Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1865

Chronique n° 803
30 septembre 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 septembre 1865.

Les dernières nouvelles des États-Unis sont une véritable consolation donnée à l’humanité. Nous disions, au moment même où la guerre civile allait se terminer, que le gouvernement de l’Union étonnerait le monde par la générosité de sa clémence envers les vaincus ; nous avons eu le bonheur de ne point nous tromper. Le président Johnson et ses ministres déploient dans l’œuvre de la reconstruction de l’Union une application d’esprit et de cœur, un dévouement, une intelligence, une droiture, qui réjouissent tout ce qu’il y a d’hommes de bonne volonté dans le monde. On n’est point accoutumé de notre côté de l’Atlantique à rencontrer dans les gouvernemens une probité semblable, des dispositions si humaines et une si véritable grandeur d’âme. Nous le répétons, c’est un spectacle consolant, et il y a plaisir à détourner un instant ses regards des mesquines et vilaines tracasseries qui forment la politique de nos cours et cabinets d’Europe, pour les porter sur ces dignes citoyens d’une république qui, après avoir conduit triomphalement leur pays à travers la plus terrible des guerres civiles, sont maintenant occupés a conjurer les conséquences de la plus terrible des crises sociales.

L’heure de la justice est enfin arrivée pour le gouvernement républicain de l’Union américaine. Tous ses ennemis, intérieurs et extérieurs, sont obligés de lui rendre hommage. Le mâle et honnête discours du président Jonhson aux délégués des anciens états sécessionistes a excité une sympathie et une admiration universelles. C’est une bonne fortune qu’au moment où le président républicain ouvrait ainsi son âme à ses concitoyens, il se soit trouvé auprès de lui un témoin capable de nous raconter et de nous expliquer cette scène émouvante. C’était, paraît-il, le jour de toutes les réparations. Un correspondant du Times était reçu par M. Jonhson et par M. Seward au moment où les représentons des anciens rebelles allaient porter à ces deux chefs de l’Union leurs respects et leurs doléances. La coïncidence était remarquable. Quel journal a été, pendant la durée de la guerre civile, plus injuste, plus cruel envers le gouvernement américain que le Times anglais ? Il faut le dire à l’honneur de l’esprit libéral des magistrats démocrates de l’Union américaine et à l’honneur aussi de la presse virilement pratiquée, ni ces magistrats ni le Times lui-même n’ont gardé, en face de la révélation éblouissante des événemens, le mesquin souvenir, l’étroite rancune des polémiques passées. L’envoyé du Times a été reçu avec simplicité et cordialité par le président et le secrétaire d’état : il a été admis à les voir à l’œuvre, il a pu entendre les pensées et les paroles échangées entre eux et les hommes du sud ; il lui a été donné de comprendre ce travail de la reconstruction de l’Union, dont les principaux ressorts nous étaient inconnus à nous autres Européens. On croit sans peine a la fidélité du portrait que l’écrivain anglais trace de M. Johnson. Le président porte un double poids : il a la politique générale à diriger, il a aussi les réclamations, les suppliques personnelles à recevoir. Le travail quotidien du président et de ses conseillers est incroyable ; il n’est pas de manouvrier européen qui ait pareille fatigue physique à subir. M. Jonhson est surmené ; il a l’aspect d’un homme qui n’a de repos ni le jour ni la nuit, dévoré d’anxiété et de soucis. Sa plus grande fatigue vient des audiences. Un président des États-Unis est tout à tous ; tout le monde a le droit de l’aborder. Entre les solliciteurs et lui, il n’y a nulle barrière de factionnaires, d’agens de police, de hallebardiers et d’huissiers. Ce qui accroît la foule des visiteurs, c’est la nécessité où sont les hommes du sud de venir demander personnellement leur pardon. L’expédition seule de ces amnisties individuelles occupe pendant douze heures par jour l’attorney-general de l’Union. Cet encombrement de sollicitations provient de la clause de l’amnistie qui avait excepté du pardon toutes les personnes possédant un revenu égal ou supérieur à 20,000 dollars. Cette clause n’a point été comprise en Europe, on n’en saisissait point l’objet politique ; elle paraissait arbitraire et cruelle.

En réalité cependant, la clause d’exception ne devait produire aucune spoliation, aucun dommage contre les personnes ; elle ne devait servir qu’à assurer l’objet poursuivi par l’Union à travers la guerre civile, l’abolition de l’esclavage. Voici comment. La reconstruction de l’Union doit s’accomplir par la réintégration des états sécessionistes dans leurs droits d’états souverains en tout ce qui concerne leur gouvernement intérieur. L’esclavage a bien été aboli durant la guerre par la fameuse proclamation de M. Lincoln ; mais cette abolition, prononcée par le pouvoir central, aurait pu être attaquée devant les cours de justice locales des états reconstitués comme contraire à la constitution, qui donne aux états seuls le droit de faire les lois qui régissent leur condition intérieure. Si donc l’on eût purement et simplement reconstitué les états sans prendre aucune précaution, on mettait en péril l’objet et le résultat même de la guerre, l’abolition de l’esclavage. On n’a point trouvé de précaution plus efficace que la clause d’exception. Il n’y avait dans le sud qu’une classe qui pût attaquer par les moyens légaux la proclamation du président Lincoln : c’était la classe des grands propriétaires d’esclaves, la classe de ceux qui avaient un revenu égal ou supérieur à 20,000 dollars. On a excepté ces propriétaires de l’amnistie générale, et on leur a imposé la nécessité de demander des amnisties personnelles, afin de les mettre dans l’impuissance de faire jamais revivre la question de l’esclavage. Le pardon n’est accordé en effet qu’à ceux qui signent l’engagement qu’ils adhèrent à la proclamation présidentielle, que jamais ils n’acquerront des esclaves en propriété et n’emploieront de travailleurs esclaves. Ceux qui violeraient cet engagement détruiraient pour eux le bénéfice de l’amnistie et retomberaient sous le coup des peines prononcées contre le crime de haute trahison. On le voit, l’exception qui frappe les grands propriétaires disparaît en pratique devant la renonciation expresse de ces propriétaires au monopole de l’esclavage. Il n’y a là qu’une sévérité apparente : en fait, chaque propriétaire signe l’engagement qui lui est demandé et se trouve amnistié. C’était bien le moins que le président Johnson, M. Seward et la cause unioniste missent à l’abri de toute contestation et de toute réaction future ce grand intérêt moral de l’émancipation des esclaves, qui a été la cause de la guerre, et en faveur duquel la fortune des armes, juste cette fois, s’est prononcée avec tant d’éclat.

Les pardons s’accordent donc très facilement au prix d’un grand surcroit de travail pour le président et ses ministres, et de quelques retards dans l’organisation nouvelle des états du sud. C’est devant une nombreuse députation de délégués appartenant aux états du sud et soumis à la clause d’exception que M. Johnson a prononcé sa dernière harangue. La députation avait été d’abord reçue par M. Seward. Elle était composée d’hommes considérables dans leurs états, dont plusieurs avaient appartenu au vieux parti whig américain, parmi lesquels le secrétaire d’état retrouvait de vieux amis politiques. Il y eut entre le ministre et les délégués un échange de paroles simples et de plaisanteries un peu dures, à l’américaine. « Nous venons vous présenter nos respects, » dit le chef de la députation à M. Seward. « Fort bien, répliqua le ministre, vous conviendrez qu’il en était bien temps. » Les délégués se mirent à rire et à dire que c’était vrai. M. Seward reprit : « Quand j’ai appris à mon fils que j’allais recevoir une députation de rebelles, il m’a dit qu’à moins qu’ils ne fussent animés de tout autres sentimens que ce dernier rebelle que nous avons vu, il aimait tout autant n’être pas de l’entrevue. » Le dernier rebelle en question était l’assassin dont l’œuvre est inscrite en terribles cicatrices sur le visage du secrétaire d’état. « Nos pensées sont conformes à nos paroles, répondit un délégué de Géorgie ; nous ne voulons plus être désormais que de bons et loyaux unionistes. » Cette protestation fut répétée avec emphase par tous les assistans. Quelques-uns firent allusion à la clause exceptionnelle des 20,000 dollars. « Vous savez aussi bien que moi, répondit M. Seward, que ce sont les hommes à 20,000 dollars qui ont provoqué la rébellion et soutenu la guerre. Le gouvernement est-il trop exigeant lorsqu’il leur demande aujourd’hui quelques garanties de loyauté ? Si vous voulez que cette clause soit pour vous inoffensive, au nom de Dieu, messieurs, rentrez chez vous et organisez vos états ! Abrogez votre acte de sécession, rendez une ordonnance abolissant l’esclavage, comme le Mississipi vient de le faire, et il n’y aura personne alors dans le sud qui soit plus heureux que moi de votre rétablissement dans vos droits de citoyens. » Plusieurs des délégués entourèrent le correspondant du Times comme pour le charger de faire connaître leurs sentimens à l’Europe. « Nous voulons nous remettre au travail, disaient-ils tous, et cette clause est un obstacle. — Il vous est cependant bien facile d’obtenir le pardon. — Oui ; mais tant que le gouvernement ne croira pas à nos protestations de loyauté, il y aura des délais. Nous voulons le convaincre de notre sincérité, et c’est pour cela que nous sommes ici ce soir. »

C’est la même députation qui s’est rendue auprès du président et à laquelle M. Johnson a fait entendre de si fortes et de si nobles paroles. Même familiarité dans la réception, mais ici il semble qu’une communication plus intense se soit établie entre ces représentans d’une communauté souffrante qui expie et reconnaît son erreur et ce chef d’état plébéien élevé pour ainsi dire au-dessus de lui-même par le sentiment de la responsabilité républicaine et le devoir patriotique que ses fonctions lui imposent. Voilà bien, comme son prédécesseur, un honnête homme, qui ne subtilise point avec ses obligations morales, qui serre de près le devoir étroit et simple. Il s’est opposé au démembrement de sa patrie, et il peut se rendre le témoignage d’avoir travaillé pour la bonne cause, qui a été la cause triomphante ; mais aujourd’hui que la cause de l’Union est gagnée, c’est lui qui est chargé de restaurer cette Union, de la faire revivre. L’œuvre de la lutte et du champ de bataille est terminée ; à lui la tâche de la réorganisation ! Dans cette œuvre, il ne veut rien livrer à l’hypothèse, à la chimère, à l’entraînement. Il ne veut pas que les États-Unis aillent d’un extrême à l’autre, que, par réaction contre un système fédéral qui a failli briser l’unité nationale, ils se jettent dans un système de centralisation où se perdrait la liberté. Il s’en tient à la constitution, et, chose remarquable, cette invocation de la constitution pure et simple est la meilleure garantie de la réconciliation des deux fractions de la nation récemment divisées. En face de la constitution, il n’y a plus de parti victorieux ni de parti vaincu, il n’y a que des états égaux devant la loi commune et des concitoyens qui se relèvent dans leur propre estime par le respect mutuel de leurs droits. Les inspirations de la raison se rencontrent ici avec celles du sentiment : M. Johnson, répondant aux plus intimes inquiétudes des délégués du sud, a pu leur déclarer avec une noble confiance qu’il croyait à leur sincérité, et il a pu, en leur montrant la place que la constitution leur assure, relever leurs espérances. Ce scrupule dans l’accomplissement du devoir, cet appel cordial et généreux adressé à des ennemis de la veille, ces nobles ménagemens pour la dignité d’adversaires vaincus après une lutte si violente, cet effort virilement tenté pour effacer les mauvais souvenirs et réparer les maux passés, sont un exemple de vertu gouvernementale que le monde n’avait point encore contemplé. Celui qui le donne n’est certes point un dynaste de la vieille mode, un de ces personnages que notre sénile Europe, héritière des formules serviles du bas-empire romain, décore du titre de majesté ! C’est un ancien ouvrier, qui savait à peine écrire à vingt ans, dont le vote populaire et un tragique accident ont fait à l’improviste un chef d’état. La vie et la mort de Lincoln et la conduite présente de M. Johnson font grand honneur aux institutions démocratiques et a la forme républicaine. Nous pouvons nous plaindre et nous moquer, nous autres vieux civilisés, des manières grossières et ridicules des Yankees ; mais ils nous montrent des vertus politiques devant lesquelles il n’est personne qui ne soit contraint de s’incliner. Par malheur, l’expérience nous a trop bien appris que dans notre vieille Europe si délicate, et dont toutes les aristocraties, après tout, ne sont recrutées que de parvenus, les belles manières s’acquièrent plus facilement que les vertus politiques.

A mesure que se dessine la politique intérieure de M. Johnson, on comprend mieux que sa politique extérieure ne sera point faite pour donner des inquiétudes à la France et à l’Angleterre. M. Johnson et M. Seward font très raisonnablement passer la politique intérieure avant la politique extérieure, la reconstitution pacifique de l’Union avant les griefs plus ou moins légitimes que leur ont donnés certains gouvernemens étrangers. On peut donc tenir pour certain que le gouvernement américain, livré tout entier à la tâche qu’il s’est assignée, ne troublera point de longtemps notre entreprise mexicaine. Nous faisons des vœux pour que le délai providentiel qui nous est ainsi donné soit mis à profit par notre gouvernement. Il faut espérer que nous aurons tout le temps nécessaire pour retirer nos troupes du Mexique avant que les États-Unis aient la volonté et le pouvoir de mettre en vigueur la doctrine de Monroë, laquelle restera, — qu’on n’ait point d’illusion à cet égard, — un principe essentiel de leur politique étrangère. De même, malgré les clameurs familières à la presse américaine, le gouvernement de l’Union vivra en bonne intelligence avec l’Angleterre tant que sa diplomatie sera dirigée par M. Seward. L’hostilité querelleuse que les Yankees nourrissent contre l’Angleterre ne se trahira que par des incidens secondaires où la responsabilité et l’honneur des gouvernemens des deux pays ne seront point engagés. Le fenianisme est un incident de ce genre. Il a plu au gouvernement anglais de mettre un terme à l’agitation irlandaise qu’entretenait l’association des fenians ; il a peut-être bien fait, mais il est probable qu’il eût pu s’abstenir sans danger de toute répression. Le trait le plus nouveau et le plus curieux de cette agitation irlandaise, c’est qu’elle a aux États-Unis les principaux élémens de son organisation. La pensée des nouveaux Phéniciens qui préparaient à l’Irlande une renaissance fantastique était de former aux États-Unis les cadres et les ressources d’une armée d’insurrection qui, traversant l’Atlantique, serait venue rendre l’indépendance à la verte Érin. L’immigration irlandaise est si nombreuse aux États-Unis qu’il est naturel que les conspirateurs aient considéré ce pays comme leur base d’opérations. Là ils avaient toute liberté de se réunir, de se concerter, de recueillir des souscriptions réelles et des enrôlemens Imaginaires. Les procédés de la liberté américaine grossissent tout. Le bruit que le fenianisme faisait aux États-Unis depuis quelques mois était sans doute plus grand que le travail réel des conspirateurs. Les immigrans irlandais ne sont pas faits d’ailleurs pour gagner à leur pays d’origine les sympathies américaines. Beaucoup d’Irlandais ont servi sans doute dans les armées des États-Unis, quelques-uns, hommes distingués qui ont été obligés de quitter l’Irlande après les événemens de 1848, ont obtenu des grades élevés dans l’armée ; mais la population irlandaise des villes, animée d’une sorte de haine contre la race noire, a montré pendant la guerre des sympathies sudistes, a pris part aux tristes émeutes de New-York, et a fait tout ce qu’il fallait pour rendre la cause de l’Irlande peu intéressante aux yeux de la masse du peuple américain. La nouvelle association était en outre réprouvée par le clergé catholique, et malgré le bruit dont elle essayait de s’entourer elle ne pouvait montrer dans ses rangs aucun homme de mérite ou de marque. Nous croyons donc que le fenianisme, même dans son foyer américain, était dépourvu de tout élément de force qui pût inquiéter l’Angleterre. En Irlande, les fenians qui correspondaient avec l’association américaine n’étaient pas plus redoutables. Ils se recrutaient dans les classes infimes de la population, étaient également brouillés avec le clergé catholique, et n’avaient pas de chefs connus. Ce qu’il y a eu de plus remarquable en eux, c’est leur hardiesse ou plutôt leur imprévoyance et leur présomption. Leur but avoué était la guerre civile ; ils essayaient de se donner une organisation militaire, et dans un pays qu’ils dépeignent comme dépouillé des plus justes libertés ils ont pu pendant plusieurs mois, sans avoir rien à démêler avec la police et la force armée, se réunir par petites escouades et faire l’exercice quelquefois dans l’intérieur des villes, à deux cents pas de distance d’un poste militaire. Cette conspiration étrange et si peu dissimulée, qui ne gagnait aucun adhérent dans les classes éclairées de la population irlandaise, ressemble à un gigantesque enfantillage. Le procès que vont subir les fenians arrêtés en Irlande montrera, nous n’en doutons point, l’absurdité et la faiblesse du complot. Tout cela n’aurait pu aboutir qu’à une triste échauffourée. En brisant le fenianisme, le gouvernement anglais a mis fin à une mystification plutôt qu’il n’a combattu un sérieux danger. Il faut bien le dire, les griefs de l’Irlande contre l’Angleterre, qui n’ont été que trop réels et trop justes autrefois, ne subsistent plus aujourd’hui. L’Irlande possède toutes les libertés dont jouit l’Angleterre ; ses intérêts inspirent aux hommes d’état consciencieux de notre époque la même sollicitude que ceux des autres parties du royaume-uni. L’Irlande n’a plus guère à se plaindre que des privilèges que possède chez elle l’église établie, qui n’est que le culte d’une minorité ; mais un tel grief ne justifie ni une insurrection ni une révolution, et l’on doit espérer d’en obtenir le redressement par le progrès que les institutions libérales font nécessairement accomplir aux idées de justice. De ses maux anciens, l’Irlande n’a plus guère conservé que le souvenir ; l’affaire des fenians nous prouve que le souvenir et le ressentiment des injustices passées sont difficiles à extirper du sein des populations ignorantes. Les Anglais doivent donc se garder de se montrer trop sévères envers les Irlandais que les vieilles passions nationales égarent, car c’est la cruelle politique de leurs pères qui a semé ces haines séculaires dont nous voyons encore les dernières et tristes manifestations.

En France, tout repose, et si ce n’étaient les ravages commis par le choléra dans quelques villes importantes du midi, nous jouirions d’une fin de vacances singulièrement calme. Nous ne savons pourquoi l’on a troublé récemment une situation si tranquille par des bruits de rénovation politique et de remaniemens ministériels. Il ne s’agissait de rien de moins que le couronnement de l’édifice, et l’on indiquait la date d’un nouveau 24 novembre. Il y a sur ce point dans l’opinion une veine de crédulité qui se réveille volontiers sur le premier prétexte venu : l’opinion a des accès non d’impatience, mais d’espérance. On a mis bon ordre à celui-ci. Le journal officiel a démenti les bruits de crise ministérielle, et à la place du couronnement de l’édifice nous avons eu la circulaire du ministre de l’intérieur qui Invite les préfets à ne point épargner les communiqués à la presse départementale. Il n’y aura donc rien de changé, soit ; mais sérieusement, quand on y songe, il semble que ce ne soit point tout à fait sans motifs que le public ouvre parfois l’oreille à des bruits de changement. Nous approchons de la session, nous avons un nouveau président du corps législatif ; le moment ne serait-il point propice pour examiner si les rapports du gouvernement avec le corps législatif sont établis sur la meilleure base possible ? Or personne ne croit qu’il en soit ainsi : tout le monde trouve qu’il y aurait quelque chose à faire pour rendre plus faciles, plus pratiques, plus conformes à la logique, les rapports du pouvoir avec la chambre dès députés. Les uns disent que l’institution des ministres-orateurs n’est pas viable, qu’il vaudrait mieux que les ministres à portefeuille vinssent exposer eux-mêmes et défendre devant la chambre les affaires de leurs départemens ; la présence des ministres dans les chambres fortifierait les assemblées, à qui elle apporterait des lumières et inspirerait une utile émulation ; elle donnerait aussi au gouvernement une autorité plus directe sur les délibérations des chambres. En consentant à ce progrès, on ne porterait d’ailleurs aucune atteinte à l’esprit de la constitution, car déjà le gouvernement se fait représenter par un ministre, — le ministre d’état, — devant le parlement. N’y a-t-il point quelque chose de contradictoire dans la pratique actuelle ? Les principaux chefs de service vont à la chambre, et les ministres n’y vont pas ! D’autres critiquent le système de discussion de l’adresse. Ils préféreraient les adresses à l’anglaise, présentées et votées dans la même séance. Le système français, disent-ils, a l’inconvénient d’éloigner la discussion de ses objets et de ses conclusions pratiques. Il faut en trois semaines, et sans prendre haleine, discuter toutes les questions l’une après l’autre, sans rien résoudre, pour finir par n’exprimer dans un sens ou dans l’autre qu’une vague effusion. On dépense ainsi inutilement, comme en un exercice académique, un temps précieux ; on déroute et on fatigue les esprits. Mais si l’on changeait de système de discussion pour l’adresse, il serait juste cependant de laisser à la chambre la faculté de faire connaître son opinion au moment opportun sur les questions importantes. On obtiendrait ce résultat en rendant à la chambre le droit d’interpellation. Avec une représentation véritablement complète du gouvernement devant la chambre, d’autres questions s’élèvent : ne faudrait-il point par exemple viser à la constitution de cabinets aussi homogènes que possible ? Le ministère actuel possède-t-il cette qualité ? En allant ainsi d’une chose à l’autre, on voit jaillir les questions qui flottent en quelque sorte devant l’opinion publique et se former les rumeurs plausibles qui annoncent ou un perfectionnement de la constitution ou un mouvement dans le personnel du pouvoir. Vains bruits, visions décevantes pour cette fois ! Nous nous en tenons, en matière de progrès, au minimum de la vitesse. M. de Lavalette, on en conviendra, est parfait pour marquer ainsi le pas avec bonne grâce, en faisant le moins de chemin qu’il se peut. Sa circulaire aux préfets sur les communiqués est le modèle du genre, et nous la trouvons fort habile. La presse restera soumise à la loi draconienne des avertissemens ; mais avertissons le moins possible et répondons aux articles de journaux par ces articles qui doivent à leur provenance officielle le nom élégant de communiqués. A merveille ! et voilà les préfets passés écrivains par grâce d’état ! En attendant que les journalistes deviennent préfets, ce qui arrive en France au moins une fois tous les vingt ans, ils auront la consolation de voir les préfets devenir journalistes.

Quand en France la politique étrangère chôme, l’intérieur fournissant peu, il n’y a pas grand’chose à dire. Sans doute il y a aujourd’hui en travail de très graves questions dans la politique générale de l’Europe ; mais ces questions que les sages surveillent sont loin encore d’être arrivées au degré de maturité qui les impose à l’attention publique. De cette nature sont les récentes complications allemandes. Nous n’avons point, quant à nous, dissimulé l’importance des récens succès et des tendances manifestes de la politique prussienne. La France ne peut point assister à la crise commencée en Allemagne sans avoir une politique préparée. Les esprits politiques en Europe, surtout dans les états moyens, comprennent bien la nécessité que créerait à la France un changement qui s’accomplirait, dans l’équilibre germanique, — et comme ce changement leur paraît inévitable, ils se préoccupent des desseins et des prochains mouvemens de la politique française. Un ancien ministre des affaires étrangères de Belgique, le chef du parti catholique, M. Dechamps, vient de publier sur cette situation un écrit remarquable. C’est du point de vue belge que M. Dechamps juge naturellement les rapports actuels de la France et de l’Allemagne. Il constate avec regret les faits très graves qu’ont révélés les derniers événemens. Les traités ont perdu la garantie solidaire des grandes puissances ; les faibles sont abandonnés sans secours aux entreprises des forts. Les traités ayant perdu leur autorité générale, les états moyens, qui ne devaient la vie qu’à ces traités, qui sont incapables de subsister par leurs propres forces, sont inquiétés et menacés dans leur existence. Leurs destinées ne dépendent plus que des mouvemens des grands états : ils sont à la merci des usurpations des uns, des besoins de compensation des autres. Le dualisme de l’Autriche et de la Prusse peut-il durer en Allemagne ? L’une de ces puissances prendra-t-elle sur l’autre une prépondérance décidée ? Prolongeront-elles leur accord par des concessions réciproques ? Le sort des états secondaires de l’Allemagne est attaché à la solution de ces questions. La Belgique doit s’inquiéter au même titre des variations politiques de la Prusse et de l’Autriche, car des mouvemens de ces puissances dépendent ceux de la France. M. Dechamps comprend bien en effet que la France ne peut point demeurer inerte en présence des déplacemens de puissance qui peuvent s’accomplir en Allemagne, Nous ne sommes point, quant à nous, d’une école qui se plaît à remuer les questions de frontière. Si tout le monde demeurait content en Europe du partage des forces tel qu’il existe actuellement, ce n’est point nous qui exciterions notre pays à le changer. Si l’Allemagne nous paraissait appartenir au peuple allemand gouverné démocratiquement par des institutions représentatives communes, ce n’est point nous qu’effraieraient les progrès de l’Allemagne vers l’unité, car nous sommes convaincus que les nations libres n’ont rien à craindre les unes des autres. Mais si quelqu’un veut changer à son profit les délimitations existantes, si un gouvernement allemand absolutiste, aristocratique et militaire, veut s’approprier la direction des forces germaniques, la France, suivant nous, ne pourrait assister inerte à de tels changement sans compromettre sa sécurité essentielle, sans encourir une déchéance funeste et honteuse. L’agrandissement de certains de ses voisins doit être considéré par la France comme une agression contre elle-même ; elle doit tout faire pour prévenir une agression de cette nature ; elle-doit se protéger contre une telle tentative en prenant les garanties territoriales nécessaires à sa sûreté et à l’accroissement de ses moyens de défense. L’économiste et le politique des temps de liberté et de paix où règne la foi des traités et où les peuples se ménagent et se respectent mutuellement peuvent faire bon marché des questions de frontière ; mais, quand les choses sont remises à l’ascendant de la force, les questions de frontière ou plutôt d’extension de territoire vers celui qui peut devenir l’agresseur deviennent vitales. L’intérêt capital est de mettre alors entre soi et l’ennemi le plus de territoires et de population que l’on peut. Ce sont ces nécessités des siècles de guerre qui ont contraint la France a étendre successivement son territoire ; les mêmes nécessités se produisant nous forceraient à nous agrandir encore sous peine de déchoir.

M. Dechamps se rend parfaitement compte des nécessités qui seraient ainsi créées à la France, et il voit d’avance les dangers que les transformations intérieures de la confédération germanique peuvent faire courir au royaume belge. Nous ne suivrons point l’auteur de la brochure sur la France et l’Allemagne dans les diverses hypothèses que parcourt son imagination, et nous ne nous permettrons point de juger les conseils qu’il donne à ses compatriotes pour les rendre dignes de faire survivre l’autonomie belge à une crise européenne. M. Dechamps sent très bien que le tour que prendront les affaires d’Allemagne va dépendre de l’expérience tentée aujourd’hui par l’empereur François-Joseph du côté de la Hongrie. Toute la question est en effet de savoir si l’Autriche pourra résister en Allemagne. Un envahissemens de la Prusse, ou si elle sera forcée de céder à sa rivale en se réservant une part au butin. Or c’est au succès de l’effort intérieur accompli en ce moment qu’est attachée la puissance que l’Autriche pourra déployer dans les affaires allemandes. Si l’Autriche parvient à se rallier la Hongrie, si elle réussit à asseoir son empire sur la fédération volontaire et confiante des nationalités qu’elle régit, elle pourra reprendre son rôle de protectrice des états moyens de la confédération ; elle pourra imposer pour la question des duchés une solution plus équitable que celle qui ressortirait des prémisses posées provisoirement à Gastein ; elle pourra arrêter la Prusse. Alors la France sera rassurée, et M. De-champs ne tremblera plus pour l’autonomie belge.

Mais par malheur il est devenu bien difficile de compter sur un succès de la politique autrichienne. M. Dechamps en a fait ingénieusement la remarque. « L’Autriche a eu le tort, que la fatalité des choses lui a peut-être imposé, de poursuivre depuis un siècle quatre politiques à la fois pour les perdre toutes successivement : sa politique danubienne, sa politique italienne, sa politique hongroise et sa politique allemande. » La politique danubienne était celle des vieilles guerres contre les Turcs, que continuèrent Marie-Thérèse et Joseph, et qui a été abandonnée depuis ce dernier empereur. Sa politique italienne a conduit l’Autriche aux désastres qu’on a vus il y a six ans. L’empereur François-Joseph a essayé de la politique allemande avec M. de Schmerling, et en 1863, le jour où il convoqua auprès de lui à Francfort tous les princes allemands, il sembla espérer qu’il prendrait lui-même l’initiative et qu’il aurait l’honneur de la réforme du pacte fédéral. On sait comment ces illusions se sont évanouies. La Prusse, qui se tint à l’écart de l’assemblée de Francfort, était alors appuyée. par la Russie, dont la reconnaissance pour les services que M. de Bismark lui avait rendus dans les affaires de Pologne était encore toute fraîche. La France, qui avait cependant cette année-là si peu de motifs d’être agréable à la cour de Berlin, s’effaroucha trop de la manifestation de l’empereur François-Joseph et fortifia la résistance prussienne. La tentative de Francfort échoua donc. La cour de Vienne n’appliqua pas plus heureusement la politique allemande au gouvernement intérieur de ses états. La Hongrie n’admit point la patente du 20 février : elle resta à l’écart des institutions représentatives unitaires créées et soutenues par M. de Schmerling et le parti allemand. L’abstention de la Hongrie durait depuis quatre ans en dépit de l’essai de gouvernement représentatif qui se poursuivait à Vienne. M. de Schmerling n’obtenait rien des Hongrois ; on ne faisait aucun pas vers la réconciliation ; l’isolement passif de la Hongrie paralysait tout. C’est alors et sous le coup de l’impuissance où la politique du parti allemand dans les états autrichiens le plaçait en face des affaires germaniques que l’empereur François-Joseph a eu recours à la politique hongroise, qui est la politique de la fédération des nationalités.

Ce dernier effort est digne d’une meilleure fortune que les essais précédens ; il nous paraît surtout mériter les encouragemens sympathiques de la France, car il est de nature à satisfaire deux nationalités aimées de notre pays, les Polonais et les Hongrois ; mais le gouvernement autrichien joue vraiment de malheur. Même quand il entre dans la bonne voie, ses intentions sont travesties. Le parti allemand, qui a perdu le pouvoir à Vienne, cherche et réussit en partie à faire croire aux libéraux européens que les dernières mesures prises par l’empereur François-Joseph sont un coup d’état absolutiste, et entraînent l’abandon du régime constitutionnel. Cette façon de représenter les derniers actes du gouvernement autrichien nous paraît fausse et injuste. Dans le système adopté par l’empereur François-Joseph, puisqu’il s’agit d’obtenir l’adhésion et la participation de la Hongrie à la politique collective de l’empire, il fallait bien retirer les patentes constitutionnelles auxquelles les partis libéraux et nationaux de Hongrie opposaient une fin de non-recevoir absolue. C’est après les manifestations des diètes que la reconstitution libérale redeviendra possible, et quant à nous, lorsque nous nous rappelons à quel point les institutions représentatives sont inhérentes et chères au génie hongrois, nous nous refusons à associer des idées de réaction absolutiste à un nouveau régime que la Hongrie trouverait acceptable.


E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.

QUELQUES TRAVAUX RECENS SUR L’ANTIQUITÉ.


Le mouvement qui depuis quelques années entraine tant d’esprits sérieux vers les études antiques ne s’arrête pas. Ce n’est pas un de ces goûts passagers qui se lassent vite, un de ces caprices fugitifs qui ne durent qu’une saison. Il a déjà vécu plus qu’une mode et ne paraît pas près de cesser. Ne voyons-nous pas l’attention du public, qui d’ordinaire n’est sensible qu’aux charmes de la nouveauté, se laisser détourner sur des faits qui ont vingt siècles de date et s’étonner d’y prendre quelque intérêt ? Le culte de l’archéologie et de l’épigraphie compte plus de fidèles qu’il n’en a jamais eu. On publie tous les jours des traités nouveaux sur quelques points de l’histoire ancienne, et l’on traduit de tous les côtés les ouvrages de Mommsen, de Grote, de Merivale, qui étaient célèbres depuis dix ou vingt ans à l’étranger, mais que personne ne s’était encore avisé de nous faire connaître.

Parmi ces publications intéressantes, il en est deux sur lesquelles je voudrais appeler spécialement l’attention des lecteurs[1]. Ce sont deux ouvrages récens dont l’antiquité est le sujet, mais qui ne la prennent pas au même moment de son histoire, et surtout qui l’étudient d’une façon très différente. L’un est plus hardiment généralisateur, l’autre aime plus les détails curieux et piquans, le premier tourne davantage du côté de l’érudition, le second est franchement littéraire ; mais tous les deux se ressemblent par la sûreté des connaissances, par la fermeté et la netteté des conclusions, par l’intérêt que les auteurs ont su répandre sur des sujets sérieux, et plus encore par un air de bonne foi et de conviction qui donne tout d’abord à ceux qui les lisent l’envie de penser comme eux.

Dans le livre qu’il a intitulé la Cité antique[2] M. Fustel de Coulanges veut étudier la constitution primitive des anciennes sociétés. Pour être sûr d’arriver à leurs élémens essentiels, il remonte le plus haut qu’il peut dans leur passé, et il essaie d’atteindre à leurs origines. C’est une entreprise difficile lorsque on ne veut pas se contenter d’une hypothèse. Ces temps reculés n’ont pas d’histoire ; ils ne laissent d’eux le plus souvent que des légendes dont le sens échappe, des rites et des usages qui ont survécu aux croyances dont ils étaient l’expression, une langue dont les radicaux conservent confusément le souvenir des premières opinions du peuple qui la forma. C’est avec ces seuls élémens que M. Fustel de Coulanges essaie de reconstruire le passé. Il a employé beaucoup de science pour les réunir et une sagacité remarquable pour les interpréter. Voici en quelques mots à quels résultats il arrive. Selon lui, le principe qui a constitué la famille antique n’est pas l’affection commune des membres qui la composent, ou, comme l’ont pensé des jurisconsultes, l’autorité souveraine du père : c’est une croyance religieuse. Les plus anciens aïeux de la race indo-européenne ne croyaient pas qu’au moment où l’homme expire tout fût fini pour lui. La mort leur semblait un simple changement de vie, et non pas une dissolution de l’être ; mais de quelle nature était cette existence nouvelle ? Croyait-on que l’âme, une fois sortie d’un corps, allait en animer un autre ? Non ; la croyance à la métempsycose ne s’est jamais enracinée dans les esprits des populations gréco-italiennes, et ce n’est pas la plus ancienne solution que les Aryas de l’Orient aient acceptée du problème de la destinée humaine, puisque les Védas la contredisent. Pensait-on que les âmes des morts étaient réunies dans une demeure spéciale, comme le Tartare ou l’Élysée ? Pas davantage ; c’est une croyance assez récente et qui a été clairement exprimée pour la première fois par le poète Phocylide. « On pensait, dit Cicéron, que l’âme, réunie au corps, continuait de vivre avec lui dans le tombeau. » C’est ce que déclarent les plus anciens documens recueillis sur ces époques lointaines ; c’est ce que montrent clairement les vieux rites des funérailles. De là ce soin, commun à tous les peuples antiques, prescrit par la loi, imposé par la religion, de donner aux morts une demeure où se continue tranquillement cette ombre de vie ; de là cette crainte que, sans la sépulture, les âmes ne soient malheureuses et ne deviennent malfaisantes ; de là aussi cette opinion si fortement enracinée chez tous les peuples primitifs que, si les âmes sont encore errantes sous la terre, elles peuvent y conserver quelques-uns des besoins de la vie, comme celui de boire ou de manger. Ces besoins, les descendans sont tenus sévèrement de les satisfaire. À certains jours de l’année, l’Hindou, le Grec, le Romain, apportent sur le tombeau de leurs ancêtres des gâteaux, des fruits, du sel ; ils y versent du fait et du vin. C’est ce qui a fait naître partout le culte des ancêtres, devenus des dieux sous le nom de héros et de démons chez les Grecs, de lares et de pénates chez les Romains, culte symbolisé par la flamme du foyer sacré qui brûle dans chaque maison.

Cette religion domestique est pour M. Fustel de Coulanges le principe de la famille antique. Il montre avec une rigueur de déduction incroyable que tout l’état social ancien en est sorti. Avec elle, il rend raison du pouvoir absolu du père, des cérémonies du mariage chez les Grecs et les Romains, de la situation si inégale du fils et de la fille dans la famille, de la place qu’y tiennent les serviteurs et les esclaves. Si les races aryennes ne sont pas errantes et nomades, si elles ne se contestent pas d’une tente et d’un chariot comme l’Arabe ou le Tatare, c’est qu’elles ne veulent pas quitter la terre au sein de laquelle reposent les aïeux. Où ils sont enterrés, elles se fixent. Leur premier soin est de leur trouver une demeure assurée où ils continuent en paix leur vie posthume, et de s’établir auprès d’eux pour ne pas les laisser manquer des honneurs qu’ils réclament. Autour du foyer sacré, la maison s’élève ; autour de la maison, le champ qui contient les tombeaux des ancêtres ne peut pas changer de possesseur, et c’est ainsi que naissent le sentiment et le droit de la propriété. Si les fils en héritent seuls, c’est qu’à eux seuls est réservé le soin de perpétuer le culte de famille. La règle pour l’héritage, c’est qu’il suit le culte. Les filles en sont exclues parce qu’en se mariant elles renoncent au dieu du père pour suivre celui de l’époux. On voit donc que c’est la religion domestique qui fonda la propriété chez les peuples de race aryenne. La sépulture des aïeux amena l’union étroite, indissoluble de la famille et de la terre. De là vient le caractère qu’avaient la propriété et la demeure dans ces époques primitives. « Pour nous, dit M. Fustel de Coulanges, la maison est seulement un domicile, un abri ; nous la quittons et nous l’oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, ce n’est que par la force des habitudes et des souvenirs, car pour nous la religion n’est pas là. Notre Dieu est le Dieu de l’univers, et nous le retrouvons partout. Il en était autrement chez les anciens. C’était dans l’intérieur de leurs maisons qu’ils trouvaient leur principale divinité, leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait leurs prières et exauçait leurs vœux. Hors de sa demeure, l’homme ne se sentait plus de dieu ; le dieu du voisin était un dieu hostile. L’homme aimait donc alors sa maison comme il aime aujourd’hui son église. »

Je ne puis pas suivre M. Fustel de Coulanges dans toutes ses déductions. Après avoir étudié isolément la famille et son organisation intérieure, il montre comment une réunion de familles a formé la tribu et une réunion de tribus a formé la cité. C’est encore ici la religion qui joue le principal rôle ; elle fonde la tribu et la cité, comme elle a fondé la famille. La tribu vénère un héros dont elle croit descendre, et la cité rend un culte à son fondateur. L’organisation primitive de la famille est leur premier modèle à toutes les deux, et dans la cité comme dans la maison l’autorité politique naît de l’autorité religieuse. M. Fustel de Coulanges aborde ensuite les transformations sociales que le temps amène dans la cité, les droits accordés aux cliens et aux plébéiens, l’autorité enlevée aux rois, les principes nouveaux que la démocratie établit dans les gouvernemens et dans le droit civil, les nouvelles croyances répandues par la philosophie, et il nous conduit ainsi jusqu’à la conquête romaine et au christianisme. J’avoue que cette partie de son ouvrage me plaît moins que la première. Du moment qu’il arrive en pleine époque historique, les faits et les idées abondent ; il est contraint d’être plus court. Il faut qu’il néglige beaucoup d’aperçus, et nous sommes réduits à un résumé. C’est bien peu de deux cents pages pour nous faire parcourir la série des révolutions qui amenèrent l’humanité de la royauté patriarcale de Cécrops et de Numa jusqu’à l’empire administratif de Dioclétien.

L’ouvrage de M. Fustel de Coulanges est un système. Il en a tous les mérites et aussi tous les dangers. On est séduit et entraîné en le lisant par l’enchaînement rigoureux des opinions, et il en résulte un bel ensemble dont l’esprit est charmé. Cependant, lorsqu’on y réfléchit, bien des objections s’élèvent. Je crains que les jurisconsultes ne réclament contre bien des assertions qui me semblent contraires aux principes reçus. Les érudits auront peut-être aussi à faire plus d’une critique de détail à l’auteur sur la façon hardie dont il interprète certains textes. Pour moi, l’objection la plus grave que je lui adresserais, c’est qu’il est tellement plein de son idée qu’il veut tout expliquer par elle. Est-il sage d’admettre, dans des sociétés qui ont duré près de dix siècles, que tout découle d’un principe unique ? Il convient assurément de faire ressortir l’influence de cette religion domestique sur la constitution de la famille et de la cité ; mais n’y avait-il qu’elle ? Faut-il croire, par exemple, que cette autre religion, plus étendue, plus générale, qui se retrouve aussi dans les temps les plus reculés chez tous les peuples de la race aryenne, le culte des forces de la nature divinisée, la religion de Zeus, de Jupiter, de Déméter, d’Apollon, n’a point eu d’action et n’a point laissé de traces dans les opinions et les gouvernemens des sociétés primitives ? Quelque influence qu’on accorde à la religion domestique sur les esprits des peuples anciens, est-il bon de prolonger trop longtemps cette influence, et de vouloir expliquer l’histoire entière d’un grand peuple par les opinions de son berceau ? Quoique Rome se vantât d’être la cité la plus religieuse de l’ancien monde, l’état chez elle me semble s’être sécularisé bien plus vite que ne le croit M. Fustel de Coulanges. Qu’importe que les rites soient respectés, si les croyances ont disparu, et que les augures continuent à interroger les poulets sacrés, s’ils éclatent de rire en se regardant ? J’avoue que je suis moins disposé que l’auteur à chicaner Montesquieu quand il dit qu’à Rome la religion était asservie à l’état. Que dans le principe l’état au contraire ait reçu de la religion sa constitution et ses lois, rien n’est plus certain ; mais n’est-il pas visible aussi que de très bonne heure des gens si avisés, si politiques, ont reconnu les services que la religion peut rendre, et qu’elle est devenue vite pour eux un moyen de gouvernement ? On sait que, pour exclure les plébéiens de la cité, les patriciens alléguaient des considérations religieuses ; croit-on que ce prétexte fût bien sérieux, et que le plus grand nombre d’entre eux ne fût pas poussé dans cette résistance par des motifs plus humains ? La politique ne les préoccupait-elle pas déjà bien plus que la religion ? — Au reste, ces réserves n’affaiblissent pas l’estime que je ressens pour le livre de M. Fustel de Coulanges. Le système qu’il développe est vrai dans son principe, quoiqu’il l’ait peut-être exagéré dans ses conséquences. Il fait comprendre une foule d’usages et de lois qui sans lui resteraient obscurs, et il rend vivantes pour nous les origines des cités antiques. On peut dire qu’il y a aussi un système dans les Moralistes sous l’empire romain de M. Martha[3]. Tous les morceaux qui composent ce livre sont sortis d’une même pensée, et une idée commune les relie entre eux., M. Martba a voulu montrer que, sous l’empire, à l’époque où naissait obscurément le christianisme, la philosophie a pris un nouveau caractère. Elle quitte de plus en plus les questions spéculatives, elle se fait autant qu’elle peut pratique et appliquée ; elle essaie plus que jamais de pénétrer dans la vie et de régler les actions ; elle prend enfin avec un grand éclat le rôle que nous attribuons aujourd’hui à la religion.

Sénèque est celui chez lequel se montre d’abord cette tendance nouvelle. C’est aussi par une étude sur Sénèque que s’ouvre le livre de M. Martha. Il n’a pas de peine à montrer que l’enseignement moral de Sénèque est la partie originale de son œuvre. Ce n’était pas un philosophe spéculatif. Quoiqu’il se dise stoïcien, il n’a point accepté tout l’héritage du portique. Il ne traite que rarement et avec une répugnance visible ces grands problèmes sur l’essence du bien, sur le gouvernement du monde, sur la nature des choses, qui étaient agités avec tant d’éclat dans l’école de Zenon et de Chrysippe. Ce qu’ils ont de trop relevé et de trop subtil le rebute, et il les appelle avec dédain des questions inutiles (questiunculœ). Il aime mieux donner des règles pour la vie, et la façon dont il les donne mérite d’être remarquée. Il ne démontre pas, il essaie d’entraîner. Il veut moins éclairer les esprits que saisir les âmes. Aussi emploie-t-il la méthode la plus propre à y réussir. Un raisonnement irréprochable suffit à l’esprit : pour gagner les cœurs, il faut plus d’assauts. De là viennent ces répétitions qu’on lui a reprochées, cette manière de revenir sur son idée, de la reprendre, de la retourner, de l’exprimer dans des termes de plus en plus vifs et piquans, cet effort visible, cette recherche quelquefois fatigante, pour la rendre non pas plus claire et plus démonstrative, mais plus saisissante. Nous connaissons bien ces procédés ; ils sont familiers à nos prédicateurs, et M. Martha a bien raison d’appeler l’œuvre de Sénèque une prédication morale. Il a fait voir, par des rapprochemens discrets et habiles, qu’il ressemblait plus d’une façon surprenante à nos grands orateurs chrétiens. Sénèque a souvent défini le rôle qu’il assigne à la philosophie, et ce rôle est tout à fait celui que nous attribuons à la religion. « Tu es appelé, dit-il à son sage, auprès des malheureux ; tu dois secourir des misérables, des naufragés, des gens qui ont la tête sous la hache qui va les frapper. » Aussi toutes les âmes souffrantes, et le nombre en était grand alors, avaient-elles recours pour se guérir à la philosophie. Nous avons conservé la lettre qu’un jeune homme de grand avenir, un des officiers de la garde de Néron, Annæus Serenus, écrit à Sénèque pour lui dévoiler l’état de son âme. Il souffre d’un mal que nous connaissons bien et qui est ordinaire aux époques fatiguées ; il éprouve ces grands découragemens qui suivent des ambitions exagérées, il est triste et désespéré sans motifs, il ne se trouve pas de ressort pour agir, il est dégoûté de lui-même et des autres. « Dans ce voyage que j’accomplis, dit-il, je suis moins tourmenté de la tempête que du mal de mer, non tempestate vexor, sed nausea. » Sénèque est pour lui, comme pour les autres, un véritable directeur de conscience. Il prêche à ces mondains, à ces débauchés, la retraite, la fuite des plaisirs bruyans, la vie solitaire, l’amour de la pauvreté, le dédain des souffrances, la patience dans les maladies, la résignation devant la mort. Ces préceptes n’ont pas été sans résultat. Ce n’étaient pas de vaines paroles, comme on l’a souvent prétendu. Ceux à qui elles étaient adressées s’en pénétraient. Elles les soutenaient dans les épreuves épouvantables auxquelles la vie était alors exposée ; elles leur donnaient surtout le courage dont on avait le plus besoin à cette époque, celui de bien mourir. Les hommes illustres de ce temps marchaient à la mort tout pleins de ces nobles pensées ; souvent même, pour les avoir présentes à l’esprit, ils se faisaient accompagner jusqu’au lieu du supplice par un sage chargé de les leur rappeler : prosequebatur eum philosophus suus. Au lieu de son philosophe, on dirait aujourd’hui son confesseur, et en vérité, quand on lit certains passages de Sénèque, la différence de l’un à l’autre ne semble plus si grande qu’on le pensait.

Pour nous montrer cette philosophie à l’œuvre, pour nous faire apprécier d’une manière vivante l’influence que ses enseignemens avaient alors sur toutes les âmes, M. Martha a successivement esquissé quelques figures curieuses prises parmi les écrivains ou les hommes politiques de ce temps. Avec Perse, il nous la montre dans les hautes classes de la société, parmi ces patriciens que frappait sans relâche le despotisme impérial. Avec Marc-Aurèle, il nous la fait voir sur le trône. Ce n’est pas là qu’il faut ordinairement l’aller chercher ; mais enfin elle s’y est assise une fois, et c’est une grande gloire pour le stoïcisme d’avoir formé celui qui fut peut-être, avec saint Louis, le souverain le plus parfait qui ait jamais gouverné les hommes. Je ne dis rien de ces tableaux, d’une perfection achevée ; on les a lus dans cette Revue. C’est assurément en écrivant ces pages touchantes, si pleines de sentiment et d’émotion, que l’auteur a pu s’appliquer cette phrase de Sénèque qu’il cite dans sa préface, et dire de lui avec raison que « non-seulement il pense, mais qu’il aime ce qu’il dit. » Cependant quelque plaisir que me causent ces deux morceaux, j’avoue qu’il y a d’autres parties dans le livre de M. Martha que j’ai lues peut-être avec plus d’intérêt encore : ce sont celles où il s’occupe de la prédication populaire. Que la philosophie ait éclairé les hautes classes de la société romaine, je n’en suis pas surpris : elle était aristocratique de sa nature, et ne cachait pas son dessein de s’adresser aux esprits d’élite ; mais vers l’époque des Antonins elle a bien une autre ambition, et elle consent à descendre plus bas. Sénèque écrivait pour les lettrés, pour les grands seigneurs, pour les riches traitans de la cour de Néron ; après lui, l’enseignement philosophique quitta ces sommets pour aller trouver la multitude, si dédaignée des anciens sages. Tandis que les sophistes élégans et beaux parleurs se composaient avec un soin infini un auditoire choisi et favorable, les cyniques, véritables moines mendians de la philosophie antique, parcouraient les rues et les places, attroupaient autour d’eux les matelots et les esclaves, quelquefois applaudis, souvent hués, et saisissant toujours l’attention de la foule par la bizarrerie de leurs manières et de leurs paroles. Entre ces deux extrêmes, il y a eu des prédicateurs populaires de la philosophie, moins dédaigneux du peuple que les sophistes lettrés, moins grossiers que les cyniques, et qui faisaient pénétrer jusqu’aux derniers rangs de la société les préceptes les plus élevés de la sagesse antique. M. Martha nous a dépeint l’un de ces sages, le philosophe Dion Chrysostome. Dion passa sa vie à parcourir tout l’empire ; il voyagea jusque chez les Gètes, il parut à la cour des empereurs, se donnant partout « pour un homme errant, accoutumé au travail des mains, et qui n’avait fait de la philosophie que pour lui-même, comme les ouvriers en travaillant sifflent ou chantent à demi-voix, sans faire profession d’être des chanteurs. » Quand ce sage en haillons paraissait en public, la foule tourbillonnait autour de lui a comme les petits oiseaux voltigent autour d’un hibou. » Il prenait hardiment la parole ; il leur prêchait à tous la concorde, la vertu, la modération ; il ne craignait pas de heurter leurs préjugés, bravait leurs cris, leurs railleries, leurs injures, et finissait quelquefois par désarmer leurs haines, par calmer les inimitiés qui divisaient les villes voisines, ou, dans la même cité, par ramener la paix parmi les diverses classes de citoyens. M. Martha fait très justement remarquer que ces habitudes de la philosophie populaire antique ont contribué indirectement à la propagation du christianisme. « Ces usages du discours public, ce droit pour le premier venu de prendre la parole dans les théâtres, dans les cirques, les assemblées, ce droit même de dire des injures au peuple, toutes ces libertés dont les païens avaient tant abusé, permettaient aux chrétiens de haranguer la foule sans l’étonner. On pouvait couvrir leurs discours de huées, railler la simplicité incomprise de leur éloquence, les traiter d’insensés et d’impies ; mais enfin, grâce à l’usage établi, on les écoutait. Si les cœurs étaient encore fermés à la religion nouvelle, les oreilles étaient ouvertes. »

Ce n’est pas le seul service que la philosophie antique ait rendu au christianisme naissant. Sans s’en douter, elle a souvent travaillé pour lui : elle a préparé les cœurs a son enseignement. Si l’on veut savoir les obstacles ou les ouvertures que la nouvelle religion trouvait à sa propagation, il importe de bien connaître quel était l’état moral du monde romain au moment où elle a commencé de s’y répandre. C’est ce qu’a étudié M. Martha, et c’est ce qui donne tant d’intérêt à son livre pour ceux qu’attire le grand problème des origines du christianisme.


GASTON BOISSIER.


UN MAITRE FRANÇAIS INCONNU.


Une belle page vient d’être restituée à l’histoire de l’ancien art français. On croyait généralement que nos peintres du moyen âge étaient surtout des miniaturistes, des enlumineurs de manuscrits, et qu’après le déclin de cette époque nous n’avions fait que suivre de loin le mouvement de la renaissance sans le préparer en aucune manière. Or, une soixantaine d’années avant l’apparition de Raphaël, il y avait à Tours une école de miniaturistes d’où s’élançait hardiment un peintre original. De récens travaux sont venus fixer nettement dans l’histoire de la peinture française la place de ce maître trop peu connu. Disciple de ces enlumineurs qui avaient formé pendant plusieurs siècles une tradition si riche et que Dante avait signalés avec honneur dans la Divine Comédie, cet enfant de l’école de Tours a été le premier initiateur d’un art plus élevé. Il a encore le charme, la candeur, la piété du moyen âge ; il a déjà le relief et la variété d’expression qui seront les caractères de la renaissance. À côté de l’idéal convenu et monotone apparaît chez lui l’étude de la nature ; l’art se dégage, la vie rayonne, et l’Italie, qui va bientôt inaugurer avec tant de vigueur et d’éclat cette adolescence de l’esprit humain, en salue les symptômes chez le peintre de la Touraine. « Ici, — dit Florio Francesco, un Florentin du XVe siècle qui examinait en artiste les trésors de Notre-Dame de Tours, — ici je compare les images de l’ancien temps avec les modernes, et je suis frappé de la supériorité de Jehan Foucquet sur les peintres des siècles antérieurs. Oui, l’homme dont je parle, Jehan Foucquet, peintre de Tours, a surpassé par l’habileté de son art non pas ses contemporains seulement, mais tous les anciens. Que l’antiquité vante Polygnote, qu’on glorifie Apelle ; pour moi, je serais content de mon partage si j’étais capable d’atteindre par la parole à la hauteur des œuvres qu’a exécutées son pinceau. Et n’allez pas croire que ce soit là une fiction poétique ; vous pouvez prendre un avant-goût du génie de ce maître en notre église de la Minerve, pour peu que vous examiniez avec attention le portrait du pape Eugène, peint sur toile. L’auteur était bien jeune encore, et pourtant avec quelle vérité, avec quelle puissance d’illusion il a rendu son personnage ! Croyez-moi, je ne dis rien de trop, ce Foucquet a véritablement le pouvoir de donner la vie à ses figures par la magie de son pinceau, et de renouveler presque le miracle de Prométhée. »

Comment se fait-il qu’un artiste glorifié en de pareils termes par un Italien de la renaissance soit encore à peu près inconnu chez nous ? C’est en 1477 que Florio Francesco écrivait ces lignes. L’école de Cologne, l’école de Bruges, jetaient alors un vif éclat. Ce n’est pas une victoire médiocre que d’obtenir le premier rang au milieu de cette activité féconde, indice d’une rénovation prochaine, surtout quand le juge est un compatriote de Giotto, de Cimabue, un contemporain du Pérugin. Puisque ce portrait d’Eugène IV, si vrai, si vivant, avait été exécuté à Rome pour l’église de la Minerve, l’Italie avait sans doute inspiré Jehan Foucquet, et l’on voit qu’à son tour elle avait dû profiter des travaux du jeune maître. Six ans après la lettre de Florio Francesco, Raphaël venait au monde, rapprochement aussi périlleux qu’honorable. L’attention et l’enthousiasme que le voyageur florentin réclamait pour le peintre de Tours, toute une moisson de chefs-d’œuvre les lui enleva. Je ne m’étonne donc pas que le nom de Jehan Foucquet se soit bientôt effacé du souvenir des Italiens, quoique certaines paroles de Vasari semblent se rapporter à ses œuvres ; mais la France n’avait pas les mêmes excuses, et, encore une fois, comment se peut-il qu’un peintre de cette valeur n’ait été remis à son rang qu’après trois siècles d’oubli ? Il faut répéter ici les réflexions si justes de M. Ernest Renan dans son Discours sur l’état des arts au quatorzième siècle. « L’Italie a eu deux bonnes fortunes refusées à la France, celle d’avoir conservé intactes les œuvres de ses anciens artistes et celle d’avoir eu Vasari… Sans contredit, la France du XIIe et du XIIIe siècle posséda dans son sein un mouvement d’écoles comparable à celui de l’Italie du XIVe siècle, mais elle n’eut pas de narrateur légendaire pour ce grand développement. Ses génies créateurs ne nous sont guère connus que de nom ou par les chétives images qui nous les montrent sur le pavé de leurs églises sous l’humble manteau de l’ouvrier. La façon dont leurs œuvres furent traitées a été bien plus déplorable encore. La France a toujours eu le tort de détruire quand elle a voulu bâtir. Trois ou quatre fois au moins, la France a changé de face, et chaque fois elle s’est crue obligée de faire table rase du passé… L’Italie au contraire, même au temps de Raphaël, n’effaça jamais un Giotto. » Ainsi d’une part les œuvres des vieux maîtres détruites ou dispersées, de l’autre nul sentiment de respect pour ces traditions d’un autre âge, aucun récit qui les consacre, en un mot point de Vasari, telles sont les deux causes qui expliquent trop bien l’effacement de ces noms à qui la gloire était promise. Eh bien ! c’est précisément ce double mal qui est enfin réparé par la critique et l’art du XIXe siècle. Le nom de Jehan Foucquet reprend sa place dans l’histoire, et ses œuvres, rassemblées avec autant de soin que de patience, vont justifier à nos yeux les paroles enthousiastes de Florio Francesco.

Qu’était-ce donc que Jehan Foucquet ? Il était né à Tours vers 1415 ou 1420. Initié de bonne heure aux secrets de l’art chez les maîtres enlumineurs de sa ville natale, il dut se placer tout jeune encore au premier rang, puisque nous le voyons dès l’année 1440 appelé à Rome pour y faire le portrait du pape Eugène IV. Jehan Foucquet à cette date n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Vasari signale un portrait de Charles VII peint à Rome à la même époque, et qui, selon toute apparence, était l’œuvre du même artiste. Les éloges que Vasari lui donne rappellent exactement les termes dont s’était servi Florio Francesco : tête peinte d’après nature, si belle et si bien traitée que la parole seule lui manque pour être vivante. Quel autre que Jehan Foucquet eût pu faire d’après nature un portrait de Charles VII ? On ne voit pas qu’à cette date aucun artiste italien soit venu en France, ni que d’autres artistes français aient visité l’Italie. Il y avait des rapports d’amitié entre le pape et le roi de France ; n’est-il pas naturel de penser que le peintre de Tours, en se rendant à Rome pour y exprimer sur la toile les traits d’Eugène IV, emportait avec lui son portrait de Charles VII, soit qu’il fût chargé d’en faire don au souverain pontife, soit qu’il voulût le reproduire sur les murs du Vatican ? C’est au Vatican en effet que ce Charles VII fut placé, au milieu d’autres personnages illustres à qui s’appliquent également les éloges de Vasari ; ils avaient été peints à l’endroit même des chambres où Raphaël, soixante-dix ans plus tard, exécuta la Captivité de saint Pierre et le Miracle de Bolsène. Quel que fût le respect de l’Italie pour les vieilles écoles de peinture, Jules II fit effacer toutes ces figures pour donner un vaste champ à son peintre ; n’était-ce pas d’ailleurs le temps où ce belliqueux pontife était en guerre avec la France, le temps où Louis XII, ripostant à ses attaques, le laissait bafouer par nos poètes populaires sur les tréteaux de Pierre Gringoire ? On ne devait pas tenir beaucoup à conserver au Vatican le portrait d’un roi de France, et il est probable que l’ami d’Eugène IV paya pour l’adversaire de Jules II. Nous apprenons par Vasari que Raphaël fit copier ces peintures avant qu’elles fussent détruites ; encore un hommage à Jehan Foucquet. Quoi qu’il en soit, la copie de ce Charles VII est perdue, aussi bien que le portrait d’Eugène IV. Il y a la néanmoins des indications acquises désormais à l’histoire. De tels débuts nous montrent quelle était la place du peintre de Tours parmi les artistes de son temps ; nous ne sommes donc pas surpris de le voir chargé de travaux considérables par les premiers personnages du XVe siècle, travaux, hélas ! bien dispersés de nos jours, mais non pas détruits, et qu’une sollicitude intelligente essaie de rassembler en ce moment sous nos yeux. Le peintre d’Eugène IV et de Charles VII trouva des protecteurs dont les annales de l’art doivent enregistrer les noms : Étienne Chevalier, trésorier de Charles VII, le duc de Nemours Jacques d’Armagnac, enfin Marie de Clèves, troisième femme de Charles d’Orléans, le poétique prisonnier d’Azincourt, et mère du roi Louis XII. Étienne Chevalier surtout fut le Mécène de Jehan Foucquet. C’est pour Étienne Chevalier que le peintre de Tours illustra de quatre-vingt-onze miniatures la curieuse compilation de Boccace sur les illustres infortunes de l’humanité. Les Cas des nobles hommes et femmes malheureux, tel est, dans la traduction du XVe siècle, le titre de cette longue suite de récits. Les malheurs de ces nobles hommes et femmes commençant avec Adam et Ève et se prolongeant jusqu’aux contemporains de l’auteur, Jehan Foucquet avait un large champ pour déployer la variété de son invention et la souplesse de son pinceau. Ce précieux manuscrit, dont la transcription fut terminée, comme l’indique la dernière ligne du texte, « le 24 novembre 1458, au lieu d’Haubervilliers-lez-Saint-Denis en France, pour Étienne Chevalier, conseiller du roi Charles VII, maître des comptes et trésorier de France, » appartient aujourd’hui à la bibliothèque de Munich. C’est encore pour Étienne Chevalier que Jehan Foucquet exécuta les quarante miniatures d’un livre d’heures, vrai chef-d’œuvre d’élégance, l’ornement et l’honneur de la belle galerie, de M. Louis Brentano à Francfort-sur-le-Mein.

Francfort, Munich, voilà des noms qui sonnent mal en pareille matière ; notre vieux peintre est-il donc tout entier en Allemagne ? Non, Dieu merci. La Bibliothèque impériale possède une collection moins riche, mais singulièrement belle, des miniatures de Jehan Foucquet : ce sont onze sujets composés pour un manuscrit intitulé les Antiquités des Juifs, par Josèphe, traduites en français. Commencé dans les premières années du XVe siècle, ce beau livre ne fut achevé que vers 1470 ; il représente ainsi deux périodes très distinctes et permet de mesurer le progrès dont le peintre de Tours a été l’initiateur. Des quatorze miniatures qui le décorent, trois appartiennent à la première période et sont d’une main inconnue ; les onze autres sont l’œuvre de Jehan Fouquet, œuvre exquise, pleine de charme et de vie, d’élégance et de hardiesse. Voici enfin un artiste qui sait et qui ose ; le souffle de la renaissance est là. Ces belles miniatures, comme celles du livre d’heures d’Étienne Chevalier, appartiennent aux dernières années de la vie de Foucquet et révèlent la pleine maturité de son talent. Une inscription tracée à la fin du volume le désigne en ces termes : « le bon peintre et enlumineur du roi Louis XIe, Jehan Foucquet, natif de Tours. » Employé longtemps par le trésorier de Charles VII, ainsi que par Agnès Sorel, dont il avait fait le portrait, Jehan Foucquet était donc devenu le peintre ordinaire de Louis XI, comme Michel Columb était son statuaire. On croit qu’il mourut vers l’année 1485, âgé de soixante-cinq ou soixante-dix ans. Il laissa de nombreux disciples, et à leur tête ses deux fils, Louis et François Foucquet.

Cette biographie est bien incomplète, comme on voit ; telle qu’elle est pourtant, c’est encore beaucoup de l’avoir retrouvée. Il est probable que nous ne pénétrerons jamais d’une façon plus complète dans l’intimité de Jehan Foucquet. M. Renan a eu bien raison de le dire : Quel malheur que nous n’ayons pas eu un Vasari ! Nous n’en sentons que plus vivement le service rendu à l’histoire de l’art français par l’habile éditeur qui publie en ce moment même tout ce qu’il a pu rassembler des trésors épars d’Étienne Chevalier. Grâce à lui, grâce à M. Brentano, qu’il a su intéresser à la cause du maître, les scènes charmantes exécutées pour le Livre d’heures d’Étienne Chevalier ont été reproduites avec tout le soin désirable[4]. C’est presque l’œuvre elle-même qui nous est offerte, tant les procédés de la gouache ont reçu de perfectionnemens et viennent en aide au crayon du dessinateur. Voici bien le peintre qui clôt le moyen âge et annonce la renaissance. S’il peint une scène religieuse, le sentiment de la vie se fait jour à travers la pieuse timidité des anciennes écoles. Derrière le monde de l’Évangile tel que l’imaginaient les hommes du XIIIe siècle, apparaissent les hommes et les monumens du XVe. Cet appartement où l’archange vient saluer la Vierge, c’est un salon comme ceux que Bramante et Primatice vont remplir de merveilles. Tandis que Job sur son fumier disserte avec ses amis, regardez le fond du tableau : c’est le donjon de Vincennes, non pas le donjon inachevé comme on le voyait au temps de saint Louis, mais celui dont on avait élevé les étages et couronné les tours à la fin du XIVe siècle. Ici, c’est Etienne Chevalier dévotement agenouillé devant la Vierge ; là, dans l’adoration des mages, c’est Charles VII entouré de sa garde écossaise. Est-ce bien une adoration des mages ou une visite du roi dans ses provinces ? Quand le roi voyageait à cette époque, on s’arrangeait de telle façon que la journée se terminât dans quelque château fort. Le château occupe le fond de la scène ; voyez comme la troupe s’y élance ! On n’a pas ouvert librement les portes ; c’est un siège en règle, une véritable escalade : vive image du temps où le monarque, à peine délivré des Anglais, rencontrait encore tant de résistance chez ses vassaux et commençait à établir l’unité du royaume. On retrouverait ainsi maintes choses de notre histoire, on retrouverait surtout le Paris du XVe siècle dans ces accessoires si curieux, si vivans, soit que le peintre y consacre le dernier plan de son tableau, soit que par une croisée entr’ouverte il laisse apercevoir la silhouette de la ville. Voici la Sainte-Chapelle, voici Notre-Dame de Paris avec sa petite flèche restaurée sous Charles VII, voici les autres édifices qui couvraient alors l’île de la Cité. Mais ce n’est pas seulement le libre choix des accessoires, ce n’est pas seulement la vie et le tumulte de la scène, c’est surtout l’expression des visages, la variété des physionomies qui révèlent un art à demi émancipé. Encore un pas, et nous sommes en pleine lumière ; encore un élan, et ces figures brisent leurs dernières entraves : l’école de Vinci n’est pas loin. À ces miniatures de la galerie de M. Brentano reproduites avec tant de fidélité, l’éditeur en a réuni d’autres qui appartiennent à lady Springle, à M. Ambroise-Firmin Didot, etc. Il serait curieux surtout de pouvoir joindre aux quarante pages de Francfort les onze compositions des Antiquités juives. Ces témoignages du progrès du peintre, gardés aujourd’hui avec un soin jaloux à la Bibliothèque impériale et accessibles seulement aux initiés, acquerraient une bien autre valeur, s’il était permis de les comparer à ce Livre d’heures dont ils sont la continuation naturelle. La sympathie publique ne manquerait point à une pareille entreprise : il s’agit de compléter l’histoire de l’art et de restituer à la France un de ses plus dignes enfans.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.

  1. Si les travaux philologiques ne m’éloignaient pas un peu de mon sujet, je profiterais de l’occasion pour dire un mot de l’édition de la Cistellaria et du Rudens de Plaute que vient de nous donner M. Benoist. Ces essais font bien souhaiter que M. Benoist achève son ouvrage, et qu’il nous donne enfin un Plaute tout entier.
  2. , La Cité antique, étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, par M. Fustel de Coulanges, professeur a la faculté des lettres de Strasbourg. Paris, Durand.
  3. Les Moralistes sous l’empire romain, — Philosophes et Poètes, par M. C. Martha, professeur au Collège de France. Paris, Hachette.
  4. Jehan Foucquet, Heures de maistre Estienne Chevalier, trésorier des rois Charles VII et Louis XI. — in-4o ; Paris, 1865, L. Curmer, éditeur.