Chronique de la quinzaine - 31 août 1854

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Chronique n° 537
31 août 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1854.

Voici déjà deux mois que les affaires d’Espagne sont venues se mêler aux affaires d’Orient, et que les regards de l’Europe se portent alternativement vers ces deux points du monde politique. Ce ne sont pas les seules questions qui s’agitent actuellement sans doute ; elles sont les plus graves par leur signification, par les intérêts qu’elles résument sous une forme si différente. L’une est la question toujours pendante de la sécurité et des rapports généraux de l’Occident, et elle reste assurément la première ; l’autre est une phase, un incident de ce travail d’institutions et d’idées qui change si souvent de théâtre dans notre siècle, et qui se poursuit sans qu’on sache encore si c’est au profit ou au détriment des peuples. Prises dans leur ensemble, ces deux questions représentent les deux faces d’un même problème, qui consiste pour la civilisation contemporaine à s’organiser intérieurement, à trouver son équilibre et à se défendre contre les dangers extérieurs qui la menacent. Il n’y a point heureusement d’autre point de contact entre les affaires d’Orient et les affaires d’Espagne, qui suivent aujourd’hui leur cours naturel. D’un côté c’est la guerre qui continue pour le moment, de l’autre c’est la lutte confuse de tous les élémens intérieurs d’une société profondément troublée.

Si la paix que l’Europe attend de la guerre actuelle, suscitée par la Russie, est encore un problème, les événemens se développent du moins de façon à la préparer et à laisser entrevoir déjà quelques-unes de ses conditions irrévocables. Ils attestent l’efficacité des armes de l’Angleterre et de la France en même temps qu’ils resserrent de plus en plus la coalition de tous les intérêts européens. La prise de Bomarsund dans la Baltique, les préparatifs de l’expédition de la Mer-Noire, les pas nouveaux faits par l’Autriche dans la voie d’une action décisive, l’entrée de son armée dans la Valachie, l’évacuation des principautés par les forces russes, tous ces faits réunis sont la plus exacte mesure de la situation présente militairement et diplomatiquement. Ils sont le meilleur commentaire de la politique occidentale, et viennent à l’appui des conditions de paix récemment formulées par l’Angleterre et par la France, acceptées par l’Autriche et transmises par elle à Saint-Pétersbourg. On sait donc aujourd’hui comment la guerre se dessine, sur quelles forces réelles peut compter l’Europe et comment la paix est possible. On a sous les yeux les élémens principaux de cette grande complication telle qu’elle apparaît au moment actuel. La guerre sans nul doute occupe la première place, et l’incident le plus saillant est l’heureux fait d’armes par lequel nos troupes viennent de signaler leur présence dans la Baltique.

C’est le 16 août que la forteresse de Bomarsund a été enlevée par l’action combinée des deux flottes et du corps expéditionnaire de débarquement récemment parti de France. Il a suffi de peu de jours pour accomplir cette brillante opération. L’ardeur et la promptitude de nos soldats ont laissé à peine un intervalle entre l’attaque et le succès. Deux mille prisonniers ont été faits ; le commandant de la forteresse, le général Bodisco, est resté entre les mains des chefs de nos forces, et le drapeau des puissances alliées a flotté sur l’archipel d’Åland, d’où la Russie dominait le golfe de Bothnie et le golfe de Finlande. Il n’y a point évidemment à exagérer la portée de ce fait d’armes, et la preuve en est que l’Angleterre et la France abandonnent les îles d’Åland après en avoir détruit les fortifications : c’eût été une conquête onéreuse ; mais la prise de Bomarsund est faite peut-être pour montrer à la Russie qu’elle n’est point invulnérable derrière ses murs de granit. C’était en outre le premier acte de guerre sérieux et décisif accompli dans la Baltique ; il a fait apparaître les soldats de l’Occident parmi ces populations soumises à la puissance russe, et sous ce rapport la prise de Bomarsund est de nature à laisser des traces, en même temps qu’elle montre ce que peuvent des troupes exercées, animées de l’esprit de la guerre.

Sur un autre théâtre, en Orient, les armées alliées se préparent à des opérations qui semblent devoir être plus considérables et qui sont peut-être commencées aujourd’hui. Un corps nombreux, un matériel immense devaient être embarqués à Varna ; seulement vers quel point doit se diriger cette expédition ? Est-ce sur Odessa ? est-ce sur Sébastopol ? Les armées anglo-françaises vont-elle simplement prendre position dans la Crimée ? Il serait difficile, on le conçoit, de pénétrer avec précision le secret des opérations militaires qui vont s’accomplir. Ces opérations seront exécutées par des troupes aguerries, avec des moyens suffisans ; là est l’essentiel. Par malheur les armées alliées ont eu à subir les atteintes d’un fléau plus cruel que la guerre, et qui a même frappé quelques-uns des chefs de nos soldats : le général duc d’Elchingen, le général Carbuccia, deux vaillans hommes dont le nom était rappelé l’autre jour à l’Académie, comme pour montrer qu’il y a d’autres vertus que les vertus qui vont chercher leur récompense à l’Institut. C’est au milieu de cette épreuve inattendue que notre armée a dû se préparer à une expédition au sujet de laquelle le maréchal Saint-Arnaud disait récemment à ses soldats : « Nous reverrons notre patrie victorieux, ou nous ne la reverrons pas ! » il est donc permis de prévoir des événemens prochains en Orient, et l’action des armées alliées peut d’autant mieux s’étendre à d’autres points, que le Danube est libre aujourd’hui ; les principautés sont évacuées, l’armée d’Omer-Pacha est à Bucharest, et l’Autriche intervient à son tour par l’entrée de son armée dans la Valachie. Le mouvement des troupes autrichiennes est déjà commencé et se poursuit chaque jour.

Aucun fait sans contredit ne pourrait mieux servir à caractériser l’attitude de plus en plus décidée de l’Autriche. Telle est sa part d’action militaire, et les actes diplomatiques sont d’accord avec les actes militaires. On a pu élever des doutes sur le système de conduite de l’Autriche, sur ses vues et ses secrètes intentions. En définitive, il s’est trouvé que si l’Autriche a marché avec plus de lenteur, en conservant une indépendance que sa situation explique, elle n’arrive pas moins exactement au point où sont l’Angleterre et la France. Entrait-elle dans les principautés parce que les Russes se retiraient, ou bien, ce qui est assez différent, les Russes se retiraient-ils parce que l’Autriche allait entrer dans les provinces du Danube ? existait-il un concert secret entre les deux puissances ? La question pouvait sembler obscure il y a quelques jours ; elle ne l’est plus depuis les déclarations récentes du Journal de Saint-Pétersbourg, qui reconnaît que l’attitude de l’Autriche créait à l’armée russe une situation où elle ne pouvait tenir. Par le fait, la Russie, forcée, pour un motif quelconque, d’évacuer les principautés, a essayé de donner à cette évacuation le caractère d’un acte de déférence envers l’Autriche, ainsi que le prouve la communication du 7 août ; elle n’a point réussi, et alors elle restitue à la retraite de son armée le caractère d’un mouvement de concentration. L’entrée de l’armée autrichienne n’est point, comme on voit, le résultat d’une sorte d’intelligence établie avec la Russie ; elle est l’exécution pure et simple de la convention du 14 juin avec la Porte-Ottomane. Cela ne veut point dire que l’Autriche va se trouver immédiatement en hostilité déclarée avec la Russie, bien que l’état où elle se place y ressemble fort ; cela veut dire qu’elle occupe les principautés d’accord avec Omer-Pacha et avec les généraux alliés, pour lesquels sa présence est une garantie contre un retour offensif des Russes, et qui restent libres d’ailleurs de diriger leurs opérations sur le Danube ou sur tout autre point.

C’est là la vérité telle qu’elle ressort des faits et des conditions dans lesquelles s’accomplit l’occupation militaire des principautés par l’armée autrichienne. Le Journal de Saint-Pétersbourg dit que le cabinet de Vienne est sans doute en mesure de faire également respecter l’intégrité de la Turquie par les puissances maritimes, ce qui est la reproduction d’une prétention élevée par M. de Nesselrode dans une de ses dernières dépêches. La Russie n’oublie qu’une chose, c’est que nos armées sont là en vertu de traités, au même titre que celles de l’Autriche, et pour faire justement respecter cette indépendance de l’empire ottoman qu’elle seule a menacée. Quant à l’attitude diplomatique de l’Autriche, elle n’a pas un caractère moins net. Elle est clairement déterminée par l’échange de notes fait le 8 août avec l’Angleterre et la France, pur l’acquiescement du cabinet de Vienne aux conditions de paix venues de Londres et de Paris. Du reste, on a pu le remarquer, entre les conditions primitivement proposées par M. Drouyn de Lhuys et celles qui ont été définitivement sanctionnées par le cabinet de Vienne, il n’y a qu’une différence de rédaction sur l’article qui stipule la révision du traité du 13 juillet 1841. Les bases nouvelles, telles qu’elles ont été acceptes par les trois cabinets, restent ce qu’elles étaient : substitution du protectorat européen au protectorat russe dans les principautés, liberté des bouches du Danube, révision du traité de 1841 dans l’intérêt de l’équilibre européen, cessation du protectorat religieux de la Russie et intervention collective de toutes les puissances en faveur des populations chrétiennes de l’empire ottoman. Que faut-il donc conclure de ces faits, qui s’éclairent et s’expliquent les uns par les autres ? C’est que diplomatiquement et militairement, du moins jusqu’ici en ce qui touche la défense des principautés, l’Autriche s’est placée à côté de l’Angleterre et de la France, c’est qu’elle a cru le moment venu de rejeter le rôle d’une médiation inutile pour se ranger à une action plus énergique et plus franche. Au point de vue diplomatique, l’échange de notes du 8 août est l’équivalent de l’occupation de la Valachie au point de vue militaire. Les deux faits ont la même signification et la même gravité.

Il y a dans les derniers actes de l’Autriche quelque chose qui en révèle encore plus le sens, c’est que pour la première fois elle a suivi ses inspirations propres sans attendre le concours de la Prusse. Telle est en effet la situation que la Prusse s’est créée par les incertitudes de sa politique. Elle a essayé d’abord, à ce qu’il semble, de présenter à l’Autriche l’évacuation des principautés par les Russes comme une satisfaction suffisante qui désintéressait la politique allemande. La Prusse, il est vrai, a signé le protocole du 9 avril par lequel les quatre puissances s’engagent à garantir l’Europe contre le retour de prétentions semblables à celles qui sont venues troubler la paix ; elle est liée avec l’Autriche par un traité particulier fondé sur l’intérêt allemand. Il y a mieux, dans une note signée en commun avec l’Autriche, elle déclarait d’une manière spéciale que la position de la Russie sur le Danube, que les obstacles mis à la navigation étaient une atteinte aux intérêts moraux et matériels, politiques et commerciaux de l’Allemagne. La Prusse cependant a paru croire que les conditions de paix récemment sanctionnées par l’Autriche ne rentraient pas dans les prévisions du traité du 20 avril, et par le fait elle n’a point pris part à l’échange de notes du 8 août. On dit même que pendant ce temps elle faisait des armemens à Dantzig, ce qui ne laissait point d’être bizarre au moment où elle semblait se séparer de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche, et où elle ne pouvait certes être menacée par la Russie. À bout de contentions d’esprit, le cabinet de Berlin n’en a pas moins fini par appuyer à Saint-Pétersbourg les bases du 8 août. Il est arrivé à y voir des principes utiles, d’une application désirable, sauf à ne s’engager à rien. C’est là le dernier mot de la politique prussienne depuis quelque temps, et c’est ainsi que d’elle-même elle s’est réduite à un isolement stérile non-seulement en Europe, mais en Allemagne, où l’Autriche a pris la direction de cette grande question, traînant aujourd’hui le cabinet de Berlin à sa suite. La Prusse se croit appelée par la Providence à rétablir la paix, comme le disait récemment avec un peu d’ironie une publication émanée d’une source autrichienne ; elle se croit une médiatrice. Seulement elle a pris le meilleur moyen pour que sa médiation ne soit ni efficace ni même acceptée. Le cabinet de Saint-Pétersbourg trouve certainement son avantage dans ces tergiversations ; c’est sa dernière ressource. Certain de trouver à Vienne une politique décidée, il compte sur les incertitudes de la cour de Potsdam pour dissoudre l’union de l’Allemagne. C’est une illusion que les événemens détruiront sans doute, et la Russie, demain comme aujourd’hui, se trouvera en présence des conditions de paix que la France, l’Angleterre et l’Autriche viennent d’adopter comme le résumé des garanties que l’Europe a le droit de revendiquer.

Il est dans la nature de toutes les affaires humaines, une fois qu’elles sont engagées, d’être soumises dans leur marche à une sorte de logique impérieuse. Qu’une question extérieure s’élève, il y a un moment au-delà duquel elle tend sans cesse à s’aggraver ; elle se noue de plus en plus : on vient de le voir dans les affaires d’Orient. Qu’une révolution éclate dans un pays, la veille encore peut-être aurait-on pu la prévenir et changer le cours des choses ; le lendemain il n’est plus temps : on est sous le coup de cette terrible logique révolutionnaire, et on en est à savoir par quelles voies le pays sera ramené à un ordre plus régulier. C’est l’histoire actuelle de l’Espagne. La Péninsule, à beaucoup d’égards, est dans une situation semblable à celle de la France en 1848, et il n’est malheureusement point impossible qu’elle n’ait à passer par les mêmes péripéties. La manière même dont s’est produite cette révolution, ses phases diverses, sont peut-être la meilleure explication de l’état où est tombée la Péninsule. À l’origine, lors de la levée de boucliers du 28 juin, il ne s’agissait, on s’en souvient, que de détruire des influences illégitimes, de rétablir, disait-on, l’empire de la constitution et des lois. Ce qui serait arrivé si la reine eût changé dès cette époque son gouvernement en appelant à elle le chef de l’insurrection, il serait difficile de le dire. Dans tous les cas, c’eût été un pouvoir né de l’insurrection, fondé sur une capitulation de la royauté, et il aurait rencontré sans doute bien des difficultés d’existence ; mais il aurait eu probablement un caractère relativement modéré encore. C’est dans ces conditions qu’éclatait le mouvement de Madrid, et ici qu’on le remarque, ces tristes journées de Madrid ne pouvaient avoir d’autre but que de changer la nature de la révolution, puisque dès ce moment la reine avait consenti à tout. Par le fait, le parti exalté voulait faire acte d’intervention pour avoir sa part dans la victoire, et avoir au besoin la victoire tout entière. Survenait une troisième circonstance : le duc de la Victoire, appelé par la reine à Madrid, tardait huit jours à se rendre à cet appel. Pendant ce temps, Madrid se hérissait de barricades, les forces révolutionnaires s’organisaient, l’esprit de désordre se créait en quelque sorte des citadelles, et voilà comment le nouveau gouvernement qui sortait de là se trouvait tout à coup, après un véritable interrègne, en présence d’une situation aggravée, en face de passions menaçantes qui allaient jusqu’à tout mettre en doute, et d’une anarchie qui s’étendait à l’Espagne entière.

À Madrid, c’est par les excès de la presse, par la violence et les prétentions des clubs, que le désordre s’est manifesté. Dans les provinces, l’anarchie a pris toutes les formes et tous les caractères. Sur une infinité de points, les propriétés et les personnes ont été menacées. À Cadix, chaque jour quelque sédition populaire réclamait le renouvellement de la junte, réputée toujours trop modérée. À Tortosa, des autorités locales ont été assassinées. Dans certaines localités, on distribuait les biens communaux. À Algésiras, on faisait beaucoup mieux : par une vieille réminiscence, on abolissait les droits de douane, et on ouvrait la porte à toutes les marchandises entassées à Gibraltar, lesquelles eussent mis deux ans à entrer par contrebande. Partout les juntes nommaient ou destituaient les fonctionnaires, créaient ou supprimaient des emplois, abolissaient des contributions, fermaient des maisons religieuses, expulsaient des missionnaires, suspendaient les lois. Le gouvernement a fini cependant par dissoudre la plupart de ces juntes, qui s’étaient singulièrement multipliées, en ne conservant que celles qu’il s’était, vu forcé d’autoriser dis le premier moment ; mais ce n’est que depuis peu de jours qu’il a prononcé cette dissolution, en même temps qu’il se décidait à prendre quelques mesures contre, le déchaînement des journaux et des clubs à Madrid.

C’est que le gouvernement était sans autorité réelle ; il travaillait péniblement lui-même à savoir ce qu’il voulait, ce qu’il devait et ce qu’il pouvait. En attendant, celle révolution de la moralité et de la liberté devenait une véritable curée des emplois publics. Diplomatie, magistrature, administration, tout a été renouvelé en Espagne. Récemment encore tous les juges de Madrid étaient remplacés. Il y a même un fait singulier dans tout ce mouvement : divers ministres, imitant en cela les juntes, affectaient de rappeler, en replaçant des fonctionnaires, qu’ils avaient été révoqués en 1843. Cette date de 1843 est devenue une sorte de mot d’ordre, l’objet d’une superstition. Les députations provinciales, les ayuntamientos, étaient rétablis tels qu’ils étaient en 1843. Des nominations même faites dans les dernière momens de la régence d’Espartero retrouvaient leur force. Cela rappelle en vérité ce mot ironique d’un humoriste désabusé, de Larra, qui prétendait que les révolutions espagnoles consistaient dans une opération d’arithmétique. Il s’agissait simplement de retrancher le temps qui s’était écoulé depuis la dernière révolution, après quoi on se retrouvait juste au point d’où l’on était parti. Si le gouvernement, en replaçant des magistrats destitués en 1843, voulait rendre hommage au principe de l’inamovibilité, il s’ensuit que par le même motif il faudrait rendre leurs fonctions aux magistrats qui avaient été révoqués en 1840, et on voit où cela pourrait conduire ; s’il cherchait une satisfaction de parti, c’était voir dans les événemens actuels le triomphe du plus triste esprit de coterie.

Ce n’est là par malheur qu’un des traits de la situation présente ; le plus grave peut-être est cette attitude de négociation permanente que le ministère a cru devoir prendre avec les factions, et ici, il faut bien le dire, c’est dans le chef même du gouvernement, dans le duc de la Victoire, que se personnifie, cette triste impuissance, trop voisine parfois de la complicité. Espartero n’est point sans doute un révolutionnaire de préméditation, mais il est de ceux qui laissent faire les révolutionnaires, soit par indolence de caractère, soit par calcul, soit par un zèle jaloux et prévoyant pour sa popularité. Sans esprit d’initiative, il laisse aller les événemens, et comme il n’en domine et n’en repousse aucun, il semble que tous puissent trouver en lui un complice. Il y a peu de jours, il acceptait la présidence d’un club dit de l’Union, et sait-on quoi était le programme de ce club ? Il demandait que la constitution proclamât la souveraineté du peuple ; il réclamait la suppression des contributions indirectes, l’établissement d’un impôt unique, l’instruction publique universelle et gratuite, l’administration de la justice par le jury, l’abolition de la conscription et de la peine de mort, la réduction de l’armée permanente et l’armement universel du peuple, le tout enfin couronné par un procès en règle fait à la reine Christine devant les cortès, chargées de juger ses crimes. Si c’était un acte de haute diplomatie de la part du duc de la Victoire d’accepter la présidence d’un tel club, on peut trouver la diplomatie singulière. Depuis, dans un banquet offert par la presse au ministère, Espartero, président du conseil, oubliait tout simplement le nom de la reine dans ses toasts, et il fallait que le général O’Donnell réparât cet oubli en invoquant le nom d’Isabelle II. C’était là, dans un détail vulgaire, la révélation de l’état intérieur du gouvernement, qui n’est pas faible seulement par la faute des circonstances, mais parce qu’il y a en lui deux tendances diverses, deux politiques, l’une toujours trop prête à transiger avec tout, l’autre sentant le besoin de réagir contre l’anarchie et de rendre au pays les garanties de sécurité sans lesquelles il ne peut vivre.

C’est la première de ces politiques qui a régné jusqu’ici, c’est la dernière qui semble se faire jour depuis peu. Le ministère ne s’est pas contenté de prononcer la dissolution des juntes révolutionnaires ; à Madrid, le gouverneur civil a remis en vigueur la législation de 1837 sur la presse, législation certes peu oppressive, mais qui exige quelques garanties ; il a restreint le droit de réunion aux électeurs. Enfin le gouvernement, après avoir consenti à retenir la reine Christine en otage, a fini par décider et protéger son départ pour le Portugal. Ce n’est pas sans difficultés, il est vrai, que le gouvernement a pris ces mesures ; mais ces difficultés mêmes n’ont fait que donner un caractère plus prononcé à une certaine réaction. Les prétentions des clubs, qui réclamaient la révocation du gouverneur civil, ont été nettement repoussées. Un mouvement provoqué par le départ de la reine Christine a été comprimé à l’aide de la milice nationale. Redevenu plus maître de lui à Madrid, le gouvernement aura-t-il la force suffisante pour dompter les résistances dans les provinces, s’il s’en produit ? ici malheureusement se présente une question grave : c’est l’état de l’année. Il a été promis aux soldats qui se sont prononcés en juin et en juillet une réduction de deux années de service. Quand on a voulu tenir cette promesse, on s’est aperçu que si on la tenait seulement à l’égard des soldats insurgés, on mécontenterait tous les autres ; on risquait de créer deux camps dans l’armée. La réduction alors est devenue générale, et il en résulte qu’au moment où l’armée serait le plus nécessaire, elle se trouve tout à la fois numériquement réduite, et moralement atteinte, ainsi que l’atteste plus d’une sédition militaire. Voilà de quelles difficultés est entouré le gouvernement espagnol. C’est dans cette situation que les élections se feront d’ici à quelque temps. Ces élections, suivant leur esprit, auront sans nul doute une influence considérable, car des cortès qui en sortiront dépendra en grande partie l’avenir de la Péninsule. Jusque-là, tout est ajourné ; le gouvernement n’a qu’un but à poursuivre : il faut qu’il vive, et plus de deux mois encore ; c’est beaucoup quand il faut vivre entre une réaction que le sentiment public peut précipiter et la lutte désespérée de tous les élémens révolutionnaires, ranimés tout à coup par les derniers événemens.

Qu’on se tourne vers ces deux points, vers l’Orient et vers l’Espagne : il y a donc un double problème qui touche aux intérêts les plus sérieux et les plus vivaces. Ici, comme nous le disions, c’est le problème des rapports, des alliances, de la sécurité de l’Occident ; là c’est le problème de l’organisation intérieure des peuples qui cherchent à concilier des institutions libérales avec l’autorité monarchique. La France a sa place au premier rang dans la première de ces questions ; elle a ses armées en Orient. Elle n’a point évidemment à interposer son action dans la mêlée des partis espagnols, La France ne peut intervenir en Espagne que par le spectacle de son histoire, par le souvenir de ses crises et l’enseignement qui en ressort. C’est une intervention qui a son éloquence et qui pourrait avoir son efficacité. De toutes ses révolutions, la France n’a pas même conservé des anniversaires, ce dernier reflet des événemens qui dure un jour par année, et qui se compose de feux d’artifice, d’illuminations et de réjouissances populaires. Le gouvernement actuel, on ne l’a pas oublié, a supprimé tous les anniversaires, même celui de sa naissance, pour ne laisser subsister que la fête du souverain, et elle était célébrée l’autre jour, le 15 août, comme le sont toutes les cérémonies publiques. Puisqu’il faut des fêtes populaires, les meilleures certainement, ce sont les plus inoffensives, celles qui ne rappellent aucune tragédie, aucun triomphe de guerre civile, aucune défaite de partis ou d’opinions. Il ne reste que ce sentiment invariable qui pousse le peuple vers les grandes réunions où on lui offre de temps à autre le spectacle d’une illumination merveilleuse.

On comprend du reste qu’aujourd’hui les actes politiques ou administratifs n’abondent pas. Le gouvernement cependant, même à cette heure de suspension universelle, ne laisse point de poursuivre une réforme entreprise depuis plusieurs années, celle des diverses parties de l’instruction publique. Professorat, méthodes, système d’études, régime intérieur des lycées, tous les élémens de renseignement se sont trouvés transformés. Une loi récente a modifié l’organisation académique établie par la loi de 1850, et l’organisation nouvelle vient de passer définitivement dans la pratique. Ces jours derniers enfin, la réforme atteignait à certains égards l’enseignement supérieur des facultés. Ce n’est point à la constitution même des facultés et à leur portée morale que touche ce décret nouveau, c’est à leur condition matérielle par l’élévation des rétributions universitaires. Les droits d’inscription, d’examen, de diplôme, sont augmentés pour la faculté des lettres, comme pour les facultés de droit et de médecine. Pour le titre de médecin, l’augmentation totale est de 160 francs ; pour celui d’avocat, elle est de 300 francs. L’accroissement des recettes pour l’état est évalué à 1,320,693 francs. Cette somme est destinée à entretenir huit facultés nouvellement créées, à rouvrir des cours interrompus, à compléter l’enseignement, à former des collections. Le résultat, comme on voit, est en définitive d’ajouter aux rétributions qu’on payait déjà dans les facultés, et sous ce rapport le décret nouveau conduit à une question que l’expérience seule peut résoudre, celle de savoir si un certain nombre de jeunes gens ne seront pas éloignés par cette augmentation de droits. Le rapport du ministre de l’instruction publique révèle un fait qui pourrait n’être point sans signification ; il constate qu’il y a aujourd’hui moins de candidats au baccalauréat es-lettres. Le nombre des candidats, le résultat même d’un examen placé à l’issue des études classiques et à l’entrée des professions libérales ne peuvent être pris sans doute comme une bien exacte mesure du degré de culture littéraire dans un pays. Si cette diminution de candidats dénotait cependant une tendance à s’éloigner des études littéraires pour se tourner vers les études scientifiques, ce ne serait peut-être pas un symptôme des plus heureux. On a pu abuser des études littéraires ; on a pu faire des demi-lettrés, des demi-écrivains, des demi-orateurs : la faute en est moins aux études littéraires qu’au temps. Cela n’empêche point que les lettres en elles-mêmes ne soient seules capables de mettre dans l’esprit cette vive lumière des choses qu’aucune autre étude ne donne, et qu’elles ne soient l’éternel attrait dans un pays comme la France, qui a vécu et grandi par l’intelligence.

Le mal n’est point certes aujourd’hui dans l’excès des préoccupations intellectuelles ; il est dans l’affaiblissement de l’esprit littéraire, dans ses incertitudes et ses prostrations, et en cela les lettres souffrent d’un mal qui est celui de la société elle-même. Quelles sont les causes de cette situation ? quel sera le remède de cette maladie ? Ce serait assurément l’objet d’une des plus instructives analyses morales. L’Académie ne discutait point précisément cette question l’autre jour dans la réunion annuelle tenue pour la distribution des prix réservés aux ouvrages les plus utiles aux mœurs et aux actes de vertu ; mais il se débattait dans l’enceinte de l’Institut une autre question qui ne touche pas de moins près à tout le développement moral et intellectuel de notre temps. M. Villemain et le président de l’Académie, M. de Salvandy, ayant à distribuer des récompenses au nom de M. de Monthyon, se sont trouvés naturellement en présence du XVIIIe siècle, de toutes ses idées, de ses interprétations de la vertu et de la morale ; l’un et l’autre en ont parlé avec des nuances qu’on comprendra. Or, par une circonstance singulière, ils semblaient traiter une question tout actuelle. Depuis quelque temps en effet, le XVIIIe siècle est devenu un sujet de polémique ; il est exalté et bafoué ; Voltaire est redevenu presque un de nos contemporains. Ces polémiques rétrospectives ont-elles un intérêt bien sérieux et bien direct pour nous ? Des jugemens de M. Villemain et de M. de Salvandy on pourrait, il semble, tirer une conclusion plus juste et plus utile, Le XVIIIe siècle a été certainement un grand siècle par ses lumières, par le talent des hommes, par l’instinct de rénovation qui était dans toutes les intelligences, par le miraculeux esprit d’écrivains comme Voltaire. Il n’en est pas moins vrai qu’il a eu surtout une influence de destruction, et qu’il a d’avance par ses idées corrompu la révolution à laquelle il travaillait. Ce qu’on nomme d’habitude les idées du XVIIIe siècle, c’est justement ce qui s’est transformé en idées révolutionnaires et a compromis la rénovation du monde moderne. Aussi le premier devoir des hommes de notre temps qui veulent dégager ce qu’il y a de juste et de légitime dans la révolution française est-il de secouer le joug des idées du siècle qui nous a précédés. Cette étrange époque s’était proposé un problème insoluble, celui d’émanciper l’espèce humaine, de la doter de toutes les libertés, en affaiblissant le sentiment religieux et moral, c’est-à-dire qu’elle détruisait justement ce qui peut rendre la liberté durable en la réglant et en la dirigeant. Il en est résulté l’expérience des cinquante dernières années. Voilà pourquoi il est permis aujourd’hui d’admirer l’esprit de Voltaire, et de répudier les idées du XVIIIe siècle. C’est, pour notre part, la conclusion que nous tirerions du discours de M. Villemain et de M. de Salvandy.

Le XVIIIe siècle n’était du reste qu’un hôte très passager de l’Académie l’autre jour. Il a bientôt fait place aux lauréats de tous genres. M. de Salvandy disait dans son discours que ce serait une grande chose de placer à côté de l’inventaire de nos richesses et de nos œuvres littéraires un inventaire moral rendant compte à un peuple de ses mœurs, de ses croyances, de ses vertus, c’est-à-dire de ce qui fait à la fois sa force et son génie. C’était placer sans doute sous un noble idéal les concours de l’Académie. Il reste à savoir s’ils atteignent toujours à cet idéal par les œuvres qui sont couronnées. En réalité, le charme principal de ces séances académiques de chaque, année, c’est le rapport de M. Villemain. Il semble que cette parole savante et lumineuse laisse tomber un éclair d’illustration sur des ouvrages qui souvent ne pouvaient s’attendre à une semblable fortune. Au milieu de ces divers travaux qui touchent à la philosophie, à l’histoire, à la poésie, le discours de M. Villemain se déroule, laissant tomber les leçons, caractérisant les œuvres, rajeunissant les faits, mêlant les vues ingénieuses aux traits éloquens, et faisant de toutes ces choses différentes un ensemble rare qui est lui-même un tableau complet. M. Villemain avait à parler cette année de bien des travaux couronnés, au premier rang desquels sont le livre de la Connaissance de Dieu, de M. l’abbé Gratry, et le livre du Devoir, de M. Jules Simon. Comment ces deux livres se sont-ils trouvés réunis ? Il y a sûrement entre les doctrines dont ils sont l’exposé plus de différences que de points de contact, peut-être même pourrait-on dire que dans le fond ils sont la contradiction l’un de l’autre. Une transaction est intervenue sans doute, et les deux ouvrages ont été couronnés ensemble. Ceci est la part de la philosophie. La couronne poétique est échue à un poème de Mme Colet sur l’Acropole d’Athènes, qui est en effet d’une versification élégante et tout académique, pleine des souvenirs de la Grèce. Il est souvent bien des ouvrages décorés de la palme académique, fruits d’un zèle laborieux, et au sujet desquels on peut se demander pourtant en quoi ils contribuent à l’amélioration des mœurs. Un Essai de M. Léon Fougère sur Henri Estienne ne rentre peut-être pas complètement dans ce cadre à un point de vue général, bien qu’il ait mérité le prix académique ; mais une telle esquisse a du moins l’avantage de pouvoir être utile aux mœurs littéraires. Elle montre ce que c’est qu’une de ces existences savantes, studieuses et vouées au travail. Quand on ne suivrait pas l’exemple jusqu’au bout, ce serait déjà beaucoup de se laisser gagner au charme vigoureux de cette puissance de labeur et de cette obstination dans l’étude. C’est ainsi qu’une séance à l’Académie devient une sorte de voyage à travers tous les souvenirs, toutes les idées et toutes les impressions littéraires.

Rentrons dans la politique. Il y avait longtemps que la Belgique était à l’abri de toute complication intérieure ; elle s’est trouvée ces jours derniers en présence d’une crise ministérielle. Le cabinet de Bruxelles a offert sa démission au roi. Est-ce dans le mouvement des partis qu’est l’explication de ce fait ? Le ministère, au contraire, n’appartenait à aucun parti ; il avait été formé justement et il se maintenait avec l’appui de toutes les opinions par suite d’une sorte de trêve tacite. Sa grande raison d’existence, c’est que le parti libéral et le parti catholique sont dans un tel rapport de forces, qu’aucun d’eux ne pourrait gouverner. Le cabinet a pu éprouver des échecs, mais ces échecs n’avaient point une portée politique telle qu’il dût résigner le pouvoir ; il faut donc chercher ailleurs la cause de la démission du cabinet de Bruxelles. On a dit d’abord que c’était en raison de la situation difficile qu’il s’était faite par l’éloignement d’un réfugié un peu trop ostensiblement enregistré au Moniteur belge ; mais cette cause même ne paraît point la seule. Un autre motif indiqué ne laisse point d’être étrange. On dit en effet que la démission des ministres belges a été déterminée par la visite de courtoisie que le roi Léopold se propose de faire à l’empereur au camp de Boulogne. Le cabinet de Bruxelles aurait considéré cette visite comme une atteinte portée à la neutralité belge. Le roi Léopold n’en a pas moins persisté, et le cabinet a donné sa démission. À vrai dire, on peut se demander en quoi la neutralité belge, que les ministres ont grande raison d’ailleurs de prendre au sérieux, serait violée par une visite au camp de Boulogne. Quoi qu’il en soit, la retraite du cabinet paraît devoir être définitive ; elle semble d’autant plus définitive que depuis quelques mois les embarras intérieurs du ministère se sont singulièrement compliqués. Qui lui succédera ? La difficulté est là dans l’état actuel des partis. Les maîtres de la situation sont un certain nombre de députés qui, d’après leurs antécédens, peuvent se porter vers l’un ou l’autre côté. Ce sont ces députés qui ont déjà contribué au bouleversement du cabinet de M. Rogier ; mais s’ils peuvent empêcher toute combinaison, ont-ils eux-mêmes les moyens d’entrer au pouvoir ? Ces diverses questions seront prochainement résolues sans doute.

Le Danemark comptait depuis 1849 parmi les états constitutionnels. Cette place qu’il a occupée honorablement, est-il bien sûr qu’il la conserve encore après l’acte qui vient de s’accomplir récemment ? Le 26 juillet, le roi Frédéric VII, sur l’avis motivé de ses ministres, a octroyé une constitution commune pour toutes les parties de la monarchie danoise, et par cet acte d’autorité absolue se trouve modifiée et presque annulée la constitution libérale dont ce même roi avait doté le Danemark le 5 juin 1849. Peut-être se rappelle-t-on comment s’est développée cette situation d’où est sorti une espèce de coup d’état. Les difficultés tiennent surtout à la nature mixte de la monarchie danoise, divisée en plusieurs états et même plusieurs nationalités. Il en résulte une peine extrême pour arriver à combiner ces divers élémens, le Holstein, le Slesvig et le Danemark. En 1848, le Danemark avait à défendre ses possessions contre l’invasion du germanisme, et il y réussit ; mais, après avoir réussi à se défendre par les armes, il ne put arriver également à se préserver de l’intervention de la diplomatie allemande et russe. Or là était le danger. Le Danemark était devenu un état constitutionnel, et l’intervention de la Russie et de la Prusse ne pouvait avoir qu’un sens absolutiste. La diplomatie allemande ne poussait pas à l’abolition de la constitution dans le Danemark proprement dit, mais elle ne voulait pas que les institutions libérales fussent également appliquées au Slesvig et au Holstein. Il fut réglé en effet que ces derniers pays auraient tout simplement des états provinciaux, le Danemark conservant d’ailleurs sa loi fondamentale, et qu’une constitution commune relierait ensemble les diverses parties de la monarchie danoise. Quelle serait cette constitution ? comment en outre serait-elle faite ? C’est ce qui s’est débattu depuis 1851, et il s’en est suivi des luttes fréquentes entre le ministère du roi Frédéric VII et les chambres de Copenhague, qui ont insisté à diverses reprises pour connaître les bases de la constitution commune, tandis que le cabinet refusait de les divulguer. Ou soupçonnait le gouvernement de vouloir agir par sa propre autorité, et c’était justement à quoi s’opposaient les chambres danoises, en invoquant la constitution de 1849. À mesure que les circonstances se développaient, les manifestations de l’opinion publique se succédaient en faveur de cette loi fondamentale ; mais elles ont été sans résultat. La constitution nouvelle, s’étendant à tous les états de la monarchie danoise, a été promulguée par ordonnance le 26 juillet.

Tout l’édifice du 20 juillet repose sur la création d’un sénat ou conseil de l’état chargé de connaître de toutes les affaires communes à la monarchie, c’est-à-dire au Danemark proprement dit, aux duchés et aux possessions danoises. Ce conseil devra co-exister avec le Folkething et le Landthing siégeant à Copenhague et représentant le royaume, avec les états du Slesvig, avec les états du Holstein, avec ceux du Lauenbourg, avec l’assemblée des îles Fœroër [Laugthing) et celle de l’Islande (Althing). La monarchie danoise n’aura donc pas moins de huit assemblées politiques pour deux millions et demi d’habitans ! — Examinons si du moins la constitution commune du 26 juillet est assez fortement construite pour retenir ensemble toutes ces parties.

Aux termes des articles 21, 22 et 23, le nouveau conseil a voix délibérative pour établir, modifier ou supprimer tout impôt commun à la monarchie, et pour contracter tout emprunt public. Son concours est seulement consultatif pour toutes les autres affaires communes. Des 50 membres qui le composent, 20 sont nommés par le roi, 18 par les chambres danoises, 5 par les états du Slesvig, 6 par les états du Holstein, et 1 par les états de la noblesse et les communes du Lauenbourg. Or il est facile de comprendre, à la première vue, que l’action de la loi nouvelle dépendra de la fermeté ou de la faiblesse de la diète du royaume. Si les chambres de Copenhague refusent d’abandonner leur influence sur les affaires communes à toute la monarchie, sur l’armée, la flotte, la conscription, elles tiendront en échec le nouveau sénat ; et pour le budget, puisque la diète possède légalement le droit de voter les trois cinquièmes du budget de la monarchie, il s’en suit évidemment que les deux autres cinquièmes seront par elle fixés d’avance. D’ailleurs, les articles 21 et 23 dépendant de l’acceptation des chambres de Copenhague, que deviendra la nouvelle charte, si elles répondent par un refus.

Le ministère a déclaré la constitution du 26 juillet immédiatement exécutable pour les duchés, et il espère que les chambres danoises, qui doivent s’assembler en octobre, mutileront elles-mêmes la loi fondamentale de 1849 pour l’adapter aux dispositions du nouvel acte. Qu’arrivera-t-il cependant si la diète de Copenhague refuse son assentiment à la constitution commune ? Dans certaines réunions électorales, on a déjà posé aux candidats des questions pareilles à celles-ci : Reconnaissez-vous que l’acte du 26 juillet constitue une violation réelle de la constitution ? Vous engagez-vous, aussitôt que la diète sera réunie, à demander, selon les articles 18 et 73 de la loi fondamentale, la mise en accusation du ministère, pour avoir entrepris de modifier la seule constitution existante du royaume sans le consentement des chambres ? Dans le cas où, malgré cette démonstration, le ministère resterait au pouvoir, promettez-vous d’employer tous les moyens constitutionnels et légaux pour l’en écarter ? Si le cabinet enfin résiste aux protestations solennelles de la diète, vous emparerez-vous du dernier moyen de défense ? Refuserez-vous l’impôt ? Quelle pourra être la conduite des ministres, si les électeurs donnent à leurs députés de semblables instructions, et qu’ils soient décidés eux-mêmes à ne payer d’impôts que ceux qui auront été votés par la diète de Copenhague ? On voit que le Danemark n’est pas à l’abri de crises nouvelles qui peuvent devenir des plus sérieuses.

Notre siècle offre un attrait particulier, qui naît de la diversité des spectacles. En même temps qu’il fait assister au travail moral et politique des peuples du vieux monde, il fait voir jour par jour au-delà de l’Atlantique ce pénible enfantement de races affranchies d’hier, qui ne peuvent parvenir à s’organiser. Libres de leur joug ancien et restées esclaves de leurs passions, ces races hispano-amérlcaines sont l’exemple du monde contemporain par l’anarchie qui les dévore et les impossibilités dans lesquelles elles se débattent. Des dictatures pour se guérir des révolutions, des révolutions provoquées par l’excès des dictatures, de puérils préjugés mêlés à des entraînemens factices, les ambitions personnelles remplissant la scène, l’abus des idées rendu d’autant plus sensible par l’impuissance des intérêts, telle est leur histoire, tel est le cercle d’où elles ne peuvent sortir. Il semble que depuis quelque temps il y ait une véritable recrudescence d’anarchie dans toutes les républiques sud-américaines. Au Mexique, les complications intérieures s’accroissent, on le sait, des difficultés que crée le redoutable voisinage des Américains du Nord. Malheureusement là où ce genre de péril n’existe pas, la même incertitude règne. Le Venezuela est dans un état permanent de crise ; la Nouvelle-Grenade, après avoir été systématiquement bouleversée par une ridicule démagogie, a fini par tomber dans la guerre civile, et elle y est encore : ce sont là aujourd’hui deux des exemples les plus saillans. Depuis 1848, le pouvoir dans le Venuezela est livré à une famille qui en a fait son bien propre ; le général Tadeo Monagas l’a transmis d’abord au président actuel, à son frère, le général Gregorio Monagas, lequel à son tour, aux élections qui s’approchent, va le rendre au chef de la famille ou le transmettre à un autre de ses frères. Élevée par la force, cette étrange dynastie se soutient par la force. Dans la seule année qui vient de s’écouler, deux ou trois insurrections ont éclaté dans les principales provinces de Cumana, de Varinas, de Carabobo, et une insurrection nouvelle vient d’avoir lieu en ce moment à Coro, ou plutôt c’est la continuation des mouvemens précédens, mal étouffés et toujours renaissans. Aussi le général Gregorio Monagas passe-t-il son temps à lever des troupes, à négocier des emprunts qui ne trouvent pas bien entendu, de placement, et à demander au congrès des facultés extraordinaires. Le congrès du reste, instruit par l’expérience, ne se fait pas faute d’accorder ces facultés. Il y a quelque temps même, il conférait à perpétuité le titre de général en chef tout à la fois aux deux frères Monagas, à l’ancien président et au président actuel, ce qui ne laisse point d’être bizarre, d’autant plus que les deux frères ne vivent pas toujours dans la meilleure intelligence : ils ne s’accordent qu’en une chose, l’envie de maintenir l’ascendant de la famille.

Dans la situation de cette république troublée, il y a depuis quelque temps un fait saillant qui n’existe pas au même degré dans les autres contrées de l’Amérique du Sud : c’est un mouvement de plus en plus sensible de la race noire. Les hommes de couleur remplissent les emplois, ils sont dans l’armée surtout. C’est là que le général Gregorio Monagas cherche aujourd’hui la popularité. La population noire, restée esclave, était depuis l’indépendance sous le régime d’une loi dite de manumission, ou émancipation progressive, de telle façon que l’esclavage, déjà fort réduit, s’éteignait graduellement. Dans la session de 1854, une loi était proposée au congrès pour affranchir immédiatement ce qui restait d’esclaves dans le Venezuela. C’étaient des députés de couleur qui étaient les inspirateurs et les soutiens naturels de cette loi. Un certain nombre de membres du congrès cherchaient, il est vrai, à pallier une telle mesure, du moins dans ce qu’elle avait de radical. Ils voulaient surtout donner un caractère réel à l’indemnité promise aux propriétaires d’esclaves, au lieu du caractère illusoire que lui donnait la loi en l’affectant sur des branches de revenu déjà deux ou trois fois engagées ; mais la population noire de Caracas s’agitait, et sous cette pression le congrès se hâtait de voter la loi. Le général Gregorio Monagas était salué comme un libérateur, et devenait l’objet de démonstrations populaires. Récemment même un officier de couleur disait à ses soldats qu’en cas de soulèvement des oligarques, ils devaient, laissant de côté leur fusil, les égorger à coups de poignard et soutenir à tout prix le général Monagas, parce que c’était lui qui leur avait donné la liberté. On devine ce qu’un tel mouvement peut créer de périls pour la population blanche en certains momens. Une autre tendance qui se fait jour depuis longtemps dans la politique dominante au Venezuela, c’est la haine contre les étrangers. Plus d’une proposition inspirée de ce triste esprit était faite au congrès de 1854. La principale avait pour but d’établir que désormais les étrangers n’auraient droit à aucune indemnité pour des pertes éprouvées dans les révolutions, c’est-à-dire le plus souvent pour des spoliations réelles. C’est un principe que n’accepteront probablement pas les gouvernemens européens, et qui dans tous les cas n’est guère propre à attirer les étrangers.

Voilà par quels traits se caractérise la politique démocratique du Venezuela ! car c’est bien le parti démocratique qui règne dans la personne du général Gregorio Monagas. Comment les insurrections n’éclateraient-elles pas ? Elles sont le triste fruit d’une administration sans prestige, qui, pour les combattre, va chercher sa force dans tout ce qui peut être un danger pour le pays. Jusqu’ici, la dernière insurrection, qui dure encore, n’a abouti qu’à faire éclater des deux parts une animosité extrême. Les troupes présidentielles battent les insurgés, mais ce sont des victoires stériles. Le gouvernement en est réduit à une sorte de suspension de paiemens. Il s’est fait autoriser par le conseil d’état à lever un emprunt forcé de 500, 000 piastres, et les gouverneurs des provinces sont chargés de répartir arbitrairement la contribution entre les citoyens, au risque pour ceux-ci de se voir emprisonnés et jugés pour rébellion, s’ils n’ont pas payé dans les trois jours. L’ennemi que poursuit le gouvernement dans cette insurrection, c’est le général Paëz, le plus illustre chef du Venezuela, aujourd’hui réfugié aux États-Unis, et dont le nom est le mot d’ordre naturel de toutes les résistances. Plusieurs fois déjà on a annoncé l’arrivée de Paëz avec des munitions et deux bateaux à vapeur ; elle ne s’est point réalisée jusqu’ici. Si le général Paëz débarquait au Venezuela, le soulèvement pourrait bien prendre une force nouvelle et un caractère plus sérieux. Par une circonstance singulière, le général Tadeo Monagas, en prêtant son appui au pouvoir fort disputé de son frère, a semblé se ménager depuis ces insurrections une position intermédiaire. Il blâmait la loi sur l’abolition immédiate de l’esclavage quand elle était présentée, et il la faisait combattre par ses amis. Plusieurs fois il est intervenu pour presser son frère de changer de système et de se débarrasser d’un entourage fort peu considéré. En définitive, le général Tadeo Monagas vise à redevenir président, à moins que les circonstances n’en fassent de nouveau un dictateur, et telle est l’extrémité où est le Venezuela, que beaucoup d’hommes, sans acception de parti, y verraient une amélioration de l’étal actuel. Le général Tadeo Monagas est cependant le même qui en 1848 dispersait le congrès par les armes. C’est là l’indice de la situation du Venezuela. ch. de mazade.




POÉSIES FINLANDAISES DE RUNEBERG

Die Sagen du Fœhnrich Stœl (Les Récits du colonel Stœl), trad. par Mme  Ida Meves ; Leipzig 1854, in-12.

La guerre actuelle a tourné les regards de l’Europe vers cette nation finlandaise si peu connue. On ne sait pas assez que cette race, la plus ancienne sans doute de l’Europe, a joué jadis un grand rôle en servant à nous transmettre la civilisation orientale. Vaincue par les peuples qui ont ensuite envahi notre continent, elle n’a pas gardé d’institutions vraiment nationales, elle a adopté celles des peuples Scandinaves ; mais elle possède du moins un trésor inappréciable dans ses chants populaires, que la mémoire des différentes générations a conservés jusqu’à nos temps, et qui, fixés par l’écriture il y a seulement vingt années, forment à présent un admirable poème épique, dont les couleurs sont tout orientales. En attendant que le moment soit venu de faire connaître tout ce qui se rapporte à la curieuse histoire du Katevala, voici une traduction allemande singulièrement exacte et en même temps élégante des poésies nationales du Finlandais Runeberg. Runeberg est le Béranger de la Finlande ; il a célébré dans ses vers spirituels, énergiques, échauffés par l’amour de la patrie, la dernière résistance de la Finlande contre les Russes en 1808 et 1809. Rien que ses poésies, comme celles de Béranger, offrent beaucoup de traits particuliers, qu’il est difficile de comprendre sans la connaissance du pays et de ses héros, nous en avons choisi une cependant, qui, rendue aussi exactement que possible d’après le texte suédois, donnera sans doute aux lecteurs français une juste idée de cette œuvre nationale, dont la guerre a réveillé dans le Nord tous les souvenirs. La langue allemande est si propre à la traduction, et le travail de Mme Ida Meves est si consciencieux et si intelligent, que son livre deviendra un autre texte pour ceux qui n’entendent pas le suédois.

LA JOURNEE DE DOEBELN.

« — Dœbeln est un païen, dit le pasteur ; s’il meurt aujourd’hui, je le tiens pour damné. Quoi ! je vais le trouver, je l’avertis, je lui offre des consolations, une direction spirituelle, et, après m’avoir écouté un instant, tout à coup il se dresse et s’écrie : Emmenez-moi le pasteur, et gare à vous s’il rentre ici ! Est-ce là, je vous le demande, le langage d’un moribond ? Qu’il réponde lui-même de son salut ; j’ai fait tout ce qui m’était possible comme homme et comme prêtre.

« Ainsi parlait monsieur le pasteur assis à table devant un bon dîner. Il parlait, poussait un soupir et mangeait un morceau. — Cependant Dœbeln est étendu sur son lit ; il est brisé par la souffrance, sa poitrine lutte, son œil est enflammé, sa peau est desséchée, par la fièvre. Son régiment vient de faire une marche forcée vers le nord ; lui-même ne s’est arrêté qu’à Ny-Carleby.

« Le mal le consume, mais il porte dans son esprit un feu plus brûlant encore, et son œil trahit une agitation plus profonde que celle de la fièvre. C’est qu’il compte chaque heure qui passe ; il écoule, il attend, et son regard reste fixé sur la porte. Elle s’ouvre. Un jeune homme à l’air modeste et sérieux traverse la chambre et s’approche du général.

« — Docteur, lui dit Dœbeln, parmi ce que nous adorons sur la terre il y a beaucoup de vanités, et s’il y a des libres penseurs, certes j’en suis un. Pourtant deux choses m’ont appris à respecter la médecine : mon front brisé et l’habileté de mon ami Bjerkén[1] ; aussi ai-je pris exactement ce que vous m’avez ordonné ; je suis resté là comme un enfant, et j’ai enduré toute cette batterie que vous avez rangée là sur ma table. Je sais bien que vous suivez les lois de votre art ; mais, je vous le dis, s’il faut que je reste ici des heures et des jours, déchirez-moi plutôt tous ces chiffons, comme un homme que vous êtes.

« Je veux et je dois me bien porter, il n’y a point à balancer ; il faut que je me lève, quand je serais étendu au fond du tombeau ! Écoutez ! n’entendez-vous pas le canon du côté de Jutas ? C’est la retraite de notre armée ; il faut que j’y sois avant que mes soldats ne soient attaqués. Le chemin serait fermé, Adlercreutz serait fait prisonnier, et que deviendraient alors mes braves soldats ? Non, docteur, non ; imaginez un remède qui me rende dix fois plus malade demain, mais qui me mette aujourd’hui sur mes jambes !

« Le jeune docteur écoute tristement Dœbeln ; tout à coup sa noble figure s’illumine ; il étend avec calme son bras vers la table, et d’un coup il jette à terre tout ce qui la couvrait : — Eh bien ! général, dit-il, mon art ne vous retient plus ici. — Une vive rougeur colore le front de Dœbeln, il saule à bas du lit, bien que chancelant et faible. — Merci, s’écrie-t-il, mon jeune ami, vous m’avez compris ; un baiser sur votre front ; vous êtes un homme et moi aussi !

« À Jutas, la canonnade avait cessé après que la mort avait fait sa première moisson ; l’armée finnoise, prête à mourir, non plus à vaincre, était rompue, dispersée, en désordre. Une première attaque avait été à grand’peine repoussée, et Kosatschoffski rangeait son armée en bataille pour une nouvelle attaque. Un morne silence régnait dans la plaine…

« — Qui rassemblera mes bataillons épars, restes précieux de tant de victoires chèrement achetées ? Courage, force d’âme, trésors de fidélité et d’honneur, tout cela est ici, mais il manque un chef. L’homme qui alluma nos espérances au moment du danger, qui conduisit à cent belles et sanglantes batailles son brave régiment de Biœrneborg, il ne faut pas qu’il soit témoin de nos dernières heures ; ce ne sera pas lui qui conduira la marche tranquille de nos vétérans à la mort : ce sera le hasard !

« Cependant tu es là, brave Eek, nous ne l’oublions pas, toi qu’on a vu si souvent dans les champs de bataille, toi dont le nom réjouit encore la patrie, toi dont elle a pleuré le triste sort ! mais, les braves amis et toi, vous savez mieux combattre que commander ; celui qui est à présent malade, celui-là seul sait ce grand art…

« Attention ! silence ! écoutez ! Là-bas, sur la hauteur, des hurras ont retenti ; un cavalier s’est approché. Qui est-il ? Entendez-vous cette tempête d’acclamations ? D’où vient cette joie qui enivre tour à tour chaque soldat ? Les hurras volent sur la plaine par-dessus les armes étincelantes ; ils enveloppent les bataillons, s’étendent, s’accroissent et roulent, comme une avalanche de voix humaines jusqu’au fond de la vallée. Le voici ! lui et non pas un autre ; lui, le petit homme avec le bandeau au front ; lui le brave, le noble, le savant général !

« Il commande le silence. Écoutez sa voix ! Le voilà qui harangue ces soldats tout à l’heure dispersés par la lutte ; il parcourt la plaine à cheval, et les compagnies se réunissent, et les bataillons se forment de nouveau. Voici que les fusils étincellent en lignes serrées. Cette armée noire de poudre et habillée de haillons, la voilà de nouveau en bon ordre, imposante et redoutable ; elle ne songe plus à bien attendre la mort, elle demande le combat, elle veut la victoire ; un autre esprit s’est élevé sur elle et l’anime.

« Dœbeln parcourt à cheval le front de cette armée qu’il retrouve pleine de force et de confiance ; son regard perçant Interroge chaque compagnie, chaque file, chaque soldat. Pour tous, Suédois et Finnois, il est évident que de grands projets roulent dans son esprit. Il est plus mystérieux que de coutume, il est aussi moins sévère, et plus d’une fois son rude visage s’adoucit, quand il s’adresse à quelque vétéran bien connu de lui.

« Il y en avait un, dans la compagnie de von Kothen : c’était Standar, le caporal no 7. Il portait d’un côté un soulier percé ; l’autre pied était nu et ensanglanté. Quand Dœbeln aperçut le vieux soldat, il s’arrêta et fixa sur lui son triste regard : — Tu étais avec moi, dit-il, au combat de Kauhajoki. Est-ce là toute la récompense que tu as reçue pour notre victoire commune ?

« — Général, répondit le vétéran, voici le fusil que vous m’avez donné vous-même, le canon en est encore excellent, et le chien fait feu comme autrefois ; cela me suffit. Je suis mal vêtu, mais qu’importe ? je ne le suis pas plus mal que les autres, et l’habit ne fait pas l’homme, je pense : avoir des souliers ou non ne fait rien à la chose. Vous voilà, nous tiendrons ferme, et mon pied nu ne reculera pas devant l’ennemi.

« Dœheln ne répliqua pas un mot ; mais il ôta son chapeau par respect pour ces paroles d’un brave. Il lança son cheval vers la compagnie voisine ; il s’arrêta devant le tambour Norde ; c’était un vieillard de quatre-vingt-huit ans : son bras raidi par l’âge n’exécutait plus les roulemens avec agilité ; mais, bien qu’on s’en aperçût quelquefois à la parade, quand le canon grondait, il se tenait bien en ligne. — Camarade, lui dit le général, n’en as-tu pas assez de battre la caisse, et n’y a-t-il pas ici quelque jeune homme pour te remplacer ? — Le vieux brave entendit avec quelque dépit ces paroles : — Général, dit-il, je suis devenu vieux, c’est vrai, et de roucouler comme un enfant, cela m’est difficile ; mais le tout est d’avoir de la force dans le bras. Commandez, comme autrefois Armfelt : En avant, marche, tambour battant ! Et le vieux Norde fera son roulement, pas très vite peut-être, mais dur et ferme !

« Dœheln sourit, et il tendit la main au compagnon du brave Armfelt. Arrivé sur les bords du fleuve, il rencontra les volontaires. Il remarqua dans leurs rangs un jeune homme récemment tiré de la charrue ; son visage était pâle. Dœheln, arrêtant son cheval, lui dit d’un ton brusque : — Qui es-tu, paysan ? N’as-tu point encore appris à mépriser la mort ? Ta joue est pâle comme la neige ; as-tu peur ?

« Le jeune homme se redressa, déchira sa chemise tout usée, et fit voir à nu la blessure qui traversait sa poitrine ; le sang rouge comme la pourpre en jaillit de nouveau. — J’ai reçu cette blessure, général, dans le dernier combat ; j’ai perdu trop de sang, je le crois, et c’est pour cela que mes joues n’ont pas repris leurs couleurs ; cependant je puis encore peut-être compter parmi les braves. J’étais un peu abattu, c’est vrai, mais je vais essayer mes forces : j’en ai retrouvé de nouvelles, général, depuis que je vous ai vu.

« Le fier Doebeln versa une larme. — Eh bien donc ! s’écria-t-il, marchons en avant ! J’en ai vu assez, et le retard peut nuire. La journée sera bonne : ce sera la journée de Dœbeln, et notre moisson est mûre. Allez, monsieur l’aide de camp, courez là-bas, sur la hauteur, traversez la plaine, côtoyez la lisière du bois, parcourez tout le front de l’armée, et commandez partout qu’on se porte en avant. Ce n’est pas ici, c’est un peu plus loin que nous essaierons nos épées : avec une armée comme celle-ci, on peut défier le monde ; on n’attend point l’attaque, on attaque soi-même.

« Sur toute la ligne retentit bientôt ce cri : En avant ! en avant, pour vaincre ou mourir ! La voix du caporal Standar couvre les autres, comme un tonnerre ; le vieux Norde bat du tambour dur et ferme, et le jeune paysan, avec sa poitrine déchirée, marche bravement dans la plaine qu’il arrose de son sang ; à leur tête est Dœbeln, à cheval, l’épée hors du fourreau… - Avant la nuit, les Russes étaient écrasés, Adlercreutz était sauvé, — le chemin lui était ouvert.

« Les bataillons avaient déjà quitté la plaine, mais sur le champ de bataille, dans le silence et la paix du soir, restait un homme ; à ses côtés, il avait attaché son cheval ; il se tenait là seul, sur la sinistre plaine, parmi les morts et les débris qui jonchaient la terre sanglante. Les cris de la victoire retentissaient au loin, mais l’homme pâle contemplait paisiblement le ciel, et bientôt ces paroles tombèrent de ses lèvres : — Un devoir est rempli, voilà mes compagnons vainqueurs. Il est un autre devoir, et qui me regarde aussi. On m’appelle le libre penseur, et je m’en fais gloire : né libre, je pense librement ; mais je sais bien que de quelque côté que ma pensée ait marché, elle t’a cherché sans cesse, elle n’a rencontré que toi seul, ô toi, dont la seule volonté trace toutes les voies humaines ! C’est toi que je regarde en levant les yeux au ciel. Ici où la mort seule peut voir, de son regard qui s’éteint, je puis sans témoin t’adresser ma reconnaissance.

« À l’heure où nos espérances étaient ensevelies dans de profondes ténèbres, tu m’as rendu ma patrie et mes amis. O toi, à qui rien n’échappe, vois ce que je ressens ; ne sais-je pas apprécier tes bienfaits ? — Que l’esclave devant son Dieu s’abaisse dans la poussière, je ne sais pas me courber, je ne sais pas mendier ; je veux me dresser joyeux devant loi, le front découvert et le cœur en feu ; c’est là ma virile et libre prière.

« Tu m’as donné la force de précipiter invinciblement les bataillons ennemis ; mon corps était brisé et mes bras tremblans ; que pouvais-je donc par mes propres forces ? et pourtant j’ai vaincu ! L’armée de Finlande était cernée, entourée de toutes parts ; à présent, le chemin est ouvert devant elle, je lui ai frayé le passage, c’est toi, toi seulement qui nous as tous sauvés. Mon Dieu ! mon frère ! de quelque nom que je l’appelle, toi qui nous donnes la victoire, je te remercie !

« Ainsi parlait cet homme ; puis ses yeux s’abaissèrent ; il sauta sur son cheval et bientôt disparut. Les ténèbres couvrirent la terre, et les larmes de la nuit humectèrent la moisson ténébreuse de la mort. O patrie ! qui devinera les destinées ? Est-ce le bonheur, est-ce la dure nécessité que recèle ton avenir ? Il n’importe : pendant tes jours de triomphe ou tes jours de misère, tu conserveras éternellement, comme l’un des plus beaux parmi tes souvenirs, celui de la journée de Dœbeln. »

Si nous avons réussi à donner quelque idée du poème de Runeberg, on peut concevoir que le général Drebeln soit devenu, grâce sans doute à son courage, mais aussi grâce au poète, un des héros populaires du Nord. Il en est de même du rusé Sandels, du courageux Otto Ficandt, chantés aussi par Runeberg. La version allemande de Mme Meves a été composée à Stockholm, au milieu des émotions que le nom de la Finlande réveille en ce moment dans les cœurs suédois. Une version anglaise vient de faire connaître ces chants à Londres. Des traductions françaises se préparent en même temps à Goettingue et à Paris. Que de sympathies en effet ne mérite pas cette terre de Finlande, l’un des berceaux les plus vénérables de notre vieille Europe, et qui semble appelée à devenir, mais pour peu de temps sans doute, un des principaux théâtres de la lutte engagée entre l’Occident et la Russie !


Stockholm, 10 août 1854


A. GEFFROY.


V. DE MARS.


  1. Le général Doebeln, héros de ce poème, avait été blessé grièvement au front à une bataille précédente, et le célèbre docteur Bjerkén avait heureusement pratiqué sur le général l’opération du trépan ; Dœbeln portait depuis lors un bandeau sur le front.