon principe, de ce qui pouvait seul ranimer les croyances, raviver l’activité politique, réveiller à la foi religieuse les consciences, les intelligences et les énergies. Comment s’étonner que des hommes placés aux antipodes ne se soient pas rencontrés? Si chez les uns et les autres c’était bien toujours le même esprit français, la grande France dans son tour du monde n’était pas arrivée à l’étape où la petite France s’était déjà engagée; mais cette étape, il semble maintenant que nous soyons disposés à la parcourir, et, s’il en est ainsi, on ne pouvait mieux faire que de réimprimer les Méditations de Samuel Vincent. Étant donnée cette disposition chez le public, le livre renferme tout ce qu’il faut pour être profitable et même pour plaire. De toute façon, la faute ne sera pas de son côté, et pour ma part je serais heureux de contribuer autant qu’il est en moi à attirer sur lui l’attention.

Malgré le titre qu’elles portent, ces Méditations ne sont pas une œuvre spécialement religieuse. L’élément religieux s’y trouve, mais il s’y trouve aussi quelque chose de plus général. Les hommes qui, à partir de 1815, ont pris la tête du réveil dans les églises protestantes traitaient Vincent comme une moitié de rationaliste. Cela était tout à fait inexact; mais il y a cela de vrai au moins que chez lui la religion s’allie plutôt qu’elle ne se substitue à la pensée séculière : on pourrait le deviner rien qu’au mot vertu qu’il emploie volontiers à la place du mot sainteté, — et l’homme religieux n’est pas sans perdre à cela une partie de sa puissance. Toujours est-il que le moraliste, d’un autre côté, y gagne un plus large auditoire. Sous le chrétien, il y a un esprit qui peut aider tous les esprits à franchir un degré d’initiation qu’il faut également traverser pour s’élever dans la politique, dans la connaissance des hommes, dans la vie morale et dans la religion. Je ne veux pas faire de Vincent un penseur positivement original. Quand même on n’en trouverait pas la preuve dans le recueil mensuel qu’il publia pendant plusieurs années sous le titre de Mélanges de littérature et de morale, il serait facile de s’apercevoir que vers 1822 il avait lu Kant et Schleiermacher; mais il est à coup sûr un des hommes qui ont le mieux compris dans toute sa portée et qui ont le plus travaillé à faire réussir chez nous le grand mouvement moral qui, vers le commencement du siècle, promettait de tout régénérer à la fois, la littérature, la philosophie, la société, et qui eût pu surtout nous initier à la liberté, si les Chateaubriand, les Bonald et les Lamennais ne l’avaient pas fait dévier et avorter.

La liberté en effet ou du moins la direction d’esprit qui la fait apprécier, et qui y conduit forcément, était bien là en germe, car au fond ce que signifiait cette ébullition de sentimens, c’était un intense besoin d’en finir avec l’esprit de système, d’où sort l’esprit de réglementation, avec l’impérieux dogmatisme qui, depuis des siècles, prétendait chercher hors de l’homme les conditions de la vérité. Il n’importe que la France, absorbée par les guerres de l’empire, eût été plus lente à se révolter, et qu’elle eût commencé sa révolution par la littérature. En Allemagne, c’était un philosophe qui s’était impatienté le premier d’entendre discuter ce qui devait être accepté comme le vrai, et qui s’était en quelque sorte retourné en s’écriant : « Mais, après tout, qu’est-ce que j’en pense et qu’est-ce que je puis vraiment croire? Quelles sont les conditions que mon propre esprit impose à mes idées pour qu’elles soient susceptibles de le convaincre?» En France, ce furent les lettrés, les écrivains, qui eurent la patience la plus courte, et qui, à force de s’être laissé dicter ce qu’ils devaient tenir pour admirable, songèrent enfin à se demander ce qu’ils admiraient réellement, ce que leur nature leur ordonnait, leur permettait ou leur défendait de trouver beau; mais que l’impulsion fût venue des lettrés ou des philosophes, l’attention ne se tournait pas moins du côté de l’homme. En France comme en Allemagne, les esprits tendaient à laisser là les raisonnemens pour se rendre compte des besoins et des nécessités qu’ils portaient en eux-mêmes, et cela suffisait pour amener tôt ou tard une transformation complète dans toutes les idées, transformation qui s’est vraiment accomplie plus ou moins dans l’Europe entière. Le poète et le critique même sont arrivés à sentir que la poésie n’était point du tout la science des procédés poétiques recommandés par l’exemple des maîtres, ou qui produisaient le meilleur effet, mais que tous les systèmes poétiques au contraire n’étaient que l’histoire des formes sous lesquelles s’était manifesté le sentiment poétique, le principe humain et vivant de toute poésie. Aux yeux du légiste (et j’en voyais une nouvelle preuve, il y a quelques jours, dans un ouvrage anglais), la jurisprudence a cessé d’être la science des lois rationnelles, des lois conformes aux nécessités que la raison peut concevoir comme inhérentes à toute société; elle lui est apparue au contraire comme l’histoire des divers systèmes par lesquels les hommes ont cherché à formuler le sentiment de justice inhérent à leur être. Aux yeux du théologien et du croyant, la religion n’a plus consisté dans la soumission à certains dogmes; elle est devenue ce qu’elle est pour Vincent : un sentiment qui repose dans les profondeurs de l’âme, et que la contemplation du Christ y fait tressaillir, le sentiment d’une perfection que la conscience reconnaît comme obligatoire, et qui force l’homme à reconnaître sa propre imperfection. La morale enfin a pris une base bien autrement ferme, bien autrement humaine que les misérables considérations d’intérêt personnel ou d’utilité publique sur lesquelles la raison l’avait appuyée, et ici encore les Méditations de Samuel Vincent ne sont qu’un appel au cœur de l’homme pour lui faire sentir ce qu’elle est réellement, pour le convaincre que, loin d’être purement la science des actes nuisibles ou avantageux, la morale est essentiellement l’expression d’un instinct fondamental de notre nature, d’un sentiment antérieur à toute expérience, indépendant de toute science comme de tout intérêt.

Mais tout cela qu’était-ce donc, sinon une intense soif de liberté? Se replier sur soi, interroger sa vraie nature, se rendre compte des besoins irrésistibles qu’elle renferme, c’est par là même réclamer le droit d’obéir à son sens propre, le droit de se faire soi-même ses idées, ses volontés, sa vie suivant sa propre conscience et ses propres convictions, suivant son sentiment personnel du vrai, du beau et du juste. Malheureusement les instincts religieux, qui s’étaient retrouvés aussi au milieu de cette résurrection de tous les principes cachés dans l’âme humaine, ne pouvaient guère manquer en France de déterminer un retour vers l’ancienne foi, et, comme je le disais, les Lamennais, les Bonald, les Chateaubriand n’en profitèrent que trop pour ramener les esprits aux idées d’autorité qui sont si intimement incorporées à la doctrine religieuse du catholicisme. A leur école, la France retomba dans son vieux penchant : elle se remit à raisonner sur la vérité qui est une, sur l’impossibilité d’admettre à la fois comme vraies deux opinions différentes, sur la nécessité par conséquent d’assurer à tous la vérité qui est seule vraie en créant une administration chargée de l’enseigner et en enlevant aux individus la liberté de l’erreur.

Pour percer à jour cette vaine et funeste philosophie, pour prouver, — non, je dis mal, — pour montrer combien elle est menteuse, combien elle a contre elle les lois et les nécessités de notre nature, les Méditations de Vincent sont un des meilleurs livres que je connaisse. Le but de l’écrivain est de rejeter le lecteur sur lui-même et de lui ouvrir le monde moral, qui ne peut être connu que du moment où l’on a senti en soi « un principe qui ne peut s’expliquer ni par les intérêts, ni par les jouissances et les souffrances, un principe qui oblige l’homme à approuver ou à blâmer chez lui-même et chez les autres, indépendamment de la douleur ou du plaisir qui est le résultat de l’action... On dirait, ajoute Vincent, une loi supérieure, éternelle, immuable qu’il porte dans son propre sein et qui rend des arrêts incorruptibles... Celui qui n’a point une idée claire de ce principe d’obligation morale, qui ne l’a point fait sortir des profondeurs où il est caché pour le sentir vivement et s’en rendre compte, s’ignore lui-même et méconnaît ce qu’il a de plus noble et de plus grand dans son essence. » Une fois au contraire que le sentiment du devoir a pris conscience de lui-même, « il constitue un fait à part, il ouvre une nouvelle série de phénomènes... Avec lui naît le sentiment de l’ordre moral, qui emporte la rémunération, comme la rémunération emporte Dieu. »

Mais le sentiment du devoir ne se démontre pas, c’est un fait qui se constate, et, loin de retomber dans le raisonnement pour l’établir, Vincent s’applique précisément à faire voir la vanité du raisonnement, la folie de la raison quand elle veut découvrir hors de nous la loi et la règle de nos convictions, de nos volontés, de nos affections. Il frappe à toutes les portes de l’esprit pour y faire entrer la lumière qui permet de reconnaître que toutes les vérités les plus précieuses, — l’amour paternel par exemple comme la beauté de tous les dévouemens, l’inspiration du génie comme la vérité religieuse et la vérité morale, — ne peuvent être que senties et aimées, que le seul moyen de les découvrir est d’écouter en nous les instincts qu’elles font tressaillir, que le seul moyen de les réaliser dans notre vie est d’obéir, en dépit de tout raisonnement, aux mobiles qui nous y poussent du fond de notre être. Et la conséquence que Vincent tire de là, celle qu’il ne laisse jamais oublier, c’est « que les hommes tombent dans une erreur bien funeste à la fois, et bien contraire au véritable esprit chrétien, quand ils prétendent imposer aux autres l’idée qu’ils se font de ces vérités mystérieuses qui ne relèvent pas de la raison. Le seul juge compétent, c’est la conscience. Le support le plus absolu, la charité la plus inaltérable envers toutes les manières de concevoir et de sentir ce qui s’affirme au fond des âmes, voilà le seul moyen d’avoir la paix, de rendre le christianisme respectable, de ramener les hommes des vaines disputes à la vraie et céleste religion de l’amour. »

J’ajouterai qu’il faudrait désespérer de ceux que les Méditations ne réussiraient pas à convaincre, car le vrai talent de Vincent, son don particulier est essentiellement celui de l’enseignement, celui de contribuer à l’éducation des autres. Outre la netteté et la sincérité des idées, il a la chaleur, il a l’image sobre, mais remarquablement expressive. Il est surtout lui-même un remarquable mélange de pensée abstraite et de réalisme. Je demande pardon d’employer ce mot; je veux dire que, tout en étant capable de pensée abstraite, son esprit le ramène tout de suite au monde des réalités qui se voient et se touchent : c’est pour lui un besoin irrésistible de se représenter matériellement sa pensée, d’en venir aux faits pratiques qui sont la preuve, l’exemple ou la réalisation de ce qu’il a conçu. Pour me résumer, si Vincent n’a pas eu le génie du novateur, il a eu ce qui donne la puissance de convaincre, de faire pénétrer chez autrui des idées qu’on a su d’abord s’assimiler soi-même au point de les faire passer dans tout son être.


J. MILSAND.

Recherches sur les Ouragans[3].

La guerre civile de l’Amérique du Nord n’a point mis un terme aux recherches météorologiques inaugurées d’une manière si brillante par l’illustre Maury. Ces recherches se poursuivent sans relâche, non-seulement à l’observatoire de Washington, mais aussi dans un grand nombre d’établissemens scientifiques du monde entier. Le commandant Gilliss aux États-Unis, en Angleterre l’amiral Fitz-Roy, en Allemagne MM. Dove et Mühry, en Hollande MM. Andrau, Buys-Ballot, Krecke, Prestel, travaillent de concert à l’œuvre générale. Animés du désir de faire converger vers un même but leurs efforts individuels, ces savans complètent et contrôlent mutuellement leurs travaux. Ils reçoivent et coordonnent chaque année des milliers de rapports envoyés de tous les observatoires flottans qui sillonnent incessamment les océans et les mers; ils publient des cartes qui résument d’une manière ingénieuse et rendent visibles les résultats désormais acquis à la science; ils dégagent les lois du chaos apparent de tous les faits épars. Dans cette dernière partie de leur œuvre, rien n’est donné à l’hypothèse, car, à un certain point de vue, les lois de la nature ne sont autre chose qu’une série de faits.

Parmi les ouvrages que les météorologistes ont publiés en diverses langues et en différentes parties du monde, l’un des meilleurs est assurément De Wet der Stormen, dans lequel les savans hollandais Andrau et van Asperen ont exposé de la manière la plus complète la loi des tempêtes, déjà révélée en partie par les travaux de Piddington, de Reid, de Redfield. On sait dorénavant, à n’en pouvoir douter, que les tempêtes elles-mêmes, ces perturbations aériennes qu’on avait considérées comme le symbole du désordre suprême, se distribuent régulièrement dans les parages de la mer. Ainsi, dans l’Atlantique du sud, la zone où les tempêtes sévissent de préférence se développe parallèlement au-dessus du courant littoral. De même, dans l’Atlantique boréal, les orages ont choisi pour leur théâtre la surface du gulf-stream, et mugissent principalement sur cette grande ligne diagonale qui s’étend des Florides aux îles britanniques. A chaque traversée, les marins savent combien de coups de vent ils ont à redouter en moyenne; au nord-ouest de l’Irlande, pendant les trois mois de décembre, janvier et février, ils peuvent s’attendre tous les deux jours à vingt-quatre heures de tempête.

Les auteurs hollandais expliquent diverses anomalies apparentes dont les météorologistes n’avaient pas encore donné la raison. En se propageant dans les deux zones tempérées du nord et du sud, les ouragans des tropiques subissent de telles modifications que les marins peuvent souvent se demander s’ils n’ont pas affaire à des phénomènes d’un autre ordre. Non-seulement ces ouragans perdent en intensité ce qu’ils gagnent en étendue, mais encore des lacunes sans cesse agrandies s’ouvrent dans leurs spirales. Ainsi que le prouvent plus de trois cent mille observations faites dans l’Atlantique septentrional à bord de navires américains, anglais, hollandais, les vents de la région du nord manquent presque toujours dans les hélices des cyclones qui ont dépassé le trentième degré de latitude boréale. A mesure que le météore se développe vers le pôle, la zone tranquille de l’ouragan s’accroît. Les vents d’est et de sud diminuent graduellement en intensité, puis disparaissent complètement. Enfin, du 50e au 60e degré de latitude, la rotation aérienne du cyclone n’est plus représentée que par les vents du nord-ouest, de l’ouest et du sud-ouest : il ne reste plus qu’une moitié de l’ouragan. Au sud de l’équateur, des phénomènes semblables s’accomplissent en ordre inverse, et chaque courbe successive de la spirale des orages offre dans sa convexité méridionale une lacune grandissant proportionnellement avec la hauteur des latitudes.

Tous ces faits ne sont anormaux qu’en apparence. En effet, l’ouragan, pris dans son ensemble, peut être considéré comme un disque tournant rapidement autour de son axe. Sa tendance naturelle est de se mouvoir incessamment dans le même plan de rotation, et ce n’est que par l’intervention d’une force considérable qu’il peut être incliné dans un sens ou dans l’autre. A son point d’origine sur les mers équatoriales, le cyclone est sensiblement parallèle à la surface des eaux; mais à mesure qu’il se déplace vers le pôle, il se trouve de plus en plus oblique au plan de la surface terrestre. Tandis qu’une de ses parties rase encore les flots ou les campagnes, l’autre partie s’élève peu à peu à une grande hauteur dans l’atmosphère. Bientôt les vents supérieurs du tourbillon aérien ne se font plus sentir au niveau du sol, et sont indiqués seulement par l’abaissement de la colonne barométrique et par les traînées de nuages qu’on voit fuir dans les hauteurs du ciel. Vers le 50e degré de latitude, au nord et au sud de l’équateur, les cyclones, à demi redressés, n’effleurent plus la terre que par les vents inférieurs de leur pourtour. Ces vents sont les mêmes dans les deux hémisphères : ils soufflent également du nord-ouest, de l’ouest et du sud-ouest; mais de chaque côté de la ligne équatoriale la giration s’accomplit en sens inverse. Les règles de conduite que MM. Piddington et Redfield ont tracées aux marins surpris par la tempête ne sont donc plus applicables dans les régions tempérées, puisqu’en ces parages le tourbillon des vents laisse toujours une issue. Averti par le baromètre de la présence du cyclone, le capitaine n’a qu’à tourner immédiatement le cap de son navire dans la direction du pôle sans craindre de se voir enfermé au milieu d’un cercle de tempêtes. C’est derrière lui que la partie inférieure de l’immense roue vient labourer les flots; devant lui, l’Océan est libre, ou du moins les vents qui en labourent la surface sont produits par des causes locales et n’appartiennent pas au terrible météore. A de bien rares intervalles seulement, la partie supérieure du cyclone est rabattue sur la surface de l’eau par de violens contre-courans atmosphériques venus des pôles. En treize années, les savans hollandais n’ont observé que deux cas de cette nature.

On le voit, MM. Audrau et van Asperen ont établi, par le simple examen des faits, une des lois les plus importantes qui président aux mouvemens des masses aériennes. Nul doute que dans un avenir plus ou m(tins éloigné la comparaison journalière; de toutes les ondulations atmosphériques ne permette aux météorologistes de prédire l’état de la température dans les diverses parties du monde et de calculer d’avance les courbes des vents, de même que les astronomes calculent maintenant les orbites des planètes. Les observations recueillies sur tous les points du globe contribueront à la détermination des lois définitives; mais déjà l’on peut affirmer que le problème de la météorologie des continens sera résolu principalement sur l’Océan. Au-dessus de cet immense espace qui occupe près des trois quarts de la rondeur de la planète, les vents offrent une plus grande régularité d’allures que sur le relief tourmenté des terres; ils ne sont arrêtés ni par les endentations des côtes, ni par des chaînes de montagnes; ils ne sont détournés de leur route ni par des champs de neige, ni par des plaines de sable brûlant : ils propagent leurs ondes suivant des lois régulières parallèlement à des courans maritimes mesurés d’avance, et déjà le savant qui les étudie peut leur dire : « C’est ici que tu souffleras! »


ELISEE RECLUS.



Histoire générale de la Philosophie, par M. Victor Cousin.


Il n’y a pas longtemps que l’histoire de la philosophie est en honneur dans notre pays. On sait en quel dégoût notre Descartes avait pris le passé de l’esprit humain et comment ce réformateur de la pensée, abandonnant les docteurs et les livres, avait résolu de ne puiser la science qu’en lui-même ou dans le grand livre du monde. Malebranche poussa plus loin encore le mépris de l’histoire. Aux partisans de la critique et des études historiques, il opposait, sans hésiter, l’exemple d’Adam, et, persuadé que notre premier père avait possédé la science parfaite, il n’en voulait pas savoir plus long qu’Adam n’en avait su, et permettait volontiers de livrer aux flammes tous les poètes et tous les philosophes païens, croyant assez faire d’épargner la métaphysique, la science de la nature et les mathématiques. Leibnitz apprécia tout autrement la valeur et l’importance des doctrines anciennes; mais Leibnitz érudit et éclectique procédait de Jacques et de Christian Thomasius, comme Leibnitz métaphysicien procédait de Descartes. Pour trouver en France un premier essai d’histoire de la philosophie, il faut s’éloigner de cent ans du jour où parut le Discours de la méthode. L’ Histoire critique de la Philosophie de Deslandes en trois volumes in-12 (1re édition) porte en effet la date de 1737. Entrepris dans un certain esprit d’équité, l’ouvrage de Deslandes est cependant plein de complaisances pour Aristippe, Épicure et Protagoras, et au contraire d’une flagrante injustice à l’égard de Platon, de l’école d’Alexandrie et des philosophes scolastiques. C’est que Deslandes, sans être ignorant, ne connaissait pas les sources véritables de l’histoire de la philosophie. M. de Gérando s’est montré fort supérieur à Deslandes dans son Histoire comparée des systèmes de philosophie relativement aux principes des connaissances humaines, publiée pour la première fois en 1804. Malheureusement toutes les doctrines antérieures sont jugées dans ce livre au point de vue exclusif d’une seule question, celle de l’origine et du fondement de nos connaissances. Ce n’était pas encore là l’histoire et la critique telles que les demande l’esprit large, curieux, exact et impartial du XIXe siècle.

Ainsi que l’a reconnu M. Cousin lui-même, le premier mouvement de la philosophie moderne dans l’histoire de la philosophie a été produit au milieu du XVIIIe siècle par l’Allemagne, qui dès cette époque était le pays classique de l’érudition. De ce mouvement, dirigé tour à tour par trois écoles différentes, sont sorties les trois grandes histoires de Brucker, de Tiedemann et de Tennemann. Brucker est savant et consciencieux ; il est complet, mais il l’est à l’excès. Son Historia critica philosophiœ a mundi incunabulis ad nostram usque œlatem perducta, publiée à Leipzig en 1742-1744 et comprenant cinq volumes in-4o, puis dix volumes in-4o dans la seconde édition (1766-1767), divise l’histoire de la philosophie en philosophie antédiluvienne et postdiluvienne. Brucker partage ensuite la philosophie postdiluvienne en philosophie barbare et philosophie des Grecs, et cette dernière elle-même en plusieurs espèces de philosophies telles que la philosophie mythologique, politique, artificielle, etc. À ce défaut s’en joint un autre : Brucker ne paraît pas avoir compris qu’il y a entre les systèmes un ordre, un lien de génération, et son plan ne répond nullement aux lois de l’histoire. Tiedemann est plus critique que Brucker, mais trop moderne, et quoiqu’il s’efforce de pénétrer dans l’âme des systèmes, il les a envisagés trop souvent sous l’angle étroit de la philosophie de Locke et avec une circonspection qui va parfois jusqu’au scepticisme. Enfin Tennemann a d’incontestables mérites, parmi lesquels on doit noter surtout le besoin de rattacher les unes aux autres les doctrines qui se sont succédé dans le passé; mais à toutes les théories il applique impitoyablement la mesure du criticisme de Kant.

Ces solides travaux n’avaient pas en eux-mêmes les qualités propres à séduire et à entraîner la pensée française. C’est de son propre élan que cette pensée, rajeunie au début du siècle actuel, et déjà en possession d’une méthode et d’une théorie, devait se porter vers l’étude des systèmes de tous les temps et de tous les pays. Plus studieuse et plus équitable que Descartes, elle a aspiré à connaître toutes les doctrines philosophiques, afin de tâcher de les concilier au nom de la conscience humaine, qui retrouve dans toutes quelque chose d’elle-même et par conséquent quelque rayon de vérité. L’érudition et la philologie auraient bien pu tenter une semblable tâche, peut-être même l’auraient-elles en grande partie accomplie, et, à certains égards avec un soin particulier de minutieuse exactitude; mais réduites à elles-mêmes, séparées de cette jeune doctrine qui, pleine d’ardeur et d’espoir, cherchait ses titres dans le passé et se sentait fortifiée par l’adhésion des plus admirables génies, l’érudition et la philologie auraient-elles communiqué à plusieurs générations une impulsion aussi féconde et suscité tant de travaux utiles ou remarquables? Il est permis d’en douter. Dans ce développement absolument nouveau chez nous des études historiques en philosophie, qui a commencé il y a un demi-siècle et qui dure encore, il faut bien avouer, malgré qu’on en ait, que le moteur était une conception, une pensée énergique et vivace, qui se transformera certainement, puisque ainsi le veut la loi commune, mais qui a triomphé de plus d’un vigoureux adversaire et qui reste debout.

M. Cousin n’a point écrit une histoire complète de la philosophie. Que ceux qui seraient tentés de le regretter n’oublient pas que l’éloquent écrivain a répandu la plus abondante lumière sur toutes les écoles et sur toutes les œuvres les plus importantes, et qu’une histoire de la pensée philosophique est réellement contenue, quoique disséminée et par fragmens, dans les diverses parties de son œuvre En 1828, lorsqu’il remonta dans sa chaire de la Sorbonne, où l’attendait un si prodigieux succès, il n’aurait pu s’aider de la grande histoire du docteur Henri Ritter, qui était à peine commencée; mais déjà il avait traduit une partie des Dialogues de Platon, édité les œuvres complètes de Proclus et de Descartes, étudié dans ses cours précédens Reid, Kant et l’école sensualiste. Il était donc, dès cette époque, assez savant pour avoir consulté directement les sources, assez riche pour n’emprunter qu’à lui-même et ne puiser que dans son propre fonds. Ainsi son Histoire générale de la philosophie, exposée à grands traits en 1829, était une production française et personnelle. Pendant les trente-quatre ans qui ont suivi, il n’a cessé d’accroître ses richesses. Il a terminé la traduction de Platon, interprété, avec ses élèves de l’École normale, le premier et le douzième livre de la Métaphysique d’Aristote, donné, en partie à ses frais, une magnifique édition d’Abélard, écrit des fragmens sur Roger Bacon, fouillé en tous sens la philosophie française du XVIIe siècle. Voilà comment M. Cousin a pu présenter au public le livre qui, sous le nom d’Histoire générale de la Philosophie depuis les temps les plus anciens jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, est dans l’ordre historique ce que l’ouvrage sur le Vrai, le Beau et le Bien est dans l’ordre théorique.

Quoique ce volume ait retenu la matière principale du cours de 1829, c’est, à beaucoup d’égards, un ouvrage, sinon nouveau, du moins très renouvelé, corrigé, singulièrement enrichi, et mis en harmonie avec l’état actuel de la science. C’est bien le résumé des immenses recherches de l’auteur, mais un résumé à la fois sobre et coloré, solide et attachant, tel qu’il devait être pour plaire et être utile aux esprits éclairés et à la jeunesse de nos écoles. Les profondes monographies historiques, les éditions commentées, s’adressent aux hommes du métier. L’enseignement et la diffusion n’exigent pas le même appareil scientifique. Brucker l’avait compris, lorsqu’il réduisit à un volume ses cinq in-quarto. Tennemann l’avait compris de même, quand il concentra en un seul in-octavo, traduit depuis par M. Cousin, la substance de ses onze volumes. M. Cousin avait le droit de suivre cet exemple, et le devoir d’offrir un guide sûr, lumineux, et commode à la curiosité qu’il a lui-même excitée en France. Pour compléter son livre sans le grossir démesurément, l’auteur a consigné dans des notes nombreuses et abondantes les résultats les plus précieux des récentes investigations poursuivies tant chez nous qu’à l’étranger, et le fruit de ses propres réflexions. Parmi ces notes, on remarquera celles qui ont trait à la philosophie orientale, au mysticisme alexandrin, aux travaux de Moïse Maimonide et de Roger Bacon, aux origines du panthéisme de Spinoza, aux rapports qui rattachent plus ou moins les idées de Leibnitz au cartésianisme. Quelques corrections discrètes, mais excellentes, ont été apportées par l’auteur à l’exposition des doctrines de Socrate, de Platon, d’Aristote, et de quelques modernes. En comparant ce volume avec le cours de 1829, et aussi avec les éditions précédentes, on verra comment un grand esprit sait se redresser, se modifier, se développer, tout en restant lui-même, et maintenir fermement ce que ni le plus sévère examen de conscience ni les efforts répétés de la critique n’ont pu lui faire abandonner.

Les lecteurs du traité sur le Vrai, le Beau et le Bien, accueilleront avec joie, nous l’espérons, cette Histoire générale, qu’anime partout un souffle libéral et généreux. Ce n’est pas ici le lieu de discuter quelques points particuliers sur lesquels on pourrait se séparer de l’auteur. Nous n’avons voulu que signaler un ouvrage unique en notre siècle et absolument nécessaire à tous les amis de la pensée, quelle que soit d’ailleurs l’école à laquelle ils appartiennent. Citons, en finissant, quelques belles lignes de la dernière façon, où les résultats de cinquante ans d’études sont proclamés avec l’autorité d’une science consommée et l’accent d’une mâle et noble conviction : «Non, la philosophie n’est point un caprice passager de l’esprit humain : c’est un besoin essentiel, vivace, indestructible, qui dure et s’accroît sans cesse, qui se montre aux premières lueurs de la civilisation et se développe avec elle dans toutes les parties du monde, sous tous les climats et sous tous les gouvernemens, qu’aucune puissance religieuse ou politique n’a jamais pu étouffer, qui a résisté et survécu à toutes les persécutions, qui par conséquent a droit enfin à une juste liberté, comme tous les autres besoins immortels de la nature humaine. Ou il n’y a plus de démonstration, ou l’histoire de la philosophie met celle-là au-dessus de toute controverse. »


CHARLES LÉVÊQUE.


V. DE MARS.

  1. Nous donnons ce texte d’après la traduction anglaise que le journal de Shang-haï a publiée.
  2. Méditations religieuses, par Samuel Vincent, avec une notice sur sa vie et ses écrits par M. F. Fontanès, et une introduction par M. Athanase Coquerel fils, 1 vol. in-18. Michel Lévy, 1863.
  3. De Wet der Stormen getoetst aan latere Waarnemingen (la Loi des Tempêtes d’après de récentes observations). Institut météorologique des Pays-Bas. Utrecht 1862.