Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1867

Chronique n° 851
30 septembre 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1867.

On pourrait appeler le mal politique dont la France souffre réellement aujourd’hui l’angoisse de l’ignorance. Politiquement nous sommes un peuple qui ne sait point ce qu’il a à faire. Partout autour de nous, nous voyons des nations qui ont de grands buts clairs et à qui le sentiment d’une tâche à remplir, le labeur des œuvres commencées, l’ambition d’un succès probable, communiquent l’activité, la sûreté d’impulsion, la vie. L’Allemagne actuelle connaît certes, à l’heure qu’il est, sa vocation positive, et s’y attache avec une énergie résolue. La Russie a ses aspirations panslavistes, excitées par les fermentations du monde oriental. L’Autriche est occupée à se refaire une puissance par des combinaisons nouvelles de gouvernement intérieur. L’Angleterre vient de donner à sa constitution un développement considérable ; elle a réalisé une réforme électorale qui élargit son système représentatif, et elle prévoit déjà les autres améliorations politiques dont la nouvelle loi électorale sera l’instrument. L’Italie elle-même a beau trouver prématurée l’impatience de ses hommes d’action et se mettre en travers de Garibaldi faisant mine de vouloir porter le dernier coup au gouvernement ecclésiastique à Rome ; l’achèvement de l’unité par l’affranchissement de Rome est toujours pour elle le but suprême : après les prodiges qui ont été en si peu d’années accomplis à son profit, un temps de repos est même pour elle une condition nécessaire de la consolidation de l’œuvre entreprise ; elle peut d’ailleurs rendre ce loisir fécond en se donnant une organisation financière et administrative régulière et prévoyante. Partout, dans les pays que nous venons d’énumérer, il y a des buts d’action, prochains ou lointains, qui saisissent les esprits, animent l’opinion nationale, inspirent aux peuples des ambitions patriotiques, et nourrissent en eux la foi dans l’avenir. C’est ce grand ressort, ayons la sincérité et le courage de le reconnaître, qui fait en ce moment défaut à la France. Nous n’avons point ces buts d’action nettement définis et franchement avoués dont la manifestation discipline le génie d’un peuple, rallie ses forces collectives, l’émeut d’une puissante émulation et l’entraîne avec confiance vers de nobles horizons. Ni au dehors ni à l’intérieur aucune route ne nous est ouverte où puisse courir et s’épandre avec sécurité le courant de notre vie nationale. La politique extérieure est pour nous un sujet d’inquiétude ; elle ne nous offre plus les perspectives attrayantes qui attiraient les jeunes ambitions de la France. Elle ne nous laisse plus à résoudre dans le mystère et l’incertitude des systèmes que d’arides problèmes d’équilibre. On l’a conduite de telle sorte que la France en est réduite à ruminer ce doute : a-t-elle conservé ou a-t-elle perdu son ancienne puissance relative en Europe ? Nous qui n’avons plus d’absorptions de races à consommer, demeurerons-nous spectateurs patiens des grandes agglomérations se formant sur notre continent selon la nécessité d’une loi fatale ? Ces grandes puissances qui s’improvisent auprès de nous ne sont-elles pas exposées à viser à des suprématies capables d’alarmer notre sécurité et d’offenser notre honneur ? Pour nous défendre contre cette incertitude indéfinie, faut-il que nous nous imposions le sacrifice épuisant d’armemens militaires gigantesques, et que nous nous condamnions à rester l’arme au pied tout le temps que durera la transformation européenne ? Cette anxiété est pour la France d’autant plus énervante que nos institutions intérieures ayant rétrogradé en arrière des principes de 1789, le pays n’a plus l’initiative de sa politique étrangère, et ses représentans ont perdu toute influence sur l’exercice du droit de guerre et de paix. Ce régime où l’explosion de la guerre et la mise de l’Europe en convulsion dépendent des volontés secrètes des politiques de cour et de dynastie, ce système barbare dont l’Europe avait été affranchie pendant les quarante meilleures années de ce siècle, a été remis en vigueur par la propre faute de la France. Les organes de la liberté intérieure nous manquent depuis seize années. Nous subissons visiblement aujourd’hui toutes les conséquences de cette funeste privation. Les mécomptes et les soucis de la politique étrangère nous confrontent maintenant avec les erreurs et les défauts de nos institutions intérieures. Or le rétablissement de la force morale, de la sécurité, de la sérénité de la France, dépend de la question de savoir si notre pays a l’intelligence de l’expérience qu’il a faite durant cette longue éclipse de la liberté, et comprendra les enseignemens que les derniers événemens lui ont donnés. La politique extérieure, nous l’avons dit, est obscure, incertaine, pleine de mystères et de précipices : la France n’y pourrait jouer un rôle dans les circonstances présentes avec la clairvoyance qui satisfait la raison et la sollicitude patriotique ; les seuls aspects de la situation étrangère, la tenant dans une attitude expectante et passive, suffisent pour lui infliger les charges et les inquiétudes d’une préparation militaire colossale. La France ne peut retrouver sa sécurité, le ressort de sa puissance, la confiance en elle-même et la conviction qu’elle est véritablement maîtresse de ses destinées, elle n’a même de chance de changer à son avantage le courant des idées en Europe et de faire contre-poids aux forces matérielles qui se condensent à côté d’elle qu’en reconnaissant les inconvéniens de sa situation intérieure et en y portant la main avec intrépidité. C’est à l’intérieur qu’il faut se hâter de produire le coup de théâtre devant lequel disparaîtront les mauvais rêves du présent. Que la nation soit associée complètement au gouvernement d’elle-même, et la France verra clair devant elle, et n’aura pas de peine à se faire comprendre de tout ce qu’il y a d’intelligent, d’honnête et de généreux en Europe. Faisons la lumière chez nous et sur nous ; la plus grande tâche, la plus saine, la plus certaine que la France ait à remplir est de travailler sur elle-même et de mettre une bonne fois ses institutions en entière harmonie avec les progrès, les intérêts et l’honneur de notre époque. Notre état politique actuel, au point de vue de la production et de l’éducation des hommes propres à rallier et à concerter les forces morales du pays, a été d’une stérilité effrayante. Si cette infécondité constitutionnelle continuait, la France ne connaîtrait bientôt plus ces personnalités puissantes autour desquelles les peuples libres se groupent, grandissent et prennent d’eux-mêmes une idée haute et confiante. Si nous voulons recouvrer la sécurité, si nous voulons nous relever dans le respect de nous-mêmes, si nous voulons nous donner une tâche nationale digne de nous, si nous tenons à posséder l’estime sympathique du monde, c’est sur nous-mêmes qu’il faut travailler ; ce sont nos propres problèmes d’institutions et de gouvernement qu’il faut résoudre ; c’est notre énigme intérieure qu’il faut déchiffrer.

Persuadés que l’application des esprits aux choses politiques ne peut produire de résultats utiles en France que si elle est tournée aux choses intérieures, nous attachons peu d’intérêt aux incidens qui se déroulent à l’étranger. La Prusse et l’Allemagne sont pour le moment, nous le reconnaissons, le théâtre où sont représentées les scènes les plus curieuses. Ce serait cependant abaisser la politique à un jeu puéril de chicanes que de relever les actes du cabinet prussien qui ont d’intention ou d’effet le caractère provoquant. M. de Bismark s’est donné, par exemple, le plaisir d’écrire une circulaire à l’occasion de l’entrevue de Salzbourg et de dire son mot sur l’entrevue des chefs des deux empires d’Occident et d’Orient. M. de Bismark est dans son rôle et a le droit d’en prendre tous ses avantages ; il est évident qu’un rapprochement marqué entre les empereurs de France et d’Autriche ne pouvait, quoi qu’on en ait dit, être dénué de caractère politique. Quand il n’y aurait eu que l’échange des intentions pacifiques exprimées par les deux souverains, la Prusse ne pouvait demeurer insensible à cette manifestation. Lorsque deux potentats déclarent avec affectation qu’ils aiment la paix, qu’ils la veulent, et qu’ils y ont d’autant plus de confiance qu’ils sont d’accord pour la faire prévaloir, il n’est pas surprenant que cette façon de proclamer la paix donne des ombrages à une cour dont les prétentions à la prépondérance sont fondées sur des succès récens. M. de Bismark a donc pris soin de marquer qu’il est, lui aussi, pacifique à sa façon et au prix de la concentration des forces de l’Allemagne. On ferait au surplus les affaires de la Prusse, en irritant les susceptibilités allemandes, si l’on avait l’air de prendre garde au travail de son ménage intérieur. La lutte sur le fond des choses ayant été écartée, à quoi bon donner de l’importance aux choses de forme ? Pourquoi s’égarer par des provocations de mots ? M. de Bismark a tenu à poser en principe que l’annexion de l’Allemagne du sud à la confédération du nord ne dépendrait que de la volonté des états germaniques, sans qu’aucune puissance étrangère eût rien à y voir. En parlant ainsi, le ministre prussien semblait demander une réplique ; mieux vaut la lui refuser. On a tout le temps de voir venir l’événement. En attendant, il faut reconnaître les grands avantages que M. de Bismark retire d’une position exceptionnelle. Ces avantages sont au nombre de trois. Le chancelier de la confédération du nord a pour la direction du détail de sa politique extérieure l’abri et le prestige du secret des gouvernemens absolus ; en même temps, le but de sa politique paraissant satisfaire aux aspirations de deux patriotismes, celui de la Prusse et celui de l’Allemagne, il a les privilèges d’un ministre populaire qui peut s’appuyer sur l’assentiment et la complaisante docilité des masses nationales ; enfin le régime politique de la France luifournit une précieuse ressource. Le mouvement unitaire de l’Allemagne est fondé sur une réaction contre les ambitions passées de la France monarchique ; or nos institutions présentes sont, en ce qui concerne la politique étrangère, identiques à celles qui nous régissaient au temps de nos luttes avec l’Allemagne ; l’expérience historique peut donc être toujours présentée aux Allemands comme la justification de leurs vieilles défiances et des précautions qu’on leur montre dans une organisation nouvelle contre la menace d’un ancien péril. Nous fournissons ainsi nous-mêmes à M. de Bismark la confirmation du préjugé avec lequel il donne au mouvement unitaire de l’Allemagne vers la Prusse le concours d’un patriotisme aveugle. On peut prédire avec certitude qu’il y aurait une grande détente dans les ambitions de force matérielle qui animent l’Allemagne, et que la politique prussienne perdrait un de ses moyens d’action les plus efficaces le jour où cesserait la méprise à laquelle la forme de nos institutions donne lieu sur les dispositions naturelles et véritables de la France. La France, douée des attributions réelles de la liberté et pouvant dominer et régler la politique étrangère de son gouvernement, ne fournirait plus de griefs aux susceptibilités du patriotisme allemand. Les libertés seraient la garantie permanente de son désintéressement intelligent et équitable. L’Allemagne pourrait ; revenir alors à ses traditions naturelles, à ses aspirations légitimes, qui la portent bien plus vers les institutions fédérales américaines que vers le césarisme caduc de l’Europe. Il n’y aurait plus entre elle et nous que les généreuses et bienfaisantes émulations de la paix. Il y a matière à réflexion dans ces considérations, non-seulement pour nous, Français, mais, encore pour les esprits élevés de l’Allemagne. Pourquoi l’Allemagne se laisserait-elle entraîner dans une position fausse parce que la marche de la France de 1789 a éprouvé une déviation temporaire ?

L’impasse où se trouve l’Italie ne fait pas plus d’honneur que l’état de l’Allemagne à la sagacité et à la dextérité de notre gouvernement. Là aussi il y a une double position fausse, la nôtre et celle de l’Italie. Nous venons d’assister, à propos de Rome, à un nouveau roman garibaldien. Garibaldi est dans la logique de ses idées et de sa carrière, mais le héros à la chemise rouge n’a pas au moindre degré le sentiment de l’opportunité. Le bonhomme s’est exposé à produire un beau dégât. S’il lui avait été permis de faire un pas de plus, il allait brouiller à jamais les cartes entre l’Italie et notre gouvernement. On croit généralement en effet que, si l’état pontifical eût été envahi par les volontaires, une division française eût été aussitôt débarquée à Civita-Vecchia. La seule alliance intime sur laquelle notre gouvernement ait droit de compter eût été rompue ; c’eût été comme si nous avions donné une seconde fois, mais ce coup-ci pour longtemps, l’Italie à la Prusse. L’adresse de M. Rattazzi, concertée avec la bonhomie de Garibaldi, nous a préservés de cette infortune. Le chef des volontaires a eu la complaisance de céder à une arrestation conduite, comme il convenait, avec la plus exquise politesse par les officiers de carabiniers qui en avaient reçu le mandat de M. Rattazzi. Garibaldi a été ramené à Caprera après avoir passé dans une forteresse une nuit d’auberge. L’épisode n’a point été brillant, mais il était un chapitre obligé de l’action. Le catholicisme, dans le sens le plus universel du mot, représenté par plus de cinq cents évêques, venait de consacrer encore une fois par une démonstration imposante la prétention de l’église à la possession de Rome. Comment voulait-on que cette manifestation ne fût point suivie d’une protestation des esprits ardens qui veulent séculariser Rome et l’ont décrétée capitale de l’Italie ? Comment voulait-on que Garibaldi ne fût point mis en scène ? Le projet révolutionnaire n’a point réussi ; mais Garibaldi est en règle : il a fait sa protestation. Au point de vue de l’ordre maintenu au jour le jour, on peut se réjouir du dénoûment innocent de cette tentative, qui s’est bornée à l’interruption brusque d’une agitation oratoire. L’entreprise, de Garibaldi avait l’inconvénient d’être blessante dans la forme pour le gouvernement français et de surprendre le gouvernement italien au milieu de grands embarras. On ne sait peut-être pas généralement que l’occupation de Rome entraînerait pour le budget de l’Italie des frais considérables. On n’estime pas à moins d’une soixantaine de millions la somme que coûterait la translation de la capitale de Florence à Rome. Garibaldi prenait bien son temps, lorsque M. Rattazzi est au début de sa grande opération financière sur le domaine ecclésiastique. On s’est donc tiré de cette frasque ; mais la mise en scène comique ne doit pas donner le change sur la gravité de la question romaine. L’état de choses, en se prolongeant, ne peut que porter atteinte à la dignité du gouvernement de l’église, à la sécurité et à la paix intérieure de l’Italie. Il est fâcheux que nous soyons nous-mêmes « dans cette galère, » et que ceux qui nous y ont mis n’aient point l’adresse de nous en faire sortir tout à fait. Des incidens comme celui qui vient de se passer nous montrent que la convention du 15 septembre est non pas une solution, mais un simple expédient dilatoire. Quoiqu’ils aient arrêté Garibaldi sur la frontière romaine, les Italiens le savent bien. Voulons-nous qu’ils spéculent sur des embarras intérieurs ou extérieurs de la France pour attendre l’occasion de terminer la question à leur avantage ?

Les faits qui à l’intérieur préoccupent depuis quelque temps l’attention des esprits ont l’aspect triste et donnent des avertissemens graves. Ici encore on voit les maux qui résultent de la léthargie où la discussion des intérêts publics est tombée en France, faute des libertés nécessaires ou suffisantes. Nous parlions, il y a quinze jours, de deux grandes entreprises de banque et d’industrie qui se sont engravées, la société de Crédit mobilier et la Compagnie immobilière, et dont les embarras ont pris un moment les proportions d’un souci politique. Cesti que, soit par leur origine, soit par l’apparence de la faveur gouvernementale, soit par l’importance de leurs opérations et leur influence sur le mouvement des affaires, ces compagnies avaient reçu ou acquis une importance qui touchait à de grands intérêts publics. La gêne de ces affaires est provenue d’une tendance que la politique administrative a encouragée avec un excès manifeste, de l’exécution des grands travaux dans les villes poussée non avec les ressources naturelles des capitaux, mais avec les téméraires et périlleux expédiens du crédit. La Compagnie immobilière a fait, dit-on, des affaires évaluées à plus de 300 millions avec un capital propre qui ne dépassait pas 80 millions, et qui encore, pour arriver à ce chiffre, avait été gonflé par une plus-value arbitrairement assignée à certaines propriétés sociales. La société avait comblé la différence existant entre son capital et la somme dépensée par elle avec des emprunts, 70 millions reçus du Crédit foncier, plus de 70 millions prêtés en compte courant par le Crédit mobilier, le reste avec ses propres obligations, dont l’émission n’avait guère réussi. La dette de la Compagnie immobilière envers le Crédit mobilier est devenue, comme cela était aisé à prévoir, la pierre d’achoppement des deux sociétés. Le moment est arrivé où les choses ne peuvent plus continuer à s’aggraver dans cette voie, et où il faut aviser à une large et prudente liquidation. On a pris la résolution d’en finir, et c’est le dégagement de ces considérables affaires qu’on va tenter ; mais, même en se promettant le succès d’une liquidation, le mal produit est grave. Les titres de ces grandes entreprises, sur lesquels s’était si longtemps portée la fièvre des spéculations et qu’un grand nombre de détenteurs actuels ont acquis à des prix très élevés, sont maintenant avilis ; les capitaux représentés par ces titres subiront des pertes sensibles, et seront désormais privés de revenus.

Nous croyons qu’il y a lieu de tirer de l’exemple de la malheureuse alliance du Crédit mobilier avec la Compagnie immobilière une leçon sévère de prudence. Cette leçon est tout à fait contraire au système poursuivi par l’administration de la ville pour les travaux de Paris. — Les hommes sages, les politiques honnêtes, devraient prendre en considération sérieuse la question des travaux de Paris et s’appliquer à l’élucider complètement devant la raison publique. Il est difficile de se faire une idée précise de l’étendue de l’œuvre de démolitions, de percement de rues et de reconstruction qui s’accomplit dans Paris. Si l’on en juge cependant par les chiffres qui ne peuvent échapper à la publicité, l’entreprise a des proportions financières et se pousse avec une rapidité dont l’imagination est confondue. Les communications périodiques du Crédit foncier apportent sur ce point de curieux élémens d’induction. On sait que le Crédit foncier a été autorisé à prêter aux communes « qui ont la faculté d’emprunter. » Pour faire ces prêts, le Crédit foncier émet des obligations communales remboursables au pair dans une courte période d’années. Dans les trois dernières années, le Crédit foncier a émis des quantités énormes d’obligations de cette nature. Le chiffre des émissions, à l’heure qu’il est, dépasse de beaucoup 500 millions. On éprouve quelque embarras à la vue de cette somme. On est surpris que les communes de France aient eu à ce degré « la faculté d’emprunter. » Cette faculté ne peut s’obtenir que par une loi. On compulse le Moniteur, on relève les emprunts communaux autorisés par des lois ; on arrive à une somme totale de 25 ou 30 millions par année. On sait d’ailleurs que les emprunts des communes se réalisent le plus souvent dans les localités mêmes ou sont faits en général par la caisse des dépôts et consignations. Il est évident dès lors que l’importance des émissions d’obligations communales ne peut être expliquée par le nombre et le besoin des communes qui ont reçu de la loi la faculté d’emprunter. Il faut donc recourir à une hypothèse, et celle qui a cours généralement est que le Crédit foncier consacre la plus grande masse de ces obligations communales à l’escompte des subventions accordées par la ville de Paris aux entrepreneurs des percemens, et déléguées à plusieurs années d’échéance sur les excédans prévus de ses revenus. La ville de Paris, secondée par le concours du Crédit foncier et le mécanisme des obligations communales, aurait donc pu réaliser depuis trois ans et appliquer à la subvention de ses travaux une somme énorme, qui dépasserait 500 millions, s’il fallait la confondre avec les obligations émises, et qui serait le produit de l’escompte d’une série d’excédans prévus de ses revenus pendant une certaine période d’années.

Devant un tel fait, même imparfaitement déterminé, il s’élève des questions politiques et économiques d’une haute gravité. D’où l’administration de Paris tire-t-elle « la faculté d’emprunter, » à laquelle le Crédit foncier est tenu par sa loi d’institution d’avoir égard quand il prête aux communes ? On doit avoir trouvé un prétexte pour échapper à cette difficulté ; le prétexte ne saurait être bon. Quand le législateur, avec une louable prévoyance, a voulu que les communes fussent protégées contre le péril des dettes imprudentes, il ne songeait guère sans doute qu’aux petits emprunts des petites communes. Qui jamais eût pensé alors qu’une ville, fût-ce Paris, pourrait escompter des anticipations de ressources par centaines de millions sans subir le contrôle et recevoir la sanction d’un conseil municipal et d’une chambre des députés représentant les contribuables, sur les impôts futurs desquels de telles assignations seraient engagées ? Mais nous ne voulons point nous arrêter en ce moment à ce côté politique de la question. C’est l’intérêt économique qui nous frappe. En face de l’énormité des sommes révélées par les publications du Crédit foncier et qui ne peuvent être que la représentation d’un escompte colossal d’engagemens communaux, nous nous demandons avec stupéfaction comment il est possible qu’une administration municipale soit autorisée à porter sur les travaux d’une ville une puissance si artificielle et si excessive de capitaux. On pourrait déplorer, au point de vue politique, l’imprudence de l’aliénation des ressources futures imposant injustement aux contribuables de l’avenir des charges qui suppriment leur droit de consentement ou de refus, on pourrait regretter une pratique imitée de l’ancien régime, où les contrôleurs-généraux se voyaient obligés de dévorer les revenus d’avance par des assignations sur les recettes futures ; mais l’abus et le péril économique éclatent plus encore que l’incorrection politique. Songe-t-on à l’influence artificielle qui peut être exercée sur les conditions économiques par la dépense ramassée dans un petit espace de temps d’une somme si grosse appliquée au même ordre d’industrie ? cette somme est employée d’abord à la destruction de capitaux réels, existans, en pleins rapports. Elle crée par cette destruction une rareté arbitraire d’immeubles, et suscite une hausse artificielle des prix. Elle excite un rassemblement, une accumulation de main-d’œuvre sur un seul ordre d’industrie et une élévation non équilibrée des salaires ; elle attire par la hausse factice des prix le courant des capitaux de spéculation à la poursuite de bénéfices qui ne sortent point du mouvement naturel des choses, et qui ne sauraient manquer, le jour où il faudrait s’arrêter, d’être suivies de ruineuses réactions. Il serait donc utile de regarder enfin de près au point de vue politique et au point de vue économique, de regarder de près et avec sévérité à cet emportement des travaux de Paris ; on manquerait à la leçon que donne l’échec de la Compagnie immobilière, si l’on laissait aveuglément continuer cette gigantesque aventure.

La procédure parlementaire anglaise avait autrefois une formule qui serait bien de mise dans la présente situation de la France. En certaines occasions où l’opinion publique était confuse et troublée, un chef de l’opposition se levait et présentait une motion tendant à la réunion de toute la chambre des communes en comité pour prendre en considération l’état du pays, Là-dessus s’engageaient de vastes et longs débats, sorte d’enquête de la nation sur elle-même et qui était comme un éclairé et réfléchi témoignage de la conscience publique. Depuis que les Anglais ont de meilleurs gouvernemens, ils ont laissé tomber en désuétude ces examens de conscience patriotique qui nous seraient si nécessaires aujourd’hui. — Des contre-temps désagréables viennent parfois déranger la tranquillité anglaise. Il y a eu, par exemple, les scènes violentes des fenians à Manchester ; il y a les préparatifs de l’expédition d’Abyssinie ; il y a aussi avec les États-Unis la controverse interminable sur les indemnités réclamées pour les déprédations de l’Alabama. Il est cependant visible que la fin des débats de la question électorale, le vote de la loi de réforme, ont procuré à l’opinion publique anglaise une béatitude qu’elle se plaît à savourer. Un grand calme a succédé au mouvement des partis. On devient plus équitable. Les Anglais, comme les populations aux impressions vives et qui sont toujours rattachées au présent par l’activité de l’esprit et les intérêts du travail, deviennent vite les adulateurs du succès. La bienvenue avec laquelle ils accueillent la réussite sourit en ce moment à M. Disraeli. Ses anciens adversaires ne se refusent plus à le juger avec impartialité. Ou loue surtout la connaissance qu’il a des hommes et l’adresse avec laquelle il les sait manier. Un énergique journal qui naguère le déchirait à belles dents, apprivoisé par le succès mérité, se demande si la métempsycose n’existerait point en politique, et si l’esprit de Palmerston ne serait point par hasard passé sous la forme de Disraeli. L’aimable chancelier de l’échiquier, ainsi dorloté de louanges, prend ses vacances dans son domaine de Hughenden dans le Bucks. Il assistait l’autre jour à la fête de sa moisson et a régalé ses fermiers d’un familier et charmant discours, imprégné de ces parfums ruraux qui plaisent tant à l’imagination anglaise. Cette allocution champêtre a réjoui tout le monde par sa gracieuse bonhomie et son air de bonheur tranquille. M. Disraeli est invité à une grande réunion convoquée en son honneur à Edimbourg. Dans ce cadre, il prendra certainement l’attitude qui convient à la prééminence de sa nouvelle situation politique, et à laquelle le convie la faveur de l’opinion publique. Le rival du chancelier de l’échiquier, le chef du parti opposé, M. Gladstone, a pris, lui aussi, récemment la parole dans une réunion convoquée à Barrow-Furness, une ville de vingt mille âmes qui s’est faite au nord du Lancashire, au bord de la mer, et qui fêtait l’inauguration de ses docks. Il y avait deux ducs à la cérémonie célébrée en l’honneur de l’industrie du fer. M. Gladstone a prononcé un de ces grands discours toujours chaleureux, toujours éloquens, avec lesquels il relève tous les sujets qu’il traite. On a comparé à ce propos les deux leaders, et comme M. Disraeli est en veine, sa causerie rustique a été préférée par les amateurs à la puissante harangue industrielle de son émule. Voilà d’innocentes rivalités et de la politique idyllique. L’affaire des fenians de Manchester, délivrant leurs prisonniers et faisant couler, le sang, forme un contraste pénible avec les récréations des hommes d’état anglais. La haine irlandaise ne se fatigue point, et il est possible qu’elle ne soit point éteinte, même par les concessions politiques les plus libérales. N’importe, les caractères du tempérament irlandais ne diminuent point les devoirs des hommes d’état anglais envers l’Irlande. Il faut que les mesures progressives d’équité soient exécutées. Il faut se hâter de faire disparaître l’absurdité et l’injustice des dotations de l’église établie, du culte de la petite minorité, à côté du clergé catholique, de l’église vraiment nationale d’Irlande, privée d’établissement temporel. La polémique de M. Seward dans l’affaire des déprédations des corsaires armés en Angleterre par les rebelles du sud doit prévaloir, à notre avis, sur l’argumentation anglaise. La tolérance qui a permis l’armement de l’Alabama et la sortie de ce navire des ports anglais ne peut tenir contre la comparaison signalée par M. Seward dans la conduite des deux pays et contre la bonne foi avec laquelle les États-Unis ont maintenu le droit des gens en s’opposant par la force aux entreprises des fenians sur le Canada. La politique britannique reconnaît au fond la légitimité des réclamations américaines ; elle aurait seulement voulu couvrir son amour-propre en soumettant le litige à un arbitrage. Cette procédure détournée est déplacée dans les rapports de deux puissans peuples liés par des intérêts si nombreux et si considérables. En reconnaissant directement le droit des Américains, lord Stanley suivra la politique simple et courageuse qui sied à son caractère, et n’encourra dans son pays ni ailleurs le blâme des esprits sensés.

Le président Johnson persiste aux États-Unis dans sa politique personnelle et empêche le pays de reprendre son assiette régulière. Certes, dans la république américaine, l’autorité d’initiative est bien avarement mesurée au chef du pouvoir exécutif. Ce pouvoir n’a contre les lois instituées par le congrès qu’un méchant droit de veto, qui n’est plus qu’un veto suspensif et éphémère quand une majorité suffisante prend à cœur ses décisions législatives. Quoique le président ait le commandement en chef de l’armée, il est contenu étroitement par le général placé à la tête de l’organisation militaire ; quoique le président nomme ses ministres, c’est une bien grosse affaire pour lui de les congédier. Son pouvoir, soumis au contrôle incessant de la plus libre opinion publique qu’il y ait au monde, ne dure que quatre ans, et ne peut produire des désordres prolongés. On voit pourtant, par l’exemple de Johnson, le trouble qui peut résulter, même dans un pays protégé par les libertés les plus complètes et les plus jalouses, de l’excentricité d’esprit et de la volonté opiniâtre d’un chef de pouvoir exécutif. Toutes les mesures de Johnson, il en faut convenir, ne sont point mauvaises, et on devrait louer le décret d’amnistie qu’il vient de rendre en faveur des anciens rebelles du sud, s’il ne cherchait peut-être dans cette mesure apparente de clémence un moyen offensif contre le parti radical dans la prochaine lutte électorale. Il y a dans cette amnistie des exceptions que ceux qui sont étrangers à l’Amérique ont peine à comprendre. Pourquoi, par exemple, maintenir l’ostracisme contre un homme entouré d’une estime et d’une sympathie universelles comme le général Lee, un soldat dont l’Amérique doit être fière, et contre M. Stephens, le vice-président de la confédération du sud, esprit sage, cœur honnête, revenu des premiers dans son parti aux idées de réconciliation nationale, et qui récemment exhortait avec un dévouement désintéressé ses compatriotes à se résigner au système de reconstruction volé par le congrès ? On assure que les caprices de M. Johnson lui ont fait perdre les sympathies du parti démocrate lui-même, qui lui refusera son concours dans la prochaine élection présidentielle. S’il est privé d’un tel appui, on ne comprend pas comment M. Johnson pourra affronter la session du congrès.

Le gouvernement autrichien a enfin terminé le travail du partage des charges financières entre les deux régions séparées par la Leitha. Il est heureux que ce point de départ soit fixé. L’Autriche, avec ses provinces fertiles et ses populations nombreuses, retrouverait bientôt une grande élasticité de ressources en ramenant l’ordre dans ses finances et en adoptant une politique commerciale qui étende et multiplie ses relations d’échange. Qu’elle s’applique à rétablir la circulation métallique et à mettre un terme aux contributions onéreuses que le change contraire la force de payer à l’étranger. La séparation des budgets de la Hongrie et du groupe cisleithan va créer sans doute une compétition intéressante entre les deux régions au point de vue de l’administration financière ; on va voir celle qui saura faire le mieux ses affaires. La Hongrie part avec le bon vent, car elle débute avec une excellente récolte qui trouve un débouché lucratif par l’insuffisance des céréales dans la production agricole de l’Europe occidentale. Elle songe à emprunter pour féconder ses ressources, et l’on va jusqu’à dire que son emprunt, qu’on essaiera de naturaliser à Paris, est déjà souscrit par elle sur place.

E. Forcade.
Séparateur
L. Buloz.