Chronique de la quinzaine - 31 août 1848

Chronique n° 393
31 août 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 août 1848.


Il y a, dans tous les temps, des esprits naïfs et sincères, des âmes bien intentionnées qui accueillent d’enthousiasme les nouveautés à leur début, comme si chacune, à mesure qu’elle arrive, était infailliblement un pas de plus sur une route montante où l’humanité marcherait toujours sans jamais faire de halte. Ce sont ces esprits candides, ces cœurs généreux, qui parent ordinairement du meilleur attrait qu’elles puissent avoir les premières heures des révolutions. Ils voient tout en grand et en beau, leur joie est pleine d’espérance, et cette espérance contagieuse rayonne si bien autour d’eux, qu’ils la communiquent souvent aux plus chagrins. Par malheur, le temps coule, les jours, les semaines, les mois, et vient alors le moment où il faut s’avouer qu’au lieu du neuf que l’on attendait, que l’on croyait déjà tenir, on n’a, cette fois encore, que l’éternel recommencement des choses.

Nous n’en voulons pas à ces illusions innocentes : elles ont du moins le mérite d’adoucir les brusques soubresauts de notre fortune ; mais le moyen de les prolonger ! Au sortir d’une nuit de tempête, vous cherchez les magnifiques horizons que l’on vous a promis pendant que la tempête grondait ; le brouillard aidant, ou la vague lueur du matin, vous imaginez d’abord les découvrir ; le brouillard tombé, ce ne sont plus qu’horizons trop connus, les mêmes terres basses et plates semées des mêmes précipices ou des mêmes marécages, portant aussi, grâce à Dieu, sans beaucoup de moins, les mêmes fruits et les mêmes moissons. Le monde, en vérité, ne change pas, les aventures d’hier seront encore celles de demain. Ce n’est pas seulement dans le grand cercle de l’histoire universelle, dans la longue série des destinées générales, que l’on voit se dérouler sans fin les corsi et les ricorsi de Vico. Ces tours et retours s’accomplissent avec une monotonie aussi inflexible dans le domaine plus étroit des vicissitudes politiques, sur l’échelle plus courte des destinées particulières. Les événemens et les hommes se succèdent en se répétant ; les passions se reproduisent, les idées se copient, les faits reprennent leur cours, le cours qu’ils ont eu et qu’ils auront sous toutes les latitudes. Par des lois toujours pareilles, on passe partout et toujours, de la liberté réglée à la liberté sans bornes, de celle-là jusqu’à la licence, de la licence à l’arbitraire, d’où jamais, espérons-le du moins, jamais on ne manque de revenir à l’autorité raisonnable. Quand la perpétuité de ces alternatives est enfin claire et patente pour une nation, quand elle les subit sans se dissimuler qu’elle doit probablement les subir encore, quand, en un mot, cette froide expérience est acquise et consommée, la nation qui en est là se sent à la fin pénétrée d’une certaine fatigue dont elle ne se relève pas. Il se glisse dans son être une certaine indifférence qui l’empêche de se trouver bien vive à rien, et qui lui permet assez volontiers de se résigner à tout, pourvu que ce ne soit pas absolument l’insupportable. Elle n’aime plus beaucoup, elle n’admire plus long-temps ; elle ne s’ennuie ni ne s’attriste tout-à-fait, mais le charme s’en va d’auprès d’elle : son existence lui est un spectacle auquel elle assiste plutôt qu’elle n’y joue. L’activité n’est plus chez elle qu’à la surface ; il y a grande chance que le fond soit inerte et morne. Nous voudrions être convaincus que la France est encore très loin de ce terrible désabusement, et que ces paroles, que nous écrivons comme malgré nous, n’ont d’écho dans la conscience de personne.

Voyez, en effet, si nous ne renouvelons pas avec une fidélité trop scrupuleuse les inévitables péripéties du drame accoutumé. Il n’y a guère plus de deux mois, nous étions débordés par ces libertés singulières qui constituaient un privilège brutal à l’usage des minorités violentes. Chacun avait le droit de s’en aller au conciliabule de son carrefour, un pistolet sous sa blouse, crier à pleine gorge que le gouvernement trahissait la patrie. Chacun avait le droit d’afficher sur le mur de son voisin que son voisin l’honnête homme buvait la sueur et le sang du peuple, d’écrire cela sur tous les tons dans des feuilles ordurières qui couraient les rues, comme du poison dans les ruisseaux. Il était admis que nos institutions régénérées ne s’inquiéteraient point des bruyantes fureurs qui se démenaient à leur ombre, et cette sorte d’excès n’avait rien en soi, pensait-on, qui dût incommoder le robuste tempérament de la jeune république. Les cruelles batailles de juin ont trop montré combien on se trompait. On a donc essayé de revenir à la règle ; on a fait des lois sur les clubs et des lois sur la presse. Nous avons été les premiers à nous réjouir de sentir enfin quelque part autour de nous des limites légales. Il n’en est pas que nous n’acceptions, du moment où elles sont déterminées et fixes, parce qu’il n’en est pas qui puissent nous empêcher de tout dire, selon la convenance, selon l’habituelle modération qui nous plaît. Nous sommes des observateurs désintéressés dont la prétention a toujours été d’être impartiaux et polis. Le grand fond de notre humeur, ce n’est ni l’envie, ni la colère ; c’est la tristesse, dont nous ne réussissons pas à nous défendre en face des événemens. Il n’y aurait donc qu’une loi qui nous gênât beaucoup, ce serait celle qui nous ordonnerait d’être heureux et contens. Celle-là, sans doute, on n’ira pas encore jusqu’à la demander, mais voudrait-on par hasard l’appliquer avant même qu’elle existe ? car, en somme, que se passe-t-il ? et n’est-il pas bien vrai que, dans le va-et-vient de nos esprits, nous n’échappons jamais au cauchemar de la liberté sans subir aussitôt après l’absolue fascination du pouvoir ?

Le pouvoir a maintenant, contre la presse, des armes autorisées dont l’emploi ne saurait en rien le compromettre : il les dédaigne pour recourir à des rigueurs dont la responsabilité lui appartient tout entière, comme s’il portait déjà trop légèrement le fardeau de son omnipotence. Ainsi la mesure nous fait toujours défaut, et, si peu que nous ayons la force en main, nous ne consultons plus qu’elle. De détestables journaux s’étaient relevés avec l’influence désastreuse de leurs anciennes excitations. Suspendus par nécessité de salut public durant le feu de la guerre civile, ils avaient reçu la permission de rentrer dans la carrière, aussitôt que cette carrière s’était trouvée sous la garde d’une loi votée par l’assemblée nationale. Ou cette loi était en elle-même incomplète, ou les circonstances se sont assez aggravées pour la rendre insuffisante : dans tous les cas, il ne servait à rien que l’assemblée délibérât et votât, car voici que les suspensions recommencent et se multiplient si fort et s’étendent si loin, que le gouvernement ne paraît pas avoir à sa disposition d’autre moyen d’agir, à moins toutefois que ce ne soit la promptitude, la commodité de ce moyen-là qui le séduise au point de lui fermer les yeux sur les autres. Il faut remonter assez haut dans l’histoire de nos difficultés politiques pour rencontrer une situation analogue à celle que la presse supporte aujourd’hui, et l’on ne se figure pas fétonnement des étrangers à la lecture de nos journaux, tels que les rédige l’empire des circonstances dans le sixième mois de la république reconquise. Cet empire énergique a d’abord frappé ceux que personne ne devait être tenté de soutenir pour eux-mêmes ; puis, il en a successivement atteint ou menacé que l’honorable gravité de leur caractère semblait mettre à l’abri. On peut très bien ne pas s’amuser beaucoup des extraits classiques et des apophthegmes sacrés de la Gazette de France, mais il est pourtant malaisé de prendre pour des conspirateurs ces rêveurs entêtés de cours plénières et de champs de mai. Les feuilles les plus sérieuses, celles qui savent le mieux qu’on ne gagne rien aux bouleversemens, n’en ont pas moins été décrétées de suspicion et prévenues de se bien tenir : elles ne parlent plus. La presse entière rivalise avec le Moniteur, ou de laconisme, ou de prudence officielle : elle enregistre plutôt qu’elle ne discute.

Ce n’est point un état qui puisse durer, et le gouvernement lui-même a senti la nécessité de s’en expliquer avec le pays, auquel il retranchait si sommairement une de ses libertés vitales. Le général Cavaignac a très volontiers admis l’urgence au sujet de la proposition de M. Crespel de la Tousche. Le but de cette proposition est, comme on sait, de faire décider, par l’assemblée, si la suppression ou la suspension des journaux rentre de soi dans les prérogatives décernées au pouvoir exécutif par les décrets des 24 et 28 juin, si l’état de siège lui-même peut, en aucun cas, priver les citoyens de la garantie d’un jugement contradictoire et régulier. Le débat qui s’ouvrira d’ici à quelques jours, et pour lequel le gouvernement s’est déclaré tout prêt, aura du moins, en un sens ou dans l’autre, un résultat plus positif que la protestation des journalistes dont le président du conseil a su se débarrasser avec une bonne grâce passablement ironique. Étrange différence des occasions et des temps ! ce fut une protestation comme celle-là qui commença la révolution de juillet ; celle-là n’a presque pas eu de retentissement dans le public : elle vient après de cruelles épreuves, et le public est las d’émotions. On n’a jamais vu pareil besoin de repos et de silence à l’entrée d’une ère qui s’annonce pour une ère nouvelle. Il y a des gens effarouchés qui livreraient sans balancer la critique raisonnable, pourvu qu’on les délivrât en même temps du tumulte des critiques violentes. Il y a d’autre part, en face de tout problème à résoudre, et nous en avons pour l’instant assez qui nous pèsent, il y a des gens absolus qui ne croient pas à la bonté de la discussion, parce qu’ils sont persuadés de l’excellence des idées qui couvent dans leur cerveau. Le général Cavaignac n’oubliera pas cependant, nous aimons à le penser, que c’est l’entêtement exclusif de ces téméraires qui précipite les pouvoirs, et que c’est la mollesse timorée de ces pacifiques qui les laisse tomber. Il ne voudra pas qu’il soit dit que son gouvernement emploie, pour s’épargner de petits chagrins, des ressources suprêmes auxquelles il n’est pas bon de toucher, s’il n’y va point d’une grande raison d’état. Ou bien donc il instruira l’assemblée des nécessités toujours imminentes qui l’obligent, en cette affaire, à se priver des armes dont l’assemblée l’a muni pour s’armer de celles qu’elle ne lui a pas si clairement attribuées, ou bien il se convaincra que le légitime usage du droit de discussion, tout en étant quelquefois un obstacle, et même un obstacle salutaire à tel ou tel dessein politique, n’est point par cela seul un complot qu’il faille étouffer quand même dans l’intérêt de la patrie.

Il n’est qu’une explication qui puisse motiver cet acerbe régime auquel le gouvernement a mis la presse tout entière. Le gouvernement souffre lui aussi de l’obsession qui domine tout le monde et dont personne ne peut secouer le poids : il reste toujours sous le coup de ces heures de crise dans lesquelles il a reçu son baptême. Il fut alors nommé pour agir comme on agit au milieu de l’angoisse, avec une inflexible promptitude, avec une souveraine décision. Il garde les qualités de son origine, parce que sa pensée a trop de peine à sortir de ces terribles momens où il fallait de si impérieuses allures. Son origine est encore si proche, et tant de souvenirs nous y reportent ! La publication des documens de l’enquête est venue renouveler dans toutes les mémoires les impressions douloureuses de ces longs mois que nous avons laborieusement traversés. Quelle étrange comédie ! çà et là, le niais, le mesquin, le burlesque, et, par-dessus tous ces incidens aventureux d’un drame sans raison, l’ombre sanglante du tragique dénoûment qui s’apprête.

Nous avons déjà dit notre avis du travail de la commission d’enquête ; les documens par lesquels elle a justifié son rapport confirment notre opinion. Elle n’a point fait, quoi qu’on prétende, une œuvre judiciaire ; la justice était à côté d’elle et s’acquittait de sa tâche selon la forme de ses procédures. La commission a fait une œuvre politique qui, par une coïncidence inévitable, s’est rencontrée dans ses résultats avec les données auxquelles les magistrats eux-mêmes aboutissaient. Le magistrat se renfermait dans le cercle de l’attentat soumis à ses recherches : il se demandait quels étaient les coupables qui avaient envahi l’assemblée nationale au 15 mai et soulevé la guerre civile en juin. Les hommes parlementaires qui avaient accepté la tâche épineuse de scruter les causes de ces déplorables désordres étaient bien obligés, pour en découvrir le sens, de fouiller au-delà. Devant un tribunal qui applique des peines, un procès de tendance est une chose inique. Devant une assemblée législative qui veut être éclairée sur une situation politique, il n’est pas seulement nécessaire, il est équitable d’interroger tous les autécédens où l’on peut trouver la clé de cette situation. Deux crimes ont été commis en deux mois : la majesté de la représentation nationale a été outrageusement violée ; la guerre civile a été déclarée au nom d’une classe de la société contre une autre. C’est à la justice sans doute d’épuiser la rigueur scrupuleuse de ses perquisitions sur l’événement même, pour en trouver les auteurs directs ; mais c’est à la politique de dénoncer les théories, les enseignemens ou les actes au bout desquels le crime est arrivé. Si l’assemblée nationale, avant même qu’elle se réunît, avait des ennemis qui l’insultaient et la menaçaient déjà ; si la société, avant même que le sang coulât, était présentée aux âmes ignorantes ou aux appétits affamés comme un accouplement monstrueux de tyrans et d’esclaves, c’est à la politique de le dire et de signaler les promoteurs de ce déchaînement intellectuel, sans empiéter, bien entendu, ni sur les droits ni sur les devoirs de la justice, sans attribuer en son nom propre aux individus le désastre matériel dont la justice leur demandera raison. Si maintenant il se rencontre que les déclamations anti-sociales et les prédications de guerre civile tombent à la charge de ceux dont la justice a cru saisir la main dans les faits qu’elle poursuit, il se peut encore très bien que ceux-là né soient pas coupables des faits, et la justice, mieux éclairée à mesure qu’elle marche, le reconnaissant bientôt, n’aura plus rien à démêler avec eux ; mais ils resteront toujours coupables de l’égarement des consciences, de l’irritation des masses, du triste abus des sophismes, et la politique leur en tiendra perpétuellement le compte qu’elle devra.

Cette distinction naturelle a évidemment dirigé toute la conduite de la commission d’enquête. La commission avait à éclaircir les origines d’un double malheur dont le pays gémissait ; elle a été droit devant elle, et, sans accuser qui que ce soit du malheur même, elle n’a pu cependant se dissimuler que la cause en était dans une certaine politique dont les événemens portaient pour ainsi dire la livrée. Il s’est trouvé maintenant que cette politique, dont on ne pouvait méconnaître le caractère et l’action, était justement celle qui s’était assise au berceau de la république naissante. Était-ce la faute de la commission, pour qu’on Tait tant et tant gourmandée sur ce propos-là, et qu’est-ce que cela prouve contre la république, sinon qu’il ne faut pas la continuer dans les voies où l’on a dirigé ses premiers pas ? C’étaient, en vérité, des voies bien extraordinaires, et les pièces justificatives de l’enquête nous révèlent bien des abîmes à côté desquels nous avons heureusement passé dans le temps sans trop le savoir ; autrement, la tête nous eût tourné. Quel étrange Paris nous avons entrevu ! quelle société misérable et bizarre que celle qui prétendit en ce moment-là gouverner la France et représenter d’office la nation tout entière ! Comme le nombre des adeptes était petit, et combien cependant il agissait sur la foule, en la prenant par tous les mauvais côtés qui sont dans le cœur de l’homme ! Quelle triste démonstration de l’éternelle infirmité des masses I Le signal partait, la foule suivait en aveugle, comme à Rome, comme au moyen-âge, comme toujours ; on marchait parce que d’autres marchaient ; les plus savans étaient encore ceux qui avaient un faux mot d’ordre ; les plus nombreux, ceux auxquels on avait payé leur journée pour aller où tout le monde irait. C’est de la sorte que l’on a conduit le 16 mars, M. Caussidière s’en vante. Et le 17 avril ? et le 15 mai ? Nous possédons maintenant toutes les recettes avec lesquelles on fabrique, au besoin, un peuple majestueux, un peuple fraternisant, un peuple constituant. Cette triste expérience n’est pas de nature à nous inspirer beaucoup d’orgueil, mais elle doit assurément nous rendre fort humbles et fort patiens vis-à-vis de la Providence, qui a sans doute quelque grande et souveraine recette avec laquelle elle brouille à son plaisir les petites formules de nos empiriques.

Nous le comprenons maintenant, les fondateurs de la nouvelle république française ont chèrement payé les couronnes civiques dont ils ont eux-mêmes un peu trop tôt paré leurs fronts. Nous serions tout prêts à les plaindre, si leur immolation avait été moins volontaire, s’ils avaient couru avec moins d’ardeur au-devant d’un sacrifice qu’ils ne prévoyaient pas si complet. Nous ne dirons certes pas : « Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? » puisque cette galère, après tout, c’était le vaisseau de la France ; mais nous voudrions être sûrs qu’ils ne l’aient pas, de gaieté de cœur, poussé sur les écueils pour avoir l’honneur exclusif de l’y piloter et de l’y sauver. Aussi quelle compagnie n’ont-ils pas dû souffrir autour d’eux pendant qu’ils travaillaient au sauvetage ? À peu près celle qui s’en va, sur certaines côtes, épier les naufragés et profiter des épaves. Les curieux auxiliaires ! De vrais chefs de condottieri, dont chacun gouverne sa bande en maître et traite d’égal à égal avec tous les pouvoirs auxquels il veut bien la prêter ! des clubs dont les délégués vont révolutionner la province à tant par jour, avec l’argent du ministère, pendant que leurs présidens méditent de renverser les ministres ! des tribunaux secrets où l’on prononce des sentences de mort dans tout l’appareil d’un roman de charbonnerie ! Il fallait vivre pourtant avec ce monde-là, on s’y était condamné. Il fallait vivre avec ses collègues, et c’était souvent encore plus difficile. On vivait donc, mais au jour le jour, sans repos ni trêve, parce qu’on n’avait pas même de jalon où arrêter sa vue, de pic intermédiaire où la reposer, dans cette course haletante qui menait des sommets aux précipices. Nous nous trompons cependant, il était des instans de calme, calme sinistre ou menteur. L’un se calmait dans la pensée de la mort, « il aurait toujours le temps de se brûler la cervelle ; » l’autre avait beau marcher de déceptions en déceptions, se faire mordre par les tigres qu’il croyait avoir assouplis, écraser par les pierres qu’il croyait avoir élevées en un harmonieux édifice, ensevelir par le fleuve dont il croyait avoir captivé les eaux : il se reprenait toujours à se dire qu’il était Orphée, et que sa lyre invincible charmait les fleuves, les pierres et les tigres. Puisse cette contemplation vaniteuse de lui-même n’avoir pas suffi trop souvent à sa conscience !

Il était temps que la pensée publique fût délivrée de ces sombres souvenirs par quelque solution décisive. La discussion du rapport de la commission d’enquête était attendue avec une impatience pleine d’anxiété. De sourdes rumeurs attachaient d’avance à cet épisode parlementaire quelques fâcheux accompagnemens. On se précautionnait contre la rue, dont on appréhendait plus ou moins les orages. On craignait surtout que ces orages ne fussent la conséquence ou l’écho d’un grand trouble intérieur qui paraissait s’allumer sourdement dans l’assemblée nationale. Déjà même on avait dû juger de la passion concentrée que ces débats rétrospectifs, mais nécessaires, pouvaient toujours soulever dans le parti qu’ils intéressaient par les plus sensibles endroits. À la séance du 21, l’honorable M. Creton s’était avisé d’insister pour obtenir enfin le compte-rendu de l’administration financière du gouvernement provisoire. Il avait posé très nettement la question très curieuse de savoir comment il se faisait que les fonds votés pour les traitemens des préfets et sous-préfets durant tout l’exercice 1848 étaient déjà épuisés au mois de juillet ; il avait demandé s’ils n’étaient point tombés dans les poches de certains « oiseaux de proie » que les départemens n’oublieraient pas de si tôt. Le mot était vif, mais il ne regardait que les commissaires officieux ; les commissaires officiels le prirent à leur compte, et M. Creton faillit être bloqué dans la tribune par des assaillans furieux. M.Ledru-Rollin, y montant après lui, expliqua ses dépenses en homme qui cherchait à les justifier d’un point de vue tout autre que le point de vue politique, et le plus clair de sa réponse, quant au fait particulier, ce fut qu’il avait bien fallu jeter quelque part le trop plein de la révolution, qui lui pesait sur les bras dans la capitale. Tant pis pour les départemens ! il leur allait bien de se prélasser dans leurs loisirs ! — Tout cela se disait avec une amertume tantôt véhémente et tantôt contenue, qui présageait une explosion formidable, si la bataille répondait à l’escarmouche. M. Ledru-Rollin avait la narine frémissante et la poitrine gonflée ; la montagne serrait les poings, et peu s’en manqua qu’elle ne tombât les poings fermés sur la plaine. Elle cria du moins assez pour ôter la parole à M. Creton. M. Ledru-Rollin eut ainsi le dernier.

Vint donc, l’autre vendredi, cette discussion si redoutée, cette discussion solennelle de l’enquête, qui a duré seize heures et pris toute une nuit. On s’était si fort effrayé de la violence dont on serait possédé, que tout le monde se sentit en veine d’humeur pacifique par peur d’être trop colère. M. Marrast, en recommandant la modération à l’ouverture de la séance, ne prêchait que des convertis. Les trois représentans auxquels le rapport faisait une position particulière se défendirent avec plus ou moins de bonheur, mais avec une convenance à peu près égale. La commission d’enquête, serrée de très près par les plaidoyers qu’on opposait à ses conclusions, ne releva rien et garda le silence, quoi qu’il pût lui en coûter. Elle savait sans doute le dénoûment judiciaire que le pouvoir exécutif préparait à côté de ses investigations politiques ; et, si elle eût eu quelque satisfaction légitime à démontrer, séance tenante, l’exactitude ou la loyauté de ses recherches, elle n’avait pas le courage d’ajouter ainsi aux charges amassées sur des hommes que leur qualité de prévenus rendait maintenant justiciables d’une autre barre. Il est probable que cette communication faite à propos empêcha un conflit qui n’aurait pas laissé d’être vif, et substitua tout de suite à l’animation que l’on pouvait ressentir contre des adversaires le respect que l’on devait professer pour des accusés.

La montagne, à son tour, ne fut point outre mesure indisciplinable et emportée. Elle aurait eu cependant à dire. Le coup qui frappait ses deux amis les surprenait tellement à l’improviste, qu’il y avait bien quelque adresse à l’avoir ainsi porté ; il y avait aussi une rigueur singulière à tenir ouvertement si peu de compte de leurs explications nouvelles. La montagne, qui n’était pas obligée de plaider au fond, pouvait donc se retrancher sur la forme avec un certain acharnement ; il sembla toutefois qu’elle ne se battait guère que pour l’honneur. Savait-elle peut-être que M. Caussidière et M. Louis Blanc ne seraient pas surveillés de bien près, s’il leur plaisait d’échapper aux poursuites immédiates de la justice ? Savait-elle à l’avance que, sur l’invitation très spéciale et très intelligible de M. Marrast, la majorité de l’assemblée serait mise en demeure d’enlever M. Caussidière à la juridiction des conseils de guerre ? La séance a, de la sorte, été maintenue tout entière, par une fermeté prudente dont nous devons attribuer l’honneur au gouvernement, et pour bonne part, quoiqu’il soit aujourd’hui plus malaisé de le louer que de le critiquer dans la condition où il nous tient. Le général Cavaignac a pris nettement sur lui la responsabilité de l’exécution judiciaire ; il ne pouvait accepter ainsi les résultats de l’enquête dirigée par les magistrats sans s’associer à l’esprit de l’enquête dirigée dans le sein du parlement. C’est un courage dont nous lui savons gré ; mais qu’il n’essaie pas de le racheter par des compensations indignes de lui ; qu’il ne se croie pas obligé. pour apaiser maintenant ceux qu’il a dû blesser, de supposer devant lui ou devant la république les ennemis imaginaires que ceux-là seuls lui rêvent.

Nous gardons vis-à-vis de M. Caussidière et de M. Louis Blanc toute la réserve que leur situation nous commande. Nous ne sommes point si gênés vis-à-vis de M. Ledru-Rollin ; nous n’avons jamais dit que M. Ledru-Rollin fût un conspirateur ; nous ne lui reprochons qu’une chose, et le discours qu’il a prononcé pour sa défense n’est qu’une preuve de plus à l’appui de ce reproche. M. Ledru-Rollin ne cherche pas et n’a jamais cherché dans sa vie politique le chemin le plus droit et le plus simple : il a toujours quand même préféré celui qui le mettait le plus en évidence, en tête de colonne, fût-ce une colonne dont il embrassât au hasard le drapeau. Cet amour-propre souriant et robuste qui le caractérise ne doute de rien et brave tout pour se contenter. Comme il a malheureusement l’esprit faux et la science courte, ce n’est ni l’expérience ni le bon sens qui lui marque jamais sa place ; c’est l’indomptable envie de paraître. Possédé de cette envie dévorante, il ne calcule pas ce qu’elle peut lui coûter, cela d’ailleurs le regarde ; il ne se soucie pas davantage de ce qu’elle peut coûter à sa patrie, c’est là notre grief. Lorsque ce démon vaniteux le poussa tout d’abord, la lance en avant et la visière levée, suivant ses expressions, au premier rang de l’extrême démocratie, il ne compromit que son goût, son jugement, et, à ce qu’il paraît, sa fortune ; mais lorsque hier encore, au milieu de ce triste procès, il s’affublait des lambeaux mal ajustés du socialisme pour se constituer une originalité nouvelle et recommencer un rôle, M. Ledru-Rollin, grâce à la position qu’il tient encore, faisait sciemment de sa personne un embarras ou un danger pour le pays. Quand il déclamait avec emphase les pages irritantes de M. Louis Blanc, il les débitait non pas à l’assemblée qui les connaît trop bien, mais à la foule, devant laquelle il voulait passer désormais pour le seul politique qui fût capable de l’aimer. Il ne visait à gagner personne dans l’assemblée ; il parlait pour que sa parole allât tomber hors de l’enceinte sans que le moindre scrupule l’arrêtât dans ce fol amour de gloire malsaine, sans qu’il songeât à se demander si, par pure jactance, il n’enverrait pas d’un moment à l’autre quelque étincelle sur un brasier mal éteint. Il est des hommes publics qui ont eu des vices plus palpables peut-être, il n’en est pas que la vanité puisse jamais conduire si loin.

Sortons enfin de tous ces débats de personnes qui ont affecté profondément le moral de la nation. Passons maintenant aux affaires, aux finances surtout, qui sont le grand et difficile département du jour. M. Goudchaux ne cesse pas de combattre pour sauver l’équilibre de son budget ; il met dans sa vigueur une certaine bonhomie qui ne déplaît point à l’assemblée, et, s’il n’y a pas toujours au demeurant beaucoup de conséquence dans ses vues, il y a du moins chez lui la volonté très énergique de faire une administration loyale et honnête. M. Goudchaux a présenté bravement son projet d’income-tax, pour remplacer au plus vite l’impôt sur les créances hypothécaires ; nous y reviendrons à loisir. Il a dû, par contre, accepter la réduction dont la réforme postale va frapper le revenu de 1849 ; l’avantage reconnu de cette large mesure l’a emporté sur l’inconvénient d’un déficit temporaire pour les caisses du trésor. Nous félicitons M. de Saint-Priest de voir enfin triompher dans la nouvelle assemblée une réforme pour laquelle il avait si constamment plaidé dans l’ancienne chambre. En revanche, M. Goudchaux s’est opposé avec succès à ce qu’on votât 20 millions de travaux extraordinaires dont il ne savait où prendre les fonds, et rassemblée a reculé devant la responsabilité que son ministre des finances rejetait sur elle, en abdiquant toute initiative administrative au cas où l’initiative parlementaire ne lui laisserait plus sa liberté. Hélas ! le lendemain du jour où il avait économisé 20 millions, l’honorable M. Goudchaux endossait les 200 millions que l’assemblée tirait sur lui pour terminer les travaux du chemin de fer de Lyon, qui a été décidément racheté à la compagnie, et dont il faut entretenir les 120,000 ouvriers auxquels la compagnie donnait à vivre. Comment faire face à ces indispensables dépenses avec un budget aussi péniblement équilibré, sans rentrer dans les crédits extraordinaires ?

Ce chapitre infini de nos anciens budgets se rouvrira sans doute aussi, et bientôt et forcément pour la marine comme pour les travaux publics. Voici comment. On se rappelle que lorsque M. Goudchaux, après les événemens de juin, entra dans le ministère, il voulut présenter à l’assemblée un exposé de la situation financière moins contestable et moins chimérique que celui de MM. Duclerc et Garnier-Pagès. Il demanda donc à ses bureaux qu’on lui préparât, dans le plus court délai possible, les élémens d’un budget pour 1849, mais en l’enfermant dans les limites du budget de 1846 dont les comptes venaient d’être réglés. La condition était absolue ; c’était un lit de Procuste sur lequel devait s’étendre l’administration du nouveau gouvernement. Les directeurs du département des finances, pour être plus certains d’exécuter la pensée du ministre, ne crurent avoir rien de mieux à faire que de prendre comme base de leur travail le règlement définitif de l’exercice 1846. Or, ce règlement ne contenait pas le service colonial, qui, aux termes d’une loi de finances, ne rend ses comptes qu’un an après le service métropolitain. Dans la précipitation du moment, cette circonstance passe inaperçue, et M. Goudchaux déroule ses propositions à l’assemblée nationale d’après les données incomplètes qui lui ont été fournies. Grande rumeur au ministère de la marine. On aperçoit l’omission commise, on réclame vivement pour qu’elle soit réparée ; mais il est trop tard : tout le plan du ministre des finances serait renversé, s’il fallait y faire rentrer une allocation de 25 à 30 millions de plus. M. Goudchaux prévoyait déjà qu’il aurait peine à obtenir de la chambre l’impôt sur les hypothèques, qui représentait approximativement cette somme. S’il se rendait aux instances de son collègue de la marine, il serait donc dans l’obligation de chercher des ressources nouvelles pour près de 60 millions. C’était trop. Il ne s’est pas senti le courage de tenter un si grand effort, et M. de Verninhac est absolument contraint de suppléer par son habileté administrative à l’argent qu’on lui refuse. Il n’y a pas d’habileté qui tienne. Le nouveau ministre de la marine, par une circulaire du 2 août, a enjoint aux préfets maritimes d’économiser, sur un certain nombre d’objets désignés dans leurs services, la somme dont il a besoin pour l’administration des colonies. Or, ces objets ne comportant au budget qu’une dépense de 13 millions, il est bien difficile d’y trouver une économie de 30. Il n’est donc qu’une planche de salut pour le ministre, ce sont encore les crédits extraordinaires.

Au moment où nous finissons ces lignes, les circonstances extérieures prennent un aspect assez grave pour rendre le gouvernement encore plus sévère, s’il est possible, dans le maniement de nos deniers, pour l’engager cependant aussi à donner en même temps aux forces défensives de la France toute l’étendudue dont elles sont susceptibles. Lors de la discussion de ce projet de crédit des 20 millions dont nous parlions tout à l’heure, le général Lamoricière repoussa, vivement l’ouverture du crédit, en disant « qu’il ne serait point convenable de se laisser aller à de nouvelles dépenses, et qu’il fallait réserver quelque chose pour l’inconnu. » Ce mot-là fit sensation dans l’assemblée. On dirait aujourd’hui que l’inconnu va commencer. Nous nous étions jusqu’à présent reposés sur les récentes déclarations de lord Palmerston au sujet des affaires d’Italie ; nous étions à peu près persuadés que l’Autriche acceptait la médiation en commun de l’Angleterre et de la France ; elle l’avait encore, affirmait-on, sollicitée le 13 août, après avoir été suffisamment informée du succès de ses armes. Lord Palmerston ne s’expliquait pas, il est vrai, très catégoriquement sur le cas où la France se croirait obligée d’intervenir toute seule d’une façon plus directe et plus prompte au-delà des Alpes ; mais il y avait dans son discours tant de bonnes paroles pour notre nouveau gouvernement, tant d’assurances honorables d’accord et d’amitié de la part de l’Angleterre, qu’on ne pouvait pas et que nous ne voulons pas encore prévoir une hypothèse où l’Angleterre et la France n’agiraient pas de concert. De son côté, le général Cavaignac expliquait franchement à la tribune qu’il aurait jusqu’au bout le courage de la paix, que l’honneur seul de la France et non pas son goût particulier pourrait jamais le décider à tirer le sabre du fourreau. Nous avions donc tout lieu d’espérer une solution pacifique pour le démêlé européen qui s’agite dans les plaines de la Lombardie. Voici néanmoins que la situation change de face et devient beaucoup moins commode. La Russie aurait déclaré, d’après les dernières nouvelles allemandes, qu’elle ne laisserait point l’Autriche dans l’embarras et ne souffrirait pas sans combattre qu’un soldat français entrât en Italie. L’Autriche elle-même, et ce point-ci paraît tout-à-fait certain, l’Autriche, assise de nouveau sur son territoire reconquis, ne veut plus entendre parler de médiation et prétend s’arranger seule à seule avec la cour de Turin. Il est en effet difficile de persuader à des vainqueurs rentrés en possession de leurs provinces qu’il faut maintenant les abandonner par les traités après les avoir reprises par la guerre. La France, d’autre part, a jeté sa parole dans la balance où se pèsent les destinées de l’Italie ; elle a fixé l’heure où elle y jetterait son épée. Quand la France en sera là, que fera l’Angleterre ? Nous ne conseillons pas au gouvernement de perdre beaucoup de temps à chercher alors un avis au-delà du détroit. S’il faut déjà reprendre Ancône, l’Ancône de la république fût—il même Venise, ne l’oublions pas, le plus tôt qu’on porte de pareils coups est toujours le mieux.




Depuis les événemens de février, les arts sont frappés du mal dont souffre la société tout entière. Les théâtres, et particulièrement les théâtres lyriques, ne suffisent qu’à grand’peine aux premières nécessités de leur situation. Aussi, malgré la subvention ordinaire qu’ils reçoivent de l’état et le secours extraordinaire que le gouvernement vient de leur accorder, nos théâtres lyriques seront-ils bien heureux s’ils peuvent dire dans six mois ce que l’abbé Sieyès répondait à un ami qui lui demandait ce qu’il avait fait pendant la terreur : J’ai vécu. Ce sera, en effet, beaucoup pour eux que d’avoir simplement existé pendant ces jours d’émotion fiévreuse, et d’avoir traversé l’une des crises les plus redoutables qu’ait eu à subir la société française.