Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1867

Chronique n° 850
14 septembre 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1867.

Cette première quinzaine de septembre aura été peut-être le seul moment politique de l’année favorisé de quelque tranquillité. La circulaire pacifique de M. de Moustier a effacé avec un optimisme candide les « points noirs » et les « revers passagers » des dernières harangues impériales ; il n’était pas possible de donner congé aux soucis politiques d’un air plus naïf et plus leste. Nous avons bien eu, pour continuer le fil du travail germanique vers l’unité, le discours sonore du grand-duc de Bade ; mais en revanche le discours du roi Guillaume à l’ouverture du parlement fédéral a été d’une prudence et d’une modération exemplaires. Il est visible que le gouvernement prussien n’est point pressé d’absorber l’Allemagne méridionale : les traités d’alliance militaire et la reconstitution du Zollverein lui suffisent pour le présent ; il veut digérer à loisir ses récentes annexions septentrionales. Les circonstances au milieu desquelles se produit cette halte marquée fournissent déjà aux politiques d’imagination les élémens d’une théorie souriante. Suivant ces médecins tant mieux, l’entrée des états du sud dans la confédération nouvelle serait un échec pour la suprématie prussienne. L’initiative semi-despotique de Berlin risquerait d’être annulée, si les Allemands du sud avec leur esprit libéral et démocratique faisaient irruption dans le reichstag fédéral. L’élément prussien serait alors noyé dans la grande nationalité germanique. Le peuple allemand se constituerait sur les principes du self-government. Libéral, il serait nécessairement pacifique, et son union ne saurait plus donner d’inquiétude aux nations voisines. Toutes les perspectives de ce côté seraient donc rassurantes : si les choses restent dans l’état présent, la Prusse, pour conserver l’hégémonie, demeurera modérée ; si le mouvement unitaire s’achève, l’Allemagne deviendra plus libérale, et s’occupera bien plus de ses progrès intérieurs que d’idées ambitieuses sur le dehors. On voit que, pour ce qui nous concerne, nous n’avons que le choix des vœux : quoi qu’il advienne, ceux qui ont le don de se consoler des mésaventures par des chansons pourront toujours dire e sempre bene ! Nous n’avons plus à songer qu’aux démarches de souverains qui doivent terminer pour l’année le cycle des courtoisies monarchiques, au voyage de l’empereur d’Autriche à Paris qu’on nous promet pour les derniers jours d’octobre, et peut-être-à une visite de l’empereur des Français au roi de Prusse, qui mettrait le comble au l’établissement de la confiance et de la sécurité générales.

S’il faut se conformer aux temps, s’il faut être frivole quand c’est le tour du jour, on doit convenir que cette règle est fidèlement observée par les naïfs esprits qui viennent de s’exercer dans la stérile agitation des congrès. Congrès catholique de Malines, congrès d’ouvriers de Lausanne, congrès de la paix de Genève, viennent d’ouvrir des jours curieux sur l’état lies esprits. Ces essais de manifestation de pensées collectives, ces efforts dont l’objet semble devoir être d’imprimer quelque unité au mouvement intellectuel de l’époque, ont avorté de la plus baroque façon. Il n’y a guère à parler du congrès de Lausanne si ce n’est pour avouer le regret que ceux qui prétendent à la direction des classes ouvrières se montrent si fermés aux enseignemens de la science économique. Le congrès de Malines, celui de Genève, faisant appel à un grand concours d’hommes éclairés, auraient dû mieux servir les intérêts qu’ils représentaient. Quoique le parti libéral ait la majorité en Belgique, on peut dire que c’est dans ce pays que le catholicisme politique a rencontré de notre temps son asile le plus honorable et le plus sûr. Sans doute les motifs de sérieuses ou mesquines querelles entre le parti catholique et le parti libéral ne manquent point en Belgique. Cependant on peut rendre au parti catholique belge cet hommage, qu’il s’est plusieurs fois montré capable de comprendre, d’aimer, de pratiquer la liberté. Bien des difficultés seraient aplanies dans les autres pays catholiques, si les intérêt religieux y avaient été défendus par des partis aussi intelligens et aussi consciencieux dans la pratique des institutions représentatives. Pourquoi faut-il que certains compatriotes à nous aillent chercher dans ce pays de bon seps des tribunes où faire entendre leurs vides, intempestives et maladroites déclamations ? Pourquoi M. Dupanloup, qui perd la voix à Orléans, a-t-il l’idée, d’aller la retrouver à Malines pour fulminer ces vieilles injures, ampoulées, pour prononcer ces gros mots contre Luther, Calvin et Voltaire, qui font tourner les controverses en emportemens grossiers ? En choisissant les Pays-Bas catholiques pour se livrer à ces violences, M. Dupanloup se trompe de lieu ; le parti catholique belge a plus de sens politique, plus de mâle tolérance que son hôte fougueux ; n’observe-t-il pas qu’aucun prélat belge ne s’avise d’aller vociférer ainsi dans un congrès tenu en Belgique ? Une velléité non moins maladroite a Entraîné Garibaldi à Genève, au congrès de la paix. Ce pauvre congrès de la paix a été sans contredit inspiré par une pensée honnête et généreuse, mais quelle représentation absurde il a donnée ! Pourquoi Garibaldi, qui depuis plusieurs semaines rôdait aux frontières romaines, est-il venu prendre la première place où des penseurs politiques devaient rechercher avec conscience et simplicité quelles sont dans le système européen les causes immanentes de guerre, et quels sont les moyens par lesquels les peuples, se rendant maîtres de leurs destinées, pourraient extirper ce fléau ? La paix permanente, dit-on, est une chimère. Dans l’état de l’Europe, la recherche des garanties d’une paix durable devrait cependant devenir une œuvre de jour en jour moins paradoxale. Les divers peuples européens sont liés entre eux par les mêmes idées générales. Ils sont régis par des constitutions sociales qui ne sont plus séparées par de notables divergences ; les applications des sciences à l’industrie et les intérêts économiques les rapprochent et les mêlent de plus en plus. Ils ont tous le même objet politique, l’amélioration de leur gouvernement intérieur, c’est-à-dire l’accroissement de la participation équitable et raisonnable de l’universalité des citoyens aux affaires publiques.

La vie sociale, économique et politique ne nous montré que ce qui unit les peuples. N’y a-t-il donc pas lieu d’examiner ce qui les divise, ce qui est de nature à les soumettre encore à la calamité et à la honte dés luttes sanglantes, ce qu’on peut et doit faire pour anéantir le mal dans ses causes ? Certes une pareille recherche est une de celles qui appartiennent le plus complètement à la compétence de l’esprit humain, au degré de culture intellectuelle et morale où il est arrivé. Le succès d’une pareille application et d’un pareil effort ne dépassé point la puissance de la bonne volonté et de la vertu humaines. L’objet que se proposait le congrès de Genève n’était donc point chimérique. Ce sont les hommes qui n’ont point été, sauf un très petit nombre, à la hauteur de la tâche. Garibaldi, ce naïf apôtre de paix politique, est venu prêcher la guerre de religion, celle dont la civilisation a déjà délivré l’Europe, dans un des foyers les plus ardens des passions religieuses. D’autres esprits indisciplinés et malhabiles ont renchéri par les professions philosophiques les plus déplacées sur l’étourderie du Pierre l’Ermite italien. Ces visiteurs contemplatifs et humanitaires de Genève ont montré une ignorance bien extraordinaire de l’esprit de cette vigoureuse et positive petite république. Ils n’ont pas su que la balance du pouvoir est à peu près tenue à Genève par la population catholique ; ils n’ont pas su que, sous l’influence soit d’un libéralisme positif et expérimenté, soit d’un calcul politique, les catholiques genevois sont de la part des deux partis l’objet de ménagemens particuliers ; ils n’ont point su que, grâce au grand révolutionnaire, M. Fazy, il y a aujourd’hui un évêque dans la Genève de Calvin. Par une de ces contradictions bizarres, que créent les combinaisons les plus imprévues, la Genève de nos jours a vu l’alliance du parti radical et de l’intérêt catholique. Garibaldi et les matérialistes ont eu bonne grâce à venir troubler par leurs prédications à la fois mystiques et impies une population tout imprégnée, d’un sentiment que l’on pourrait appeler l’amour-propre religieux, et où les prétentions religieuses sont le principal ressort d’un gouvernement radical et démocratique ! La bévue ne pouvait être plus énorme, et les Genevois l’ont fait sentir sans ménagement à leurs hôtes infortunés.

Parmi les discours qui ont surnagé dans le naufrage du congrès de Genève, celui d’un Allemand, M. Simon, de Trêves, a été le plus remarqué. C’est que M. Simon est allé droit au fait, Il a émis avec énergie, l’idée qui est aujourd’hui dans toutes les têtes sages d’Europe, et que pour notre compte nous ne nous sommes point fait faute d’exprimer. La cause constante de la guerre, la cause de l’insécurité dans laquelle les peuples européens sont condamnés à vivre, c’est l’existence des gouvernemens personnels. Le péril des guerres d’ambition, de caprice et de surprise réside et dans la façon dont les gouvernemens personnels, ceux qui refusent aux peuples le partage du pouvoir, conçoivent leurs intérêts, et dans la manière dont ces gouvernemens dirigent leur politique extérieure. — Les gouvernemens personnels cherchent leur force dans les grandes armées permanentes et leur prestige dans l’ascendant de leur politique étrangère. La diplomatie et la guerre sont leur première et constante préoccupation. Croyant à l’efficacité des combinaisons d’alliance, ils sont sans cesse appliqués à des négociations secrètes, faisant éclater des événemens lorsqu’ils s’imaginent que leurs mesures sont bien prises, et que l’occasion est favorable. Ces gouvernemens, ne pouvant pas pénétrer leurs secrets, sont continuellement les uns pour les autres des objets de défiance ; cette défiance harcèle sans relâche leurs peuples inquiets des surprises que peut leur réserver la politique de tel souverain ou tel ministre prépotent. Un tel état de choses, qui abandonne à quelques hommes sur notre continent l’exercice discrétionnaire, et secret du droit de guerre et de paix, est incompatible avec la sécurité des peuples et la condition politique, et économique de leur existence. Quelques Anglais facilement effarouchés ont appelé leur dernier bill de réforme, a leap in the dark, un saut dans les ténèbres ; mais avec les libertés par lesquelles les Anglais exercent eux-mêmes leur gouvernement, il ne peut y avoir de chute dans l’obscur et dans l’inconnu. Quant à nous, infortunés continentaux, Français, Prussiens, Autrichiens, Italiens, Russes, nous passons la vie, depuis quinze ans, à faire des sauts dans les ténèbres. Cette danse macabre ne peut éternellement durer. Si la raison et la fermeté des intéressés ne suffisent point pour la faire cesser, il sera inévitablement mis fin au maléfice par la force des choses.

Les lois naturelles, reprennent toujours leur empire sur les efforts capricieux des esprits mal faits qui cherchent à les éluder. Or c’est une loi naturelle que des nations honnêtes et laborieuses ne soient point, malgré elles et à leur insu, entraînées dans des guerres redoutables, les violations de cette loi naturelle trouveront à un jour donné leur limite infranchissable et leur expiation méritée. Que des accidens passagers, et par exemple la ridicule déconvenue du congrès de Genève, n’ébranlent donc point notre foi dans les principes. Dans toutes les voies de la politique, les erreurs et les fautes rencontrent leurs peines ; il n’en est pas autrement dans le terrible chemin qui mène les gouvernemens absolus à la guerre.

Heureux quand on s’aperçoit assez tôt des fautes pour en prévenir à temps les conséquences extrêmes ! C’est peut-être un acte de prudence réparatrice de ce genre qui est en train de s’accomplir en ce moment dans une branche importante des travaux intérieurs de la France. Nous voulons parler du secours que la Banque serait, dit-on, à la veille de donner à une entreprise qui représente des intérêts considérables, et dont les opérations se sont étendues depuis plusieurs années sous le patronage de la compagnie du Crédit mobilier. Parler de la situation ou se trouve la Compagnie immobilière, ce n’est point s’éloigner du terrain de la politique. Tout le monde sait que l’embellissement de Paris, le percement des larges voies, des longs boulevards, ont été, à l’intérieur, une des affaires les plus considérables du règne. Au début de ce travail prodigieux et si impatiemment accéléré d’expropriation, de démolition, de trafic de terrains et de maçonnerie, la Compagnie immobilière a joué le principal rôle. On lui doit l’achèvement de la rue de Rivoli, les boulevards de Malesherbes, de Monceaux et du prince Eugène, la construction des grands hôtels conçus d’avance pour héberger les caravanes de pèlerins de l’exposition universelle, la rue Impériale de Marseille, le quartier du nouvel Opéra. Quel que soit le jugement que l’on porte sur la manie de la transformation de Paris, ceux qui y voient la réalisation d’une pensée politique importante sont obligés de reconnaître dans la Compagnie immobilière un agent hardi, ardent et puissant de cette pensée. Malheureusement la situation financière présente de cette compagnie démontre que son zèle a passé la mesure, et n’a pas tenu un compte assez attentif et assez prévoyant des circonstances économiques.

La Compagnie immobilière s’est trompée et dans ses espérances sur la prompte réalisation de son actif et dans ses calculs sur le concours qu’elle pouvait attendre du crédit. Elle n’a point obtenu l’écoulement rapide de ses terrains ou de ses immeubles ; le crédit facile et courant, venant du public, lui a fait défaut. Elle a été obligée de contracter une dette de 70 millions auprès du Crédit foncier et une dette d’une importance égale en comptes courans auprès du Crédit mobilier. Elle s’est trouvée arrêtée dans une impasse. On estime que, pour reprendre la liberté de ses mouvemens et pour arriver à liquider son actif sans le déprécie, elle aurait besoin d’un accroissement de ressources d’une centaine de millions. Directement et seule, il lui est absolument impossible d’obtenir du public un concours de cette importance. Ce ne serait qu’avec une garantie de revenu donnée par l’état ou par l’administration municipale de Paris, dont elle a été d’abord l’actif auxiliaire et qui lui a suscité ensuite des concurrences ruineuses par l’ubiquité et l’impatience de ses entreprises, qu’elle pourrait obtenir 100 millions par l’émission de nouveaux titres. Or, en admettant que l’état ou la ville fût amené à donner une pareille garantie en considération du retentissement que la ruine de la compagnie aurait il Paris et à Marseille sur la situation générale de la propriété immobilière, une pareille mesure ne peut être prise par une résolution immédiate, il y faudrait la sanction des chambres. La situation était pressante. De prêteur trop confiant et trop complaisant à l’origine, le Crédit mobilier était devenu prêteur besoigneux lui-même. Un établissement de banque ne peut pas immobiliser longtemps plus de la moitié de son capital en des avances qui prennent le caractère de la permanence. La paralysie de la Compagnie immobilière devenait contagieuse pour le Crédit mobilier. Toutefois on ne pouvait sortir de difficulté par une solution actuelle et définitive.

On ne nous contredira certes point si nous disons que cet embarras simultané de deux grandes compagnies autour desquelles gravitent tant d’opérations et tant de capitaux engagés constituait une grave question politique. Tout ce mouvement imprimé dans Paris à la transformation de la richesse foncière pouvait-il aboutir à un éclat sinistre ? La solution définitive n’étant point à portée, on a pris des arrangemens provisoires. On s’est adressé à la Banque de France pour un emprunt temporaire, Les membres du conseil du Crédit mobilier ont joint leurs engagemens personnels à ceux de la compagnie pour un emprunt de 37 millions et demi renouvelable pendant trois années. La Banque de France, retenue dans la limite de ses statuts, n’aurait pu consentir à prêter une somme supérieure, les titres que les emprunteurs avaient à lui offrir au-delà de leurs engagemens personnels n’étant point de ceux sur le dépôt desquels elle est autorisée à faire des avances. Ce prêt de 37 millions détendra la situation de la Compagnie immobilière et du Crédit mobilier, et permettra d’attendre le moment où une combinaison plus complète sera possible. Nous ne croyons pas que, dans des circonstances si critiques, il fût convenable de troubler par des récriminations sur les fautes commises dans la direction passée de ces deux compagnies les efforts réparateurs qui sont tentés pour prévenir une perturbation profonde. On ne peut cependant oublier la différence de système qui séparait la direction du Crédit mobilier de celle de la Banque. Quelle véhémence de polémique n’eurent point à subir les principes et les hommes de la Banque quand on tenta de lui susciter pour rivale la Banque de Savoie, et quand l’enquête fut engagée ! C’est aujourd’hui à la Banque qu’on demande et qu’on trouve le salut, tant il est vrai que la vérité reprend toujours ses droits sur l’erreur. Nous-mêmes, il y a douze années, quand le Crédit mobilier était encore un essai nouveau, nous prîmes la liberté de signaler et de combattre longuement dans la Revue la conception erronée de cette institution de crédit : l’expérience nous a donné raison, les lois économiques ont été plus fortes que le talent des hommes et leurs immenses ressources, et leur situation privilégiée, et la faveur constante du gouvernement. C’est le gouvernement surtout qu’il faut exhorter à faire son profit de l’histoire de la Compagnie immobilière. L’échec de cette entreprise est la preuve saisissante qu’on surmène la France avec les travaux de Paris et des grandes villes. Les mêmes avortemens, de plus graves peut-être, seront la conséquence et la punition de ce système anti-économique et artificiel. Après avoir usé une compagnie, on aura beau avoir recours à d’autres expédiens, comme celui qu’on a exploité l’an dernier avec une témérité incroyable en prenant au Crédit foncier des millions par centaines sous la forme d’obligations communales ; on ne donne pas à une branche de l’industrie et du travail un développement aussi exagéré et aussi arbitraire sans préparer de formidables perturbations économiques.

Il n’est point d’une bonne politique financière d’engager aux satisfactions actuelles, par caprice personnel, les produits imaginaires de l’avenir escomptés d’avance, d’entretenir le luxe égoïste et imprévoyant du présent aux frais des générations qui nous suivront, et à qui nous en imposons la charge permanente. Voilà une vérité qui est bien établie aujourd’hui dans tous les esprits politiques anglais. Pour un homme d’état anglais, la gloire n’est point de charger par des œuvres d’apparat l’avenir financier de son pays. Son devoir et son honneur sont de saisir toutes les occasions de diminuer la taxation ou d’entendre l’action plus facile au pays. Il n’y a pas de rêveurs en Angleterre tels que M. de Persigny (par parenthèse, le créateur politique du Crédit mobilier), qui se grisent de la splendeur d’un colossal emprunt de la paix en perspective. À ce point de vue, M. Disraeli ne trouvera peut-être point l’année prochaine la faculté d’alléger l’impôt, cette prouesse recherchée des chanceliers, de l’échiquier britannique. Le contre-temps de l’expédition d’Abyssinie pour la délivrance des captifs du roi Théodoros lui imposera des dépenses extraordinaires qui lui interdiront d’ouvrir la chance aux diminutions de recettes. C’est une question dont on se préoccupe déjà en Angleterre que de savoir quel sera le thème principal de la prochaine session, et la contenance que prendront les partis. On a voulu voir ces jours passés, un symptôme de la conduite future des partis dans deux lettres écrites par lord Russell et M. Gladstone au président d’une association réformiste. Malgré la mauvaise humeur des whigs, il est évident que le parti populaire, et avancé attache un grand prix au bill de réforme qui vient d’être voté. Les vsates, associations formées part le radicalisme et les classes ouvrières croient avoir remporté une victoire positive, et leurs chefs trouvent habile et opportun de célébrer ce succès par des manifestations publiques. Une de ces associations se propose de donner en l’honneur de la réforme obtenue un banquet public à Sydenham, au palais de cristal. Le président a envoyé à lord Russell et à M. Gladstone des invitations auxquelles ces hommes d’état ont répondu. Les invitations sont déclinées, mais les lettres sont curieuses. La plus amusante est celle de lord Russell. Elle est bien d’un vieillard acariâtre qui entend dire son mot jusqu’à la fin. Le vieux chef whig traditionnel paraît surpris qu’on fasse fête au nom du peuple à un bill de réforme qui n’est point son œuvre. Il prétexte dédaigneusement qu’il ne sait pas quelle est la valeur de cette soi-disant réforme, et il ne cache point qu’il n’en tire aucun bon augure ; mais il ne laisse pas échapper l’occasion de tracer un nouveau programme de parti. La réforme, suivant lui, ne pourra être jugée utile que si elle est suivie de mesures qu’il énumère. Parmi ces mesures, il place en première ligne des réformes religieuses et sociales en Irlande, l’abolition de l’établissement temporel de l’église anglicane d’Irlande et le changement de la loi qui régit les rapports des propriétaires avec leurs tenanciers. Comme l’Angleterre ne procède que par réformes successives et progressives, on y voit longtemps d’avance les abus qu’il faudra faire disparaître quand leur tour sera venu. Que cela soit le cas pour les affaires irlandaises, dont par le lord Russell, nous ne le contesterons point ; mais nous ne croyons pas que la solution de ces réformes soit interdite à aucun des deux partis qui se disputant le pouvoir, et que les whigs aient à cet égard un brevet de priorité. La réponse de M. Gladstone restait dans les généralités et ne portait aucune trace de défiance à l’égard du bill de réforme ; le grand orateur ne donnait aucun signe de l’humeur querelleuse dont lord Russell était animé. En lisant ces deux lettres, les esprits impartiaux ont manifesté des doutes sur la direction qui serait imprimée l’an prochain au parti libéral. Ce parti n’est plus discipliné et guidé par une influence unique et incontestée. À y bien regarder, c’était une coalition de partis plutôt qu’un parti homogène ; il avait des élémens très aristocratiques et très conservateurs et des élémens radicaux. Il est naturel que ces sections diverses, n’étant contenues ni par la grandeur d’un intérêt ou d’un principe dont il y aurait à poursuivre le triomphe prochain, ni par l’influence personnelle d’un chef incontesté, tendent à se disjoindre. Le parti libéral a donné depuis deux ans deux preuves d’indocilité à ses chefs : la première a été l’opposition des adulamites au bill de M. Gladstone ; la seconde a été la scission du tea-room (une section d’une cinquantaine de dissidens libéraux se réunissant dans un salon de la chambre), qui a refusé de concourir aux amendemens décisifs que M. Gladstone voulait opposer au bill de M. Disraeli. Le parti libéral est donc en travail de décomposition. Ce sont là les bucoliques de la politique anglaise ; la chose sérieuse, c’est l’enquête sur les coalitions d’ouvriers, les trades’unions. L’opinion publique s’applique avec bon sens et vigueur à cette curieuse étude sociale.

Les mœurs politiques sont plus rudes aux États-Unis ; il faut admirer cependant comment dans cette jeune et brutale république on fait des efforts souvent heureux pour arriver à des résultats de bon sens à travers la violence des procédés. C’était de la part du président Johnson un acte grave et difficile que de révoquer le ministre de la guerre, M. Stanton. Par-delà M. Stanton, le président voulait surtout atteindre le général Sheridan, qui exerçait, suivant lui, avec trop de rigueur son commandement de la Nouvelle-Orléans. Parmi les renommées créées par les vicissitudes de la guerre civile, il n’en est point de plus populaire que celle de Sheridan. Quoique n’ayant point exercé le commandement en chef, Sheridan a été un inventeur militaire dans ces gigantesques campagnes. C’est lui qui avait organisé et qui a commandé dans les mouvemens et les actions les plus vives cette cavalerie qui n’était au fond qu’une infanterie montée, et qui remplissait avec tant de célérité et de vigueur les services des deux armes. Les dernières journées de la lutte où il harassa l’intéressant général Lee et les héroïques débris de l’armée du sud en les tournant dans tous leurs mouvemens ont attaché à son nom un lustre militaire qui est arrivé jusqu’en Europe. On dit que, comme candidat républicain à la présidence, il aurait peut-être plus de chances que Grant ou Sherman. Une sympathie énergique unit ces trois grands soldats américains. Cependant, pour faire exécuter le déplacement de Sheridan, Johnson n’a pas craint de placer le général Grant à la tête du ministère de la guerre. Que Grant n’ait accepté qu’avec répugnance des fonctions ministérielles qui établissaient entre le président et lui aux yeux du public une solidarité désagréable, cela n’est point douteux. Le général Grant a donné une curieuse justification de son acceptation. Le président étant le chef des armées de terre et de mer de la république, Grant a allégué l’obligation de l’obéissance militaire pour entrer au ministère ; mais les anomalies ne se sont point arrêtées là. Devenu ministre, Grant s’est refusé énergiquement au déplacement de Sheridan ; puis après y avoir consenti, sans doute pour épargner au pays une dissolution de l’administration et une crise générale, il a interdit au successeur de Sheridan de changer aucun, des fonctionnaires nommés par ce général. Tout en signant la translation de son camarade de la Nouvelle-Orléans au Missouri, Grant a donc sanctionné son système. Au fond de ces contradictions apparentes, il doit y avoir des ménagemens délicats observés envers les personnes dans des vues élevées de patriotisme. Les chefs de l’administration américaine doivent faire des sacrifices de ce genre à cet excentrique entêté qu’un mauvais destin leur a suscité comme président. Quant à Johnson, on rapportait récemment qu’il songeait à renvoyer tous ses ministres et à former un nouveau cabinet. Les lubies présidentielles ont le champ libre quand le congrès est en vacances ; mais en Amérique le remède n’est pas loin du mal. En face du congrès réuni, le président perdra tout pouvoir de mal faire. Au surplus ; la situation personnelle du président Johnson, malgré la hauteur de la fonction républicaine qu’il exerce, devient de jour en jour plus isolée. Il n’obtient pas même faveur auprès du parti démocratique. Il trouble et fatigue le mouvement des affaires. Ses dernières frasques ont alarmé le commerce et fait baisser le prix de l’or.

La Turquie vient d’envoyer à la république américaine un représentant qui a obtenu un succès de fou rire. Ce ministre, M. Blacque, dans le discours de présentation qu’il a adressé au président, n’a pas craint de fonder ses espérances pour la bonne harmonie des relations entre l’empire ottoman et les États-Unis sur la similitude des institutions sociales et politiques des deux pays. Qu’on nie les progrès du césarisme : voilà le sultan transformé par un de ses ambassadeurs en chef d’une démocratie où règne l’égalité sociale la plus parfaite ! L’auteur de cette facétie n’est point un Turc ; c’est le fils d’un Français, M. Blacque, plein de talent et d’énergie, qui sous la restauration combattait en Orient les envahissemens russes et défendait les premières tentatives de réforme du sultan Mahmoud. En cultivant d’ailleurs les États-Unis, la Sublime-Porte fait preuve de sagacité politique. Les choses se sont un peu améliorées pour les Turcs depuis quelque temps. Aux craintes sourdes qui régnaient récemment sur les tentatives intérieures et extérieures qui allaient dissoudre la Turquie ont succédé des apparences d’apaisement. La visite de Fuad-Pacha à l’empereur de Russie en Crimée a été remarquée et a été suivie de symptômes de rapprochement entre les deux cours byzantines. Ni les Bulgares ni les Serbes ne prennent les armes. Les troubles de Crète sont terminés, et nous espérons que les ministres turcs, éclairés par les gouvernemens européens, traiteront la population chrétienne de Candie avec une tolérance indulgente. Il faut bien aussi que des conseils de prudence soient donnés à la Grèce. Il serait temps enfin qu’on se tînt pour dit chez nous et partout que quiconque travaille à troubler l’Orient ne saurait être ami de la France.

À la suite des négociations qui ont eu lieu entre les ministres d’Autriche et de Hongrie sur le partage des charges financières de l’ancienne monarchie antérieure au présent dualisme, on a vu plus clair dans l’état des finances de l’Autriche. Ces finances sont loin d’être prospères. Quelle que soit la fierté de ses traditions, un empire ainsi appauvri n’est point capable de se livrer de nouveau aux aventures romanesques et ruineuses de la politique étrangère. On est en présence d’un service de dette publique qui dépasse 300 millions de francs par année, de dépenses militaires qui, si étroitement limitées qu’elles soient, sont supérieures à 200 millions. Le système des impôts tarit la richesse, Le système douanier est bien maladroit et arriéré, puisque dans un pays peuplé et grandement producteur il ne rapporte guère au trésor qu’une quarantaine de millions. Les premiers soins du gouvernement autrichien sont donc dus à ses finances. La gêne et la détresse financières sont la calamité commune de la plupart des gouvernemens actuels de l’Europe. Russie, Autriche, Italie, Espagne, peuvent se donner la main dans cette cour des miracles d’un autre genre où la mendicité des gouvernemens ne laisse aucune trêve au marché des capitaux. Avec des régimes politiques probes et libéraux et une paix forte, claire et placée par la volonté résolue des peuples hors des atteintes des potentats, on finirait par panser ces blessures, et par répandre sur la surface de la grande Europe l’honnête prospérité du travail assuré de sa rémunération légitime et croissante.

Le service de notre département des affaires étrangères vient de faire une perte regrettable par la mort du directeur des consulats, M. Herbet. La mort nous rappelle sans cesse, en faisant ces vides, quelle forte race de fonctionnaires la France possède dans ces grands services, et dont la fidélité et le mérite patriotique ne sont point affectés par la bizarrerie de nos révolutions et de nos gouvernemens de hasard. M. Herbet a été un de ces travailleurs persévérans qui enferment leur honnêteté dans une dignité réservée. M. Herbet avait été un collaborateur dévoué de M. Guizot, et ce glorieux vétéran a dignement récompensé par un témoignage public d’une haute éloquence l’ami modeste sur lequel il s’était souvent appuyé dans sa laborieuse carrière. Dans une administration d’élite comme est celle des affaires extérieures de la France, il faut conserver comme une exhortation au devoir et un modèle le souvenir des hommes qui ont, comme M. Herbet, honoré leurs fonctions par la dignité de leur vie. e. forcade.




AU DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.
Stuttgart, 12 juillet 1867.
Monsieur,

On vient d’appeler mon attention sur une lettre de son altesse impériale le prince Napoléon, en date du 27 juin dernier et insérée dans la livraison du 1er juillet de la Revue des Deux Mondes. Le principal but de cette lettre est d’éclairer l’histoire du mariage conclu dans l’année 1803 en Amérique par M. Jérôme Bonaparte, alors mineur, et de prouver la nullité de cette union, nullité résultant du défaut de consentement maternel ; mais la discussion de ce point historique a en même temps fourni au prince Napoléon l’occasion de parler en termes on ne peut plus blessans pour l’auteur et pour l’éditeur d’un livre qui a paru en 1858 sous le titre de Mémoires du comte Miot de Melito, et qui, selon lui, a été publié sous une inspiration notoirement hostile. Voici, monsieur, ce que j’ai à répondre aux attaques trop peu mesurées que le prince Napoléon a dirigées contre feu mon beau-père et contre moi.

En 1827, le comte Miot vint s’établir à Stuttgart auprès de sa fille et de son gendre. Désirant, avant de commencer la traduction de Diodore de Sicile, qu’il se proposait d’entreprendre, occuper ses loisirs par un travail moins sérieux, il résolut de mettre en ordre et de compléter à l’aide de ses propres souvenirs le journal dans lequel il avait l’habitude, depuis nombre d’années, de noter le soir ce que dans la journée il avait observé ou appris de mémorable. Ce travail, dans lequel j’assistai mon beau-père, prit plus de deux ans, et forme quatre gros volumes de Mémoires, mis au net par moi et corrigés ça et là de la main de M. Miot. Les principaux faits contenus dans ces quatre volumes manuscrits, notamment les récits des entretiens confidentiels avec le prince Joseph, qui ont particulièrement déplu à son altesse impériale le prince Napoléon, sont tirés littéralement du journal du comte Miot. Naturellement je ne prétends pas en certifier l’exactitude ; mais ce que je puis garantir, c’est que le comte Miot, dont la loyauté, la bienveillance et le désintéressement seront sans nul doute attestés par tous ceux qui l’ont connu, était incapable d’altérer sciemment, en quoi que ce soit, la vérité. Il est donc évident que, s’il y a dans ces récits des inexactitudes ou des exagérations, il faut s’en prendre non au comte Miot, mais aux personnes qui lui ont livré les particularités dont l’authenticité serait contestée.

Le prince Napoléon dit que dans la dernière partie de sa carrière le comte Miot avait rompu les liens politiques qui l’avaient attaché à la famille impériale : cela n’est pas exact, et, comme preuve du contraire, je citerai le récit de la scène à Blois du 7 avril 1814 (vol. III des Mémoires, page 362), le dévouement infatigable avec lequel M. Miot a servi l’empereur même pendant les cent jours, et enfin son voyage en Amérique, entrepris à un âge assez avancé sur les pressantes invitations du comte de Survilliers, avec qui il est resté en correspondance intime jusqu’à sa mort.

En 1831, le comte Miot retourna en France emportant avec lui le manuscrit de ses Mémoires, et en 1838, nommé moi-même ministre plénipotentiaire de Wurtemberg à Paris, je vins l’y rejoindre avec ma famille. M. Miot mourut en janvier 1841, et, la révolution de 1848 ayant mis fin à ma mission auprès du gouvernement français, je retournai à Stuttgart. A Paris déjà, quelques personnes à qui j’avais communiqué des fragmens des Mémoires du comte Miot et qui les trouvaient aussi intéressans que précieux pour l’histoire de l’époque mémorable qu’ils embrassent m’avaient encouragé à les livrer à la publicité. Je me déterminai donc à en faire une édition lorsque la tourmente des années 1848 et 1849 eut commencé à se calmer. J’en ai retranché tout ce qui pouvait ne pas offrir un intérêt historique, mais dans les trois volumes de cet ouvrage il n’y a pas un mot de mon crû. Les Mémoires du comte Miot devaient paraître en 1856, ils n’ont paru qu’en 1858 par suite de circonstances indépendantes de ma volonté. J’ai cru devoir entrer dans ces détails pour expliquer pourquoi le livre n’a vu le jour que dix-sept ans après la mort de l’auteur.

Par les insinuations très peu bienveillantes pour moi contenues dans la lettre du prince Napoléon et par le dédain avec lequel il se plaît à y parler de ma personne, je vois avec regret que je ne puis me vanter de jouir de ses bonnes grâces. Son altesse impériale me reproche d’avoir combattu contre les Français, et il est vrai que dans les campagnes de 1814 et 1815 j’ai fait partie, avec les troupes wurtembergeoises, des armées alliées qui ont pénétré en France ; mais il est vrai aussi que dans les guerres précédentes j’ai combattu à côté des Français, mon souverain étant alors l’allié de l’empereur Napoléon. C’est la destinée du soldat, le prince le sait sans doute, de se battre contre celui qu’on lui désigne comme ennemi.

Le prince Napoléon prétend que j’aime peu la France ; cette affirmation est toute gratuite. J’ai passé seize des meilleures années de ma vie à Paris, j’y ai trouvé un accueil bienveillant et plus d’un ami. Ma femme était Française, le fils que j’eus le malheur de perdre a fait en France ses études comme ingénieur, il y a été employé comme tel et a épousé une Française, le mari de la fille qui me reste et mes petits-fils sont Français. Les liens qui m’attachent à la France sont donc nombreux, et j’ai bien des motifs de souhaiter toute sorte de prospérités à ses habitans.

Le prince Napoléon est dans l’erreur lorsqu’il dit que le prince Pierre Bonaparte a obtenu de moi une rectification concernant son père, le prince Lucien. Comme simple éditeur, je ne pouvais rien rectifier dans un ouvrage dont je ne suis pas l’auteur ; mais je me suis engagé, si jamais il y avait lieu de publier une seconde édition des Mémoires du comte Miot, à y supprimer les passages qui étaient de nature à blesser le sentiment filial du prince Pierre.

Quant à la supposition du prince Napoléon, qui avance que je me suis inspiré des ennemis de l’empire, je ne puis que répéter ce que j’ai déclaré dans une autre occasion : mes opinions sont parfaitement indépendantes, elles ne sont inspirées par personne ni par aucun parti, et ne reposent que sur mes sentimens et mes convictions individuels. Après tout ce qui précède, je crois pouvoir à mon tour laisser à chacun le soin d’apprécier la valeur des doutes que son altesse impériale le prince Napoléon a cherché à jeter sur l’authenticité et la véracité des Mémoires du comte Miot de Melito.

Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

Général de FLEISCHMANN.



ESSAIS ET NOTICES.

POÉSIES NOUVELLES.


Ont-ils donc raison ceux qui disent que la poésie est morte ? Et ce cri de détresse n’éveillera-t-il pas quelques accents nouveaux ? Ne fera-t-il pas naître quelque poète inconnu ? Hélas ! c’est un présage qu’il serait doux de donner à ceux qui attendent cette renaissance, mais qu’il serait difficile de tirer de la lecture des volumes de vers que chaque saison fait éclore. Où trouver une physionomie vraiment originale ? Quelle inspiration neuve et puissante saurait-on signaler ? Comment distinguerait-on les uns des autres ces jeunes poètes, s’ils ne portaient chacun l’empreinte et comme le costume d’une école ?

Élevé à celle de Musset, M. Léon Valéry imite les défauts du maître avec une grande perfection. Il a rimé en octaves la vieille histoire de Pygmalion et de Galathée, et a intitulé son œuvre Nuda. Il aurait pu l’appeler aussi bien Namouna ou Mardoche. C’est bien en effet le décousu de l’aimable poète, son inégalité de style, son affectation de scepticisme, sa raillerie froide et son tour paradoxal ; mais ce n’est pas sa grâce et son génie. L’auteur paraît fort indisposé contre quelques-uns de nos plus éminens critiques : il leur reproche de n’avoir pas parlé de ses vers et les appelle avec dédain marchands de fausse gloire. Patience, jeune poète, commencez par jeter vos lisières, essayez de marcher seul, ayez (Jes qualités et des défauts qui soient à vous ; soyez original en un mot, et les critiques verront ce qu’ils pourront faire pour votre poésie.

M. F. Barré a intitulé son recueil Rimes d’escolier. pourquoi escolier ? Vous pensez à Villon, aux franches repues et aux cyniques joyeusetés du Testament ; vous ouvrez le livre, et vous y trouvez des poésies bien sages, faites par un enfant bien rangé et bonnes à lire, le soir à la veillée, pendant que la petite sœur brode, que le grand-père sommeille et que la bouilloire chante au coin du feu. Il est vrai qu’on y trouve aussi des chansons d’après Béranger et des stances d’après Musset, car M. Barré imite un peu tout le monde ; mais l’élégie sentimentale domine, ainsi que la petite romance pleine d’azur et de papillons bleus. Quand viendront les vacances, la grande sœur sortie du couvent chantera sur le piano les couplets du grand frère :

Si Dieu m’avait fait naître
Hirondelle des toits ;

ou bien encore :

Je vous dirais, si vous vouliez m’entendre,
Mais à quoi bon ? Vous ne m’entendez plus,

et les parens s’attendriront, et le jeune barde rougira, et ce sera une scène touchante.

M. F. Coppée cultive un genre moins innocent. Il a beaucoup souffert, et souffert par la femme ; c’est pourquoi son cœur est meurtri et son front très pâle. Il compare les maux qu’il endure aux tourmens « des Saphos et des Phèdres. » (Ah ! M. Coppée, quels crimes avez-vous donc commis ?) Pour s’étourdir, il a fait la débauche, et il l’a faite en conscience, malgré lui, comme une hideuse besogne, presque comme un devoir. Maintenant c’est fait de lui, le remords le travaille, et le doute, l’affreux doute dévaste sa pauvre âme endolorie. J’engage l’auteur à se rassurer. Son cas est grave, je l’avoue, mais non désespéré. Tout n’est pas perdu, il y a encore du remède. L’esprit est gâté, il est vrai, par des lectures mal faites ; mais le cœur est resté bon. J’ai trouvé dans le Reliquaire une jolie pièce, Sous les branches, qui m’a rempli d’une douce confiance. Il y a dans ce coin de paysage des teintes de mélancolie vraie. Évidemment M. Coppée est moins malade qu’il ne le pense, et de beaux jours luiront encore pour lui. Qu’il renonce seulement à l’imitation, qu’il rende à ses maîtres les plumes qu’il leur a dérobées, à Musset son doute et son désespoir, à d’autres leur réalisme cru, leur alexandrin heurté et la richesse extravagante de leurs rimes ; qu’il devienne lui-même, s’il peut, et il lui restera encore assez de qualités pour faire un livre raisonnable. C’est ce que je lui souhaite ; quant à son Reliquaire, je doute qu’il fasse jamais des miracles.

L’auteur de la Légende rustique, M. Robinot-Bertrand, est aussi un poète triste ; mais, sa mélancolie douce et inoffensive ne va pas jusqu’à l’hypocondrie. Il aime le soleil, les champs, les oiseaux ; il ne doute pas, il ne déteste pas les femmes, Son poème est une élégie encadrée dans une idylle. — Un jeune paysan qui a fait ses classes devient amoureux d’une riche et noble héritière. Pour la mériter, il court chercher à Paris la gloire et la fortune et, pendant qu’il travaille, celle qu’il aime se marie. Accablé par ce dénoûment, qu’il aurait bien dû prévoir, il se jette dans la débauche, le grand remède des poètes qui ont souffert par les femmes, — revient malade au village, y écrit son journal et meurt de désespoir. La fable, comme on voit, est assez puérile, et le héros ne brille pas par le bon sens ; mais on trouve dans le récit des tableaux réussis des quatre saisons et quelques descriptions bien détaillées. La marche d’un convoi de chemin de fer pendant la nuit, par exemple, est un morceau qui aurait fait envie à Delille. Il y a du Delille en effet dans les poésies de M. Robinot, et parfois comme mi écho lointain de Lamartine.

Voici cependant deux poètes. Avec MM. Paul Gaudin et André Theuriet, l’horizon s’éclaircit, le voyageur respire. Sous le titre un peu prétentieux de Scherzo, le premier a réuni des idylles imitées de l’antique, un petit poème plein de jolis détails, des traductions d’Horace. Ses idylles sont d’un tour heureux ; mais depuis André Chénier le genre a bien vieilli. Et que va-t-il nous traduire Horace ! On ne traduit pas les anciens, on les imite. Voyez La Fontaine, il prend à Ovide la légende de Philémon et Baucis ; mais il ne la traduit pas, il la transforme. Au recueil des poésies anacréontiques il dérobe une petite pièce, un diamant, l’Amour mouillé. Tout le miel de l’abeille attique est dans ce morceau. L’idée de M. Gaudin est d’autant moins naturelle qu’il est tout à fait capable, ce semble, de parler en son nom sans emprunter leurs pensées aux autres. Il possède de plus tout ce qu’il faut pour exprimer sous une forme très poétique ce qu’il voudra penser : il a le sens de l’harmonie et une certaine science du rhythme, deux qualités qui se perdent, et qu’il a gagnées à l’étude des anciens et à la lecture de nos vieux poètes. Que M. Gandin suive donc l’exemple du maître que nous lui avons cité, qu’il sorte des sentiers battus, et il peut, il doit réussir.

Le nom de M. Theuriet n’est pas celui d’un inconnu pour les lecteurs de la Revue, et ce n’est pas sans plaisir que j’ai revu le Chemin des bois. Une pièce entre autres, le Retour au bois, m’a charmé. Il y a là du mouvement, de la passion et je ne sais quel amour sauvage de la nature. Les strophes courent agiles et lancées d’un seul jet, la pièce se retient à la lecture. La Veillée est un petit drame en soixante vers, bien conçu et bien composé ; nulle part peut-être l’auteur n’a mieux révélé ce qu’il est capable de faire un jour. Toute cette poésie est saine, elle a l’embonpoint des filles des champs et la sève généreuse des pousses d’avril. Le lui dirai-je cependant ? il se mêle à mon plaisir une inquiétude. Je crains que M. Theuriet, ne soit de l’école de ceux qui confondent la poésie et la peinture au point d’écrire avec un pinceau. Il me semble qu’il sacrifie trop au détail, à la nuance, au plaisir d’étaler ses couleurs. Comme ce défaut est celui de notre temps, ce serait être original que de n’y pas tomber. Je trouve dans ses plus jolies pièces tel vers, telle strophe qui doivent faire la joie des coloristes, et que je supprimerais impitoyablement. Prenons un exemple :

La lampe au lumignon tremblant
Faiblement éclaire une joue,
Un coin d’oreille et le cou blanc
Où le lourd chignon se dénoue.


Voilà en quatre vers un délicieux tableau de genre, et il est impossible de mieux voir. Eh bien ! ce portrait d’une touche fine et exquise me gâte la Veillée. À ces lignes délicates, je reconnais l’artiste, non le poète, j’admire le peintre et j’oublie le sujet. Quoi ! vous me racontez une touchante histoire d’amour, vous voulez m’émouvoir, et vous vous arrêtez à cette description minutieuse avec une complaisance qui me prouve que vous n’êtes pas ému !

Cette manie de tout décrire qui s’est emparée des écrivains de notre temps a gâté les meilleurs et gâtera M. Theuriet, s’il n’y prend garde. Je lui reprochais tout à l’heure une tache légère dans une œuvre charmante ; il y a dans son recueil d’autres pièces où la tache s’étend et envahit tout. Ainsi l’Alouette, les Chercheuses de muguet, sont des descriptions riches de détail, pauvres de sentiment. Rivarol aurait désiré voir un loup, rien qu’un petit loup dans les bergeries de Florian ; dans les paysages de M. Theuriet, je voudrais voir l’homme plus souvent. La nature en effet sans l’homme est matière inerte et inanimée. Lui seul la vivifie en lui donnant son âme. Les plus belles choses ne sont belles à nos yeux que par les rapports mystérieux qu’elles ont avec nos pensées et nos sensations. Nous aimons les merveilles de la terre en égoïstes. Ainsi, quand les poètes et les amoureux s’arrêtent émus à la voix du rossignol, c’est que ses notes sont le rhythme de leurs pensées et l’accompagnement de leurs rêveries. Un rustre qui aurait sommeil ne ferait pas de différence entre la voix du divin chantre et le coassement de la grenouille. Ah ! que les anciens, nos maîtres en tout, connaissaient bien le rapport intime qui existe entre les hommes et les choses, eux qui faisaient bouillonner les sources aux ébats des naïades et palpiter les nymphes sous l’écorce des aulnes ! Ces réflexions me sont inspirées surtout par la lecture du Charbonnier, une des jolies pages du recueil de M. Theuriet. Ce tableau est d’une exécution finie : on y voit la hutte du sombre travailleur, son pauvre ménage, les lits de mousse de ses enfans ; on assiste à tous les détails de la fabrication du charbon ; la description est d’un homme qui a vu, qui a bien observé, qui n’a rien voulu omettre : elle est complète, elle est exacte, et cependant elle est froide. Pourquoi ? Parce que le sentiment est noyé dans le détail. M. Michelet, dans l’Oiseau, traite un sujet semblable avec moins d’art apparent, mais avec, plus de science réelle. Le pauvre bûcheron est assiégé par l’hiver, autour de sa cabane isolée le vent hurle, la neige s’amoncelle, les arbres gémissent ; mais voilà qu’au milieu de la tourmente un bruit léger se fait entendre à sa fenêtre. C’est un ami qui vient le visiter, un ami exilé comme lui au fond des bois, c’est le rouge-gorge, son compagnon de misère, qui vient lui apporter des nouvelles du printemps désiré : patience, frère, patience, la saison approche ! Quand vous accumuleriez les détails, toutes vos descriptions m’en diraient moins sur la vie du pauvre coupeur de bois que ce simple rapprochement de deux existences unies par la communauté de la souffrance et de1 l’espoir. Cette esquisse, tracée en deux coups de crayon, est d’un poète ; le tableau de M. Theuriet est d’un excellent peintre de nature morte.

Le poème de Sylvine, d’une inspiration toute moderne, est la glorification du travail. Un gentilhomme de vieille race, Lazare Engilbert de Paulmy, aime la fille d’un tisserand et se fait bûcheron pour l’épouser. La description étale bien encore un peu trop sa broderie sur la trame de l’action, il y a bien encore un peu trop de lianes dans les sentiers, de pousses folles dans les haies. Si j’étais Lazare le bûcheron, je donnerais quelques bons coups de hache à travers toute cette végétation, je ferais un large abatis de détails luxurians et d’épithètes parasites : l’air n’en circulerait que mieux dans le récit ; mais ce que je n’aurais pas le courage de retrancher, c’est un hymne aux bois, plein d’un vrai souffle lyrique, qui commence par ce vers :

La forêt qui revêt les monts de sa ceinture.

Maintenant, pour résumer nos conseils sous une forme définitive, nous dirons à tous ces jeunes poètes dont nous avons cité les noms ou analysé les œuvres : Faites des vers, modelez la strophe, sculptez l’alexandrin ; cet exercice est excellent, il vous enseignera les secrets de la langue, les tours variés, les riches expressions. Qui sait s’il ne vous apprendra pas à écrire en prose ? Mais rappelez-vous que, pour chanter, il faut avoir Vécu, c’est-à-dire aimé, lutté, souffert, connu les hommes et les choses. La poésie n’est forte que quand elle est trempée aux larmes venues du cœur. Vous prenez pour de l’inspiration les premières bouffées de sentiment qui vous montent au cerveau ; cette tiédeur inconnue vous exalte, cette fermentation de la puberté naissante Vous enivre ? vous modulez vos vagues impressions sur le rhythme savant des maîtres : vous croyez être des voix, vous n’êtes que des échos.


D. ORDINAIRE.


Les Cahiers de 1789 dans la Sénéchaussée de Castres en Languedoc, par M. le marquis de Lajonquière, 1 vol. in-8o ; Michel Lévy, 1867.

Ce qui a fait la vraie force, la vraie et irrésistible puissance de la révolution française, c’est qu’elle est sortie réellement des entrailles du pays. Des idées abstraites sont venues s’y mêler ; des fureurs patriotiques excitées par l’es menaces extérieures en ont fait le torrent de feu qui s’est déchaîné sur l’Europe. Dans le principe ce n’était ni une utopie sortie de la tête des philosophes, ni une explosion de passions guerrières ; c’était tout simplement une grande pensée de réforme intérieure née tout à la fois de la décadence des vieilles institutions, du travail des esprits agités de besoins nouveaux, du mouvement des intérêts cherchant des garanties nouvelles. De là le double aspect sous lequel apparaît la révolution française. D’un côté c’est une succession de scènes dramatiques et sanglantes ; de l’autre c’est une œuvre toute pratique mise à nu dans les états-généraux de 1789, préparés eux-mêmes par une des plus vastes enquêtes qui aient jamais été faites dans un pays. Les quarante mille communautés de France se réunissant en assemblées primaires pour exprimer leurs plaintes et leurs doléances, six millions de Français appelés à manifester leurs opinions et leurs vœux, les trois ordres convoqués solennellement pour recueillir tous ces vœux et ces plaintes émanant à la fois de toutes les provinces, c’est là le prologue de la révolution. Déjà bien des publications partielles se sont appliquées à ramener l’attention sur ces origines. M. de Lajonquière à son tour publie aujourd’hui les cahiers de la sénéchaussée de Castres, en Languedoc, en les faisant précéder d’une étude bien pensée et simplement écrite. Ce qui double l’intérêt de la publication de M. de Lajonquière, c’est qu’aux cahiers des trois ordres il ajoute ceux des assemblées primaires elles-mêmes. Petit-fils du secrétaire d’un des ordres de la sénéchaussée de Castres en 1789, il met un zèle pieux à exhumer ces vieux titres de sa contrée natale.

Rien n’est plus curieux et plus instructif que ces publications qui remettent en présence de la situation réelle du pays à la veille de ce mouvement de 1789 que tout préparait, vers lequel on marchait sans savoir au juste où l’on allait. Ces cahiers en effet ont une double valeur ; par tous les détails qu’ils donnent, ils sont le tableau économique de la France, et en même temps ils témoignent du courant des idées, du mouvement ascendant des esprits. La révolution française est là tout entière dans ce qu’elle a de légitime et d’essentiel. Là, dans ces archives, est l’âme d’une génération promise à des luttes qu’elle n’entrevoyait même pas. Les luttes sont passées, les scènes sanglantes ne sont plus que de l’histoire ; ce que demandaient les cahiers de 1789 s’est accompli, a survécu et reste la plus pure essence de la révolution française. On ne peut approcher qu’avec respect de ces poudreuses archives que Chateaubriand appelait « un monument de la raison publique, » et où reposent les vrais titres de la société moderne. M. de Lajonquière ajoute une page à cette histoire des origines de la révolution qui se fait ou se refait tous les jours et qui ne sera complète que lorsque tous les cahiers de 1789 seront réunis et publiés, formant l’impérissable livre de la France nouvelle.


CH. DE MAZADE.


L. BULOZ.