Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1848

Chronique n° 394
14 septembre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 septembre 1848.

Nous avons du goût pour l’autorité du général Cavaignac, un goût suffisant ; nous avons de l’attachement pour la république, un attachement raisonné : la monarchie s’est perdue parce qu’elle en voulait un autre. Voilà notre profession de foi, et, dans les termes où nous la donnons, elle est vraiment très sincère. L’orthodoxie étant de rigueur, nous ne déclinons que le fanatisme, et, pourvu qu’on nous permette de n’être pas fanatiques, nous consentons à nous avouer orthodoxes. Nous prions seulement qu’on nous tienne compte de cet acte d’adhésion et d’amour, et nous plaçons sous le bénéfice de ces observations préalables les réflexions courantes que pourraient nous inspirer les personnes et les choses dans l’état nouveau de nos affaires. On s’inquiétera peut-être de nous voir inscrire en tête de ces pages fugitives un prologue aussi solennel. Il y a d’honnêtes gens qui se signent quand il tonne ; c’est une façon de rappeler à la foudre qu’elle ne doit pas les écraser, puisqu’ils sont bons chrétiens. Une précaution si pieuse ne doit pas laisser d’être de ressource en toute espèce d’orages. Il a beaucoup tonné ces jours-ci dans le monde politique : nous nous signons à notre manière.

Sérieusement il n’est point de précautions superflues par le temps où nous vivons, pour peu qu’on veuille dire la vérité, la vérité impartiale et loyale, telle que des hommes de cœur ont besoin de la dire, et des hommes de sens besoin de l’entendre. Ce n’est pas nous qu’on accusera d’être des factieux et de nous plaire aux agitations de la rue ; nous pensons, au contraire, comme M. Thiers l’a si noblement déclaré, nous pensons qu’il faut toujours respecter le gouvernement légal de son pays, — celui d’à présent, puisqu’il est, aussi bien qu’il fallait respecter celui qui n’est plus, la légalité qu’on nous a faite aussi bien qu’il fallait respecter la légalité qu’on nous a brisée. Nous pensons qu’il n’est jamais bon de conspirer, et, fût-on d’une conspiration heureuse, nous le savons bien, on ne se vante pas long-temps d’en avoir été. Nous sommes donc profondément constitutionnels, mais nous sommes aussi profondément libéraux, libéraux de la vieille école, soit, et qui estimons à trop haut prix en matière d’établissemens politiques les questions d’honneur et de dignité morale. C’est pour cela sans doute que nous ressentons avec amertume, que nous subissons avec embarras la situation où la presse est maintenant réduite par les dernières exigences du pouvoir exécutif, par les derniers votes de l’assemblée nationale. Un jurisconsulte, M. Liechtenberger, éprouvait des scrupules sur le mérite qu’aurait, en définitive, une constitution délibérée pendant l’état de siège. Un autre représentant, M. Crespel de Latousche, acceptant même l’état de siège, demandait qu’on s’abstînt du moins d’y ajouter, par une extension purement arbitraire, la faculté de suspendre les journaux. Le comité de législation, par l’organe de M. Charamaule, acceptant à son tour la suspension des journaux, demandait uniquement que l’on mît quelques formes à ce procédé draconien, et transférait le droit de suspendre du pouvoir exécutif au pouvoir judiciaire. L’assemblée nationale, vivement impressionnée par l’attitude et par les paroles du gouvernement, a décidé, à des majorités considérables, que l’état de siège ne serait pas levé, que les journaux pourraient être suspendus, et qu’il serait inutile de les juger avant de les suspendre.

Le gouvernement et l’assemblée nationale ont reconnu qu’il y avait nécessité de salut public dans le maintien de l’état de siège. Nous nous inclinons devant cette nécessité ; pour ne point l’aggraver encore, nous tâchons d’en oublier l’origine. De cela seul qu’elle est, elle a sa raison d’être ; nous n’en voulons rien savoir de plus, et nous ne cherchons point au-delà. L’état de siège cependant est un régime déterminé, qui a ses prescriptions spéciales, ses limites positives. Le retrait de la liberté d’écrire ne rentre point régulièrement dans ces prescriptions authentiques, c’est une rigueur de surcroît que l’on ne comprend point tant qu’elle n’est pas motivée par un surcroît de péril. Or, lorsque le général Cavaignac, répondant d’avance à la proposition de M. Crespel de Latousche, s’est expliqué du haut de la tribune sur les motifs particuliers qui l’obligeaient à cumuler avec l’état de siège pour la cité l’état de dépendance pour la presse, qu’a-t-il dit de ce ton ferme et bref qu’il affectionne ? Quels dangers nouveaux a-t-il signalés qui réclamassent impérieusement un nouveau degré de dictature ? Nous avons sous les yeux son argumentation ; elle est tout entière en un point : le chef du pouvoir exécutif désire avoir une arme de plus pour faire une guerre irréconciliable à quiconque attaquera le principe républicain.

Les républicains s’indignaient beaucoup autrefois que la royauté défendît de contester le principe monarchique ; ils voient enfin aujourd’hui que c’était chose assez naturelle. Nous ne leur reprochons pas d’être devenus plus consèquens : il est vrai que la logique tourne maintenant à leur profit, mais c’est bien le moins que la bonne fortune rectifie le jugement par quelque endroit, elle le gâte par tant d’autres. La royauté pourtant, quand elle protégeait ainsi son principe, n’employait pas d’autres mesures que des mesures de répression. Les lois de septembre avaient toujours cela d’avantageux, qu’elles nous dispensaient de la censure : on devrait bien y songer un peu, lorsqu’on leur jette si fièrement la pierre, tout en nous gratifiant d’une censure qui ne prévient qu’en supprimant. Affaire de circonstance, nous dit-on, épreuve temporaire, inconvénient obligé d’une transition difficile. Le beau moyen d’organiser la liberté, que de commencer par l’étouffer en avertissant qu’on finira par la rendre ainsi capable de supporter la licence ! Mais, dit-on encore, la crise est là qui ne marchande pas, il y a risque en la demeure. Parlons franchement : il ne s’agit pas, dans l’espèce, de la sédition armée, dépavant les carrefours à l’ombre d’un étendard sur lequel il y aura république contre république ; en face de pareils ennemis, on a l’état de siège ; il s’agit d’écrivains imprudens ou téméraires qui trouveront la république insuffisante ou mauvaise ; ce sont les propres paroles du général Cavaignac. Contre ceux-là, ce ne sera point assez de la justice ordinaire, elle serait trop lente ; il faudra cette justice sommaire de l’autorité executive qui frappe, selon sa sagesse, en dehors de la loi.

Le péril ainsi défini, nous ne saurions nous empêcher de croire que le gouvernement s’en exagère l’étendue et surtout l’urgence. Nous sommes, quant à nous, persuadés que les tribunaux interviendraient toujours assez tôt pour réprimer ce genre de délit, dont la contagion nous paraît médiocrement redoutable. Nous avons bien plus d’effroi de la lutte qui pourrait s’engager entre les différentes sortes de république que de celle que la république aurait à soutenir contre un prétendant quelconque. Si l’état de siège ne nous paraît pas de trop vis-à-vis des bouillonnemens de la démagogie, l’arbitraire appliqué sans appel à la presse nous semble du luxe vis-à-vis des regrets irréfléchis qui provoqueraient mal à propos le retour désormais impossible du passé, d’un passé clos comme celui-là par une irrémédiable aventure. La France a maintenant accepté ce qu’elle n’avait pas du tout désiré. Il n’y a que les aveugles de la montagne à qui l’esprit vienne de crier qu’elle a subi ce qu’elle accepte. On la précipite dans de terribles chemins ; elle s’en tire du mieux qu’elle peut, et ne se dissimule pas qu’il ne lui en coûterait pas moins pour retourner en arrière que pour aller en avant ; elle va donc, c’est là toute sa politique. Mais alors, pourquoi ce grand étalage d’appréhensions et de précautions au sujet des royalistes, le mot à la mode depuis quelque temps pour remplacer celui de réactionnaires, tout le monde ayant dû, par égard pour soi-même, être ou se dire de la réaction ? Nous voyons les deux grands partis qui s’honorent d’avoir autrefois porté ce nom de royalistes l’abdiquer aujourd’hui avec une convenance et une gravité dignes de nos respects, l’abdiquer généreusement devant le suprême intérêt de la patrie, et nous sentons trop nous-mêmes la souffrance de cet inévitable sacrifice pour douter qu’il soit sincère. S’il est çà et là des illusions plus opiniâtres, le drapeau qu’elles élèvent appartient trop à l’histoire pour reparaître encore dans le présent, et, si ces illusions se traduisaient jamais par des vœux plus effectifs, leur rôle serait court.

Il existe donc de meilleures raisons que celles-là pour justifier ce grand déploiement de sévérité dirigé avec une intention trop expresse contre un zèle monarchique dont les œuvres ne semblent en réalité ni si actives ni si menaçantes qu’on ne puisse les prévenir sans effacer une liberté dont l’état de siège lui-même s’accommodait. Nous sommes très convaincus que le général Cavaignac n’est pas homme à interdire la discussion, parce qu’elle atteindrait les personnes ou les actes de son gouvernement ; nous cherchons autre part et plus haut la cause de la résolution qu’il a prise. Nous pensons l’apercevoir dans la continuation volontaire de ce système de bascule dont nous avons tant de fois déjà montré les périls. Le général Cavaignac tient trop évidemment à ne pas rompre avec les fractions extrêmes de l’opinion démocratique, et quoiqu’il soit, s’il en fût, un républicain décidé, l’on croirait presque qu’il s’imagine avoir besoin de cette alliance pour se donner à lui-même un brevet, une garantie de républicanisme. Il s’est rencontré par un coup de providence que le plus rude châtiment dont on eût encore puni cette guerre des rues à laquelle la cause républicaine était naguère si souvent descendue, c’était justement un républicain de vieille date qui l’avait infligé. Le pays l’en a remercié par une confiance sans limites. Le chef du pouvoir exécutif ne veut point que cette universelle confiance, si méritée qu’elle soit, lui ôte tout-à-fait celle de la montagne. Il aurait volontiers l’ambition de garder la balance égale entre l’immense majorité dont les suffrages le grandissent, et la minorité dont les soupçons ou les reproches chagrineraient peut-être sa conscience inquiète. Il est aussi permis de supposer que, tout en étant parfaitement dévoué à cette majorité qui l’a plutôt adopté que produit, le général Cavaignac n’est pas très désireux de s’y absorber, qu’il ne serait point fâché de s’en différencier un peu par ces affinités dont la majorité ne se soucie pas. Il a bien ses raisons sans doute, mais voilà comment il arrive à donner des gages à un parti dont les prétentions dépassent de beaucoup l’importance. Les argumens qu’il apportait à l’appui de la suspension des journaux avaient trop l’air d’une satisfaction accordée aux griefs chimériques de l’extrême gauche contre la droite. La prudence significative avec laquelle il s’est défendu de blâmer la terreur n’était pas seulement un acte de piété filiale, puisqu’elle lui a valu les chauds complimens de M. Flocon.

Le général Cavaignac couvre, il est vrai, non sans habileté, cet usage particulier qu’il fait de son initiative, en se mettant à la discrétion de l’assemblée, en repoussant loin de lui, dans la sincérité de son âme, toute idée d’empiétement ou d’accaparement. Oui certes, le pouvoir exécutif n’est, à l’heure qu’il est, qu’une délégation de la législature, et si le général Cavaignac a frappé rudement la liberté de la presse, c’est avec le concours de l’assemblée nationale. Les regrets que nous inspire cette mesure rigoureuse n’en sont malheureusement que plus vifs, et nous ne craignons pas de les exprimer quand ils se sont déjà manifestés avec tant de force, au sein de l’assemblée, par les organes de tous les partis. M. Ledru-Rollin lui-même a été presque simple, presque naturel, en plaidant cette bonne cause. M. Victor Hugo a prononcé des paroles énergiques qui n’étaient point cherchées. M. Jules Favre a disséqué la question en jeu avec cette âpreté si contenue que l’on jurerait de la nonchalance, avec cette verve élégante et froide qui pique, perce et taille aussi tranquillement que si elle n’était pas la plus cruelle du monde. M. Jules Favre est toujours sûr de tuer les thèses qu’il a le plus brillamment soutenues de cette manière-là, parce que dans cette manière-là il y a trop de sa personne : or, il n’est point d’éloquence mieux écoutée ni de personne moins favorable. Le général Cavaignac, blessé par quelque intonation d’avocat, avait brusquement demandé la parole au milieu du discours de M. Favre : le discours terminé, il n’a pas voulu la prendre, comptant sur sa majorité, comme aurait pu jadis y compter un chef de cabinet dans les parlemens disciplinables du régime monarchique. Le fait est que, tout en montrant beaucoup de déférence vis-à-vis de l’assemblée, L’honorable général use à propos du crédit qu’il a sur elle.

Nous sommes très contens qu’il se soit ainsi formé une majorité compacte autour du gouvernement, et, tout en souffrant d’une décision qu’elle a cru nécessaire, nous aimons mieux encore la voir agir avec cet ensemble, même en se trompant, que de ne la point voir du tout. Seulement il faut convenir qu’indépendamment des circonstances critiques qui peuvent fasciner les meilleurs esprits, il y a bien un peu d’empressement à voter si vite et si ferme, sur l’impulsion plus ou moins caractérisée du ministère. Nous naissons ministériels en France : il va sans dire qu’il n’y a pas grand mal à cela sous la république. Si petit que soit le mal, nous voudrions cependant l’épargner à la fortune du général Cavaignac. Nous aussi, comme beaucoup, nous avons du penchant pour ce soldat heureux. Le duc d’Orléans, de regrettable mémoire, ne se cachait pas de dire, tout en protégeant avec loyauté la carrière militaire du frère de Godefroy, « qu’il élevait peut-être un général pour la république. » Jusqu’ici le général Cavaignac n’est pas au-dessous de ce remarquable augure. Il a du sang-froid et de la tenue ; il parle peu, jamais trop ; il ne rit guère et ne se familiarise pas. Il est toujours de bonne foi dans ce qu’il dit, selon la limite de ses idées, selon les habitudes de son jugement ; ce qu’il dit, il le débite d’une voix de commandement quelquefois sourde et embarrassée, mais toujours convaincue, et pour laquelle on a volontiers du respect. Nous prédisons au général Cavaignac des panégyriques autrement pompeux que celui-là ; en attendant, et comme dernière marque de nos bons vouloirs, nous lui souhaitons de se garer à temps de l’entraînement des amis aveugles et de la complaisance des entourages dociles. M. de Lamartine a chèrement acheté le droit de savoir qu’il ne faut pas mettre la popularité à des épreuves trop hardies. La plus difficile épreuve pour un gouvernement populaire, ce n’est pas tant encore de gagner à l’allégement du pouvoir, c’est de ne rien perdre à supprimer la liberté.

Telle est la situation au milieu de laquelle l’assemblée nationale a ouvert le grand débat du projet de constitution. L’histoire de ce projet est chose connue. Confié à une commission spéciale où toutes les lumières et toutes les opinions étaient représentées, discuté dans les bureaux, revu en commun par les délégués des bureaux et par la commission obligée d’écouter leurs avis, modifié au passage par l’influence des événemens de juin, le projet arrive enfin à la discussion publique après ces laborieux préliminaires. Chose singulière et bonne à noter, non pas pour son importance, mais pour éclairer un peu l’humeur de ce temps-ci, le jour même ou la veille du jour où il se produit, on voit paraître à côté un persiflage assez fastueusement monotone, qui s’intitule Petit Pamphlet sur le projet de constitution, et l’auteur du pamphlet est le président de la commission qui a construit cette future charte du peuple. Soyez donc des législateurs éternels ; essayez d’avoir au front les rayons ardens de Moïse, essayez seulement d’imiter la gravité philosophique des sages de la constituante ! Quel bon sens ne supposez-vous pas à la foule, si vous espérez, comme nous voulons aussi l’espérer, qu’elle prendra plus au sérieux que vous l’œuvre dont vous vous moquez à mesure que vous la faites. La moquerie de Timon n’est pas d’ailleurs plus amusante qu’elle n’est convenable : la forme en est ce que nous savons depuis trop long-temps, un cliquetis d’archaïsmes et un caquetage de faux bonhomme. Quant au fond, il n’y a pas beaucoup à chercher ; c’est tout simplement l’idée très enracinée que la France, pour son bonheur, aurait dû charger Timon tout seul de lui fabriquer sa constitution, voire l’en supplier à genoux. M. de Cormenin, après cette belle campagne, a dû quitter assez brusquement la commission, peu soucieuse de garder un collègue si malin ; il s’est retiré moins à temps et moins volontairement que M. de Lamennais. Singulière époque que celle où ces intelligences orgueilleuses et jalouses viennent à l’envi nous prêcher la fraternité des cœurs, comme si l’on pouvait avoir le cœur fraternel quand on est si fort dépourvu de la fraternité d’esprit ! L’un se retire, l’autre se fait chasser du cercle où l’on prépare la loi de son pays, parce que ni l’un ni l’autre ne trouvent la loi bonne dès qu’elle ne porte pas leur nom. Le misérable amour-propre des gens de lettres a pénétré jusqu’au sommet de l’état. Si quelque chose en France doit achever de corrompre l’état, ce sera ce vice des êtres faibles, cette adulation stérile de chacun pour soi-même.

Un projet de constitution n’est pas assurément le thème qu’il faut pour servir de motif à des variations littéraires. M. Marrast, le rapporteur de la commission, ne s’est pas assez souvenu qu’il avait le droit d’être simple. Le rapport de M. Marrast est un peu comme sa personne, une personne de sens et d’esprit, chez qui malheureusement la recherche gâte plus qu’elle ne sert. Son exposé des vues de la commission est, en somme, suffisamment clair et méthodique ; il y aurait à contester sur certaines données d’histoire et de philosophie générales, qui viennent là trop sensiblement pour le besoin de la cause ; mais l’ancien écrivain du National a eu le bon goût de ne point dire d’injures à la monarchie, et, quoique cette modération ne nous surprenne pas sous sa plume, nous voulons encore nous tenir pour ses obligés. Nous le serions tout-à-fait si, sachant comme il le savait très bien, que le sublime était ici hors de propos, il se fût abstenu d’y viser en surchargeant sa rédaction d’enjolivemens par trop lourds. Qu’est-ce que : Une étoile polaire qui luit au firmament de l’Europe et qui imprègne la boussole de la république d’un nouvel aimant ? Qu’est-ce que : Une machine constitutionnelle qu’un ambitieux aplatit de manière à la faire tenir dans le fourreau de son épée ? Les marquis de Molière ne parlaient pas autrement quand ils parlaient politique. Nous pensons comme Molière ; nous aimons mieux : Si le roi m’avait donné Paris, sa grande ville…

Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.

M. Marrast, à qui la révolution a donné la grande ville, aurait dû, dans sa reconnaissance, trouver quelques accens plus naturels.

Il y a pourtant une raison, et une raison sérieuse, qui fait que M. de Cormenin n’est pas pénétré d’un plus grand respect pour le projet dont il a été l’un des auteurs, le principal auteur, s’il le veut absolument ; une raison qui fait encore que M. Marrast n’est pas doué d’un plus grand bonheur d’expressions, lui d’ordinaire si heureux, quand il faut analyser et divulguer l’esprit d’une œuvre aussi considérable. La raison, la voici : c’est que cette œuvre n’est considérable qu’en apparence. M. Marrast l’a dit lui-même avec beaucoup de justesse : « Le projet n’a la prétention de rien inventer. » C’est un mot de bon aloi qui lui sera venu tout de suite, mais qui, formulé tout de suite, eût été dans le temps très mal accueilli. Lorsque la commission se mit à la besogne, elle croyait en partie, et l’on croyait surtout autour d’elle, qu’il fallait, au contraire, inventer beaucoup, inventer le plus qu’on pourrait. La commission ne devait pas manquer d’une certaine déférence pour ces allures de l’opinion ; ces velléités de refaire le monde qui couraient les cerveaux et les rues, sans envahir la pensée plus sereine et plus lucide des hommes graves, ne laissaient pas de l’effleurer. Il était des gens qui escomptaient à l’avance des réformes radicales où la vieille société s’engloutirait ; nous dirions volontiers, en demandant grâce pour cette trivialité, qu’ils avaient les yeux plus grands que le ventre. Une fois en demeure de procréer le nouveau, l’on s’est aperçu pourtant que le nouveau n’existait pas, à moins qu’on n’entendît par-là l’impossible ou l’absurde. Ce n’est point au bout de soixante ans qu’un évangile social est usé. La révolution de 89, qui s’est chargée d’écrire le nôtre, n’est pas prête à se retirer devant le grimoire sous lequel des esprits présomptueux et mal faits voudraient ensevelir les tables majestueuses qu’elle nous a léguées. Révolution bourgeoise, crient contre elle certains révolutionnaires de 1848, révolution bâtarde, qui n’a donné que la liberté, tandis qu’ils vont décréter la fraternité ! Il n’y a qu’une sorte de devoir qu’on décrète, c’est le devoir auquel correspond un droit ; mais ces nobles devoirs, dont l’accomplissement est l’honneur de l’homme, parce qu’il est la démonstration de sa liberté, puisqu’il ne les accomplit souvent qu’à son dam, et qu’il ne peut être forcé de se nuire à lui-même, ces éternels devoirs de charité et d’amour, on ne les ordonne pas, on ne les réglemente pas : on les prêche d’exemple. Toute autre impulsion, toute prescription législative qui descendrait ainsi dans les cœurs n’est qu’un outrage impuissant. Enjoindre au nom de la loi d’aimer et de se dévouer, c’est traiter l’homme libre en esclave ; c’est lui rendre le dévouement insupportable, parce que tout le charme, tout le prix du dévouement est dans sa spontanéité.

C’était là cependant la grande découverte avec laquelle les novateurs prétendaient régénérer la patrie. Telles étaient la métaphysique et la morale sur lesquelles ils échafaudaient leur nouvel édifice : la grosse pierre, la clé de voûte de cet édifice, c’était le droit au travail. M. de Cormenin l’avait inscrit solennellement dans la première édition du projet de constitution. Si l’on s’étonne qu’une tête aussi rompue aux choses pratiques ait accepté cette trouvaille de méchans logiciens et de rêveurs sentimentalistes, que l’on se reporte tout bonnement au long chapitre des inconséquences de Timon ; il n’y en a pas une qui n’ait été calculée. Les événemens de juin ayant buriné sous ce mot de droit au travail leur sanglant commentaire, la commission l’a retiré de son projet amendé, pour y substituer un à-peu-près. Au lieu de concéder que le citoyen avait droit au travail, elle a déclaré que la société devait du travail au citoyen. Si cette déclaration est autre chose qu’une traduction adoucie de la formule dans laquelle on persisterait ainsi tout en semblant l’effacer, et cela ne se peut pas, c’est donc purement une exhortation une homélie. On s’expliquera là-dessus à mesure que la discussion avancera, et M. Dufaure s’est aujourd’hui déjà loyalement prononcé ; mais, quoi qu’il en soit, voilà tout au juste à quoi se réduit la portée sociale que Ton avait avisée dans je ne sais quels songes pour la nouvelle constitution ; voilà, selon la stricte mesure du possible, le talisman qui devait la changer en merveille, voilà le principal motif pour lequel on s’est cru obligé de rafraîchir dans un somptueux préambule la vieille proclamation des droits et des devoirs.

Il y avait trois faits amenés par la révolution de février, deux faits politiques immédiatement réalisés, la ruine de la monarchie et l’introduction du suffrage universel, un fait social devenu bientôt de plus en plus hypothétique, la réforme de la société par l’organisation du travail ou par la reconnaissance du droit au travail, ce qui n’est qu’une même chose. Ces trois faits, subordonnés selon la prudence et surtout selon la possibilité pratique, étaient à eux seuls toute la constitution, sauf examen ultérieur et radiation éventuelle du dernier. La constitution ainsi concentrée se présentait dès l’abord avec la modestie que pouvait suggérer le souvenir des accidens auxquels elle devait sa naissance. Malheureusement le fait hypothétique avait pris tant de place et s’était donné de si grands airs, qu’il primait contre l’habitude les faits certains et accomplis. La révolution sociale qu’on était en train d’enfanter éclipsait presque totalement la révolution politique, qui avait déjà pied dans le monde et pignon sur rue. Celle-ci même, imaginant s’ennoblir et s’embellir, s’essayait à parler le langage de l’autre. Le préambule de la constitution est une preuve qu’elle y réussissait fort mal. Ce préambule semble écrit par la révolution politique pour dissimuler l’avortement de la révolution sociale ; on lui aurait volontiers pris ses mots pour la consoler de ce qu’on ne prenait pas ses choses, et, dans tous les cas, on s’inspirait de son style pour revoir et corriger la déclaration de 91. Ah ! certes c’était alors un spectacle magnifique de voir cette France dont la fédération venait de faire une seule France inaugurer l’avènement définitif de son unité par la réalisation des vérités philosophiques et politiques dont un siècle incomparable avait rempli son ame. C’était quelque chose alors que de poser à la face de l’univers, dans les lois d’une nation, ces idées de liberté, d’égalité, de souveraineté, qui n’avaient jamais encore été comprises de la sorte sur la terre féodale. Si l’on voulait aujourd’hui les rappeler au début d’une charte nouvelle, il fallait au moins s’incliner devant la mémoire de leur origine ; il ne fallait pas les paraphraser comme si l’on venait de les découvrir, il ne fallait pas surtout amalgamer ces solides traditions de nos grands esprits avec l’infiltration malencontreuse de ces doctrines vagabondes des esprits faux de nos jours. Mais, dira-t-on peut-être, on n’aurait pas eu de préambule ? Était-ce un si grand dommage ?

Entendons-nous pourtant ; que l’état commençât cette nouvelle édition du code national par reconnaître qu’il avait en lui-même assez de foi pour imprimer à son œuvre un caractère d’autorité morale ; que la raison laïque se prononçât en pleine confiance sur les idées fondamentales de toute société humaine, et les affirmât en son nom ; qu’elle attestât d’elle-même la présence de Dieu, c’était son droit, le droit qu’elle ne doit jamais perdre de vue, si elle veut toujours rester digne d’elle-même, et continuer la véritable inspiration de 89. Mais qu’est-ce qu’on gagne à voter que la France se propose de conserver l’initiative du progrès dans le monde, que le but de la France est d’augmenter la somme des avantages sociaux par la réduction des charges, et qui trompe-t-on par ces billets sans échéance ? Qui trompe-t-on aussi par ces scrutins où 777 voix sur 777 votans proclament la république démocratique ? Est-ce que la démocratie pour laquelle M. Dupin combat avec une chaleur imprévue serait en soi la démocratie de M. Lagrange ? Qui sert-on, d’autre part, quand on inscrit au-dessus des lois positives qu’on définit des droits et des devoirs que l’on dit supérieurs à ces lois, mais que l’on ne définit pas ? Serait-ce par hasard le droit d’insurrection de la constitution de 93 sous la forme de l’article 14 de la charte de Saint-Ouen ? Le préambule de la constitution de 1848 combine tous ces périls avec tout ce vide et toute cette pompe : c’est pour cela que nous n’en sommes point amoureux.

Fallait-il donc le retrancher ? Ç’a été la première question abordée par l’assemblée. Nous nous trompons : un honorable chirurgien, M. Gerdy, voulait qu’on ajoutât encore à ce préambule déjà si long, et proposait sérieusement de faire défendre par la constitution républicaine la corruption, l’ambition et la cupidité. Montesquieu avait bien raison de dire que le principe de la république était la vertu. M. Pierre Leroux a parlé ensuite dans un goût moins classique, mais il s’est trouvé qu’il relisait en 1848 ses improvisations de 1845. Nous n’avons pas la naïveté d’analyser les anciens articles de M. Pierre Leroux ; M. Grandin a singulièrement entamé la divinité du sublime philosophe, en lui prouvant, pièces en main, qu’il avait trop d’attache à ses vieilles brochures. Nous y renvoyons le lecteur pour arriver sans cet encombre à l’amendement de M. Fresneau, qui a engagé nettement le débat. M. Fresneau est un jeune orateur ; il faisait là ses premières armes, et il les a faites avec un grand succès. Il demandait la suppression du préambule. M. de Lamartine a cru devoir descendre lui-même dans la lice pour combattre l’amendement ; il a été plus heureusement inspiré qu’il ne l’était depuis long-temps, et un succès auquel nous ne pouvons pas nous associer a couronné cette éloquence dont l’éclat dissimulait trop souvent le vague. M. de Lamartine adore la propriété, mais il la croit corrigible. Nous nous contentons de l’aimer, mais nous permettrons le moins possible qu’on la corrige. Le résultat des fluctuations de cette pensée errante, des caprices sonores de cette parole poétique, c’est toujours, au demeurant, pour l’orateur, d’être applaudi à droite sans être désavoué à gauche. M. de Lamartine a passé toute sa vie à se figurer qu’on pouvait jouer ce jeu-là sans s’y compromettre.

Le préambule admis, les sept premiers articles suivaient à peu près d’emblée. Le huitième contient le droit au travail, le problème démesurément grossi sous l’ombre duquel ont fermenté tant d’ambitions et couvé tant de mensonges. Pour que la solution fût plus tranchée, M. Mathieu de la Drôme est venu proposer à l’assemblée de rétablir dans la constitution le texte du premier projet : « La république reconnaît le droit au travail. » Déjà, dans une discussion qui s’était prolongée parallèlement à la discussion du projet de constitution, le fameux problème avait été touché. Nous voulons parler de la révision du décret du 2 mars, relatif à la fixation des heures de travail. Il n’avait pas été difficile aux hommes éclairés de montrer tout ce qu’il y avait de folie à réglementer l’industrie ; ils réclamaient la liberté complète. Un orateur chez qui le sens pratique semble avoir devancé l’expérience des années, un orateur plein d’esprit et de tact, M. Buffet, avait dédommagé l’assemblée d’une interminable apparition de M. Pierre Leroux, et réfuté vigoureusement les divagations sophistiques de son adversaire. Le gouvernement a cru cette fois encore qu’il était politique de prendre un moyen terme ; il a désiré qu’on fixât la journée de travail à douze heures, au lieu des dix que prescrivait le décret du 2 mars. L’assemblée, qui avait d’ailleurs assez goûté une argumentation de M. Corbon, intéressante et honnête, sinon bien fondée, l’assemblée s’est conformée aux vœux du ministère. M. Sénart, qui est décidément l’avocat en titre de l’humanité, a gagné sa cause pour le plus grand épanouissement de sa sensibilité larmoyante, sinon pour le plus grand avantage de la saine administration. C’est sous le poids de cette situation ambiguë et complexe que le gouvernement assistait aux débats de l’assemblée sur l’article 8.

Le droit au travail est tué dans l’opinion par les trois séances qu’ont remplies les discours de M. de Tocqueville, de M. Duvergier de Hauranne, de M. Thiers et de M. Dufaure. Il ne se relèvera pas de ces attaques mortelles du sens commun et de la bonne foi. La sagacité calme et philosophique de M. de Tocqueville, l’esprit incisif de M. Duvergier, la démonstration palpable et nourrie de M. Thiers, ont porté la confusion dans les rangs des socialistes de profession, seuls intéressés à revendiquer le droit au travail pour le tourner contre la propriété. M. Considérant, le père de la triste formule, s’est retranché pour se taire derrière l’expédient le plus puéril qu’homme aux abois ait jamais inventé. Cette formule se reproduira-t-elle maintenant « avec une apparence moins hostile à la propriété, » comme disait M. Rollinat, un quasi-socialiste de cette Vallée-Noire, où les Lettres d’un Voyageur promenaient amoureusement les lecteurs de la Revue dans des temps plus paisibles ? Nous douterions du succès, s’il n’y avait pour le recommander que le débit théâtral et la phraséologie ampoulée de l’ancien collègue du Malgache. M. Billaut eût-il été plus habile hier, s’il avait parlé ? Cela va sans dire ; mais pourquoi donc avait-il demandé la parole avant que M. Thiers parlât, et pourquoi soudain y a-t-il renoncé quand son tour l’amenait après et contre M. Thiers ? subtilité des passions ! M. Billaut a parlé aujourd’hui : est-il donc destiné à devenir socialiste ? Ce serait payer bien cher le plaisir de ne pas marcher avec ceux qui ne le sont pas. M. Dufaure au contraire, dans son remarquable discours, a clairement expliqué le sens auquel la commission entendait le nouveau texte de l’article 8 ; « c’est la traduction des sentimens sacrés qui sont dans le cœur de tous. » L’assemblée, comprenant bien que le projet n’impliquait rien de plus, n’en a pas moins rejeté l’amendement de M. Mathieu à une immense majorité. Que ceux maintenant qui, sans défendre le droit au travail dans sa rigueur absolue, soutiendraient, sans s’expliquer comme M. Dufaure, que la société doit le travail, et que l’individu, à qui elle est redevable, ne pourra pourtant pas réclamer ce travail à titre de droit, que ceux-là prennent garde d’aller se perdre au fond de l’abîme où M. Ledru-Rollin puise les flots bourbeux de sa faconde. Qu’ils prennent bien garde ! un peu plus nous les menacerions du souffle de M. Crémieux. Quel souffle et quelle faconde ! Quand il n’y a dans la langue d’un parti que les ressources banales d’une déclamation vulgaire, quand il n’y a pour habiller sa pauvreté que les lambeaux usés d’une pourpre mal teinte, ce parti orgueilleux et débile n’a d’autre espoir en face d’une discussion sérieuse que l’espoir pitoyable d’étouffer la parole de ses adversaires à force de cris et d’invectives. C’est ce qu’on a essayé sur M. Thiers, et il faisait beau voir M. Flocon indigné, secouant majestueusement sa chevelure, darder un geste menaçant contre l’orateur impassible. « Vous n’êtes qu’un parti sans justice, » s’est écrié du haut de son dédain l’homme d’état éprouvé par tant de luttes.

Un autre débat plus grave pour l’instant que celui de la constitution va s’engager après-demain, non plus au sein de l’assemblée, mais dans le corps électoral. Paris a trois députés à nommer. Il ne nous appartient pas de dresser de listes, et les noms qui nous plairaient sont trop nombreux pour que nous ne fussions pas très embarrassés, si nous avions à le faire. Le maréchal Bugeaud sollicite, par une lettre où on le reconnaît bien, l’honneur d’aller au besoin exposer sa vie dans nos rues et rejoindre, s’il le faut, « ceux de ses braves lieutenans qui ont succombé dans les journées de juin. » — Ces journées sont un titre de gloire pour M. Roger du Nord, qui s’est naturalisé dans le département de la Seine sous le feu des barricades. M. Cousin a pris l’initiative d’une croisade méritoire contre les idées mauvaises avec lesquelles on arme les fusils. M. Benjamin Delessert, plus jeune que ses honorables concurrens, a par devers lui les traditions héréditaires de sa famille, qu’il s’applique déjà lui-même à perpétuer. M. Achille Fould est un financier dont l’expérience trouvera bien souvent encore à s’employer au profit du trésor avant que le trésor soit remis en équilibre. M. Edmond Adam, secrétaire-général de la préfecture, a mérité la confiance qui l’appelait là par six mois d’efforts courageux employés à organiser l’ordre et à réprimer l’émeute. Nous enregistrons tous les titres qui nous paraissent respectables ; nous ne classons personne. Il serait fort à désirer que ces candidats, entre lesquels les bons citoyens partageront leurs suffrages, se réduisissent d’eux-mêmes au strict nombre qu’il faudrait pour qu’il n’y eût point de suffrages perdus ; ceux-là s’honoreraient infiniment qui, par un juste concert, sauraient abdiquer à propos. Paris les retrouverait un jour ; Paris n’est point à perpétuité menacé d’avoir pour représentans M. Cabet, M. Raspail et le citoyen Thoré ! Voilà pourtant la représentation que l’entente cordiale de toutes les fractions de la république rouge prêche et impose à de pauvres gens égarés. Qui sait si le prince Louis Bonaparte ne presse pas sur les mêmes ressorts pour reparaître enfin tout de bon dans sa capitale ?

Et les grandes affaires de l’extérieur ! la médiation de la France acceptée par l’Autriche, sans que l’Autriche convienne des bases sur lesquelles elle l’accepte ; l’escadre française qui devait prendre Venise rappelée sans être partie ; l’armistice danois rompu par la tyrannique ambition des gens de Francfort ; le ministère de Francfort et le ministère de Berlin renversés à la fois, la Prusse subordonnée à ce singulier empire qui vit de l’argent prussien et guerroie avec les troupes prussiennes ; la Hongrie battue par ses sujets croates. L’espace et le temps nous manquent pour nous retrouver au milieu de ce tourbillon d’événemens, saisis d’ailleurs comme nous le sommes par un événement plus étourdissant, plus inoui, plus incroyable et pourtant, s’il est possible, plus authentique que les autres : M. Pascal Duprat entre dans la diplomatie ! Qu’en pense M. Lamennais ? L’assemblée voyait M. Pascal Duprat endosser d’habitude, pour le compte du gouvernement, tous les rôles sacrifiés ; l’assemblée ne peut venir à bout de croire que ce soit cette habitude-là qui ait rendu le nouveau diplomate si parfaitement propre à représenter la république au dehors.

De la Démocratie industrielle, par Charles Laboulaye[1]. — La révolution de 1789 a organisé démocratiquement la propriété foncière. Grâce à l’abolition du privilège de la naissance et à la division des héritages, dix millions de citoyens sont aujourd’hui entrés en participation du sol, et ce morcellement a résolu pour la richesse agricole du pays le problème économique qui consiste, non à retirer de la terre le plus grand produit net possible, mais à faire produire et consommer le plus possible par le plus grand nombre d’hommes possible.

Réaliser pour l’industrie ce qui a été fait pour l’agriculture, c’est-à-dire faciliter à l’activité individuelle l’accès à la propriété ; faire que l’ouvrier devienne propriétaire comme le paysan, telle sera, suivant M. Charles Laboulaye, la solution de cette formidable question du travail qui pèse sur la république, solution rationnelle, facile à atteindre par des voies pacifiques, et, ce qui est essentiel, en harmonie avec nos mœurs et nos idées démocratiques. Pour cela, plus de monopoles conférés par la législature pour l’exploitation d’industries d’un intérêt tout-à-fait général. À l’état seul les grandes industries, routes, canaux, postes, chemins de fer, dont le bon marché importe à tous. Quant à l’industrie privée, liberté absolue et concurrence. C’est la seule condition du progrès, le pouvoir social ne devant intervenir que pour assurer à chaque individu la propriété, fruit de son travail et de sa capacité, lui fournissant par l’instruction les moyens de développer cette capacité, lui facilitant enfin par la création des institutions de crédit le moyen de produire par son travail.

M. Laboulaye émet une idée vraie, quand il dit que c’est dans le principe organique d’une société qu’il faut chercher le remède aux maux dont elle est atteinte, et non dans l’inintelligente imitation des institutions étrangères. Selon lui, l’industrie française doit entrer dans une tout autre voie que celle dans laquelle l’application du système anglais l’a jusqu’ici engagée. Il se fonde sur les faits nombreux qu’il a constatés en étudiant la constitution économique des diverses branches de cette industrie, et sur les résultats des statistiques officielles, desquelles il ressort que les branches de fabrication dans lesquelles la France a jusqu’à présent excellé, et qui se développent chez elle sans avoir besoin d’encouragement, sont précisément celles qui s’exercent dans de petits ateliers extrêmement multipliés. D’après les mêmes documens, les industries au contraire pour lesquelles la France s’impose de lourds sacrifices, celles qui sont centrahsées dans de grands établissemens imités de l’Angleterre, ne peuvent exister qu’à grand’peine à l’aide de la protection des douanes, et sont toujours fort inférieures. En un mot, la propriété industrielle en France est naturellement morcelée et tend à le devenir plus encore, tandis que les grandes entreprises industrielles ont peine à s’y acclimater. On comprend que cette théorie ne peut être absolue et doit soulever des objections dont l’auteur nous semble ne pas tenir assez de compte. Les questions qu’il aborde voudraient être débattues longuement et successivement au point de vue de chacune des branches de notre industrie. Nous ne les discuterons pas. Nous n’avons voulu que signaler à l’attention un livre qui unit à une connaissance étendue des faits industriels un remarquable, esprit de justice et d’impartialité.
  1. Paris, 1848, chez Mathias, quai Malaquais, 15.