Chronique de la quinzaine - 31 août 1849

Chronique n° 417
31 août 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1849.


Des mots, des mots et toujours des mots ! Il est convenu que nous ne pouvons pas vivre sans les rumeurs de coulisse et sans les discours d’apparat. On aurait voulu croire que les vacances de l’assemblée législative seraient une occasion de trêve pour cet infatigable parlage, incessamment défrayé par les mille et une questions de personnes auxquelles les révolutions ne nous empêchent pas de rester abonnés. On avait aussi quelque raison d’espérer que, l’arène parlementaire une fois vide, on ne retomberait pas tout de suite dans le spectacle décidément monotone des tournois oratoires, et, pour si amoureux qu’on fût des grands morceaux d’éloquence, on n’était pas fâché de reprendre haleine. L’éloquence nous poursuit ; le congrès de la paix est venu remplir l’entr’acte que notre machine représentative nous laissait par grace, et nous avons été soumis à jouir de ses bruyans exercices. Puis, en même temps que la faconde humanitaire retentissait à nos oreilles et nous prophétisait une harmonie universelle, nous entendions circuler, dans des régions beaucoup plus terrestres, ces aigres bruits de discorde et d’inimitié politique qui, sous tous les gouvernemens, à travers tous les âges, se sont appelés et s’appellent des bruits de couloir : — Le ministère tiendra-t-il ? — Le ministère s’en va ! — Le ministère est parti ! — Quand on a répété ces bruits-là durant un nombre suffisant de jours ou de semaines, quand on est arrivé à les répéter sur un mode suffisamment aigu, on a chance d’obtenir ce qu’on nomme une crise, c’est-à-dire ce précieux moment pendant lequel, le pays ne sachant plus qui le conduira demain, chacun est libre d’imaginer qu’il doit aujourd’hui se charger de conduire. Ne fût-ce qu’aujourd’hui seulement, on aura du moins eu son tour : il n’y a que les amis de la paix dont l’enthousiasme soit de taille à travailler pour l’éternité. Les vigoureux champions qui embouchaient les trompettes de la salle Sainte-Cécile n’ont pas manqué sans doute de prendre en pitié les échos un peu criards qui leur disputaient l’attention du public. Ils n’auront pu supposer que des malices de journalisme occupassent les esprits avec de petites combinaisons de cabinet, lorsqu’ils apportaient enfin la bonne nouvelle, lorsqu’ils annonçaient les vastes combinaisons de la société bienheureuse du monde futur.

Nous abandonnons le développement de ce contraste aux amateurs d’antithèses (ils étaient assez représentés dans le congrès), et, pour parler net, nous confessons enfin n’avoir rien trouvé de très sérieux dans ce double intermède qu’on nous a joué depuis la prorogation. Des ébats triomphans de la déclamation philanthropique, des réquisitoires anti-ministériels d’une certaine partie de la presse politique, Nous n’apercevons pas qu’il soit sorti beaucoup plus que du vent et du son, verba et voces. Il ne faudrait pas cependant que l’on veut toujours là-dessus. Ces choses-là se passent, il est vrai, dans une sphère plus ou moins étroite, où l’on a des maladies spéciales, une fièvre à part, des vanités et des ambitions chauffés en serre-chaude. On peut s’y permettre plus d’une pointe d’humeur ou plus d’un caprice de popularité avant que le gros du pays, qui n’entre pas dans le cénacle, s’intéresse beaucoup à ce qui s’y remue ; mais il est aussi telles circonstances ou le gros du pays lui-même a la fibre assez susceptible pour ressentir des contre-coups qui, en des temps plus calmes, ne l’auraient pas même effleuré.

Que les amours-propres et les esprits faux s’étalent à plaisir en copiant à grand orchestre le vieux thème du bon abbé de Saint-Pierre, le dommage n’irait pas loin, si l’époque était ordinaire ; aujourd’hui, qui vous répond que votre organisation de la paix, traduite par vous-même en un cri contre l’impôt, ne sera pas une devise de guerre, comme le fut à son heure l’organisation du travail ? Est-ce là ce que vous voulez ?

Que les inévitables dissidences qui séparent les caractères aboutissent à des refroidissemens trop âcres entre les membres d’un même parti, que la diversité des points de vue déchire en plusieurs fractions les défenseurs d’une même cause, que les nuances formées dans une même couleur jurent presque aussi durement ensemble que les couleurs les plus contraires : tout cela n’a rien de très nouveau ; c’est de la sorte qu’on a pu réussir à constituer depuis des siècles les ministères de rechange, et nous croyons qu’il en faudra toujours. L’homme est ainsi fait, que rien ne l’irrite et ne lui donne envie d’être à la place de son voisin, comme de l’y voir trop long-temps. C’est une grande raison pour un système de descendre du pouvoir, que de n’y pas appeler beaucoup de gens l’un après l’autre ! On leur laisse par là trop de loisir pour se différencier, et l’on a plus de peine ensuite, quelquefois même on ne réussit plus du tout à se les assimiler. Ces vérités admises, en faut-il conclure que le moment soit bien choisi pour vouloir dans les conseils de l’état une succession trop rapide de joyeux avènemens, pour solliciter, pour exiger des abdications, sans être bien assuré d’avoir les successeurs tout prêt sous la main ? — L’opinion conservatrice, qui a repris enfin son empire, se sera-t-elle affermie davantage au cœur du pays, quand, sur des griefs de détail, elle aura récusé d’une manière éclatante tel ou tel d’entre ceux qui jusqu’ici lui appartenaient au meilleur titre ? Cette masse compacte, rangée sous le drapeau du parti modéré, ce grand corps des citoyens laborieux et paisibles, qui fait la vraie France, aura-t-il plus de foi dans la stabilité, sans laquelle il ne peut vivre, quand, à chaque instant, de sourdes obsessions viendront lui insinuer que les dépositaires de sa confiance le trahissent abominablement ? — Mais, direz-vous peut-être, vous à qui nous parlons, la patrie est en le tocsin ! — Eh bien ! nous vous demandons seulement de ne pas sonner avant l’ordre. Pourquoi donc êtes-vous si pressés ?

On sait l’histoire de ces chevaliers anglais qui allèrent un jour tuer dans son église le saint archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket. Le roi Henri II s’était écrié : Ne serai-je jamais délivré de ce clerc ? On le prit au mot par excès de zèle, on crut obéir quand il ne commandait pas, et il est très certain que ces ardens serviteurs dépassèrent de beaucoup l’intention de leur maître en l’exécutant à leur guise. Nous ne sommes plus à l’époque des dévouemens féodaux, mais il y a toujours des gens qui entendent les choses au pied de la lettre, et qui en font trop par bonne envie de mieux faire. Les personnes considérables ont naturellement des boutades et des vivacités que leur prudence réduit à propos dans les occasions où elles seraient déplacées ; elles n’ignorent pas que la mauvaise humeur n’est point de la politique, et elles ne se la permettent que lorsque la politique n’est plus en question. Encore leur mauvaise humeur ne va-t-elle jamais au-delà du bon sens, et, pour être piquante, elle n’en est pas moitis raisonnable. Il arrive malheureusement quelquefois qu’en s’abandonnant ainsi à toute la sincérité de leurs jugemens sur les hommes ou sur les choses ces personnages sont écoutée par des esprits qui ne distinguent point toujours à temps un accès d’impatience d’une inspiration gouvernementale. Il est souvent difficile, dans les grandes situations, de conduire ses sous-oeuvres et d’empêcher qu’ils ne prennent les devans sur vous. Le sous-oeuvre est un des plus fréquens embarras d’une haute carrière politique. Il n’y a qu’une manière, pour un sous-oeuvre, d’élargir sa place et d’accroître son importance extérieure : c’est de distancer ceux dont il relève, afin d’avoir l’air de fonctionner tout seul. Le sous-oeuvre dépasse constamment la ligne de vos sentimens et de vos idées. Vous avez de ces rancunes permises dont la vie est semée, il se donne en votre honneur des haines implacables ; vous indiquez des tendances mauvaises dans la direction des affaires, il découvre des abîmes ; vous vous plaignez des maladroits, il crie à la trahison ; vous murmurez, il tempête.

Il y a probablement un peu de tous ces élémens-là dans l’ouragan soulevé depuis la clôture de l’assemblée contre quelques membres du cabinet ; cet ouragan sort en effet ou paraît sortir d’un coin de la majorité. C’est sur M. Dufaure et sur M. Passy qu’il s’est particulièrement abattu. Nous devons dire, pour être vrais, en quoi l’un et l’autre prêtent peut-être à l’assaut.

M. Dufaure, dont personne n’honore plus que nous le caractère, est cependant, par ce caractère même, non pas en dehors, mais à côté, mais, en arrière du mouvement qui emporte aujourd’hui l’opinion. On se rappelle sans doute que M. Dufaure refusa catégoriquement son adhésion à cette triste propagande des banquets qui devait amener la chute de la monarchie. Nous n’évoquons pas ce souvenir pour gêner le républicanisme de M. le ministre de l’intérieur ; c’est au contraire notre point de départ pour l’expliquer. Il est des esprits moyens qui aiment à se tracer une conduite dans laquelle ils ne pas avec tout le monde ; ils se rassurent ainsi eux-mêmes contre la crainte de ne plus s’appartenir, et cette crainte est chez eux assez vive pour se manifester jusque dans les résolutions qu’ils peuvent légitimement attribuer à des motifs plus hauts. Avec la juste conscience du péril où les banquets mettaient la constitution de 1830, M. Dufaure avait en même temps, pour s’abstenir, cette raison majeure, qu’il était ainsi de l’opposition mois que personne, tout en n’étant pas davantage dans les eaux du ministère.

Voilà comment on joue au tiers-parti. Aussi, quand est venue la république, cette ancienne opposition, dont M. Dufaure n’était guère, ayant été sur le coup décrétée de monarchisme, il a eu exception pour lui, parce que, comme il n’avait pas été très engagé dans la lutte des derniers temps, il ne se rendait, pour ainsi dire, presque point solidaire d’aucune des fractions vaincues toutes ensemble par ces vainqueurs trop inattendus du 24 février. Il a ressenti beaucoup moins la blessure de cette victoire, parce qu’il était beaucoup plus à distance de la partie qu’on avait livrée. Or, cette blessure est encore saignante au cœur de la France ; on pardonne à la république, mais on ne se pardonne pas à soi-même la façon dont on l’a subie, et, tout en acceptant le lot qui nous était envoyé par la Providence, on ne s’est point résigné du tout à chérir ceux qu’elle avait choisis pour nous l’apporter. Très naturellement, très loyalement, M. Dufaure n’a pas pu trouver ces instrumens de la Providence aussi désagréables qu’ils devaient l’être à bien d’autres. De là ces nominations qui nous causèrent à nous tant de peine, à lui tant de tort, le lendemain même du jour où il entra dans les conseils du général Cavaignac M. Récurt à l’Hôtel-de-Ville, M. Gervais de Caen à la police. De là plus d’un ménagement inopportun pour des antécédens qui choquent davantage la majorité du pays à mesure que la fierté lui revient. M. Dufaure, n’ayant pas été conquis avec tout le monde, n’est jamais tenté de faire un crime à qui que ce soit d’avoir été au nombre des conquérans. C’est cependant un grief très populaire en France à l’heure qu’il est : M. Dufaure ne le partage pas assez complètement. Le point de divergence par où le pays pourrait, à un jour donné, se séparer de sa direction, est là et non ailleurs ; car M. Dufaure ne saurait être moralement suspect de temporiser ou de transiger avec ce qui serait un péril sérieux pour l’ordre ou pour la société. Il n’a reculé devant aucune des rigueurs d’une répression nécessaire ; il ne reculera point devant celles qu’exigeraient encore les circonstances. Ce n’est peut-être pas assez pour réconcilier l’impartialité trop générale de ses affections avec la vivacité passionnée du sentiment actuel ; mais il n’en devrait pas tant falloir pour lui épargner les attaques absurdes de ceux qui prétendent textuellement l’accoler bientôt à M. Ledru-Rollin dans la nomenclature des démagogues.

La situation de M. Passy n’est pas très différente de celle de son collègue ; il existe contre lui des répugnances analogues : on lui en voudrait presque de nous suggérer des procédés financiers qui ne soient pas tout-à-fait les plus vieux qu’on connaisse, tant on a horreur d’en avoir expérimenté naguère de trop neufs. M. Passy est un économiste, et nous avons si durement payé les folies de la mauvaise économie politique, qu’on ne se résout plus à croire qu’il n’y ait point dans la bonne elle-même de dangers et de piéges. M. Passy ne s’est pas caché qu’il ne lui déplairait point de modifier des impôts essentiels dans un avenir plus ou moins rapproché ; il propose de toucher dès à présent à la caisse d’amortissement, de suspendre l’effet de la dotation dont elle jouit, d’annuler sa réserve ; il a pris enfin la lourde responsabilité d’introduire chez nous l’income tax, et il demande 1 pour 100 sur tous les revenus particuliers. Ce sont bien des nouveautés à la fois en un pays à qui la nouveauté vient de coûter si cher. On peut les croire intempestives, on peut, avoir contre elles des objections très fondées. Ainsi nous pensons qu’il n’y aura jamais eu de perception plus odieuse en France que celle qui voudra frapper sur le revenu, et nous doutons qu’elle s’y acclimate, malgré l’exemple de l’Angleterre. Les informations qui nous viennent de la province nous montrent partout, à ce sujet-là, l’anxiété la plus vive, la répulsion la plus énergique. On n’a pas oublié les cruelles difficultés que des interprétations malveillantes suscitèrent dans quelques localités contre le recensement de 1841. On avait persuadé aux pauvres gens de l’Auvergne qu’on allait visiter leurs maisons et compter leurs chemises pour imposer en proportion leurs humbles ménages. Ce fut cette méprise qui les jeta comme des furieux au-devant des baïonnettes. Il ne serait pas besoin de s’éloignez si fort de la vérité pour expliquer ainsi aux récalcitrans l’impôt inscrit dans le projet de budget de 1850. L’impôt est l’une des matières ou il sied le moins d’être en coquetterie avec la popularité. La popularité est là plus que partout ailleurs un souffle factice. C’est en vue de la popularité qu’on s’est attaque jadis à l’impôt du sel et à l’impôt des boissons. On nous écrit aujourd’hui de Bretagne que paysans, pêcheurs et bourgeois seraient décidés vingt fois à payer derechef l’impôt du sel plutôt que d’avoir à souffrir l’impôt du revenu. Nous craignons que M. Passy ne juge au contraire le premier trop impopulaire pour songer à le rétablir, et le second trop favorable pour songer à l’écarter. Nous aimerions mieux qu’il se décidât par des considérations plus spéciales : il courrait moins risque de se tromper ; mais pour parler ainsi fort à notre aise de ses combinaisons financières, nous n’en trouvons ni plus habile ni plus juste la polémique excessive qui entreprend de nous représenter M. Passy en socialiste, comme M. Dufaure en montagnard. À combattre ainsi les gens, on les sert et l’on se nuit.

Il est encore au sein du parti modéré des polémistes avec lesquels nous ne tenons pas à nous confondre. Nous avons montré, Dieu merci, en temps utile le dégoût dont nous saisissait cette anarchie sans grandeur qui a failli submerger l’Europe avec la France. Nous avons flétri partout où nous l’avons rencontrée cette agitation stérile et funeste qui est le chef-d’œuvre universel de la démagogie, mais nous l’avons flétrie surtout, parce qu’elle était la mort des libertés sérieuses et des nationalités sincères. Nous n’en sommes pas plus disposés, nous le déclarons, à nous associer au retour extrême qui pousse des esprits sans règle et sans retenue à caresser dans l’avenir le triomphe de la vieille politique absolutiste, comme si ce triomphe pouvait jamais être celui de la nôtre. Nous n’avons soutenu ni Garibaldi ni Mazzini à Rome, nous avons maudit le radicalisme en Piémont, à Bade, à Dresde, à Vienne, à Berlin ; mais nous ne voyons pas ce que la France gagnerait et pourquoi elle se réjouirait, si le désordre européen de 1848 ne devait céder la place qu’à l’ordre européen de 1816 et de 1820. Nous savons au contraire, nous sentons au fond de l’ame qu’à cette substitution pure et simple nous perdrions sûrement la France de 1830 elle-même, et c’est une date que nous ne voulons pas perdre ; nous ne le voudrons pas du moins tant qu’il y aura place pour ces frêles vouloirs humains dans la bagarre où nous tourbillonnons.

Comme aussi nous ne pouvons nous accoutumer à voir jeter la pierre aux fortes institutions qui ont fait jusqu’ici l’unité intérieure et la vigueur concentrée de notre pays. Nous sommes d’avis que Paris a trop pesé sur la province, et souvent par la faute de la province ; nous avons toujours dit que les conseils-généraux de nos départemens étaient appelés à devenir la base d’une régénération vraiment nationale, non pas en créant une existence particulière pour chaque chef-lieu, mais en éveillant dans chacun une notion plus directe, une jouissance plus intelligente de cette vie commune, qui devrait circuler partout. Nous ne sommes donc pas d’humeur à prêcher, comme c’est aujourd’hui la mode, qu’il appartient désormais aux localités de réagir violemment sur le centre, où elles sont déjà représentées par une assemblée législative. Ce fractionnement, cet éparpillement de la souveraineté sur toute la surface du territoire français nous paraît une anarchie de plus vieille date, mais d’aussi mauvais effet que l’usurpation révolutionnaire de cette même souveraineté commise, selon le rite moderne, par une poignée d’émeutiers dans un angle de carrefour. Nous allons passer, à ce compte-là, pour des libéraux de l’espèce étroite, pour des politiques incomplets et bâtards ; nous prenons notre parti de déchoir dans l’opinion de ceux qui nous auraient supposé plus de profondeur ; le temps approche où il est bon que chacun soit à son rang et non pas à tel autre qu’on pourrait lui prêter.

Oui, nous l’avouons même, nous sommes très convaincus que nos idées de 89 périclitent par plus d’un endroit, que notre ancien constitutionalisme n’était pas inébranlable sur sa base ; nous apercevons cruellement ce qui manque à la solidité de notre édifice. Nous nous humilions donc dans notre tristesse ; nous n’adorons plus avec la même confiance, mais nous n’en sommes pas à briser ce que nous adorions, pour adorer ce que nous avions brisé. Les apôtres qui nous sollicitent à nous convertir ne nous mettent pas le moins du monde en goût de conversion. Ecoutez-les plutôt dans leur sagesse ; la leçon n’est pas longue : « Les Russes vont s’entendre avec la Prusse et l’Autriche ; le cordon sanitaire du haut conservatorisme européen va resserrer de plus en plus la France ; d’ici à deux mois, il ne restera ni assemblées délibérantes ni libertés publiques, soit en Piémont, soit en Allemagne, soit en Prusse ; hourrah ! Quant à la France, les conseils-généraux, envahissant les grands rôles, se constitueront en autant de foyers politiques qu’il y a de départemens, et l’on verra bien finir alors l’odieuse centralisation ! » Que verra-t-on finir encore, demanderons nous ? Qu’importe ? On écrit ce bon français quelque part trois ou quatre fois la semaine ; on signe un diplomate, un homme d’état, et tout est dit. Ce n’est pas encore de quoi nous séduire.

Les vrais hommes d’état cependant, ceux qui nous restent, se tiennent beaucoup plus tranquilles. Ils ne veulent pas voir de si loin, et ils ne se réjouiraient pas si fort de contempler tout cet éboulement en perspective. Ils laissent aux ardelions, aux faiseurs et aux esprits pointus ce patriotisme équivoque, ces combinaisons à vague portée, ces espérances extraordinaires, cette méditation turbulente dans le vide ou dans le mal. Ils connaissent trop la mobilité des événemens et la banalité des affections populaires, pour ne pas savoir que la meilleure manière d’être utile à ce pays-ci, c’est de lui faire tout le bien qu’on peut en raison du goût qu’il a pour le quart d’heure où l’on est. Les révolutions lui viennent si vite d’elles-mêmes, que ce n’est pas la peine de les lui préparer ; mieux vaut s’appliquer en conscience dans les intervalles à guérir les maux qu’elles amènent. Il nous semble que ce soit là toute la politique de ces personnes éminentes auxquelles la France se reporte toujours, quand elle se préoccupe du soin de son salut. M. Thiers, M. Molé, M. le duc de Broglie, M. Berryer lui-même, gardent sans doute des prédilections et des souvenirs. Qui est-ce qui jurerait maintenant que ce qui existe aujourd’hui existera demain ? Mais il est plus pratique, plus digne d’intelligences droites et actives de travailler patiemment à guérir aujourd’hui le mal par la médecine ordinaire, plutôt que de renvoyer à demain pour fabriquer un miracle. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces personnes-là ne conspirent pas (le mot est revenu comme au temps de Pitt et Cobourg), et quand à la queue de tous les partis on se rejette réciproquement cette niaise accusation de complot, il est du moins consolant de voir la sérénité qui règne à la tête. M. le duc de Broglie est à son conseil-général, M. Thiers se repose à Dieppe dans ses études favorites, M. Molé a bien voulu tranquilliser par un billet spirituellement ironique les faiseurs de nouvelles qui s’inquiétaient de le voir si retiré dans sa maison de Champlâtreux. Enfin, M. Berryer déplore assurément, avec la dignité même du silence où il a su se renfermer, les escapades puériles des néophytes maladroits qui compromettent à plaisir sa vieille cause.

Nous avons un respect véritable pour l’opinion dite légitimiste ; nous la considérons comme un des grands élémens d’ordre et de sécurité qui restent encore à notre malheureux pays ; elle offre par elle-même à la société des garanties qui ne seront jamais plus estimées ni plus précieuses que lorsqu’on ne soupçonnera point en arrière de vues intéressées. Telle est en effet la condition singulière du parti presque entier, qu’il peut exercer une influence capitale en toutes choses, tant qu’il ne prétend point l’accaparer pour l’avènement exclusif de son drapeau. La France lui permet, et de bonne grace, de peser d’un grand poids dans toutes les questions fondamentales qui intéressent la religion, la famille, la propriété ; elle sent d’instinct, aujourd’hui plus que jamais, que les traditions sur lesquelles ce parti repose lui sont comme un lest nécessaire au milieu du flux et du reflux de ses tourmentes. Contre l’empire arrogant des théories absolues qui naissent et disparaissent avec ses orages, la France en masse ne répugne pas à s’appuyer sur ce qu’il y a d’éternellement vrai dans les doctrines traditionnelles, dont les légitimistes se croient par excellence les interprètes et les gardiens ; mais que les mêmes hommes prononcent un nom, rêvent tout haut un changement politique plus à leur convenance, aussitôt le charme est rompu. Ceux auxquels on aimait à se recommander dans l’intérêt social de tous, on s’en éloigne, on les repousse dès qu’on les voit au service de leur propre intérêt politique. Il ne s’agit pas de discuter si cela est équitable ; il a seulement à dire que la France est ainsi faite, et il y a sans doute de raisons à cela.

On sait donc un gré infini aux légitimistes d’être un parti contemplatif : ils gagnent même par là beaucoup de gens à leur contemplation ; ils ont mis et mettront toujours tout le monde contre eux, lorsqu’ils voudront être un parti actif. Voilà ce qu’on n’ignore pas, quand on a blanchi sous le harnais comme M. Berryer, et l’on se conduit, soi et les siens, en conséquence. Que fait-on au rebours, quand on débute en aventurier dans la carrière, quand on a la fatuité d’apporter les illusions de son écritoire dans le maniement des réalités, quand on méprise ou qu’on calomnie la prudence d’un guide éprouvé pour se lancer en casse-cou à travers l’inconnu ? Alors voici ce qu’on fait. On organise une concurrence aux excursions anglaises de l’office des chemins de fer ; on amasse des souscripteurs, non plus pour un train de plaisir, mais pour un voyage sentimental, féodal et national ; on se donne le ridicule de colporter dans les hôtels d’une méchante ville de bains une caravane de pèlerins à tant par tête. Puis arrivent les présentations, et là commencent les candides niaiseries dont la France a ri tout de suite en 1815. Toujours le même style et les mêmes mignardises : de bons artisans qui apportent des fleurs, des fleurs en motte, s’il vous plaît, et qui ne se sont point fanées en route, tant le cœur les a soignées : il n’y a de pareil que les villageois de Sedaine.

Non, nous nous trompions : le venin du mal moderne a pénétré jusque dans ce conciliabule patriarcal. Si nous en croyons ses historiographes, on s’y est paré d’un certain semblant de socialisme honnête en vue directe et pour la plus grande joie de celui qui ne l’est pas. Il n’est jamais mauvais d’avoir des amis partout. Nous nous plaisons à croire que cette fâcheuse publicité aura contrarié beaucoup un jeune prince qui s’était jusqu’ici communiqué plus discrètement : il est toujours assez maussade de se laisser devenir un héros malgré soi. De telles frasques ne sont point la vie sérieuse d’une opinion ; elles la gâtent par un faux brillant qui n’est plus de ce siècle. Nous voulons plus de simplicité, plus d’utilité dans les efforts mêmes qu’on tente pour ne pas être oublié du monde. Dans notre époque oublieuse, dont les flots pressés emportent tout si vite, c’est un perpétuel problème à résoudre que de se maintenir en quelque sorte à fleur d’eau. Chacun y travaille comme il l’entend.

Si les esprits graves ont comme les autres ce besoin d’entretenir d’eux-mêmes la mémoire publique et de se rappeler à l’attention fugitive de ce temps-ci, ils la défraient au moins d’une manière profitable. Nous aimons à retrouver sur notre chemin des hommes de gouvernement, même lorsqu’ils ne sont plus au pouvoir, et nous ne leur reprochons pas de ne point perdre l’occasion de se manifester. Aussi avons-nous lu avec un vif intérêt le discours prononce par M. Faucher à Limoges. M. Faucher expose franchement et rudement l’état du pays tel que l’ont fait les fautes qui ont précédé, les folies qui ont suivi 1848 ; ce sont des paroles courageuses de plus : il y en a beaucoup comme cela dans la carrière de M. Faucher, et il n’y en a jamais de trop par le temps qui court. Nous devons une mention particulière aussi au récent travail de M. François Delessert. Président de l’assemblée générale des directeurs et administrateurs de la caisse d’épargne de Paris, M. Delessert était appelé par ses fonctions mêmes à présenter un rapport sur les opérations de l’année 1848. Ce rapport est un document précieux par la clarté avec laquelle il expose tous les mérites de cette grande institution populaire, toutes les épreuves qu’elle a subies au contact violent des prétendus amis du peuple. Il est digne de la philanthropie de M. Delessert d’espérer une prompte renaissance des caisses d’épargne, et c’est a lui plus qu’à personne d’y contribuer ; ce bien-là se fait sans bruit.

Nous ne pouvons pourtant pas quitter la plume avant de parler encore un peu des grands hommes de la salle Sainte-Cécile ; nous tenons à dire de quelques-uns notre sincère avis, car s’ils veulent, eux aussi, beaucoup de bien à l’humanité, ce ne sont pas du moins des bienfaiteurs modestes. Nous commençons d’abord par déclarer que nous serions désolés de penser le plus petit mal possible des hôtes étrangers fêtés par les amis de la paix, dont nous étions nous-mêmes pourvus chez nous sans le savoir. Nous avons étudié dans un esprit de révérence tout mêlé d’attendrissement les visages imperturbables de ces honnêtes quakers qui venaient si bravement, de l’autre côté de l’Atlantique, applaudir avec leurs chastes moitiés des discours qu’ils ne comprenaient pas. La foi qui les transportait aurait assurément mérité qu’une nouvelle Pentecôte leur donnât le don des langues. Sérieusement, ces gens-là ont la foi ; les sont point ridicules. Pour ridicule, ce n’est pas non plus M. Cobden qui le serait ; car s’il n’a pas précisément la même candeur que les philosophes pacifiques de Bruxelles et de Philadelphie, s’il ne baise pas aussi dévotement la devise de l’évangile de Penn : Beati pacifici. — Cedant arma togœ, M. Cobden sait bien ce qu’il fait, et il ne fait pas des phrases pour des phrases C’est cela seulement qui est ridicule, et à ce titre nous avons à nous seuls, dans le congrès, accaparé pour notre nation tout ce que la matière en pouvait contenir.

L’Angleterre a du bonheur avec ses excentriques ; les folies qu’ils font ou les hardiesses qu’ils osent, comme on les voudra nommer, profitent toujours par un bout ou par l’autre à la mère-patrie. Ils ne s’écartent, en petit ou en grand, de la ligne ordinaire que pour mieux tourner les choses à son avantage, et, que l’on soit Pritchard ou Cobden, l’Angleterre ne perd jamais à vos coups de tête. L’excentricité ne se donne pas ordinairement en France cette destination patriotique ; elle consiste par excellence à s’adorer soi-même, et l’on n’a jamais l’air si excentrique que lorsqu’on est le plus uniquement occupé à cultiver sa gloire. Le bureau du congrès de la paix était un ardent foyer de ce culte par trop personnel que recouvre si mal le néant des mots. Comment ne pas démêler à cette tribune, où personne n’était à sa place, le but intime de cette propagande où chacun à son tour apportait la majesté de son verbe ? M. Hugo voulait être M. Hugo ; quoi de plus grand quand on est toujours cela et qu’on le montre toujours ? M. Coquerel a besoin de rester député : M. Deguerry aspire à l’être, et nous regrettons tous les sacrifices qu’il fait à cette trop visible ambition. Il n’y avait là, en vérité, qu’un homme parfaitement désintéressé de lui-même, c’était M. Jean Journet. On ne l’a pas voulu laisser parler quelle pruderie ! En revanche, on a joui d’un merveilleux accès d’éloquence. En entendant un simple ouvrier improviser, le publiciste (le fameux publiciste que vous savez) a déclaré qu’il se révoltait contre lui-même, il a froissé dans sa main son manuscrit, désormais inutile, et comme un cavalier qui saisit violemment la selle d’une cavale indomptée, il a victorieusement frappé du poing la croupe de la tribune soumise. L’auditoire tout entier a applaudi. »

C’est dans cette langue et sur ce ton que l’on a célébré les splendeurs du grand congrès d’où doit sortir la paix organisée que chantera M. Hugo. C’est comme cela qu’on écrit aujourd’hui les actes des apôtres. Et pendant que M. Hugo attache à son métier de poète le beau canevas dont on l’a gratifié, pendant que sa muse complaisante y brode les couleurs de l’arc-en-ciel, nous voyons, nous à notre sombre horizon, la guerre affreuse qui s’approche, la Russie pesant sur l’Autriche du poids de sa victoire de Hongrie, l’Autriche maîtresse à Venise de la seule insurrection qui eût toujours été pure, l’Autriche et la Prusse réunies menaçant la Suisse, l’Europe en armes, et la France en attente !


— Les sympathies que nous n’avons cessé d’éprouver pour la Grèce nous ont fait apprendre avec un vif regret que les agitateurs de l’Italie centrale, aujourd’hui sans emploi, paraissaient vouloir transporter leur funeste industrie à Athènes. Au milieu des révolutions du monde, nous nous félicitions sincèrement de voir le dernier venu des états européens demeurer à l’abri des secousses qui ont si profondément troublé les autres peuples. Nous espérons encore que la Grèce saura résister à des séductions fatales et que la poursuite d’un avenir chimérique ne lui fera pas perdre les avantages qu’une lutte de dix années ne lui eût point assurés sans l’intervention bienveillante de l’Europe. Quoi qu’il en soit, des réfugiés italiens et hongrois se trouvent à Athènes, et leur influence y a déjà produit des résultats regrettables. Quelques scènes scandaleuses ont éclaté dans les rues. Des mannequins représentant l’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et Pie IX, ont été brûlés publiquement, et le même honneur a été fait à un journal grec, le Siècle, qui avait osé mal parler du dictateur Kossuth. Les Grecs, au fond, se soucient assez peu des Italiens et des Hongrois, mais ils se persuadent volontiers qu’un désordre général en Europe leur laisserait les mains libres, et faciliterait leur marche vers Constantinople, ce but éblouissant de leurs rêves juvéniles. Ce sentiment, il faut le dire, ne repose sur rien de solide. La vérité historique est là ; sa date n’est pas ancienne, et, pour qui s’est occupé un peu sérieusement de la question grecque, il n’est pas douteux qu’en dépit de nobles efforts, les Hellènes, divisés entre eux sous le feu même de l’ennemi, épuisés par la guerre civile autant que par leur lutte contre les Turcs, seraient retombés misérablement sous le joug du sultan, si les nations européennes, libres de préoccupations intérieures, n’avaient eu le loisir de s’émouvoir à l’aspect des malheurs d’autrui, si la France, l’Angleterre et la Russie n’avaient pu disposer, dans une pensée d’humanité, de leurs trésors, de leurs flottes et de leurs armées, et si enfin la cause qui se débattait dans les défilés de la Morée et derrière les murailles de Missolonghi n’avait eu le bonheur de se montrer pure de tout élément démagogique.

Voilà ce que les Grecs oublieraient, s’ils tentaient, dans les circonstances présentes, de reprendre l’œuvre de 1821, et ce manque de mémoire, à notre avis, ne ferait pas plus d’honneur à leur cœur qu’à leur jugement. Quand une nation doit son existence politique aux sympathies du monde entier, c’est peut-être une gêne ; mais le monde entier a droit de lui demander un peu de reconnaissance, et, pour notre part, nous préférons les Grecs qui portaient le deuil de Pie VII à ceux qui ont brûlé Pie IX en effigie. Ajoutons que la Grèce, depuis qu’elle est maîtresse de ses destinées, n’a marché que bien lentement dans la voie ouverte devant elle. Son administration est encore un chaos où règnent la corruption et le désordre ; son armée est absolument nulle, et les huit mille hommes dont elle se compose ne parviennent même pas à débarrasser le pays du fléau du brigandage ; son gouvernement laisse à la France, à l’Angleterre et à la Russie le soin de payer ses dettes, et les revenus de son trésor diminuent d’année en année, malgré l’accroissement de la fortune des particuliers. Nous ne voulons être trop sévères pour un pays neuf, exposé à tous les tâtonnemens de l’inexpérience et trop souvent tourmenté par les intrigues étrangères, auxquelles il a le tort de fournir lui-même des alimens. Nous ne lui reprocherons donc pas l’emploi qu’il a fait de son temps ; nous dirons seulement que, sans argent, sans armée, sans influence, sans aucun appui extérieur, la Grèce ne saurait aborder sensément l’idée d’une lutte nouvelle avec la Turquie. Quand le Piémont, sous la conduite d’un roi chevaleresque, s’est précipité dans les aventures, il avait un trésor bien garni, et sinon une excellente armée, du moins d’excellens cadres : armée et trésor ont disparu, et des réalités poignantes ont succédé aux illusions de l’an dernier.

La même loi régit les individus et les peuples ; l’ambition ne convient qu’aux forts, et elle ne leur réussit pas toujours ; ce n’est que par leur sagesse que les faibles vivent, résistent et se fortifient. Ce principe, oublié à Turin, sera-t-il méconnu, à Athènes ? Cette escouade révolutionnaire qui a perdu l’avenir que les circonstances semblaient réserver à l’Italie compromettra-t-elle aussi, et plus sérieusement encore, les destinées de la Grèce ? Nous aimons à espérer qu’il n’en sera rien, mais nous n’hésitons pas, dès l’abord, à dire la vérité à une nation que nous aimons, et que nous ne verrions pas, sans une profonde douleur, s’égarer dans les voies au bout desquelles elle rencontrerait un abîme. Nous n’aurons donc que des paroles sévères pour le discours d’un député de Vostitzza, M. Cléomènes, qui a vu dans quelques mesures prises par la Porte à l’égard des Grecs établis sur son territoire une raison suffisante de faire entendre du haut de la tribune un cri de guerre contre la Turquie. Disons avant tout un mot de l’orateur. M. Cléomènes, l’un des meneurs de la chambre, est encore aujourd’hui sous le poids d’une accusation d’assassinat, pour laquelle son complice a été exécuté à Athènes il y il plusieurs années. C’est ce même homme, dont les journaux ne prononçaient jamais le nom sans l’accompagner impunément des plus injurieuses épithètes, qui s’est fait depuis quelques mois l’ardent champion du patriotisme hellénique. Des discours plus emphatiques qu’éloquens, et un journal écrit dans un style passionné et plein d’images, lui ont valu, parmi la classe oisive qui fréquente les cafés d’Athènes, une popularité embarrassante pour le gouvernement, qui a eu non-seulement la faiblesse de suspendre à son égard l’action de la loi, mais qui, sous le ministère de M. Coletti, lui a ouvert l’accès du parlement en l’imposant au choix des électeurs de Vostitzza. Les déclamations de M. Cléomènes ont été écoutées avec faveur par un auditoire qui ne comprenait pas sans doute la portée de ses applaudissemens ; des fleurs et des couronnes lui ont été jetées des tribunes publiques, et l’émotion a été assez grande en ville pour que le roi ait dû abréger une course qu’il faisait dans les îles de l’Archipel. Le ministère a gardé devant la chambre, pendant cette discussion imprudente, une attitude équivoque et timide, qui a vivement blessé Osman-Effendi, le représentant de la Porte. Les membres importans du cabinet sont divisés, et craignent, au moment où le pouvoir semble à la veille d’échapper à leurs mains débiles, de compromettre le peu de popularité qui leur reste. La chambre élective, hors d’état aujourd’hui de tirer de son sein une administration acceptable pour le roi et le pays, ne sait qu’entraver la marche des affaires, et ce n’est qu’après dix mois de session qu’elle vient enfin de voter le budget de l’année courante. Le sénat ne sort de son inaction habituelle que pour prendre sa part des critiques mesquines, qui forment, comme à l’époque du Bas-Empire, l’essence même de la politique grecque. Cette situation ne saurait se prolonger sans attirer sur la Grèce, au moment surtout où les démagogues émérites cherchent à pénétrer en Orient, des dangers intérieurs et extérieurs qu’il importe à tout le monde de prévenir. La diplomatie, dans d’autres temps, avait choisi la ville d’Athènes pour un de ses théâtres ; il est opportun qu’elle comprenne la vanité de ses querelles sur un terrain aussi faible, et que son entente y répare le mal produit par ses divisions. Pour des raisons différentes, sans doute, mais très réelles, aucune des trois puissances protectrices de la Grèce ne pourrait, à l’heure qu’il est, vouloir dans ce pays autre chose que ce qui y existe ; c’est une bonne fortune dont les hommes importans devraient profiter pour abandonner leurs vieux erremens, et fournir au roi Othon les moyens de composer une administration aussi intelligente et aussi forte que le permet la nature des choses. Nous n’avons, quant à nous, aucune préférence à avouer ; c’est à la Grèce, comme nation, que s’adressent les sympathies de la France, et tout ministère, quel que soit son chef, nous conviendra, s’il fait avec loyauté et indépendance les affaires de son pays. Il importe, avant tout, de séparer nettement la cause de la Grèce de celle des démagogues européens, et de préserver Athènes des scènes qui ont affligé Rome. Ces deux villes, sans parler de leurs intérêts présens, ont un patrimoine de gloire et de renommée qui devrait les protéger contre de pareils excès.


Histoire de la Jeune Allemagne, études littéraires, par M. Saint-René Taillandier[1]. — L’histoire littéraire de l’Allemagne depuis Goethe se partage en deux périodes bien distinctes. Dans l’une, qui commence du vivant même de l’auteur de Faust et qui se prolonge jusqu’aux approches de 1830, l’Allemagne se recueille en elle-même, interroge son passé avec un mystique enthousiasme, et c’est parmi les naïfs chantres du moyen-âge que la poésie du XIXe siècle croit retrouver ses vrais ancêtres. Puis, à ce pieux élan, dont l’école souabe est la dernière expression, succède un mouvement non moins fougueux vers les plus vivantes réalités de notre époque. Ce difficile passage de la fantaisie au réalisme, comment s’est-il accompli ? et qu’a gagné l’Allemagne à cet échange si brusquement opéré de la poésie contemplative contre la poésie militante ? C’est ce qu’a examiné M. Saint-René Taillandier dans une suite d’études que les lecteurs de cette Revue n’ont pas oubliées. L’ensemble de ces études forme aujourd’hui tout un tableau précis et animé du mouvement littéraire de l’Allemagne depuis 1830. La petite phalange littéraire qui s’est appelée la jeune Allemagne, et dont M. Saint-René Taillandier s’est fait l’historien, représente en effet ce mouvement dans sa période la plus curieuse et la plus féconde. C’est, d’une part, le groupe des critiques, M. Gervinus, M. Gustave Kuhne, M. Wienbarg, prêchant tous la fusion de la littérature et de la politique, les uns avec le charme d’une vive éloquence, les autres avec l’autorité de l’étude et de la réflexion. À côté d’eux se placent les poètes, ceux-ci transformant, comme Herwegh et Freiligrath, l’ode et la ballade en armes de guerre ; ceux-là, comme M. Gutzkow, promenant du théâtre au roman, et jusqu’au pamphlet, une verve capricieuse et infatigable. M. Saint-René Taillandier n’omet, dans son Histoire de la Jeune Allemagne aucune des faces, aucun des incidens de la campagne littéraire qu’il a entrepris de raconter. Sans prétendre apprécier ici un livre sorti de cette Revue, nous dirons que la critique allemande a souvent rendu justice au sentiment de bienveillante impartialité, à la curiosité sympathique et pénétrante que M. Saint-René Taillandier porte dans ses études sur l’Allemagne. Un tel résultat nous dispense de beaucoup insister. Il est fort rare, on le sait, de satisfaire nos voisins d’outre-Rhin, même en faisant leur éloge.


Now and Then, par Samuel Warren[2]. — Ce furent d’heureux débuts que ceux de M. Warren. Publiée sans nom d’auteur, sa première œuvre eut tout d’abord un brillant succès en France comme en Angleterre, et bien des lecteurs sans doute, se souviennent encore de s’être attendris sur les pages des Mémoires d’un Médecin (Diary of a Physician). À proprement parler, l’ouvrage du jeune écrivain n’était point un roman, mais plutôt une suite de scènes, de simples tableaux plus pathétiques que dramatiques, et tout empreints du charme qui s’attache à ce qui coule de source. De fait, il y avait tant de naturel dans ces épisodes qu’ici du moins on ne douta guère de l’authenticité du médecin dont ils se donnaient pour les confidences anonymes. Et cependant M. Warren n’était pas un médecin, mais un avocat, et, qui plus est, un avocat fort au fait de la procédure anglaise, comme il sut du reste bientôt le prouver. Ten Thousand a year (Dix mille livres sterling de rente), qui suivit le Diary of a Physician, ne fit qu’ajouter à la réputation de son auteur. À l’instar des contes sur l’économie politique qui ont fait un nom à miss Martineau, on sait que, dans ces dernières années, un jeune légiste, M. Liardet, a publié à Londres un recueil de nouvelles judiciaires sous le titre de Tales of a barrister. Sans être précisément un roman de ce genre, nous voulons dire, sans être systématiquement composé en vue de développer ou de combattre certaines particularités du droit anglais, Ten Thousand a year ne nous offre pas moins une sorte de tableau daguerréotypé des études d’avoués et des cours de justice de la Grande-Bretagne. C’est l’histoire d’une noble famille réduite à la misère par les menées d’un trio de procureurs qui ont frauduleusement découvert un point attaquable dans ses titres de propriété, et qui se sont ingéniés à faire passer ses biens à un ex-commis en nouveautés, dans l’espoir d’exploiter plus tard leur protégé. Le procès d’où dépend le sort des Aubreys est, pour ainsi dire, disséqué à la loupe, et, en le suivant à travers toutes ses péripéties, le romancier a su faire de ses moindres incidens autant de moyens pour émouvoir ses lecteurs et mettre en lumière ses caractères. En composant son Ten Thousand a year, il est clair que M. Warren avait voulu produire une œuvre complexe, un roman de toutes pièces, et il y avait réussi. Ses nombreux personnages avaient tous des physionomies nettement dessinées, et les épisodes du drame étaient bien les résultats naturels du conflit de leurs passions et de leurs tendances. Sous un rapport peut-être, le succès des Mémoires d’un Médecin n’avait pas été tout-à-fait favorable au romancier. Dans ses Dix mille livres sterling de rente, on sentait davantage l’auteur qui écrivait pour le public, bien plus l’auteur qui se souvenait de la manière de Dickens ; en un mot, on s’apercevait que M. Warren avait quelque peu violenté ses instincts en s’imposant une fable aussi compliquée. Toutefois, l’émulation avait certainement doublé ses forces, et, si la forme de son œuvre n’était pas très originale, en tout cas, il avait révélé beaucoup plus d’étude et de puissance intellectuelle que dans ses premiers essais. Jusqu’ici même, Ten Thousand a year reste toujours le monument de M. Warren. Dans son dernier ouvrage, le romancier est franchement revenu à sa propre nature. Now and Then est plutôt un épanchement qu’une œuvre longuement combinée. Les incidens y sont simples comme dans le Diary of a Physician ; le livre tout entier n’est que l’exposition dramatique d’une seule idée, d’un seul sentiment plutôt. Quelques mots suffiront pour en indiquer la fable. Le jeune lord Alkmond, l’unique héritier du seigneur de Milverstoke, est assassiné, une nuit, dans le voisinage du château paternel, et les circonstances les plus accablantes concourent à désigner comme son meurtrier le fils d’un petit propriétaire des environs. Adam Ayliffe a beau protester de son innocence ; malgré le respect dont est entouré son vieux père, malgré l’excellente réputation dont il a joui lui-même jusque-là, il est jugé et condamné à mort. Cependant le vicaire de Milverstoke est convaincu que le crime n’a point été commis par lui. À force de démarches, il parvient à faire commuer sa peine, et, après vingt ans d’exil, le malheureux déporté voit enfin son innocence reconnue, car il était innocent. Un critique anglais avait attribué à M. Warren l’intention d’attaquer la peine de mort en faisant ressortir les erreurs auxquelles est exposée la justice humaine. Dans la préface de sa dernière édition, l’auteur de Now and Then se défend de tout parti pris de ce genre, et nous croyons qu’en effet rien n’était moins dans sa pensée. Son but véritable, c’était de nous peindre la résignation du vieil Ayliffe courbant respectueusement la tête sous la volonté du ciel ; c’était de nous montrer le digne pasteur amenant peu à peu le condamné lui-même à accepter son sort sans murmure, à monter innocent sur l’échafaud sans douter de la justice inscrutable de Dieu, même à son égard ; c’était enfin de placer en regard de ces humbles croyans, de ces raisons soumises, le caractère noble, mais hautain, de lord Milverstoke, caressant obstinément sa haine contre le meurtrier supposé de son fils ; ame aigrie, cœur révolté, vaincu cependant à la fin par la foi, et arrivant, lui aussi, à s’humilier devant la Providence. Les intentions de l’écrivain sont assez clairement résumées dans son titre : Now and Then, c’est-à-dire maintenant et plus tard. Maintenant, nous ne voyons qu’à travers un verre obscurci, suivant l’expression de l’Écriture ; plus tard, nous verrons à œil nu. Maintenant, notre raison reste confondue devant toute souffrance et tout désordre qui s’écartent de l’idée qu’elle se fait de la justice, du but de la création, de ce qui devrait être ; mais l’inexplicable d’ici-bas s’expliquera plus tard. Plus tard, nous comprendrons comment ce qui était en contradiction avec notre idéal avait un rôle providentiel à accomplir pour contribuer à réaliser l’idéal de Dieu. Telle est la pensée de M. Warren. Assurément, nul ne s’étonnera qu’elle ait pu servir de texte à un romancier, car la raison conduit, comme la foi, à une semblable philosophie ; mais, ce qu’il serait difficile de s’expliquer sans connaître le public auquel s’adressait l’auteur anglais, ce sont les développemens tout mystiques qu’il donne à son idée. Chaque scène est comme une minutieuse étude de l’état religieux des ames de ses personnages, et souvent le récit s’attarde dans une paraphrase du dogme. Toutefois, la sincérité respire à chaque page du romancier, et donne à ses peintures un charme particulier qui ne peut guère manquer de gagner la sympathie.


— L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a tenu sa séance annuelle le 17 de ce mois, sous la présidence de M. Magnin. Plusieurs lectures y ont été faites ; mais l’honneur de cette séance revient tout entier à M. Naudet. L’honorable académicien a lu sur le Prêt à intérêt chez les Romains un mémoire non-seulement excellent comme érudition et comme science, mais encore plein d’à-propos. Les traits contre les théories financières du socialisme y abondent, et surtout contre la théorie du crédit gratuit et réciproque. Il est curieux de retrouver, sous la république romaine, les fameuses théories de M. Proudhon sur la gratuité du crédit et des services, dans les lois émanées de l’initiative des tribuns du peuple. On voit que l’espèce n’a pas changé. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en mettant sous leurs yeux ces pages où l’érudition s’est dévouée autant qu’il était en elle au service et à la défense de la société.

Dans l’histoire du prêt à intérêt chez les Romains, l’époque de la succession de l’empire à la république marque le passage de l’état de guerre au régime d’ordre et de paix entre les débiteurs et les créanciers. Jusque-là du conflit de leurs prétentions exorbitantes, cupidité impitoyable d’une part, ingratitude frauduleuse de l’autre, ici des hommes d’argent rançonnant à merci les nécessiteux, là des emprunteurs ne songeant qu’à secouer la contrainte des obligations solennellement consenties, il ne pouvait résulter qu’injustice et que violence : et le désespoir de cette situation, c’est que le mal venait de la source même où l’on aurait dû puiser le remède, je veux dire le pouvoir judiciaire, troublé, compromis, fourvoyé par un conflit toujours imminent entre le droit et l’équité, entre la jurisprudence d’usage et la jurisprudence de légalité.

Trop prompts à subir individuellement les conditions les plus dures dans les transactions privées, les emprunteurs devenaient tyranniques, intraitables, quand ils étaient assemblés en comices pour faire des plébiscites contre les gens qui prêtaient, et, de réforme en réforme, d’améliorations en améliorations, on en vint un jour à l’interdiction absolue du trafic de l’argent, sous la sanction d’une répression plus sévère que pour le vol. On oubliait de décréter en même temps qu’il n’y aurait plus personne désormais qui eût besoin d’emprunter, où qu’il y aurait toujours des prêteurs désintéressés. Ce fut l’an 414 de Rome que le tribun Genucius fit cette merveille.

Mais, comme toutes les lois excessives, contraires à la nature des choses et aux nécessités sociales, la loi Genucia souffrit sans cesse des infractions la plupart du temps impunies. Quelques jeunes édiles, pour se signaler eux-mêmes, autant et plus peut-être que pour défendre un principe de droit, accusèrent plusieurs fois au tribunal du peuple et firent condamner à de grosses amendes des capitalistes pris en contravention. Cependant la loi, sans être formellement abrogée, avait fini par tomber dans un profond oubli, lorsque, après plus d’un siècle de sommeil, elle causa en se réveillant une sanglante tragédie.

L’an 665, des débiteurs qui ne voulaient pas payer, poursuivis par des créanciers trop pressans, se retournèrent contre eux en s’armant de l’ancien plébiscite. Le préteur de la ville, Sempronius Asellio, ne savait auquel entendre, et ne voulait mécontenter personne. Comme les malheureux honnêtes gens sans caractère, qui flottent entre deux partis, au lieu de prendre cette ferme assiette par laquelle on se maintient égal entre tous avec indépendance, et l’on maintient les autres avec soi dans l’équilibre du droit et de la raison, il permit d’intenter des procès, tantôt selon la coutume qui tolérait l’intérêt de l’argent prêté, tantôt selon la loi qui le prohibait. Les créanciers l’égorgèrent au milieu de la place publique, pendant une cérémonie religieuse.

Désormais les magistrats se le tinrent pour dit, et il n’y en eut plus un seul assez osé pour s’élever à l’encontre de gens qui avaient en main de si forts argumens. Les choses reprirent leur cours ordinaire : silence d’une législation surannée, acquiescement de la juridiction au commerce de l’argent, le fait continuant à prévaloir, et la loi restant suspendue en l’air comme une menace.

Un sénatus-consulte de l’an 701 vint compliquer encore des circonstances si embarrassées, en permettant l’intérêt de 12 pour 100, quoiqu’un sénatus-consulte n’eût point la vertu d’abolir un plébiscite.

Il ne faut pas croire que ce taux énorme fût la règle usuelle des contrats ; il y aurait eu trop de gens ruinés en peu de temps. De fait, la proportion de l’abondance des capitaux avec les besoins de la place restait modératrice de l’usure. Ainsi l’on avait vu, Cicéron nous l’apprend, le prix de l’argent monter soudain de 4 à 8 pour 100 à l’approche d’une élection. C’est qu’en de pareilles occasions l’argent était fort recherché. Les suffrages ne se donnaient pas pour rien, et il y avait un si grand nombre d’électeurs à persuader !

Quatre ans après le sénatus-consulte, César entrait à Rome par l’effet d’une révolution populaire, et la révolution populaire le faisait dictateur.

Les tempêtes du Forum et les guerres civiles avaient grandement dérangé les affaires privées, comme celles de l’état. Il régnait un malaise profond dans Rome et dans l’Italie. Des milliers de voix, celles qui se faisaient entendre le plus haut en ce moment, n’avaient qu’un cri, l’abolition des dettes, en d’autres termes, l’autorisation de faire banqueroute.

Le dictateur essaya de composer ; il ordonna de faire l’estimation des biens fonds selon la valeur qu’ils avaient eue avant la guerre, et les créanciers les recevraient à ce prix, en retranchant au préalable de la totalité de chaque dette les sommes payées ou promises à titre d’intérêts depuis des années ; le quart de la créance y périssait. C’était faire revivre l’ancien plébiscite contre le prêt lucratif, moins la peine qui assimilait l’usurier au voleur.

On a jugé diversement cet acte dictatorial. Quelques-uns l’ont regardé comme une sage conciliation dans un procès épineux et terrible. D’autres l’ont blâmé comme une mesure arbitraire, tyrannique, rétroactive, par conséquent dangereuse. Annuler des transactions souscrites de part et d’autre volontairement, conformément soit aux lois en vigueur, soit à la jurisprudence reçue, imposer de force des conditions différentes, qu’on n’avait pas dû prévoir, qu’on n’a pas en la liberté de refuser ou d’accepter, c’est le moindre mal de la rétroactivité. Elle peut avoir quelquefois de très bonnes intentions, mais elle blesse tout le monde, ceux mêmes qu’elle veut soulager ; elle sacrifie l’avenir au présent.

Il est évident que César ne légiférait point de sa pleine et libre volonté. Sa toute-puissance obéissait aux nécessités du principe d’où elle était sortie. Née de la violence, elle était violente. Une invasion militaire avait poussé le vainqueur dans Rome à la suite d’une réaction tribunitienne. Il chassait devant lui l’élève de Sylla, et il venait succéder à Marius. La multitude dominait.

Il fallait contenter ses anciens et ses nouveaux amis, dévoués à sa fortune, au moins autant qu’à lui-même. Il força les portes du trésor public, et il secourut les débiteurs aux dépens des créanciers.

Ce sont des hommes pour qui d’ordinaire on se sent très peu de sympathie que les trafiquans d’argent ; mais il serait bon aussi, non pas par considération pour eux, mais dans l’intérêt de tout le monde, qu’on ne fût pas trop disposé, en représailles de leurs duretés et de leurs méchantes ruses, à les dépouiller arbitrairement. Il y aurait moins de mal encore à les laisser détenteurs de biens injustement acquis qu’à répandre l’opinion que ceux qui tiennent le commandement peuvent, un beau jour, se donner le droit d’enlever aux gens ce qu’ils possèdent, sous prétexte de redresser leurs torts.

À Rome en particulier, les débiteurs n’étaient pas tous, il s’en fallait bien, de malheureux propriétaires, cultivateurs ou artisans, ruinés par des accidens imprévus, par des crises commerciales. C’étaient, pour la plupart, des oisifs, qui, après avoir mangé leur patrimoine, ou à bout de fainéantise intrigante, achetaient sans payer, ou empruntaient pour dépenser. On rencontrait à tous les degrés de la société romaine des hommes de plaisir, dont la première et la dernière ressource était l’emprunt, l’emprunt dévorant, parce que l’usure croissait pour eux en raison de leur discrédit, et qu’il n’y avait point d’usure qui effrayât l’urgence de leurs besoins et la fureur de leurs passions. Eussent-ils d’ailleurs été plus dignes de pitié, jamais gouvernement ne fit renaître la prospérité en dépouillant les uns pour donner aux autres et en mettant à néant les contrats.

Le pouvoir qui fait la loi dispensera bien les débiteurs de leurs obligations, mais ce qu’il ne saurait faire, c’est que la foi du commerce n’ait pas été violée, et que le crédit ne s’en trouble et n’en souffre, et la fortune publique avec lui. Les maladies du crédit ne se traitent pas par des moyens violens. Il est facile de le tuer, impossible de le contraindre. C’est une nature délicate et farouche, timide autant qu’aventureuse, qui meurt d’une atteinte, d’une alarme ; et ensuite, pour qu’il renaisse, il faut des miracles de patience et d’habileté, et les gens qui font des miracles sont si rares ! presque autant que ceux qui en promettent sont communs.

Les abus de pouvoir engendrent toujours après eux d’autres abus ; c’est une propagation fatale. Après l’édit de César, on se plaignit que les riches cachaient leur argent. César fuit obligé de faire encore défense d’avoir chez soi plus de soixante mille sesterces (environ onze mille francs) en or ou en argent. À peine le nouvel édit eut-il paru, qu’on poussa au Forum des cris de joie, et, au milieu de ces cris, on demanda des récompenses pour les esclaves qui dénonceraient leurs maîtres. Les gouvernans qui se mêlent d’accommoder les affaires privées devraient toujours bien considérer, outre l’application immédiate, les effets ultérieurs de leurs ordonnances sur les mœurs publiques.

On aurait pu croire que l’expérience de César serait la dernière réminiscence des plébiscites contre le prêt à intérêt. Tibère, qui n’affectait pas autant que lui la popularité, renouvela néanmoins sa loi pour les arrangemens entre les créanciers et les débiteurs. Il s’ensuivit une confusion énorme, une effroyable multiplication de débats et de plaintes.

Cependant Auguste lui avait donné un tout autre exemple ; mais son génie l’avait porté tout d’abord à préférer la rigueur tranchante du dictateur, sans être pressé par les mêmes nécessités. Toutefois il avait une remarquable intelligence des affaires, quand ses soupçons et ses vengeances ne troublaient pas sa politique, et il ne tarda pas à comprendre qu’il y avait profit à être humain et libéral. De même que son père adoptif, il ouvrit une banque de prêt sans intérêt, au capital de cent millions de sesterces (environ dix-huit millions de francs) ; dix-huit mois de crédit, si l’on hypothécait une valeur double en immeubles. L’argent reparut avec la confiance, et en même temps la facilité du commerce et de la vie.

Il est vrai que ces princes trouvaient de merveilleuses ressources pour se montrer généreux. Les dépouilles du monde leur appartenaient, et ils n’avaient pas à compter avec les contribuables.

La législation des Césars, répudiant l’antique préjugé des plébiscites, reconnut l’indispensable besoin des transactions d’intérêts pour la société civile, et par conséquent leur légitimité. Tout l’échafaudage usé des prohibitions et des pénalités s’écroula. Seulement nous avons peine à comprendre aujourd’hui comment la sagesse des jurisconsultes, qui éclairait les constitutions impériales, consacra par ses décisions l’usure de 12 pour 100, cette centésime[3] sanglante, comme l’appelaient les historiens et les philosophes. Nous l’avons déjà dit, ce n’était pas la règle proposée pour l’usage, mais comme une limite extrême, qu’on ne pourrait atteindre que bien rarement, qu’on ne dépassait point sans encourir une déchéance de tout le loyer de son argent. Il n’arrivait au magistrat d’ordonner le paiement de cet intérêt que par une condamnation contre les dépositaires ou les gérans infidèles des deniers publics ou particuliers, obligés de restituer.

Les Antonins et Alexandre Sévère, plus charitables qu’Auguste et que son successeur, prêtèrent sans gages aux pauvres à 4 pour 100, le plus faible intérêt qu’on eût coutume d’exiger, ajoute l’historien. Ce mont-de-piété des empereurs avait un établissement plus précaire et moins constant, mais aussi beaucoup moins cher que les monts-de-piété de nos jours.

Il y avait ainsi un maximum légal et un minimum de fait, et, entre ces deux extrémités, l’intérêt moyen, le plus ordinairement stipulé, celui que Pline appelle honnête, et que Perse le satirique trouve modéré, 5 ou 6 pour 100. En cela, comme en beaucoup d’autres parties de l’administration, il y avait une infinie variété de tarifs selon les pays. C’était une maxime de tolérance du gouvernement impérial de respecter, dans la vie intérieure, les coutumes particulières des nations diverses réunies sous son obéissance.

Une chose qui mérite aussi d’être remarquée, le revenu des capitaux ne dépassait point ou que de très peu le produit des terres. Les écrits des agronomes de l’antiquité, ainsi qu’une foule de contrats pour des biens engagés, ne laissent aucun doute sur ce point. D’où venait une telle différence avec les temps modernes ? Chez les Romains, moins d’entreprises de commerce, et l’industrie presque entièrement aux mains des esclaves.

Le christianisme, qui faisait tant de changemens et de si grands dans les mœurs et dans les lois romaines, ne parvint pas à en déraciner l’antique centésime pendant plus d’un siècle encore après le premier empereur chrétien, et Théodose-le-jeune l’admettait dans son code, avec le décret qui avait réglé à 50 pour 100 l’intérêt du prêt en nature dans les campagnes. Le paysan qui empruntait deux boisseaux de blé pour ensemencer son champ devait en rendre trois. Ainsi l’avait ordonné Constantin.

C’est par Justinien que s’opéra la vraie réforme chrétienne. Il fit sa loi pour tout l’empire, et supprima les coutumes locales qui pouvaient en contrarier l’universelle application. Cette loi établit une échelle de prix différens pour l’argent prêté d’après les rangs et les états des prêteurs, qu’elle distribue en trois catégories, et la mesure des profits licites croît en raison inverse de la dignité des personnes. Les grands et les nobles ne pourront pas exiger plus de 4 pour 100 ; les négocians et gens de métiers pourront élever leurs prétentions jusqu’à 8 ; il n’est accordé que 6 aux particuliers non commerçans ; on ne doit pas exiger plus de 5 lorsqu’on prête aux paysans. Justinien croyait favoriser beaucoup les petits agriculteurs. Comment ne voyait-il pas que, s’il n’y avait pas assez de piété dans les cœurs pour conseiller le prêt à bon marché, sa loi fermait la bourse des prêteurs endurcis ?

Ce système, si nouveau par son unité et par sa domination exclusive, sanctionnait d’ailleurs plusieurs idées qui n’étaient pas tout-à-fait nouvelles. Déjà l’empereur Alexandre-Sévère avait contredit l’opinion romaine qui fondait les prérogatives de la hiérarchie sociale sur la fortune. Il avait voulu que l’argent profitât moins en proportion des grandeurs de ceux qui le plaçaient, et il défendit aux sénateurs de prêter à intérêt, ne leur laissant que la faculté de recevoir un présent de reconnaissance. Pourtant il se ravisa dans la suite, et leur permit de prendre 6 pour 100 d’intérêt ; plus de présens. On peut croire que les sénateurs avaient fait contracter aux indigens des habitudes de munificence excessive.

Justinien, en multipliant et resserrant les liens de l’usure, diminuait la peine des délits. Les menaces d’amendes du quadruple et de marques d’infamie en certains cas disparurent de la législation du prêt, et les délinquans n’eurent plus à craindre que la perte de la somme prêtée.

Je ne pousserai pas plus loin cet aperçu des constitutions impériales sur cette matière. Désormais la loi romaine va cesser, la loi ecclésiastique régnera sans partage. Et alors, en suivant un chemin différent, avec des intentions plus pures, on revient au même point où les choses étaient dans l’ancienne république savoir : la proscription absolue du prêt à intérêt, et toujours, par une conséquence inévitable et diamétralement opposée au dessein du législateur, un redoublement d’astuces et d’avarice inexorable de la part des usuriers, et de misère pour les pauvres emprunteurs. La charité chrétienne malentendue faisait, à dix siècles d’intervalle, ce qu’avait fait la philanthropie démagogique. Ainsi roule perpétuellement l’espèce humaine dans un cercle d’illusions. Souvent ce qu’on prend pour un progrès n’est que le retour à une vieille erreur qui a changé de signalement.

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V. de Mars.

  1. Un vol. in-8o, chez A. Franck, 67, rue Richelieu.
  2. Un vol. in-8o, troisième édition. W. Blackwood, Edinburgh.
  3. La centième partie du capital, 1 pour 100 par mois ; les échéances des intérêts étaient mensuelles, soit au kalendes, soit aux ides.