Chronique de la quinzaine - 31 août 1839

Chronique no 177
31 août 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 août 1839.


Il n’est pas sans intérêt de récapituler la marche des affaires d’Orient dans l’ordre où elles ont été connues en France, depuis quinze jours que nous les avons examinées. Les négociations entre la Porte et Méhémet-Ali, après le retour à Constantinople, d’Akiff-Effendi, étaient sur le point de se terminer par le consentement de la Porte qui accordait à ce pacha l’hérédité des deux gouvernemens d’Égypte et de Syrie. Un bateau à vapeur avait reçu l’ordre de se tenir prêt à appareiller pour porter à Méhémet-Ali la dépêche qui renfermait la ratification du sultan, lorsqu’une dépêche du prince de Metternich à M. de Sturmer, internonce d’Autriche à Constantinople, vint changer toute la situation. Après le reçu de cette dépêche, M. de Sturmer se réunit aux représentans des quatre autres grandes puissances, et une note fut présentée à la Porte, pour l’engager à confier aux cinq puissances le soin de transiger avec Méhémet-Ali. Cette proposition fut aussitôt acceptée par le divan, et, dès ce moment, la Turquie et l’Égypte, nous voudrions ne pas dire la France, se trouvèrent en dernière ligne parmi les arbitres de la pacification de l’Orient.

L’arrivée de la dépêche du prince de Metternich à Constantinople eut lieu le 1er août, et le 3 du même mois, l’escadre anglaise, qui semblait n’attendre que cette décision, se présenta devant la baie de Reischa, dans les eaux de Ténédos, et vint mouiller à quelques milles de l’amiral Lalande.

À moins d’être initié dans le secret des négociations diplomatiques, il est difficile de juger si la France a eu ou non la latitude nécessaire pour obtenir un meilleur résultat dans les affaires d’Orient, dont le premier acte n’a certainement pas fini à notre avantage. La première faute appartient incontestablement à Méhémet-Ali ; mais cette faute retombe sur la France qui était en position de le conseiller, et de l’obliger, en quelque sorte, à suivre ses avis. Si Méhémet-Ali avait accepté l’hérédité de l’Égypte que lui offrait la Porte, et fait ses réserves à l’égard de l’hérédité de la Syrie, il eût évité l’intervention des cinq puissances, dont quatre peut-être, et trois à coup sûr, sont opposées à ses intérêts. Mais le pacha est dominé par une pensée qui ne lui permet pas d’agir dans cette affaire avec son sang-froid ordinaire et son habileté habituelle. Le sort de son fils chéri, Saïd-Pacha, l’occupe sans cesse. Le vice-roi d’Égypte sait qu’Ibrahim-Pacha verra d’un œil jaloux ce frère qui lui a toujours été préféré, et il veut laisser à chacun de ses fils une position assurée et indépendante, qui ne les mette pas en rivalité. C’est par ces motifs que le pacha a refusé d’écouter toutes propositions autres que l’hérédité des deux pachaliks, car il ne veut pas laisser, en mourant, son fils Saïd dans une situation inférieure à celle d’Ibrahim, ou Ibrahim dans un état de dépendance que celui-ci aurait bientôt changé. C’est donc le grand âge de Méhémet-Ali, et son amour pour son fils, qui l’ont rendu intraitable dans ses négociations avec la Porte. On se demandera sans doute ce que faisait pendant ce temps la France, qui n’a pas, que nous sachions, usé de son ascendant sur le vice-roi d’Égypte pour changer sa détermination. La loyauté du gouvernement français l’a-t-elle empêché de faire ce que la Russie et l’Angleterre eussent sans nul doute fait à sa place et de conclure avec le pacha un traité secret par lequel la France lui eût garanti pour l’avenir l’hérédité de la Syrie ? Une telle convention, qui eût décidé sans doute le pacha, eût-elle été possible ? C’est ce dont on ne pourrait juger que si l’on connaissait la nature des engagemens de la France avec les autres puissances, en ce qui est des affaires d’Orient. Quoi qu’il en soit, les seuls faits que nous connaissions, c’est-à-dire le refus du pacha, et la note présentée au nom des cinq puissances au divan, ne sont pas des faits favorables à la France, qui avait intérêt à ce qu’une lutte fût désormais impossible, c’est-à-dire inutile, entre le sultan et son vassal. Or, après ce que nous venons de dire des inquiétudes de Méhémet-Ali pour sa famille, il est évident qu’en lui refusant l’hérédité de la Syrie, ce qui ne manquera pas d’avoir lieu, on laissera une question pendante pour l’avenir.

Un arrangement direct entre la Porte et le vice-roi d’Égypte n’aurait pas eu cet inconvénient ; car, ou la Porte eût cédé la Syrie, et Méhémet-Ali eût été satisfait, ou le vice-roi eût cédé sur ce point, mais avec une garantie secrète de la France, et celle-ci aurait été maîtresse de choisir le moment favorable pour amener cet évènement. Enfin, si une garantie de ce genre avait paru dangereuse ou déloyale au cabinet français, en forçant le pacha à accepter provisoirement les propositions dont Akiff-Effendi était porteur, les nouvelles négociations ouvertes un jour par le pacha au sujet de la Syrie, n’eussent pas semblé une infraction aux volontés des cinq puissances, comme il adviendra si elles décidaient, dans un congrès, des affaires d’Orient.

Quant au congrès en lui-même, nous sommes étonnés de l’opposition qu’il rencontre dans la presse. A-t-on déjà oublié la conclusion du rapport de M. Jouffroy qui, au nom de la commission de la chambre, exprimait le vœu de voir régler les affaires d’Orient dans un congrès des grandes puissances ? C’était là le vœu de la chambre ; mais quand M. Jouffroy le prononça, la chambre était loin d’espérer qu’il se réaliserait si tôt, et c’était pour arriver à ce but désiré qu’elle exhortait le gouvernement à montrer de l’énergie et de la résolution. Sans doute, on peut alléguer que des évènemens bien imprévus, que la victoire du pacha, que la mort du sultan, ont changé les choses, et que Méhémet-Ali est aujourd’hui en position d’exiger, non l’établissement, mais la reconnaissance du nouveau royaume d’Orient, que les fautes de Mahmoud et celles de ses généraux ont fondé. La France, qui, tout en défendant l’empire turc contre Méhémet-Ali, ne doit pas abandonner entièrement celui-ci, la France, demande-t-on, peut-elle, sans faiblesse coupable, laisser remettre en question ce qui a été jugé sur le champ de bataille de Nézib ? C’est le reproche que nous adresserions aussi au gouvernement, n’était la réserve que doit nous inspirer l’ignorance où nous sommes, comme tant d’autres, des négociations qui sont restées secrètes. La France devait, ce nous semble, profiter du temps qui s’est écoulé depuis la bataille de Nézib, pour terminer les affaires en litige entre le pacha et le sultan ; c’était la manière la plus habile d’éviter ce congrès qu’elle pouvait souhaiter comme un grand résultat, il y a quelques mois, mais qui pourrait bien n’être plus pour nous qu’une déconvenue à cette heure. En cela, ceux qui s’élèvent contre le congrès peuvent avoir raison.

Mais ils ont tort lorsqu’ils proposent au gouvernement français de le rejeter. La faute, si faute il y a, est de n’avoir pas profité du temps qui s’est écoulé. Maintenant il est trop tard, et puisqu’on n’a pu devancer l’intervention des puissances, en ne leur laissant pas matière à intervenir, il ne reste plus qu’à les appeler à juger un débat qui renfermait une guerre générale il y a quelques mois, et qui ne peut plus entraîner, pour le moment présent, qu’un combat d’habileté dont le résultat sera le plus ou moins d’influence diplomatique de la France.

La France n’en est pas au degré de nullité où la montrent réduite quelques-uns de nos journaux. Elle peut se présenter avec avantage dans un congrès, et elle ne manque ni d’hommes de talent pour plaider ses intérêts, ni de ce qui appuie le talent dans les congrès, d’une belle armée, d’une bonne marine, et de grandes ressources financières. On a dit que la France trouverait l’Angleterre contre elle dans un congrès. Certes, la France n’obtiendra pas l’hérédité de la Syrie pour le pacha ; elle sera même exposée à voir se réunir contre elle les plénipotentiaires au nom du principe de légitimité qu’elle semblerait combattre ; mais la France, ne demandant que l’hérédité de l’Égypte pour Méhémet-Ali, et sa reconnaissance comme souverain de cet état, n’aura pas d’adversaires. Il resterait à se demander si la souveraineté de Méhémet-Ali comme souverain d’Égypte, reconnue par un second congrès de Vienne, ne serait pas un fait plus propre à assurer la stabilité de son pouvoir, que sa reconnaissance arrachée à la Porte par la victoire d’une armée, qui n’est, après tout, qu’une armée de rebelles.

Ce serait donc, à notre avis, ajouter une faute à une autre, que de rejeter la proposition d’un congrès, comme le font presque tous les organes de la presse. La seule convocation d’un congrès annoncerait une sorte d’accord préalable entre les puissances, un ensemble de principes qui serait partagé par toutes ; mais, malheureusement, les choses n’en sont pas là, et la presse attaque un fantôme, car la proposition d’un congrès n’a été faite ou du moins n’a été acceptée par personne.

Il y a à Vienne, comme dans toutes les capitales de l’Europe, cinq représentans de cinq grandes puissances, et de plus un homme d’état d’un esprit sage et d’un immense talent, qui est le prince de Metternich. C’est de là qu’est venue la pensée de suspendre les arrangemens du sultan avec le pacha, et de les soumettre à l’approbation des puissances. La communication de ce projet a été faite, selon les voies ordinaires, aux ambassadeurs étrangers à Vienne, qui l’ont reçue ad referendum, et leurs cabinets ayant approuvé cette pensée, il était naturel que le projet de M. de Metternich, devenu une résolution des cinq puissances, fût communiqué directement de Vienne à Constantinople. Il est seulement malheureux pour nous qu’au reçu de la dépêche de Vienne, l’ambassadeur d’Autriche à Constantinople n’ait pas été dans la situation de répondre à son cabinet que, grace aux bons offices de la France, tous les arrangemens étaient déjà terminés entre le sultan et son vassal.

Dans tout ceci, il n’a pas été question de congrès, ni même de ce qu’on appelle une conférence, les ambassadeurs des puissances n’ayant ni demandé ni reçu des pouvoirs ad hoc pour traiter séparément des affaires d’Orient, comme cela a eu lieu à Londres, quand il a été question de traiter des affaires de la Belgique. Qu’on se rassure donc, il n’y aura pas de protocoles, et l’on traitera des affaires de l’Orient à Paris, à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, et même un peu à Constantinople, à la fois. La Russie avait déclaré, dès long-temps, que sa position de vicinité ne lui permettait pas de laisser soumettre, pour son compte, à un congrès la nature ou la fixation de ses rapports avec l’empire turc. C’eût donc été un grand pas vers un accord général, et déjà une concession, que l’entrée de la Russie dans un congrès. La Russie serait loin d’en être là, s’il était vrai qu’elle eût présenté une note où elle annoncerait vouloir se maintenir dans les termes du traité d’Unkiar-Skelessi, qui lui fait une position particulière. Toutefois, il paraît certain que, sur quelques points principaux, l’accord règne entre les cinq puissances, et qu’on peut prévoir le moment où une sorte de pacification aura lieu pour l’Orient.

Nous ne nous arrêterons pas à des puérilités. Après la communication de la dépêche de M. de Metternich, un aide-de-camp de M. l’amiral Roussin est parti pour Alexandrie, chargé de remettre au pacha une note qui lui faisait connaître la décision des cinq puissances. Cet officier était-il également chargé de notifier au vice-roi d’Égypte qu’il eût à remettre à la Porte la flotte du capitan-pacha, ce gage qu’il serait injuste de retenir désormais, puisque ce n’est plus avec la Porte, mais avec les cinq puissances que le pacha doit s’entendre ? Ce fait, annoncé par une dépêche télégraphique, a excité de grandes clameurs, et il a été nié le lendemain par le gouvernement. Si l’amiral Roussin s’est chargé de transmettre cette demande au pacha, ç’a été sans doute pour l’accompagner de quelques avis et pour en adoucir la forme. En elle-même, la demande n’a rien d’exorbitant ; et la France ne pouvait approuver, par un refus de se joindre aux puissances, l’acte de trahison commis par le capitan-pacha. Il valait mieux expédier un aide-de-camp français à Alexandrie, que de laisser partir, avec cette commission, les bâtimens de l’escadre de l’amiral Stopford. De là à brûler la flotte égyptienne, il y a encore loin, et la France, qui a refusé les propositions de ce genre que lui faisait l’Angleterre, ne se prêterait pas sans doute à un semblable dessein. Enfin, la preuve que le vice-roi d’Égypte est protégé par quelqu’un, c’est qu’il refuse de rendre la flotte turque, c’est qu’il l’enferme dans son port, pour ne pas l’exposer au sort qu’eut jadis un peu plus loin la flotte de l’amiral Brueys. Et ce protecteur qui donne ainsi confiance au pacha, quel serait-il, si ce n’était la France ? Ce n’est donc pas sur quelques tournées d’aides-de-camp de plus ou moins qu’on doit juger de la politique du gouvernement en Orient.

Maintenant, que fera le vice-roi d’Égypte ? Cet esprit éminent n’ira pas plus loin que ne le comporte la situation, on peut le croire. Méhémet-Ali a fait arrêter l’armée victorieuse d’Ibrahim-Pacha sur un simple avis du gouvernement français ; il ne se laissera pas entraîner dans une voie dangereuse par de funestes conseils, et ces conseils, personne ne les lui donnerait. Est-ce la Russie qui engagerait Méhémet-Ali à s’avancer, par les provinces d’Asie, vers Constantinople, seule route qui lui soit ouverte aujourd’hui, ou à refuser la flotte turque ? Mais la Russie, en lui supposant tous les projets d’ambition qu’on lui prête, est trop habile pour acheter Constantinople, et l’acheter dix ans trop tôt, par une guerre avec toute l’Europe. La diplomatie européenne tout entière reculerait devant la pensée d’arracher à Méhémet-Ali ce que lui a donné la victoire, et elle ne lui redemanderait pas même la flotte turque s’il l’avait conquise ; mais elle peut donner au pacha une situation nette, incontestée, garantie par les cinq puissances, et cet avantage est assez grand pour être acquis par le sacrifice de quelques droits que le pacha n’a pas encore, comme, par exemple, l’hérédité de la Syrie.

Le discours de la reine d’Angleterre était attendu avec quelque curiosité. Quelques paroles récentes de lord Melbourne, certaines déclarations de lord Palmerston, dans le parlement, pouvaient faire prévoir qu’une certaine froideur serait observée à l’égard de la France. Le cabinet anglais a parlé dans ce discours de la bonne intelligence qui règne entre la France et l’Angleterre, et ces paroles n’étaient pas de trop après les explications du premier lord de la trésorerie, au sujet de l’affaire de Portendic. Le discours ministériel parle aussi du bon accord des cinq puissances, qui se manifestera dans les affaires d’Orient. Ce discours ne touche que légèrement à toutes les grandes questions, comme il est d’usage en Angleterre ; on a seulement remarqué la phrase où il est dit que les cinq puissances ont résolu de maintenir l’indépendance et l’intégralité de l’empire ottoman, et on a voulu y voir une menace contre le pacha d’Égypte. Il est impossible que cette phrase ait cette portée, car si l’Angleterre voulait simplement tenir Méhémet-Ali dans l’état de vasselage où il était avant la bataille de Nézib, l’Angleterre ne serait pas d’accord avec la France, et une autre phrase du discours de la couronne, se trouverait ainsi contraire à la vérité.

Pour les journaux anglais, ils continuent d’attaquer la France avec acharnement. La guerre avec le Mexique, le blocus de Buénos-Ayres, l’affaire de Portendic, n’ont pas épuisé la colère de nos voisins, et maintenant ils en reviennent aux projets qu’ils nous prêtaient, il y a quelque temps, contre le bey de Tunis. On sait que nous avons adressé quelques réclamations à ce bey. Il s’agit du remboursement des frais d’une expédition maritime à la Goulette pour le protéger dans un cas difficile, et de la réclamation d’un négociant français au sujet d’une spoliation qu’il a subie, et ces difficultés ont amené, dit-on, le gouvernement français à parler de l’envoi de quelques bâtimens devant la côte barbaresque. Les journalistes anglais se hâtent aussitôt d’annoncer que nous avons l’intention de réaliser ce qu’ils appellent notre projet favori, qui serait l’occupation de toute la côte d’Afrique dans la Méditerranée. Selon eux, une expédition sur la plus large échelle, se préparerait pour s’emparer du fort de Keff, qui est la clé de tout le pays du bey, afin de le forcer de payer à la France le tribut qu’il payait autrefois au dey d’Alger. Le Courrier anglais remarque à ce sujet que la possession de la côte de Tunis donnerait à la France une plus belle position dans la Méditerranée que l’occupation d’Alger, et il montre tout notre machiavélisme, qui a consisté à défendre d’abord le bey de Tunis contre la vengeance de la Porte, afin de rompre les liens qui existaient entre lui et son suzerain, puis à lui chercher querelle pour s’emparer de son état après l’avoir isolé. Par malheur, nous ne sommes machiavéliques qu’aux yeux des journalistes anglais, et notre désintéressement, souvent excessif, n’est que trop facile à établir.

Dans cette affaire de Tunis, par exemple, nos réclamations sont de celles qui ont lieu tous les jours près des chefs des états barbaresques, et c’est l’Angleterre qui en élève d’ordinaire plus souvent que toute autre puissance, quelquefois même sur de très légers motifs. On sait que l’Angleterre a préparé depuis long-temps l’établissement de son patronage à Tunis, par l’envoi du colonel Considine, qui commande actuellement les troupes du bey. Assurément, la France a fait un grand acte de tolérance en s’abstenant de toute plainte à ce sujet, elle qui a le plus grand intérêt à surveiller les mouvemens du bey, accusé d’avoir pris part à toutes les tentatives d’Abd-el-Kader contre la domination française. L’attention que met la France à ne donner aucun prétexte de se plaindre de ses actes, à Tunis, va si loin, que sous le ministère du 15 avril, le gouvernement aima mieux renoncer à l’exploitation d’une forêt qui nous appartient à la Calle, que d’entamer des discussions avec le bey. Les limites, confuses sur beaucoup, de points, étaient tracées d’une manière incontestable sur celui-ci. Le président du conseil répondit au maréchal Vallée, qui le priait de lui tracer une ligne de conduite, qu’il valait mieux renoncer à quelques arbres que de nous susciter des difficultés avec l’Angleterre qui ne manquerait pas de voir là un premier pas vers l’envahissement de tout le beylick. On conviendra qu’il est bien pénible pour la France de voir sa modération, vraiment inouie, payée par les calomnies et les imputations continuelles des journaux anglais ; mais il ne faut pas se lasser de démontrer la fausseté de leurs accusations, et, pour notre part, nous ne manquerons jamais à ce devoir.

L’ordonnance de dégrèvement des sucres a jeté une grande perturbation dans nos départemens du nord. On y accuse le gouvernement d’avoir pris une mesure illégale, et on se dispose à faire juger de la légalité de l’ordonnance par les tribunaux. L’ordonnance de dégrèvement est légale ; pour nous, nous n’en doutons pas, et si le ministère a eu un tort, c’est de ne l’avoir pas rendue plus tôt. Par ses tergiversations, le ministère a diminué, d’un côté, le bon effet de la mesure, et, de l’autre, il a encore aggravé le mécontentement et donné des armes contre lui. Après avoir nié la légalité d’un dégrèvement des sucres par ordonnance, dans l’exposé des motifs de la loi qu’il a présentée à la chambre, le ministère en est venu à cette mesure. C’est à la chambre seulement qu’il aura à expliquer ce changement dans ses opinions, mais nous croyons que la chambre ne se verra pas avec déplaisir dispensée de l’initiative d’une mesure qu’elle n’osait pas prendre sur elle, disons-le franchement. Toutefois, la lutte qui vient de s’élever entre quelques départemens agricoles et les colonies, doit avoir un résultat plus important que quelques récriminations dans la chambre, et, en présence d’intérêts si contraires, le gouvernement doit se tenir prêt à présenter une loi d’ensemble sur le commerce de nos colonies. Dans les années favorables, quatre cents navires sont employés au transport des produits de nos colonies des Antilles ; le dégrèvement actuel, en laissant les sucres au prix où ils sont pour le consommateur, n’augmenterait pas la consommation de ce produit en France. Les rapports resteront toujours les mêmes entre la France et ses colonies, et la mesure, si elle est confirmée par la chambre, les ravivera seulement. Or, l’extension qu’il est indispensable de donner à notre marine appelle d’autres mesures, et ce n’est qu’en dégrevant encore les sucres, qu’on augmentera la consommation au point où elle est en Angleterre, qui perçoit plus de cent millions sur l’importation des sucres et qui emploie à leur transport trois fois plus de bâtimens que nous. Sans doute, un tel système devra se lier à des mesures favorables à l’agriculture, qui indemniseraient les départemens où se cultive la betterave ; mais il ne faut pas oublier que l’Angleterre est aussi un pays agricole, où les grands propriétaires ont une voix puissante dans le parlement ; et cependant la culture de la betterave n’a jamais été favorisée, en Angleterre, au point de balancer l’intérêt du commerce maritime. N’oublions pas aussi que les différens genres de culture peuvent varier et se remplacer en peu d’années, tandis qu’un port désert est une brèche faite à la sûreté et à la grandeur d’un pays.

Un passage du discours de la reine d’Angleterre occupe aujourd’hui l’attention publique ; c’est celui où il est question de la satisfaction qu’éprouve la reine d’avoir pu concourir au rétablissement de la paix entre la France et le Mexique. Ce passage annonce évidemment qu’une médiation a eu lieu de la part de l’Angleterre. Or, la gauche ne veut pas entendre parler de cette médiation, et les ministres du centre gauche eux-mêmes ont nié à la tribune que cette médiation ait eu lieu. C’est, en effet, ce que disait M. Teste dans la séance du 26 juin dernier. « Les instructions de M. l’amiral Baudin, disait le ministre, portaient qu’il devait décliner la médiation de toute puissance neutre ; mais le traité du 9 mars n’a pas été conclu par la médiation d’une puissance tierce, et les instructions ont été suivies. Qu’y a-t-il de remis, non à la médiation, mais à l’arbitrage d’une tierce puissance ? C’est l’appréciation des indemnités respectivement prétendues. Il ne faut pas confondre les deux choses. »

Ces explications ministérielles ne sont pas satisfaisantes, et le ministre qui les a données nous semble avoir lui-même mal apprécié les faits. Les instructions que l’amiral Baudin reçut de M. Molé, le 23 août 1838, ne renfermaient rien de relatif à une médiation quelconque. L’amiral devait simplement exiger trois points : le traitement de la nation la plus favorisée pour les sujets français, l’exemption pour nos nationaux des taxes de guerre et emprunts forcés, et la liberté de faire le commerce de détail. Ces demandes furent notifiées au gouvernement mexicain, représenté dans les conférences de Xalapa, par M. Cuevas, et l’amiral Baudin y ajouta une demande d’indemnité pour les frais de l’expédition. Ces conférences restèrent sans résultats. Bientôt une escadre anglaise, plus forte que la nôtre, se présenta dans le golfe du Mexique ; et M. Packenham, ministre d’Angleterre au Mexique, offrit à notre amiral la médiation de son gouvernement. L’amiral Baudin répondit en demandant l’éloignement immédiat de l’escadre anglaise, ce qui lui fut accordé, et il ne tarda pas à informer le gouvernement mexicain et le ministère anglais que la médiation de l’Angleterre n’avait pas été acceptée à Paris. Une dépêche ministérielle mettait, en effet, l’amiral Baudin dans l’alternative de faire accepter ses conditions par le gouvernement mexicain, ou de s’emparer du fort de Saint-Jean-d’Ulloa. Il était dit, dans cette dépêche, que ce n’était qu’après avoir fait sentir à la république mexicaine la force de nos armes, qu’on pourrait prêter l’oreille aux offres de médiation de l’Angleterre. Ainsi, en effet, la médiation de l’Angleterre n’avait pas été acceptée à l’époque des conférences de l’amiral Baudin avec M. Cuevas. Après la prise du fort de Saint-Jean-d’Ulloa, l’amiral Baudin insista de nouveau sur les conditions qu’il avait établies, et la médiation de M. Packenham amena les parties à s’entendre sur différens points. En acceptant cette médiation, l’amiral ne s’écartait pas des instructions contenues dans les dépêches ministérielles qui, en lui enjoignant de refuser, dans tous les cas, l’arbitrage de l’Angleterre, ne lui permettaient d’accepter son office comme médiatrice, qu’autant qu’il se serait mis en possession du fort de Saint-Jean-d’Ulloa. Ainsi s’explique le passage du discours de la couronne d’Angleterre, relatif à la part qu’elle aurait prise au rétablissement de la paix entre la France et le Mexique.

Cette médiation s’est exercée, ce nous semble, dans des termes assez honorables pour la France, et nous ne voyons pas pourquoi on hésiterait à avouer qu’elle a eu lieu. La France n’a-t-elle pas fait respecter le blocus qu’elle avait établi devant la côte du Mexique, et n’a-t-elle pas rempli tous les devoirs que lui commandaient sa dignité et sa position de grande puissance, en exigeant l’éloignement de l’escadre anglaise, et en repoussant toute médiation étrangère avant de s’être emparée de la place la plus importante du Mexique, de la clé de toute la contrée ? Une médiation ne constitue jamais qu’un ministère officieux, une médiation n’engage à rien ceux qui l’acceptent, et l’on voudra bien remarquer que, dans tous les cas, le rôle d’arbitre était dénié à l’Angleterre. Quel a donc été le but de M. Teste en disant à la chambre qu’il n’y avait pas eu de médiation, mais arbitrage d’une puissance tierce au sujet de la question des indemnités à accorder aux sujets français ? Un ministre qui prend la parole sur les affaires étrangères ne peut ignorer le contenu des instructions et des dépêches ministérielles, et M. Teste devait savoir que le refus d’accepter la médiation de l’Angleterre n’avait été prescrit que pour certains cas qui ne se sont pas présentés, comme, par exemple, celui où nos marins n’auraient pu s’emparer du fort de Saint-Jean-d’Ulloa. L’amiral Gaudin était donc dans les limites de ses instructions, comme le dit M. Teste, quand il déclina la médiation d’une puissance tierce ; mais ce que M. Teste a omis de dire, c’est que l’amiral restait encore dans les limites de ces mêmes instructions, quand il accepta la médiation d’une puissance tierce, après avoir pris la citadelle de la Véra-Cruz.

Il y a donc eu médiation, et là-dessus c’est dans le discours de la reine d’Angleterre, et non dans celui de M. Teste, qu’il faut chercher la vérité. En même temps, il y a eu proposition et acceptation d’un arbitrage, mais seulement en ce qui touche à la question des indemnités. Cet arbitrage a été fixé par les conventions additionnelles au traité du 9 mars, que le Moniteur appelle aujourd’hui de simples déclarations échangées entre les plénipotentiaires. Déclarations ou conventions, ces actes supplémentaires au traité en font véritablement partie, et le gouvernement n’avait aucun motif de ne pas les publier, puisqu’il a publié le traité. En écartant le mot de conventions, en évitant de donner de la publicité à ces articles, le gouvernement semble douter de leur exécution. Or, il n’est qu’un seul de ces articles qui ne porte pas avec lui un caractère définitif, c’est celui des indemnités, puisqu’un arbitre, à choisir par la France, doit décider à ce sujet. On nous annonce que le gouvernement français a proposé au roi de Prusse de se charger de cet arbitrage. On ne peut désapprouver ce choix, mais on doit se demander pourquoi le ministère, par l’organe de M. Teste, a voulu dissimuler à la chambre la médiation qui a eu lieu de la part de l’Angleterre. Cette politique est peut-être très profonde, mais nous avouons que nous ne la comprenons pas.


Essai sur l’histoire du Portugal, par MM. Chaumeil de Stella et Aug. de Santeul[1]. — Les états secondaires de l’Europe méridionale, au moyen-âge, présentent cela de remarquable, que leur histoire égale, et souvent même surpasse en intérêt, celle des états du premier ordre. La civilisation et la puissance sont loin de se mesurer à l’étendue territoriale, ou à la population ; ainsi Venise, ainsi Florence, et dans un cercle moins étroit mais bien restreint encore, le Portugal. Rien n’a manqué, en effet, à la gloire comme aux malheurs de ce petit royaume : luttes opiniâtres contre les Arabes pour la défense de la foi, résistance inébranlable aux prétentions du saint-siége pour le maintien de l’indépendance nationale, expéditions aventureuses, révolutions sanglantes. Drame, épopée, roman, tout se retrouve puissant et animé dans l’histoire du Portugal, avec Inès de Castro, Vasco de Gama, Albuquerque et dom Sébastien. Mais jusqu’ici, à part Vertot et La Clède, on s’était peu occupé en France de cette histoire si digne d’être étudiée. La Clède a des parties estimables sans doute, mais son travail est loin de répondre à l’heureux choix du sujet. Quant à Vertot, on se rappelle toujours, à propos de tous ses livres, le mot : Mon siége est fait. C’était donc une heureuse pensée que d’essayer par un nouveau travail de faire oublier ces deux écrivains. MM. de Stella et de Santeul l’ont tenté dans ce livre, et leur histoire, continuée jusqu’à la mort de don Pèdre, en 1834, a sur tous les travaux antérieurs l’avantage d’embrasser la monarchie portugaise dans son ensemble complet, et de nous offrir, à nous lecteurs français, un attrait de plus, en faisant passer rapidement sous nos yeux les guerres de l’empire. Cette histoire, d’ailleurs, se recommande par la rapidité du récit et la netteté ; mais elle porte le cachet de la précipitation, et ses diverses parties sont loin d’être en rapport. Ainsi le premier volume se termine à l’année 1707, et comprend en moins de quatre cents pages tout le développement de la monarchie portugaise, tandis que la moitié du second volume est consacrée tout entière à don Miguel. Il me semble aussi qu’on aurait pu remplacer avantageusement, par une exacte indication des documens à consulter, les fac-simile des lettres de la régente Isabelle Marie, de don Pedro, et même de la majesté actuellement régnante. Qu’importe, en effet, que doña Maria ait une écriture plus ou moins lisible ? La postérité ne s’inquiète guère de savoir comment les rois taillent leur plume. Elle a des comptes bien plus sérieux à demander à ceux qui ont passé par le pouvoir. J’aurais voulu connaître aussi à quelles sources ont puisé les auteurs. Carvallo, Soares de Sylva, Osorius, Correa de Serra, tous ces écrivains, enfin, qui forment le corps des historiens portugais, ne sont pas même nommés dans le cours des deux volumes. C’est là une impardonnable et toute volontaire omission.


— Nos lecteurs ont présent à la mémoire, sans nul doute, le remarquable article de M. Edgar Quinet sur la Vie de Jésus, du docteur Strauss. C’était en France le premier travail de quelque étendue sur un ouvrage qui a suscité en Allemagne une vive polémique, et qui a attiré sur l’auteur l’attention de l’Europe tout entière. La Vie de Jésus n’était que le résumé, le dernier mot pour ainsi dire, des travaux exégétiques de l’Allemagne moderne. Nous sommes loin de partager le froid et désolant scepticisme du docteur Strauss, mais on ne peut qu’applaudir à la gravité ferme, au caractère sérieux, à la bonne foi scientifique du jeune et hardi théologien. Les travaux approfondis sur le christianisme, soit qu’ils aient un caractère hostile, comme l’estimable livre de M. Salvador, soit qu’ils partent d’une foi vive, comme les écrits de M. Gerbet et de M. de Montalembert, obtiennent en France, depuis quelques années, un succès qu’on pourrait presque dire de curiosité, mais qui sera durable à coup sûr. Cette attention, très concevable dans une époque de critique et d’examen, ne peut manquer de se porter avec intérêt sur l’excellente traduction du docteur Strauss[2], dont notre collaborateur, M. Littré, de l’Institut, vient de publier le premier volume. Si M. Quinet n’avait parlé au long et avec éloquence de la Vie de Jésus, nous nous serions empressé de rendre compte du travail de M. Littré, qui se distingue par une exactitude scrupuleuse, à laquelle il a su allier une clarté qui n’est pas toujours dans l’original. Bien que M. Littré se consacre presque exclusivement à son beau travail sur Hippocrate, avec lequel nous sommes un peu en retard, les trois derniers volumes de la Vie de Jésus ne tarderont pas à paraître.


— On s’est beaucoup occupé de poésie populaire dans ces derniers temps. M. Marmier a eu plus d’une fois l’occasion d’indiquer dans la Revue les recueils des chants primitifs publiés dans le Nord. Walter Scott en Écosse, les frères Grimm en Allemagne et bien d’autres collecteurs avec eux, ont consacré leur érudition à cette poésie naïve qui n’a pas toujours une grande valeur littéraire, mais dont l’importance historique est incontestable. La France n’avait encore aucun recueil analogue ; en attendant que M. Fauriel publie, comme il en a le projet, dans un recueil semblable à celui de ses Chants grecs modernes, les vieilles poésies de l’Auvergne, M. de La Villemarqué vient de donner deux volumes[3] de cantilènes bretonnes dont quelques-unes peuvent remonter à une antiquité que l’auteur s’exagère peut-être, mais qui pourtant est reculée. Une traduction simple et fidèle, un texte soigneusement revu, des notes et des éclaircissemens qui nous ont paru curieux, accompagnent cette estimable publication, qui mérite l’attention de la critique, et sur laquelle nous reviendrons à loisir, en maintenant quelques objections.



  1. vol. in-8o, 1839 ; chez Pougin, 49, quai des Augustins.
  2. Chez Ladrange, quai des Augustins.
  3. Chez Charpentier, rue des Beaux-Arts.