Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1839

Chronique no 178
14 septembre 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 septembre 1839.


Nous disions, il y a quinze jours, qu’il n’y aurait pas de congrès pour les affaires d’Orient ; nous rappelions que la Russie avait déclaré depuis long-temps que sa position de vicinité ne lui permettait pas de laisser soumettre, pour son compte, à un congrès, la nature de ses rapports avec l’empire turc. Nous ne nous trompions pas : non-seulement il est certain aujourd’hui que la Russie, et même avec elle la Prusse, qu’elle a eu l’art d’entraîner encore dans sa sphère, ont refusé d’entrer dans tout ce qui ressemblerait à une conférence européenne ; mais on se demande si les cinq puissances pourront tomber d’accord sur quelques points principaux, et arriver à une sorte de pacification. L’amiral Roussin est rappelé, et M. de Pontois passe, pour le remplacer, de Washington à Constantinople. Le fait est grave : c’est pour le passé une espèce de désaveu, c’est pour l’avenir l’indice d’une autre politique. Y a-t-il eu des fautes commises ? sont-elles réparables ? La France, débarrassée des liens d’un congrès, va-t-elle agir de concert avec l’Angleterre ? ou bien agira-t-elle seule ? Tiendra-t-elle d’une main ferme la balance égale entre l’empire ottoman et le vice-roi d’Égypte ?

Rappeler l’amiral Roussin dont on connaît l’antipathie très peu politique contre Méhémet-Ali, c’est confesser, en quelque sorte, qu’on a pu aller trop loin dans les injonctions faites au vice-roi, ou dans la manière dont elles lui ont été présentées ; c’est indiquer qu’on reconnaît de plus en plus l’importance de la question égyptienne, même en face de la conservation de l’empire ottoman. On peut croire que le nouvel ambassadeur, M. de Pontois, qui est ici en congé depuis quelques mois, et qui doit partir le 25 pour Constantinople, profitera de tous les avantages que lui donne une situation neuve, pour se montrer envers tout le monde impartial et ferme. Le rôle de la France est d’exercer sur toutes les exagérations, de quelque part qu’elles viennent, un veto puissant qui sache se faire obéir. Elle ne doit pas moins empêcher l’Angleterre d’opprimer Méhémet-Ali et de brûler sa flotte dans le port d’Alexandrie, que s’opposer au protectorat à main armée de la Russie sur Constantinople. Elle a débuté par une excessive modération, puisqu’elle a commencé par manifester le désir d’un congrès européen, d’où devait sortir pour l’Orient une sorte de patronage commun et solidaire. Le congrès est devenu impossible par le fait de la Russie, qui ne veut pas reconnaître à l’Europe un droit de haute médiation sur ce qu’elle convoite. Pour notre part, nous ne regrettons pas ce champ-clos diplomatique, où aurait couru risque de s’annuler l’influence française. Seule ou ne marchant qu’avec l’Angleterre, la France sera plus libre, plus maîtresse de ses mouvemens ; elle pourra mieux faire prévaloir, là où elle le voudra, son poids et sa force. Nous ne saurions penser que le choix du nouvel ambassadeur soit un acte de complaisance envers l’Angleterre. M. de Pontois a été préféré à M. de Bois-Le-Comte, non parce qu’il était agréable au cabinet anglais, que probablement nos ministres ne consultent pas sur la nomination de nos agens, mais peut-être parce qu’il n’avait pas eu l’occasion de se montrer aussi vif que le diplomate distingué qui a combattu à Lisbonne la politique anglaise. Nous ne devons pas plus blesser l’Angleterre que la flatter et la suivre aveuglément. C’est toujours notre alliée ; et nous ne devons nous en éloigner que si ses prétentions blessent la justice ou nos intérêts.

Il faut convenir que si l’antique Orient a eu la réputation d’être immobile, il a bien changé de nos jours. D’un instant à l’autre, la scène politique y varie : les évènemens s’y succèdent, les situations s’y transforment avec une singulière rapidité. D’abord on a cru que tout se terminerait entre Constantinople et Alexandrie par le consentement de la Porte, qui accordait à Méhémet-Ali l’hérédité des deux gouvernemens d’Égypte et de Syrie. Puis les cinq grandes puissances ont demandé au divan de leur confier le soin de traiter avec le vice-roi. Un aide-de-camp de l’amiral Roussin a été dépêché au pacha pour lui faire connaître l’adhésion de la Porte à cet arbitrage européen. Enfin aujourd’hui, plus d’accord, plus d’arbitrage ; l’amiral Roussin est rappelé ; toutes les apparences, tous les commencemens de pacification font place à des symptômes, à des appréhensions de guerre. La Russie, qui a rompu brusquement, après quelques momens de dissimulation, les entraves diplomatiques dont on avait voulu l’embarrasser, ne va-t-elle pas travailler à irriter Méhémet-Ali, à le pousser contre l’empire ottoman, qu’elle brûle de défendre ? Ne s’attachera-t-elle pas à compliquer les négociations, à envenimer les difficultés de manière à ce que la Porte cherche un refuge dans le renouvellement du traité d’Unkiar-Skelessi, qui expire dans un an ? De son côté, l’Angleterre, sous le prétexte de sauver et de venger la légitimité ottomane, ne voudra-t-elle pas donner cours à ses ressentimens contre Méhémet-Ali, briser la puissance égyptienne, qui lui fait obstacle en Syrie, en Arabie, effacer enfin cette nouvelle individualité orientale, qui ne se prête pas d’une manière assez souple à toutes ses ambitions de négoce et de commerce ? Enfin Méhémet-Ali, que fera-t-il ? quelle sera sa modération ? quelle sera sa puissance ? Trouvera-t-il dans la France un appui assez décisif pour se défendre avec avantage contre la malveillance russe et anglaise, et garder le fruit légitime de tant de travaux et d’une victoire récente ? Ou bien, s’il se décide à en appeler aux armes, aura-t-il assez d’ascendant et de force pour soulever avec lui l’Asie-Mineure, pour se faire reconnaître, par les diverses populations qui croient à l’islamisme, comme le véritable représentant de la foi et de la civilisation musulmane ? Cependant quel sera le rôle et le lot de la France ? Si chacune des parties intéressées travaille à sa fortune, et met la main sur quelque chose, la France seule restera-t-elle spectatrice et dupe ? Entre un empire qui s’affaisse et un nouvel empire qui s’élève, quel sera son thème politique ? Saura-t-elle tout à la fois honorer la vieillesse d’un état dont elle fut, au XVIe siècle, le premier allié chrétien, et protéger la brillante origine d’un état jeune, qui, du sein de la Méditerranée, donne un essor nouveau à la civilisation orientale ?

Sur tous ces points, l’opinion publique est inquiète, et jamais plus grandes affaires n’ont été l’objet de plus d’incertitudes et de défiances qu’augmente encore le silence du cabinet. Sans doute, les négociations diplomatiques vivent de secret, et ce n’est pas nous qui provoquerons le ministère à d’intempestives divulgations ; mais on peut regretter qu’il n’offre pas à l’opinion plus de motifs généraux de sécurité. Dans les gouvernemens représentatifs, les affaires diplomatiques, tant qu’elles ne sont pas terminées, doivent être protégées par le même secret que dans les gouvernemens absolus ; mais aussi il y a d’autres exigences qui doivent être satisfaites. Dans les pays constitutionnels, on veut savoir les principes dont un cabinet se propose le triomphe à travers les difficultés et le mystère des détails. Malheureusement, dans la question d’Orient, le cabinet du 12 mai a trop peu fait connaître la nature et l’étendue de ses vues, à l’époque des brillans débats qu’a provoqués dans la chambre des députés la demande d’un subside de dix millions ; il a plus écouté que parlé, si l’on excepte toutefois l’éloquente réplique de M. Villemain à M. de Lamartine. Il s’est borné à recueillir le vœu de la chambre, qui demandait un congrès européen, et voilà que le projet d’une conférence avorte ; la maladie de M. de Metternich est venue en aide à l’habileté de M. de Boutenieff. Il y a donc désormais, pour le ministère, une politique nouvelle à suivre, politique dont il aura, devant les chambres, toute la responsabilité.

Cette situation est assez grave pour mériter l’attention du cabinet, qui n’a pas devant lui d’hostilité systématique, mais la défiance des uns et l’indifférence des autres. On ne se passionne en ce moment ni pour, ni contre personne, et l’on se remet à apprécier hommes et choses avec une entière impartialité. Cela devait être. Après l’immense dépense de colères et de passions faite à la fin de l’année dernière et au commencement de celle-ci, le calme devait nécessairement renaître. En reportant aujourd’hui nos regards sur la scène politique, nous ne retrouvons plus trace des alliances, des combinaisons, des partis parlementaires qui l’ont si violemment agitée. Il ne reste plus que les hommes avec leur caractère, leur talent, et, nous pouvons le dire pour quelques-uns, avec leurs regrets. Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître le mal qu’a fait au gouvernement représentatif la coalition, et nous n’apprendrons rien, même à ceux qui y ont joué le rôle le plus ardent, en leur disant qu’il ne faudrait pas souvent se permettre de pareilles licences, pour peu que l’on tienne à l’honneur et à la viabilité du régime constitutionnel. Mais ici tout s’oublie vite, et l’on s’occupe plus aujourd’hui du mérite de quelques hommes, et des services qu’ils peuvent rendre, que des torts qu’ils ont eus. On remarque que plus un certain passé s’éloigne, plus ces personnages politiques se retrouvent disponibles pour l’avenir. Il a couru dans ces derniers temps des bruits de remaniement de cabinet auxquels nous n’attachons aucune valeur d’éventualité prochaine, mais qui peuvent servir d’indice pour connaître les dispositions de l’opinion, qui verrait avec plaisir un jour la coalition des talens au pouvoir, après avoir vu dans l’arène parlementaire la coalition des haines et des passions. Encore une fois, nous ne croyons à rien d’immédiat ; mais nous ne pouvons nous empêcher de constater combien le bon sens public se montre supérieur aux arguties et aux déclamations de quelques journaux. Suivant ces derniers, des hommes qui se sont quelquefois combattus ne peuvent se retrouver ensemble dans le même cabinet ; c’est un crime, une monstruosité, de penser que M. Thiers et M. Guizot puissent revenir ensemble aux affaires, ou que M. Molé se réconcilie un jour avec l’un de ces deux hommes d’état. Il n’y a ici de monstrueux que la prétention de tenir en échec l’intérêt public en éternisant des rancunes, en perpétuant des dissentimens, en voulant leur donner l’importance de ces séparations de parti et d’opinion qui sont infranchissables. Dans le vaste système de la monarchie représentative, il y a place pour toutes les nuances, pour toutes les grandes individualités qui servent la même cause dans des voies diverses ; on n’y met personne au ban de l’empire. Avons-nous déjà trop d’aptitudes reconnues, trop de talens éprouvés ? Faut-il de gaieté de cœur reléguer dans l’inaction des hommes dont d’éminens services constatent la compétence et les mérites ? Sur ce point, le bon sens de tous n’est pas indécis ; il désire autant que possible que les hommes soient à leur place, que les situations officielles ne donnent pas un démenti aux vocations, enfin, qu’on trouve le moyen d’appliquer tous les talens à l’intérêt général ; il approuverait fort cette nouvelle ligue du bien public. Il estime que c’est dans ce but que les corps et les institutions politiques doivent agir et fonctionner. Mais au lieu d’exprimer le vœu de l’opinion, les journaux préfèrent entretenir les vieilles haines et les causes de discordes. On les voit aussi se quereller entre eux, et se livrer à des polémiques qui ressemblent à des guerres civiles. Le ministère, en se montrant avare de toute mesure, de tout acte, en administrant, pour ainsi dire, à la sourdine, paraît s’attacher à prendre l’opposition par famine. Peut-être le pouvoir en lui-même perd-il à cette politique ce que le cabinet croit y gagner. Aussi l’attention publique est-elle toute entière à ce qui se passe au dehors.

Il y avait déjà long-temps que l’on espérait une transaction entre Maroto, général en chef des troupes de don Carlos, et le gouvernement de la reine d’Espagne. On devait surtout s’y attendre depuis que Maroto, en faisant subir au prétendant la plus cruelle humiliation, s’était donné un ennemi mortel et imposé la nécessité de le perdre. Maroto avait fait plus encore. En mettant le comble à l’avilissement de ce malheureux prince, dont la lâcheté était déjà proverbiale en Europe, il ne laissait aux partisans de sa cause ni l’espérance de le voir triompher, ni le courage d’avouer leurs sympathies, ni la volonté de le secourir. Telle était en effet la situation à laquelle les terribles exécutions d’Estella et les ignominieuses rétractations que la peur avait arrachées à don Carlos, avaient réduit dans les provinces du nord de l’Espagne la cause personnelle du prétendant, lorsque la première entrevue révéla le progrès des négociations entamées pour la pacification des provinces insurgées. Bientôt ces négociations prirent une allure plus décidée. Don Carlos ne les ignorait certainement pas ; mais découragé lui-même, ou se faisant illusion sur les conditions qu’on obtiendrait d’Espartero, il n’osait pas se déclarer ouvertement contre son général. Enfin une entrevue eut lieu le 26 du mois dernier entre le duc de la Victoire et Maroto, accompagné de plusieurs chefs carlistes dévoués à sa personne, et d’un jeune Français, le marquis de Lalande. Elle avait été préparée par des communications antérieures de Simon Torre et du colonel Martinez avec Espartero. Le colonel anglais Wylde, envoyé depuis long-temps à l’armée du Nord par son gouvernement, s’y était aussi employé avec ardeur.

Il est certain que Maroto a demandé, outre la reconnaissance des fueros, outre une amnistie générale et la confirmation de tous les grades régulièrement obtenus dans l’armée des provinces, le mariage du fils aîné de don Carlos avec la jeune reine Isabelle II. Mais Espartero n’avait jamais témoigné la moindre disposition à favoriser un pareil arrangement, et ni l’Angleterre, ni la France ne regardaient cette condition comme admissible. Elle fut effectivement repoussée, et Maroto n’insista point. Il soutint une lutte plus longue et plus opiniâtre pour la reconnaissance des fueros ; il la voulait absolue, complète et sans restrictions, tandis que le général des troupes de la reine ne croyait pouvoir que prendre l’engagement de la recommander aux cortès. Ce fut la cause de la rupture des négociations, le 26 août. Simon Torre les reprit le lendemain, et paraissait disposé, pour son compte, à se contenter des garanties que Maroto avait jugées insuffisantes. Mais le bruit d’une pacification prochaine s’était répandu dans le Guipuzcoa et dans la Biscaye ; les bataillons insurgés de ces deux provinces déposaient spontanément les armes, et don Carlos, irrité de se voir abandonné, paraissait prêt à se porter aux dernières extrémités contre Maroto et les autres chefs de son parti. La situation n’était donc plus entière, Maroto n’en était plus le maître. Du moment que don Carlos, repoussant toute transaction, cherchait à perdre son général et à réagir contre le parti provincial, en se mettant à la tête du parti apostolique, Maroto et ses amis, convaincus de la nécessité de traiter, devaient précipiter le dénouement, pour réaliser leur projet, quoique d’une manière incomplète, et pour se dérober eux-mêmes aux vengeances du prétendant.

C’est le 29 août que les bataillons du Guipuzcoa et de la Biscaye ont mis bas les armes et fraternisé avec les troupes constitutionnelles. Don Carlos s’est retiré en Navarre. Tout ce qui lui reste de forces est en proie à l’anarchie et se désorganise rapidement. De grands désordres ont signalé ces derniers jours. La petite cour du prince s’est dispersée ; la plupart de ses ministres se sont jetés en France, et Bayonne est remplie de réfugiés carlistes. Cependant don Carlos a conservé autour de lui quelques mille hommes, et la guerre civile peut se prolonger quelque temps encore, surtout si l’attitude des cortès entretient l’inquiétude dans les esprits sur la question des fueros. C’est une belle occasion pour le ministère français de faire agir à Madrid toute l’influence qu’il peut y posséder, afin de déterminer le gouvernement et les cortès à ratifier les arrangemens conclus par Espartero ; car on peut malheureusement craindre que le parti exalté, qui domine dans le nouveau congrès espagnol, ne fasse, au sujet des fueros, de la métaphysique constitutionnelle, au lieu de décider la question par le grand principe des nécessités politiques. Quelle a été l’intention de M. Olozaga, un des chefs de ce parti, quand il est monté à la tribune, le jour même où l’on apprenait à Madrid les heureux évènemens du Guipuzcoa, pour y demander le maintien du régime constitutionnel dans toute sa pureté ? Et le ministre de la guerre ne s’est-il pas trop hâté de donner, sans autre explication, son adhésion absolue à une déclaration pareille dans une pareille bouche ? Ce qui est certain, c’est que les deux provinces comprises dans la transaction sont en proie à une vive anxiété, que les émissaires de don Carlos ne négligent rien pour agiter les esprits, et que si les fueros n’étaient pas reconnus par les cortès, il y aurait une nouvelle levée de boucliers. Espartero, il est vrai, se trouve maître de plusieurs positions importantes, et jamais la cause carliste, quoiqu’en disent ici, avec leur merveilleux optimisme, les journaux légitimistes, ne se relèvera du coup qu’elle vient de recevoir. Mais les cortès commettraient une bien grande faute si, par une aveugle obstination, ils retardaient la soumission de l’Alava et de la Navarre, et relevaient le drapeau de la révolte dans les provinces soumises. Nous le répétons donc : c’est un devoir pour le gouvernement français de prévenir un tel malheur, et de hâter par tous les moyens possibles la fin de la guerre civile d’Espagne. Il y paraît tout disposé ; nous croyons même savoir qu’un agent confidentiel vient de partir à cet effet.

Quoi qu’il en soit, la guerre civile d’Espagne marche à un prompt dénouement. Don Carlos est acculé à la frontière de France, avec quelques bataillons en désordre, et on peut s’attendre à le voir bientôt passer sur le territoire français, où tout est prêt pour le recevoir.

La contre-révolution de Zurich a vivement occupé les esprits. Il est toujours fâcheux que la démocratie des campagnes ait plus de puissance que de lumières, et qu’elle puisse opprimer ainsi des magistrats et une bourgeoisie qui devraient au contraire la conduire dans la pratique de la liberté. C’est la souveraineté du peuple entendue et appliquée dans le sens le plus immédiat. La violation du droit a été tellement flagrante, qu’elle a été l’objet d’un blâme formel de la part de deux journaux de l’opposition, du Courrier Français et du Siècle. Ce dernier a saisi cette occasion d’exprimer ce vœu si raisonnable, que les droits politiques ne fussent jamais répartis que dans la mesure des lumières acquises. C’est toujours à ce point qu’il en faut revenir pour organiser la démocratie. Le nom du docteur Strauss a été prononcé de nouveau à l’occasion des scènes de Zurich, et d’après la manière dont en ont parlé les journaux, on pourrait croire que ce célèbre professeur ne se recommande à l’attention publique que par une impiété systématique qui veut exhumer le socinianisme. Il n’en est rien. Le livre du docteur Strauss, dont nos lecteurs ont lu la critique dans ce recueil, est un livre grave, religieux dans ses intentions, profond par sa science, riche enfin des derniers résultats de l’érudition contemporaine. Quand il parut, le gouvernement prussien, avant d’en permettre l’entrée dans ses états, en confia l’examen au savant et orthodoxe Neander. L’illustre théologien répondit au gouvernement qui le consultait, que le livre du docteur Strauss était un livre de science qui devait être combattu et réfuté par la science, et qu’il n’y avait aucune raison d’en défendre la lecture. Depuis, Neander a critiqué lui-même l’ouvrage dont il avait protégé la notoriété. Il est possible que le conseil d’état de Zurich ait manqué de tact en appelant l’historien de la Vie de Jésus-Christ au milieu d’élémens trop inflammables. L’université de Zurich était pour le théologien novateur un théâtre à la fois étroit et périlleux. Nous ne voyons en Allemagne que Berlin où Strauss eût été à sa place ; mais il fallait se garder de l’appeler dans une ville où ceux qui font une émeute la font au nom de Jésus-Christ, où le comité calviniste de la foi dit dans une proclamation : « Dieu a donné la victoire à la cause de la justice, mais elle a été chèrement payée. Plusieurs de nos frères ont succombé en combattant pour elle ; ils ont versé leur sang pour la patrie et pour le Christ. Dieu les récompensera dans l’autre monde. La patrie et les riches bourgeois prendront soin des veuves et des orphelins. » Ces traits sont dignes du moyen-âge, ils rappellent que dès le XIIe et le XIIIe siècle, Zurich était animée de passions religieuses où se mêlaient un mysticisme profond et une vive antipathie contre le catholicisme romain. Au surplus, aujourd’hui, la démocratie des campagnes l’a complètement emporté. Le grand conseil est dissous, et les électeurs sont convoqués pour le renouveler. On se demande si la liberté gagne beaucoup à ces coups d’état populaires qui satisfont plutôt les passions de la multitude qu’ils ne servent ses véritables intérêts.


P. S. La note insérée dans les journaux anglais sur le sens de la nomination de M. de Pontois a produit en France le plus mauvais effet. Le gouvernement l’a senti, et a donné à ce sujet les explications les plus nettes dans son journal du soir. Nous l’en félicitons. On assure en outre que le ministère est plus loin que jamais de faire à lord Palmerston les concessions impossibles auxquelles il s’est énergiquement refusé jusqu’à ce jour. L’Angleterre demande le blocus d’Alexandrie. On n’y consent et on n’y consentira point. L’Angleterre veut l’occupation de Candie. On n’y consentira pas davantage. L’invariable base des négociations est et restera la concession à Méhémet-Ali des droits que tout lui permet d’exiger, et que l’intérêt bien entendu des puissances de l’Occident, l’Angleterre, la France et l’Autriche, doit les engager à lui reconnaître.

Le bruit court que l’amiral Roussin, rappelé de Constantinople, est destiné à prendre le commandement de la flotte française dans la Méditerranée. Nous pensons, nous, que l’amiral Roussin ne commandera les forces françaises dans la Méditerranée que le jour où le gouvernement français aura sacrifié Méhémet-Ali à la haine que lui a vouée l’Angleterre, haine que partageait notre ambassadeur à Constantinople. Il faut espérer que le cabinet n’en est pas là.


— L’article de M. Sainte-Beuve sur la Littérature industrielle a été l’objet de quelques récriminations de la part des intéressés, comme on pouvait s’y attendre. M. de Balzac s’est fait remarquer par le ton de sa réponse. Il y a tout d’abord mêlé, selon son habitude, une affaire d’argent, un procès dont il n’a pas rougi d’arguer à faux : on lui a répondu ailleurs. Quant à l’article même, estimant apparemment qu’on n’avait pas été assez sévère contre lui, il a pris soin d’aggraver le jugement par un commentaire alambiqué qu’il a affiché dans sa lettre. Qu’il se rassure pourtant ! En relisant à tête reposée le passage qui l’indigne le plus, il le trouvera moins sérieux qu’il n’imagine ; il verra que ce qu’on a le moins songé à lui contester jamais, c’est l’intrépidité, dans le mauvais goût.