Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1897

Chronique no 1571
30 septembre 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre.


Depuis quinze jours, la situation s’est heureusement modifiée en Orient. Aux inquiétudes que nous exprimions alors doivent succéder des sentimens plus rassurés. Les préliminaires de la paix ont été arrêtés entre les puissances, et, certes, il était temps que le concert européen aboutît à des conclusions définitives. Cependant, tout n’est pas terminé. Le texte des préliminaires a été soumis à l’acceptation du sultan et cette acceptation ne s’est pas fait attendre ; mais il reste à le faire accepter par la Grèce, et c’est surtout de ce côté qu’on pourrait craindre quelques difficultés. Se produiront-elles ? Il faut espérer que non. Aucun doute sérieux n’est même possible à cet égard. La Grèce a commis trop de fautes dans le passé pour qu’il lui en reste encore à commettre. À défaut d’un parfait bon sens, cette nation est trop bien douée du côté de l’esprit ; elle a trop de finesse et de souplesse ; elle a, malgré de fâcheux écarts, une intelligence trop vive, et aussi trop prudente, pour ne pas tenir compte des leçons que les événemens lui ont données. L’émotion de la rue, émotion toute naturelle, ne gagnera pas le Parlement, ou du moins ne s’y traduira pas par des votes. La Grèce, — et le fait est rappelé dans la première ligne des préliminaires, — la Grèce a confié aux grandes puissances le soin de ses intérêts en vue du rétablissement de la paix : dès lors, elle a accepté par avance les conditions qui seraient mises à ce rétablissement. Elles sont dures, sans doute, mais elles n’ont rien d’imprévu. Les grandes puissances ont fait de leur mieux. Ce n’est pas leur faute si la guerre a éclaté : elles ont prodigué leurs avertissemens et leurs efforts pour empêcher l’ouverture des hostilités. Ce n’est pas leur faute si la Grèce, fermant l’oreille à leurs conseils, s’est jetée étourdiment dans la voie des aventures. Ce n’est pas leur faute si elle a été vaincue. Il a bien fallu se placer en face de cette situation, dans laquelle l’Europe n’avait aucune responsabilité, et en accepter les conséquences inévitables. Toutes celles qui ne l’étaient pas ont été écartées. Dans son malheur, la Grèce peut s’estimer heureuse d’avoir rencontré la médiation de l’Europe. Que serait-il arrivé si elle avait été laissée plus longtemps en tête à tête avec la Turquie victorieuse ? L’armée ottomane ne s’est arrêtée, ou plutôt n’a été arrêtée qu’après avoir franchi tous les obstacles que la nature et l’art avaient placés entre la frontière commune et les faubourgs d’Athènes. Rien ne pouvait plus suspendre sa marche, si ce n’est l’intervention des puissances. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier si on veut se rendre compte des difficultés que celles-ci ont rencontrées, et qu’elles sont en partie parvenues à vaincre.

Ces difficultés ne venaient pas seulement de la Porte, ni même de la Grèce, mais encore de l’opposition qui existait entre quelques-unes des puissances elles-mêmes. Faut-il rappeler sur quels points principaux des divergences se sont produites ? Nous le ferons très brièvement, car nos lecteurs n’ont pas pu en perdre le souvenir. Le gouvernement anglais, dans une pensée bienveillante à l’égard de la Grèce, généreuse à coup sûr, mais insuffisamment pratique, aurait voulu que l’évacuation de la Thessalie par les troupes ottomanes fût accomplie tout de suite et sans conditions. On aurait procédé ensuite aux négociations en vue de la paix. C’était demander beaucoup au gouvernement ottoman. C’était exiger de lui plus, peut-être, qu’il n’était disposé à accorder. C’était s’exposer, en cas de résistance de sa part, soit à un recul de l’Europe, soit à des complications où son entente un peu artificielle aurait rencontré une épreuve redoutable. L’Angleterre avait-elle prévu et mesuré d’avance les conséquences possibles de son attitude ? En avait-elle accepté les inconvéniens ? S’était-elle préparée à y faire face ? C’est une question que nous ne sommes pas à même de résoudre : en tout cas, les autres puissances se sont montrées moins hardies, ou peut-être seulement plus prudentes. L’Allemagne a obéi d’ailleurs, dès le premier jour, à des préoccupations différentes de celles qui inspiraient l’Angleterre. L’empereur Guillaume n’a pas oublié qu’une partie considérable de l’ancienne dette hellénique était entre des mains allemandes, et qu’elle y avait déjà subi de regrettables variations de valeur : il devait veiller à ce qu’elle n’en éprouvât pas de nouvelles et de plus graves encore. Le rôle qu’il avait à remplir dans ce dessein se conciliait d’ailleurs fort bien avec celui qu’il avait adopté dès le début de la guerre, et, après avoir ouvertement manifesté ses sympathies à la Porte dans le domaine militaire, il devait naturellement les lui manifester aussi dans le domaine financier. Si le Sultan, par l’évacuation de la Thessalie, avait abandonné le seul gage qui pût lui garantir l’exact acquittement de l’indemnité de guerre, tout porte à croire qu’il n’en aurait jamais vu la première livre. Rien n’est plus ordinaire, en Orient, que le fait d’indemnités promises et jamais payées : le Sultan le sait mieux que personne, soit à titre de débiteur, soit à titre de créancier. Il n’a pas encore payé à la Russie la totalité de l’indemnité qu’il lui doit depuis près de vingt ans ; en revanche, il n’a pas encore touché lui-même celles que lui doivent telles provinces détachées de son empire et devenues depuis lors plus ou moins indépendantes. Les mœurs de la Grèce dans cette matière ne la distinguent pas des autres pays orientaux ; loin de là ! et si le Sultan n’avait eu d’autre caution que celle du gouvernement hellénique pour l’acquittement futur de l’indemnité de guerre, il aurait pu faire figurer la somme pour mémoire dans la partie la plus vague, la plus aléatoire, la plus incertaine de son budget. L’empereur Guillaume ne l’entendait pas ainsi. Il a posé tout autrement que l’Angleterre la question que l’Europe avait à résoudre. Pas d’évacuation de la Thessalie avant qu’une partie appréciable de l’indemnité ait été versée : telle a été sa première proposition, on pourrait dire sa première sommation. C’était prendre exactement, et peut-être trop ouvertement, le contre-pied de l’Angleterre. Une aussi grande puissance, même lorsqu’elle s’est placée dans une situation fausse et intenable, doit être traitée avec plus de ménagemens. Aussi en a-t-on, dans la forme, mis beaucoup à son égard. On lui a laissé présenter successivement toute une série de propositions nouvelles qui se rapprochaient de plus en plus de celles de l’Allemagne. C’étaient toujours des propositions de lord Salisbury qui étaient accueillies, grande satisfaction sans doute pour son amour-propre ; seulement, quand elles l’ont été toutes, on s’est aperçu que c’étaient celles de l’Allemagne qui avaient, en fin de compte, prévalu. L’évacuation de la Thessalie n’a pas été subordonnée à l’acquittement matériel de l’indemnité, mais à l’exécution d’une série de mesures qui rend cet acquittement certain. Pour la première fois peut-être, le Sultan est presque sûr d’être payé. C’est une heureuse innovation : comment a-t-elle été opérée ? Ici, il faut citer les textes. « La Grèce, dit l’article 2 des préliminaires, paiera à la Turquie une indemnité de guerre de 4 millions de livres turques. Un arrangement pour faciliter le paiement rapide de l’indemnité de guerre sera fait, avec l’assentiment des puissances, de manière à ne pas porter atteinte aux droits acquis aux anciens créanciers détenteurs de titres de la dette publique de la Grèce. A cet effet, sera instituée à Athènes une commission internationale des représentans des puissances médiatrices, à raison d’un membre nommé par chaque puissance. Le gouvernement hellénique fera adopter une loi, agréée par les puissances, réglant le fonctionnement de la commission, et d’après laquelle la perception et l’emploi des revenus suffisans au service de l’emprunt pour l’indemnité de guerre et des autres dettes nationales seront placés sous le contrôle absolu de la dite commission. » Cet article est le plus important des préliminaires. Il se résume d’ailleurs en un mot : contrôle européen sur les finances helléniques, ou du moins sur les revenus affectés au service de la dette. Ces revenus devront être jugés suffisans pour satisfaire aux besoins de l’ancienne dette et de la nouvelle. Dans ces conditions, les puissances prépareront un arrangement propre à faciliter le paiement rapide de l’indemnité. Quant à l’évacuation de la Thessalie, au lieu d’avoir lieu tout de suite comme l’aurait préféré l’Angleterre, elle s’effectuera dans le délai d’un mois à partir du moment où les puissances auront reconnu comme remplies les conditions précédemment énumérées, et où l’époque de l’emprunt aura été fixée par une commission internationale. Que demandait l’Allemagne ? Que l’évacuation ne s’accomplit que lorsque l’indemnité serait, ou en partie acquittée, ou totalement assurée. La seconde condition valait encore mieux que la première : c’est elle qui est réalisée.

La Grèce a un gouvernement parlementaire : les préliminaires de la paix, déjà approuvés par le sultan, doivent donc être soumis à la Chambre des députés hellénique. Une telle épreuve est pleine d’angoisses, et elle doit d’autant plus exciter nos sympathies que nous en avons traversé de semblables. Nous nous sommes inclinés autrefois devant une nécessité du même genre, remettant à l’avenir les réparations que notre sagesse aurait méritées ; la Grèce suivra certainement cet exemple. Il y aurait de sa part folie à hésiter. Elle y perdrait tout en même temps une de ses provinces et la plus riche de son domaine, son crédit qui a un si grand besoin d’être relevé, enfin la bienveillance de l’Europe, qu’elle n’a pas toujours ménagée comme elle aurait dû le faire, mais qui lui est restée fidèle, et dont son salut dépend. Que serait-elle devenue si les puissances n’étaient pas intervenues entre elle et la Turquie conquérante ? Que deviendrait-elle si cette intervention venait à cesser ? Dans le premier moment qui a suivi, à Athènes, la publication des préliminaires, l’œuvre de l’Europe a été mal appréciée. Il ne faut ni s’en étonner, ni s’en plaindre, car les grandes douleurs sont injustes. Le mot qui est revenu le plus souvent dans les journaux est celui d’iniquité. Il semblait à les lire que la solution proposée par l’Europe était « l’œuvre la plus inique dont l’histoire ait jamais fait mention. » Pour parler ainsi, il faut ne pas connaître l’histoire, ou l’avoir oubliée. Une guerre malheureuse a toujours imposé au vaincu des concessions pénibles : l’intervention des autres puissances a pu quelquefois les limiter, les atténuer, mais non pas les supprimer. Dans le cas actuel, que devait et pouvait faire l’Europe ? Elle se trouvait placée dans l’alternative, ou d’abandonner la Thessalie à la Porte, de reconnaître une fois de plus la légitimité du droit de conquête et d’en consacrer les conséquences ; ou bien d’assurer au vainqueur une indemnité.

Dès le premier moment, l’opinion du monde civilisé s’est prononcée contre toute cession territoriale à la Porte. A tort ou à raison, on a déclaré qu’une terre restituée à la chrétienté ne devait jamais, sous aucun prétexte, faire retour à la Turquie. Cet axiome n’est peut-être pas sans danger, mais il s’est emparé des esprits avec une force telle que les diplomates se sont trouvés dans l’obligation de s’y conformer. Dès lors, on n’a accordé à la Porte qu’une simple rectification de frontière, importante au point de vue stratégique, mais à peu près négligeable au point de vue des populations qui se trouvaient replacées sous le joug ottoman. Il y a environ quinze ans, l’Europe, avec imprudence évidemment, avait assuré à la Grèce une frontière septentrionale qui lui ouvrait militairement l’accès de la Macédoine et de l’Épire. C’était une tentation beaucoup trop forte pour que la Grèce y résistât longtemps. Par malheur elle y a succombé sans avoir rien préparé en vue du succès de son entreprise : elle n’avait réorganisé, au préalable, ni son armée, ni ses finances, et jamais peut-être on ne s’était engagé plus étourdiment dans une voie aussi périlleuse. Il a donc bien fallu fermer pour l’avenir à la Grèce les partes de la Macédoine et de l’Épire, et c’est à cela que se réduit la rectification territoriale qui a été faite. Elle a été déterminée par les attachés militaires des puissances, ce qui avait le double avantage d’en bien définir le caractère technique et, en même temps, de la rendre efficace. Pouvait-on faire moins après une guerre où la Turquie avait eu l’avantage ? Mais on n’a pas fait plus. La Thessalie tout entière est restée à la Grèce, et celle-ci, dans son infortune, n’aura pas du moins l’affliction de se voir arracher par la force une province où la majorité des habitans est de race hellénique, et qui, depuis son incorporation encore récente à la mère patrie, s’était tout naturellement fondue en elle. Ces déchiremens qui font naître dans une nation, pour peu qu’elle ait conscience de son unité, la pire de toutes les douleurs, et qui laissent à son flanc une plaie toujours saignante, ont été épargnés à la Grèce : elle devrait en savoir gré à l’Europe. Il est vrai qu’un contrôle financier est imposé à ses finances. Nous ne chercherons pas à atténuer ce que cette mesure a de rigoureux. Mais, cette fois encore, l’Europe pouvait-elle procéder autrement ? Puis qu’on ne faisait pas à la Turquie une cession de territoire, il fallait bien lui donner de l’argent, et comment trouver de l’argent pour la Grèce ? La mauvaise administration de ses finances dans le passé a dissipé la confiance que les capitaux européens ont pu, dans d’autres momens, avoir en elle. Le sort de ses créanciers n’est pas enviable, depuis quelques années surtout. De là l’obligation du contrôle. On peut même se demander si cette mesure sera suffisante ; bien plus, on y est obligé, puisque lord Salisbury en doute. Il a fait des ouvertures à la Russie et à la France pour savoir si elles consentiraient, conjointement avec l’Angleterre, à donner leur garantie à l’emprunt que la Grèce était sur le point de contracter. Ainsi la garantie de trois puissances, et non des moindres, soit au point de vue politique, soit au point de vue financier, paraissait indispensable au premier ministre de la Reine comme supplément au contrôle, pour assurer la réalisation de l’emprunt futur. Nous ne savons pas ce que la Russie et la France lui ont répondu : il semble, au surplus, que toute réponse définitive aurait été prématurée. Le pessimisme du gouvernement britannique est peut-être fondé ; mais qui pourrait le dire avec certitude ? Qui pourrait se porter fort de connaître exactement, dès aujourd’hui, les ressources de la Grèce et de les déclarer suffisantes ou insuffisantes pour faire face à une charge nouvelle ? Lord Salisbury n’a pas sur ce point plus de lumières qu’un autre, et sa proposition a eu l’inconvénient de prolonger les négociations sans aucune utilité. Ce sera à la commission internationale prévue par l’article des préliminaires visé plus haut, qu’il appartiendra de résoudre la question. Si une garantie des puissances est alors jugée nécessaire, il sera temps d’aviser. Mais il suffit que lord Salisbury ait pensé qu’il faudrait ajouter une garantie de plus à celle qui résulte déjà de l’établissement du contrôle pour montrer que celui-ci est inévitable, et qu’il constitue même, dans les mesures à prendre, une espèce de minimum.

La Grèce ne doit avoir aujourd’hui d’autre préoccupation dominante que d’assurer, dans le plus bref délai possible, l’évacuation de la Thessalie. Il n’y a plus, pour cela, un moment à perdre. La saison s’avance ; nous voici en automne ; si les malheureux Thessaliens qui ont émigré pour échapper à l’invasion de l’armée ottomane ne rentrent pas immédiatement dans leurs foyers, il sera ensuite trop tard pour labourer et pour ensemencer leurs champs. Ils ont perdu la récolte de l’année courante ; celle de l’année prochaine sera compromise à son tour, et un double fléau les aura frappés. Les puissances, et la France en particulier, ont fait ce qui dépendait d’elles pour faciliter le retour des Thessaliens émigrés. Il fallait assurer leur sécurité. En principe, rien ne les empêche de retourner chez eux ; mais, en fait, ils y sont très mal reçus lorsqu’ils y reviennent, et les promesses de la Porte pour modifier cet état de choses sont jusqu’à ce jour restées sans effet. Une annexe aux préliminaires de paix y pourvoit dans la mesure du possible. Si nos renseignemens sont exacts, il y aurait à ces préliminaires une autre annexe qui se rapporte à la question de l’amnistie : elle est due à l’initiative de notre ambassadeur à Constantinople. Un assez grand nombre de sujets ottomans, Hellènes de race et appartenant aux colonies grecques qui sont si nombreuses dans l’empire, sont venus se ranger sous les drapeaux du roi Georges. Ils ont fait la guerre avec l’armée hellénique ; ils ont été vaincus avec elle ; s’ils rentraient en territoire turc, ils seraient regardés comme rebelles et traités en conséquence. C’est pour eux qu’une amnistie a été prévue dans les préliminaires de la paix. M. Paul Cambon, d’accord avec ses collègues, a demandé qu’elle fût proclamée aussitôt après l’acceptation des préliminaires et sans attendre le traité définitif. Le Sultan n’a pas encore fait complètement droit à cette requête : toutefois il en a accepté le principe, à la condition que ses sujets amnistiés ne rentreraient chez eux qu’après la signature du traité. Si nous relevons ce fait, c’est pour montrer que, jusque dans les détails, la France et les autres puissances n’ont rien négligé pour atténuer les conséquences de la guerre et pour en faire disparaître les derniers vestiges.

Puisque nous avons parlé des annexes aux préliminaires de paix, nous devons faire mention d’une troisième qui se rapporte à l’article 9. Cet article est ainsi conçu : « En cas de divergences au cours des négociations entre la Turquie et la Grèce, les points contestés pourront être soumis par l’une ou par l’autre des parties intéressées à l’arbitrage des représentans des grandes puissances à Constantinople, dont les décisions seront obligatoires pour les deux gouvernemens. Cet arbitrage pourra s’exercer collectivement, ou par une désignation spéciale des intéressés, etc. » La Porte a manifesté la crainte que ces expressions, qui paraissent très claires, ne le fussent pas encore assez, et que le caractère obligatoire de la sentence arbitrale rendue par les puissances ne fût pas assez nettement spécifié. La dernière annexe a donc pour objet d’établir que les puissances, dans le cas prévu par l’article 9, n’agiront pas comme médiatrices, mais comme arbitres, et que dès lors, les parties qui auront eu recours à leur intervention devront se soumettre à leur verdict quel qu’il soit. La Porte juge sans doute que deux précautions valent mieux qu’une : nous n’y contredisons pas.

Il est donc enfin permis d’espérer que la paix est sur le point de se conclure, et que l’Orient, après avoir été si agité, va enfin trouver un peu de repos. Toutefois, il ne faudrait pas trop s’y fier, et les puissances qui sont parvenues à empêcher la guerre de s’étendre n’ont pas encore terminé leur tâche. La Grèce, assurément, n’a aucune envie de courir de nouvelles aventures, et ce n’est pas d’elle que viendra le danger, au moins avant un certain nombre d’années. Elle reste pour cela trop affaiblie ; mais son affaiblissement même n’est pas sans inconvéniens pour l’équilibre des Balkans. Elle avait déjà bien de la peine à résister à l’énorme poussée du monde slave qui l’enserre partout du côté du continent ; elle y résistait cependant et le prestige qui s’attachait à elle était une force qu’il fallait faire entrer dans tous les calculs. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Dès le premier jour, prévoyant le dénouement d’une lutte inégale, nous avons annoncé que la plus sûre de ses conséquences serait de refouler l’hellénisme vers la mer, où peut-être ont toujours été ses destinées, et d’abandonner la péninsule des Balkans au slavisme qui n’y trouve plus désormais de contrepoids suffisant. De ce fait en découleront beaucoup d’autres. Les puissances ont réussi à tenir en respect les principautés balkaniques pendant le cours des hostilités : leur accord pour le même objet sera de plus en plus nécessaire dans l’avenir. Se maintiendra-t-il aussi pour imposer à l’empire ottoman les réformes dont on parlait tant il y a quelques mois et dont on parle un peu moins aujourd’hui, bien qu’elles ne soient pas moins urgentes ? Il est à croire que le Sultan, après des victoires qui ont eu un immense retentissement dans tout le monde islamique, ne se montrera pas aussi maniable qu’on avait pu l’espérer. A vrai dire, il ne l’a jamais été beaucoup. Il pratique, avec autant de succès que ses devanciers les plus habiles, l’art de traîner les choses en longueur et d’épuiser la patience des autres, alors que la sienne reste toujours égale et immuable. Une désespère de rien, ne renonce à rien, laisse passer sur lui les orages les plus bruyans et même les plus terribles, et il se retrouve ensuite tel qu’il était auparavant, sans avoir rien cédé, sans avoir rien perdu. On dira peut-être qu’il a cédé la Crète à l’Europe. A force de le répéter, nous avons fini par le croire ; mais cela même n’est pas bien sûr. Toutes ses démarches permettent de craindre qu’il n’y ait sur ce point quelque malentendu entre l’Europe et lui. Il n’a jamais considéré sa souveraineté comme devant devenir purement nominale. Il n’a jamais consenti au retrait de ses troupes. Il nous a laissés beaucoup parler, et il a très bien su remarquer que nous agissions peu. Rien n’est plus difficile, à la vérité, que de résoudre une question quelconque en Orient ; aussi n’en a-t-on résolu aucune. La Grèce seule est hors de cause pour le moment ; mais avant qu’elle se fût jetée à travers les événemens, la situation, déjà très difficile, absorbait toute la sollicitude de l’Europe. L’équipée hellénique n’a été qu’une diversion : elle n’a pas modifié sensiblement l’état de choses antérieur, qui était mauvais. Peut-être la lassitude générale produira-t-elle une accalmie momentanée, sauf toutefois en Crète, où il est impossible de ne pas prendre un parti. Mais nous n’en avons certainement pas fini avec les affaires d’Orient, et le mieux que nous puissions espérer est de faire une halte qui permettra à l’Europe de retrouver des forces pour une nouvelle étape.


C’est avec beaucoup de satisfaction qu’il convient d’accueillir la nouvelle de l’arrangement intervenu entre l’Angleterre et la France au sujet de la Tunisie. Le fait a une importance considérable à deux points de vue : il consacre définitivement notre prise de possession de la Régence, et il nous permet d’établir entre elle et nous tels rapports économiques qui nous conviendront, sans qu’aucune autre puissance puisse en réclamer le bénéfice. Il a fallu seize ans pour atteindre ce résultat, délai bien long pour la génération qui est appelée à le subir, mais bien court dans la vie d’une nation. Nous nous y sommes résignés par respect pour le droit des gens, par fidélité à nos promesses, et enfin par suite du désir que nous avons toujours eu de vivre en bonne intelligence avec les autres puissances, notamment avec l’Angleterre et avec l’Italie.

Elles avaient l’une et l’autre un traité avec la Régence, traité qui leur assurait le privilège de la nation la plus favorisée : la seule différence était que le traité italien prenait fin en 1896, tandis que le traité anglais était perpétuel. L’article 40 de ce dernier traité, conclu en 1875, prévoit qu’il pourra être révisé, mais il ajoute : « Tant que cette révision n’aura pas été accomplie d’un commun accord, la présente convention subsistera. » Par conséquent le consentement de l’une et de l’autre partie, et, dans l’espèce, celui de l’Angleterre, était indispensable pour la révision du traité. Il l’était d’autant plus que nous avions pris, en 1881, l’engagement de respecter les traités passés par le Bey avec « les diverses puissances européennes ». Après l’avoir pris, nous l’avons tenu de la manière la plus scrupuleuse, malgré la gêne parfois très lourde qui en est résultée pour nos rapports avec la Régence. A notre avis, il est difficilement admissible que, dans le système du protectorat, la nation protectrice soit mise sur le même pied que les autres à l’égard du pays protégé. C’est pourtant ce qu’ont soutenu l’Angleterre et l’Italie, et ce qui a prévalu jusqu’à ce jour dans nos rapports avec elles ; il est vrai que le texte du traité du Bardo nous liait d’une manière plus particulièrement étroite au respect des conventions antérieures. Quoi qu’il en soit, la Régence s’est trouvée dans l’impossibilité de nous accorder une faveur commerciale sans qu’aussitôt les autres puissances qui avaient des conventions avec elle s’en prévalussent, et dès lors elle a dû y renoncer sous peine de voir ses finances compromises. D’autre part, les protectionnistes, si actifs et si puissans chez nous, n’ont pas consenti à lui accorder à elle-même, pour l’importation de ses produits en France, des diminutions de taxes qui ne devaient pas rencontrer de réciprocité. Il en est résulté une situation anormale, difficile, et particulièrement onéreuse pour les colons français qui avaient employé avec confiance leurs capitaux en Tunisie, qui y avaient apporté leur travail, et qui ne pouvaient introduire en France les produits de leurs vendanges ou de leurs moissons sans payer pour eux les mêmes taxes douanières que les produits italiens ou espagnols. Cette situation a duré jusqu’en 1890. À cette époque, une loi a autorisé l’entrée en franchise, en France, d’une certaine quantité de produits tunisiens, déterminée chaque année par un décret du Président de la République. C’était une atténuation légère à un mal devenu intolérable, grâce à un procédé empirique qui laissait subsister la question tout entière. Enfin l’année 1896 a mis fin au traité italien : nous l’avons renouvelé, après y avoir introduit les correctifs nécessaires, parce que nous n’entendions pas faire une œuvre de prohibition, mais seulement d’équité. Nous en avons supprimé, en ce qui concerne son application à la France, la clause de la nation la plus favorisée, tout en la laissant subsister à l’égard des autres puissances. Quant à l’Italie, elle a reconnu pour la première fois d’une manière formelle notre établissement politique en Tunisie avec toutes ses conséquences, et cette négociation qui, à une autre époque, aurait pu provoquer de dangereux dissentimens entre elle et nous, a resserré au contraire nos rapports et les a rendus plus cordiaux. Mais restait l’Angleterre avec son traité perpétuel. Aussi longtemps qu’il durait, rien n’était fait. Les autres nations continuaient de bénéficier des avantages dont jouissait l’Angleterre, et celle-ci aurait joui de ceux qui auraient pu être accordés à la France. Il ne servait donc à rien d’avoir modifié les autres traités si on n’obtenait pas de l’Angleterre la révision du sien. Nous l’avons enfin obtenue. L’Angleterre n’y a mis qu’une condition, à savoir que, pendant quinze ans, ses cotonnades, qui constituent son commerce le plus important avec la Tunisie, n’y paieraient à l’entrée qu’un droit de 5 p. 100. C’était, en somme, acheter à bon compte la liberté de nos tarifs.

Il faut, sans doute, savoir gré à l’Angleterre de sa détermination ; mais, en vérité, on la fait un peu trop valoir de l’autre côté de la Manche. Nous l’avons attendue pendant plus de quinze ans. L’Angleterre ne l’a prise que lorsque toutes les autres puissances avaient déjà régularisé leur situation avec nous. Elle ne pouvait pas persévérer dans une attitude où elle était isolée, sans nous manifester clairement une mauvaise volonté qu’il lui aurait été difficile de justifier. Mais il y a plus. L’Angleterre n’a pas l’habitude, même lorsque, dans sa haute raison, elle a pris son parti d’abandonner quelque chose, de le donner pour rien ; elle tâche toujours d’obtenir autre chose en échange. Il y a dix-huit mois déjà, lorsque nous avons conclu avec elle un arrangement à propos du Siam, elle s’était engagée à entrer en négociations avec nous pour le règlement de la question tunisienne. Nous étions autorisés à croire à ce moment qu’elle ne nous ferait pas attendre si longtemps le règlement définitif de cette question, et cette espérance nous avait rendus de composition plus facile dans celui de la question siamoise. Il y a plus encore. L’Angleterre, au mois de janvier 1896, ne nous promettait pas seulement un arrangement en Tunisie, mais un second dans la boucle du Niger. Nous l’attendons toujours. Il ne faut donc pas que les journaux anglais vantent outre mesure le service que leur gouvernement nous a rendu, ni surtout qu’ils s’en autorisent pour nous en demander d’autres en retour. En effet, si ce service est de ceux qui ont besoin d’être payés, nous l’avons payé d’avance. Mais c’est ce que l’Angleterre oublie volontiers : chez elle, la main droite ignore ce que reçoit la main gauche. Il ne faut pas surtout que les journaux anglais trouvent là, comme ils le font avec complaisance, un prétexte à parler de l’Égypte. A les entendre, la France n’a plus aucune observation à émettre au sujet de l’Égypte, puisqu’on la laisse tranquille en Tunisie. Avons-nous besoin de dire que personne chez nous ne saurait admettre une aussi étrange manière de raisonner ?

Il n’y a aucune ressemblance entre notre situation en Tunisie et celle des Anglais en Égypte : la première est aussi régulière que la seconde l’est peu, et la préoccupation constante que montrent les Anglais à s’en justifier est une preuve de plus du malaise qu’ils en éprouvent. Ils ne se mettent jamais d’accord avec nous sur un point quelconque du globe, sans en conclure aussitôt que nous devons désormais leur abandonner toute la vallée du Nil. Mais autant ils s’appliquent à mêler l’Égypte à toutes les affaires qu’ils ont avec nous, autant nous nous appliquons à l’en distinguer, à la mettre et à la tenir à part. La question intéresse d’ailleurs l’Europe entière et, quand même nous le voudrions, nous n’aurions pas le droit de la trancher à nous tout seuls. L’Angleterre est allée en Égypte en promettant d’en sortir ; et puisque, à propos de la Tunisie, elle juge convenable de parler de l’Égypte, on nous permettra de dire qu’en Tunisie nous avons rempli avec une ponctualité exemplaire tous les engagemens que nous avions pris. Nous n’avions pas pris celui d’en sortir, loin de là ! Et s’il fallait remonter aux origines historiques de notre occupation de la Régence, nous rappellerions qu’elles datent du congrès de Berlin. À cette époque l’Angleterre venait de s’emparer de Chypre. Ce coup hardi et imprévu avait ému l’Europe, ou du moins certaines puissances en Europe, et la France, grande puissance méditerranéenne, était du nombre. Un échange de vues dont les résultats ont été ensuite consignés par écrit, — non sans quelques réticences de la part de l’Angleterre, mais avec une clarté suffisante pour que nous ayons le droit de les invoquer, — nous avait laissé notre liberté en Tunisie en échange de celle que l’Angleterre s’était si cavalièrement octroyée en Chypre. Nous ne devons donc rien à personne au sujet de la Tunisie, et à l’Angleterre moins qu’à personne. Nous y sommes allés avec son consentement. A chaque pas que nous y avons fait, et jusqu’à ces derniers jours, nous nous sommes encore assurés de ce consentement, et elle ne nous l’a jamais donné gratis. Ce n’est pas un reproche que nous lui adressons : il est tout naturel que les affaires politiques soient conduites de la sorte. L’Angleterre, dans les questions tunisiennes, a toujours été à notre égard un peu stricte, un peu serrée, mais, en somme, correcte et loyale. Si elle a cherché à tirer profit de nos embarras, elle ne les a pas augmentés, et elle aurait pu le faire dans plus d’une circonstance. Nous lui rendons volontiers ce témoignage, à la condition toutefois qu’elle ne nous demande pas davantage. Il y aurait péril à créer des analogies artificielles et fausses : ce ne serait pas simplifier les questions, mais les embrouiller.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.