Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1861

Chronique n° 706
30 septembre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1861.

Nous n’abordons point encore la saison politique : nous en sentons pourtant l’approche. Il court déjà comme un de ces « premiers frissons d’hiver » qu’aimait tant le poète de notre génération ; nous discernons déjà plus d’un de ces « rayons jaunes » goûtés avec une si fine mélancolie par un autre poète qui a eu la chance de faire succéder aux maladifs attendrissemens de la jeunesse les vigoureuses saillies d’une maturité gaillarde ; mais, indignes que nous sommes, la poésie n’est point notre lot. Nous voulons dire simplement que le temps des vacances est passé, que les affaires avec les soucis vont revenir. L’empereur, à ce qu’on assure, rentre aujourd’hui à Paris, et dans peu de jours recevra le roi de Prusse à Compiègne. La question romaine a l’air de s’engager : cela ne donne-t-il pas le frisson ? La Banque de France vient d’élever le taux de l’escompte, elle a l’air de nous annoncer que nous sommes en crise commerciale : n’est-ce point un rayon jaune ? Parcourons le monde : en Italie, en Hongrie, en Pologne, en Amérique, le nœud des questions se serre, les événemens vont prendre un tour plus décisif, La période de repos que nous avons dans ces derniers temps décrite et dégustée touche à sa fin ; il faut s’attendre à voir commencer bientôt la saison de l’action.

On est vraiment contrarié que notre illustre ami M. Michel Chevalier n’ait pas pu remplir ce rôle de Josué qu’il ambitionnait naguère et arrêter le soleil sur la belle situation qui se dessinait il y a quelques semaines, lorsqu’on voit la Banque de France inaugurer à l’improviste une ère de cherté pour le crédit et pour l’argent. Nous disions textuellement, il y a deux mois : « C’est dans la perspective des conséquences de la récolte et de la prochaine campagne industrielle qu’est la véritable question Intérieure du moment. » La récente mesure prise par la Banque et les suites qu’elle peut avoir doivent dès à présent prouver que nous ne nous trompions point. Quant à nous, nous regrettons profondément la résolution à laquelle le conseil des régens de la Banque a cru devoir s’arrêter. Nous hésiterons d’autant moins à exposer les motifs de la conviction qui, en cette circonstance, nous sépare du système suivi par le conseil de la Banque, que, si nos idées à ce sujet pénétraient dans l’opinion, elles pourraient du moins atténuer les effets de la mesure qui a été adoptée.

En matière de banque, on le sait, nous n’épousons aucune des théories chimériques qui sont quelquefois patronées chez nous par des hommes d’affaires et par des écrivains influens. Nous ne sommes pas de ceux qui prétendent qu’en échange du privilège dont elle est investie, la Banque de France est tenue de donner le crédit à des conditions de bon marché artificiel. Nous ne sommes pas de ceux qui font une chicane à la Banque parce que son capital est placé en rentes sur l’état, et qui se figurent puérilement que ce capital, demeurant en permanence réalisé en espèces, ajouterait à la sécurité de son encaisse métallique. Nous ne sommes pas de ceux qui déclament contre toute hausse de l’intérêt, lors même qu’elle serait la conséquence naturelle de l’état réel du marché monétaire et du marché des capitaux. Nous ne sommes pas de ceux qui préfèrent à toute élévation logique du taux de l’escompte l’expédient inepte et néfaste du cours forcé des billets. Aussi nous rangeons-nous d’ordinaire parmi les approbateurs et non parmi les critiques de la sage administration qui préside à la direction de la Banque de France. Nous ne demandons qu’une chose à la Banque de France, c’est d’user de cette fonction suprême qu’elle exerce de régler les conditions du crédit, d’indiquer le loyer du capital de roulement de l’industrie et du commerce, de fixer, comme on dit, le prix de l’argent avec la circonspection qu’une telle responsabilité impose, et en tenant compte exclusivement des circonstances commerciales et des lois économiques qui régissent sur le marché des capitaux, comme sur celui des marchandises, les rapports de l’offre et de la demande. Nous croyons donc être à l’abri de toute accusation de malveillance systématique, si nous nous permettons de trouver à redire au parti que la Banque de France vient de prendre.

Avant d’émettre nos objections, nous ferons remarquer combien serait grave une erreur commise par la Banque de France dans l’élévation intempestive du taux de l’escompte. Malgré les déclamations auxquelles elles donnent lieu, les questions de banque et de crédit sont très peu comprises en France. L’opinion financière et commerciale n’est donc guère en état de rectifier elle-même les conséquences d’un jugement erroné porté par la Banque sur une situation donnée. Si la Banque venait à se tromper sur les motifs d’une élévation du taux de l’escompte, si le péril auquel elle voudrait parer ainsi était imaginaire, elle n’en produirait pas moins par cette fausse mesure un péril réel et un mal positif. Quand le public du commerce et de l’industrie voit la Banque renchérir le crédit, lorsqu’il entend surtout présenter vaguement, comme l’explication de cette mesure, les conséquences d’une mauvaise récolte, la nécessité d’exporter des quantités considérables de numéraire à l’étranger, les moyens lui manquent pour contrôler l’exactitude de cette appréciation et pour juger lui-même de l’opportunité du renchérissement du crédit. Le commerce et l’industrie sont donc obligés d’accepter comme vrai, lors même qu’il serait erroné, le jugement porté par la Banque, et de s’y conformer dans la pratique. Lorsqu’on voit la Banque procéder à une première élévation du taux de l’escompte au milieu de bruits peu précis sur l’insuffisance des récoltes et les sorties de numéraire, on s’attend naturellement à de nouvelles et successives élévations du taux de l’intérêt, et l’on agit en conséquence. Dans cette prévision, le crédit se resserre en dehors de la Banque ; on présente alors à cet établissement des bordereaux d’escompte plus importans ; on lui demande des sommes plus considérables en espèces ; on charge son portefeuille, l’on vide son encaisse, et l’on rend ainsi nécessaires ces nouvelles hausses de l’escompte, dans l’attente et la crainte desquelles on est venu doublement peser sur le portefeuille et sur l’encaisse de la Banque. L’on est entré dans cette voie de gêne commerciale et de crise qui mène à la diminution forcée du travail, voie funeste surtout aux classes les plus intéressantes de la nation, à celles qui n’existent que par le travail de leurs mains, qui ne vivent que de salaires.

C’est cette conséquence d’une fausse mesure en matière de renchérissement du crédit que le conseil de la Banque doit avoir toujours présente à l’esprit dans ses délibérations. En ce moment, deux circonstances particulières devaient en outre être prises en considération par les régens de la Banque : l’insuffisance même de la récolte et l’application entière qui va être faite des traités de commerce avec l’Angleterre et avec la Belgique. Quel est l’objet que l’on a en vue, l’effet que l’on produit infailliblement en entrant dans un système de hausse de l’escompte ? C’est de restreindre et de diminuer la production ; mais d’où vient le trouble qui accompagne une mauvaise récolte, et contre lequel les banques cherchent à se prémunir ? Une mauvaise récolte oblige le pays qui la subit à importer extraordinairement en quantités considérables une marchandise de première nécessité. Si cette importation pouvait se payer avec des produits, au lieu d’amener une perturbation, elle ne ferait que fournir à la production nationale un plus vif stimulant et un aliment plus large. Il faudrait donc, quand un pays est réduit par une mauvaise récolte à faire des importations considérables de blé, que la production, au lieu d’y être restreinte et diminuée, y pût être au contraire encouragée et développée. Cependant le besoin d’importation créé par une récolte insuffisante est un besoin extraordinaire ; il est impossible que les exportations des produits nationaux donnent immédiatement le moyen d’échange équivalent : il y a donc un solde qu’il faut nécessairement payer en espèces et en métaux précieux. Qu’on le remarque, en aucun cas la hausse de l’escompte ne peut diminuer la dette du pays, la somme en métal qu’il devra payer à l’étranger, et par conséquent la somme qu’il aura à prendre sur la réserve métallique de la Banque. Que fait donc la Banque en élevant le taux de l’escompte ? Elle restreint la production, elle diminue les moyens d’échange en produits avec lesquels on pourrait payer une partie de l’importation extraordinaire des céréales, elle accroît le solde qui devra être payé en numéraire à l’étranger, et elle augmente la pression qui sera exercée sur son propre encaisse. Si la situation permettait d’échapper à cette nécessité, ce n’était donc pas seulement l’intérêt industriel du pays, c’était son propre intérêt qui conseillait à la Banque de ne point élever le taux de l’escompte. Les considérations puisées dans l’application actuelle du traité de commerce conduisent à une conclusion semblable. Vous allez mettre vos industries en concurrence avec les industries étrangères sur le marché français ; vous allez avoir par conséquent une importation extraordinaire de produits étrangers : l’objet du traité de commerce est que les marchandises étrangères soient payées avec des produits nationaux. C’est juste au moment où la concurrence va commencer, et tandis qu’en Angleterre le commerce et l’industrie ont le crédit à 3 1/2 et à 3 pour 100, que vous placez le commerce et l’industrie de la France dans des conditions de crédit inférieures, et que vous lui faites payer l’argent 2 pour 100 plus cher ! C’est juste au moment où l’industrie française devrait être excitée à produire davantage pour niveler ses exportations avec ses importations nouvelles que vous arrêtez son essor !

Il nous semble impossible que des considérations aussi importantes n’aient point frappé les régens de la Banque et le gouvernement, qui a dû sans doute être consulté sur l’opportunité de l’élévation de l’escompte. Cependant l’on a passé outre. Quelle est la puissance des raisons qui a déterminé cette mesure ? Le public l’ignore et ne saurait s’en rendre compte. C’est encore un mal que cette ignorance. Nous ne pouvons parler, quant à nous, que des motifs que nous avons vus allégués dans divers journaux. Il semblerait que la principale préoccupation de la Banque se soit portée sur la question purement monétaire. Le grand argument aurait été l’insuffisance de la récolte et l’exportation de numéraire qu’elle devrait entraîner. On aurait parlé aussi de l’emprunt italien, placé en très grande partie en France, et dont les versemens successifs devraient faire sortir de France beaucoup d’espèces. Sous l’influence de ces diverses causes, la Banque de France aurait vu en quinze jours sa réserve diminuer de 29 millions. Bien que l’encaisse métallique fût encore de 350 millions, bien que depuis le dernier compte-rendu mensuel le portefeuille fût demeuré stationnaire un peu au-dessus de 500 millions, on a cru devoir entrer dans la voie des hausses de l’escompte.

Si les motifs allégués sont les seuls qui aient inspiré la résolution de la Banque, il nous est impossible d’y voir la justification suffisante d’une si grave mesure. La diminution de l’encaisse n’est pas le seul symptôme qui puisse autoriser un établissement placé dans les conditions de la Banque de France à renchérir à l’improviste le crédit. En outre, si la France a, soit par ses achats de blé au dehors, soit par ses souscriptions à l’emprunt italien, contracté vis-à-vis de l’étranger des engagemens à courte échéance, qui pour une certaine somme devront être payés en numéraire, contre un tel fait toute élévation de l’escompte est manifestement impuissante. La dette existe, et elle sera payée en espèces, en espèces prises en grande partie à la Banque, avec l’escompte à 5 1/2, à 6, à 10, aussi bien qu’avec l’escompte à 5. Bien plus même, chaque degré d’élévation de l’escompte, restreignant au même degré la production, accroîtra le solde métallique que nous aurons à payer à l’étranger.

À notre avis, la Banque, lorsqu’elle élève l’intérêt, doit tenir compte de deux raisons bien plus sérieuses que les variations qui s’opèrent dans son encaisse. L’une de ces raisons dépend de l’état du marché intérieur, l’autre de l’état des marchés étrangers. Lorsque le marché intérieur est en proie à une spéculation exagérée, il y a lieu de renchérir l’escompte ; mais l’excès de la spéculation se reconnaît à un autre signe que la diminution de l’encaisse : il se révèle à l’importance extraordinaire des demandes de crédit qui sont adressées à la Banque, et par conséquent à l’augmentation du portefeuille. La Banque est bien forcée encore de subir l’influence des marchés étrangers, lorsque le crédit, par des causes analogues à celles qui agissent sur elle-même, renchérit sur ces marchés. Quand l’Angleterre a en même temps que nous des paiemens extraordinaires à faire en espèces au dehors, quand elle s’est livrée comme nous à une spéculation excessive, nous sommes bien obligés, sous peine de l’aider à notre propre détriment, d’élever chez nous le taux de l’intérêt au niveau où elle le porte chez elle. Or ce qui, à nos yeux, rend moins justifiable la détermination prise aujourd’hui par la Banque de France, c’est qu’elle ne s’appuie ni sur l’une ni sur l’autre de ces raisons.

Il est certain que l’état présent de notre industrie et de notre commerce révèle tout le contraire d’un excès de spéculation. La Banque de France n’avait pour s’en convaincre qu’à consulter son propre portefeuille. Ce portefeuille ayant, à ce qu’on dit, varié à peine, tandis que 29 millions s’étaient écoulés de l’encaisse, il était évident que la sortie des espèces n’était pas le signe d’un de ces mouvemens de spéculation qu’il convient de contenir par l’élévation de l’escompte. Quant à l’état des marchés extérieurs, du marché anglais surtout, qui est le régulateur ordinaire des questions de crédit commercial, jamais il n’a dû nous inspirer moins de craintes. Nous assistons à un phénomène aussi curieux que nouveau. Toujours jusqu’à présent les crises monétaires provoquées chez nous par des insuffisances de récoltes, venant nous surprendre dans un accès de spéculation commerciale excessive, avaient coïncidé avec des crises pareilles provoquées en Angleterre par des causes identiques. Le plus souvent même il avait semblé qu’en des circonstances pareilles nous avions plus souffert du contre-coup des crises anglaises que de l’effet naturel des perturbations qui se produisaient chez nous. Nous sommes maintenant en présence d’une situation toute différente. La récolte a été excellente en Angleterre, tandis qu’elle a été insuffisante chez nous : les Anglais ont des blés à nous vendre ; le métal monétaire abonde à Londres ; de semaine en semaine, nous avons vu l’escompte abaissé par la banque d’Angleterre : il est à 3 1/2 à la banque même, à 3 et moins encore dans Lombard street. Cet état de choses sera durable : la crise américaine oblige en effet l’industrie anglaise à restreindre ses opérations ; un grand nombre de manufactures du Lancashire ne travaillent plus que quatre ou trois jours par semaine ; le capital en Angleterre sera donc pendant longtemps encore plus offert que demandé. Dans ses besoins de céréales et dans le mouvement de ses transactions monétaires, la France par conséquent n’avait cette année nulle concurrence à craindre de la part de l’Angleterre. Il y avait de ce côté une sérieuse garantie de sécurité pour nous. Nous signalions, il y a deux mois, les avantages relatifs de cette situation : nous n’hésitions pas à y voir un motif d’espérer que nous n’aurions point à recourir à des restrictions de crédit par suite de nos achats de blé au dehors et de nos exportations de métaux précieux. C’eût été une expérience intéressante, instructive et, nous le croyons, très utile au pays, — puisque nous n’avions ni au dedans le péril d’une spéculation industrielle exagérée, ni au dehors l’embarras de la concurrence anglaise sur le marché monétaire, — de traverser la campagne commerciale actuelle sans altérer les conditions du crédit et sans jeter la défiance, peut-être le découragement dans notre industrie. Le système adopté par la Banque a déçu notre attente. Il est possible que cet établissement ait été déterminé par des considérations sérieuses, auxquelles nous nous rendrons volontiers, si l’on essaie de nous les faire comprendre. Lors même qu’il en serait ainsi, nous reprocherions toujours à la Banque de s’être conduite en cette circonstance avec trop de précipitation. Qui sait si les achats de grains à l’étranger entraîneront une exportation aussi considérable d’espèces qu’on se le figure ? La plus grande partie des blés que nous importons sont achetés en Russie. De ce côté, nous croyons que les transactions pourront se liquider sans sortie d’espèces. La Russie, on le sait, doit beaucoup à l’Europe, et sa dette commerciale exerce sur l’équilibre de ses changes une influence défavorable. Pour empêcher une détérioration plus grave du change, le gouvernement russe s’est fait ouvrir par des maisons de banque françaises des crédits considérables, dont il use sous forme de lettres de change fournies par des banquiers de Berlin. Nous avons entendu estimer à une soixantaine de millions l’importance de cette circulation créée par le gouvernement russe. Il y aurait là, par une simple compensation de traites, le moyen de solder une portion énorme de nos achats de céréales sans qu’il fût nécessaire d’y employer un seul écu français. Dans tous les cas, le calme de notre industrie, ce qui se passe en Angleterre, un encaisse de 350 millions, un portefeuille demeuré stationnaire, tout, ce nous semble, devait engager les régens de la Banque à envisager avec plus de sang-froid, à endurer avec plus d’aplomb la sortie de 29 millions en espèces. Il fallait du moins attendre le prochain compte-rendu mensuel qui aurait mis le public au courant de la situation, et lui eût permis de se prononcer en connaissance de cause. On cherchera peut-être à justifier la hausse de l’escompte par les retraits d’espèces qui ont eu lieu depuis que cette mesure a été arrêtée ; mais qu’on y prenne gardé, c’est à la hausse hâtive de l’escompte et à l’inquiétude qu’elle a excitée qu’on pourrait probablement attribuer avec plus de justice les saignées d’or qui ont été faites à la Banque depuis trois jours.

Cette hausse de l’escompte, ce signal de détresse arboré tout à coup ouvre assez tristement la campagne d’hiver pour notre situation intérieure. Nous espérons qu’on saura conjurer les effets d’un tel début, qui, comme nous le disions plus haut, coïncide si intempestivement avec l’application complète des récens traités de commerce. Si malheureusement la Banque était encore obligée d’aggraver les conditions du crédit, si l’on devait reconnaître qu’au lieu de céder à un mouvement exagéré de timidité, elle est réellement dominée par les nécessités d’une situation financière plus forte qu’elle, la question ne tarderait pas à devenir politique. Deux points sont très douteux dans la politique financière ou économique du gouvernement : ces deux points sont l’impulsion donnée aux travaux publics, laquelle a provoqué le seul mouvement de spéculation exagérée qui soit visible à l’heure qu’il est dans le pays, et l’excès des dépenses, qui va sans cesse grossissant nos budgets. Si, ce qu’à Dieu ne plaise et ce que nous nous refusons à croire, nous sommes destinés à traverser cet hiver une crise d’industrie et de crédit, ce sont ces deux points malades qui seront surtout mis en lumière. Le gouvernement et les membres des grands corps de l’état feraient bien, à tout événement, de se préparer à l’étude de la politique sobre et sensée qu’il est temps d’apporter dans la conduite des questions relatives aux travaux publics et aux finances.

Si à l’intérieur nous sommes aux prises avec des difficultés économiques qu’il eût été possible de détourner, au dehors nous avons affaire avec certaines difficultés dont il ne nous paraîtrait pas prudent de vouloir indéfiniment ajourner la solution. Parmi ces difficultés, la plus grave est assurément la question romaine. En traitant ici les divers aspects de cette question, nous ne nous sommes point trompés sur l’opportunité qu’il y avait pour l’Italie à entamer dès à présent un débat pratique devant l’opinion sur les conditions d’indépendance que le nouveau royaume offre à l’église en échange du pouvoir temporel de la papauté. Le chef du cabinet italien, M. le baron Ricasoli, a fait dans ce sens une ouverture au gouvernement français. Les journaux qui ont mentionné cet acte se sont trompés sur les circonstances dans lesquelles il a été accompli. Ce n’est point le ministre italien à Paris, M. Nigra, qui a communiqué à M. Thouvenel le plan du gouvernement italien. C’est M. Ricasoli qui en a fait part à notre ministre à Turin, M. Benedetti : celui-ci, dans son récent voyage à Paris, a remis ce plan à notre ministre des affaires étrangères. Nous ne croyons pas que sur le fond des choses le projet de M. Ricasoli s’éloigne sensiblement des conditions que nous avons indiquées comme pouvant conserver au saint-père les immunités et les attributions de la souveraineté personnelle, et par conséquent les garanties de l’indépendance. Le mémorandum de M. Ricasoli, qui sera sans doute publié en temps opportun, indique les bases sur lesquelles le royaume d’Italie pourrait entrer en négociation avec le saint-siège pour l’établissement du nouvel état de choses. S’il fallait en juger par une brochure récemment publiée à Paris, Garanties données par le roi d’Italie pour l’indépendance du saint-siège, les bases offertes par M. Ricasoli ne seraient relatives en effet qu’à l’indépendance du pape, et ne mentionneraient point ces libertés complètes de l’église dont M. de Cavour avait montré avant sa mort la séduisante perspective. On semblerait vouloir laisser au pape qui accepterait une telle négociation le soin, le mérite et l’honneur de stipuler en faveur des libertés de l’église, auxquelles il sacrifierait les avantages incertains du pouvoir temporel ; mais dans la situation présente est-il seulement possible d’aboucher les deux parties et d’amener le pape à entrer en pourparlers sur une question semblable avec un ministre du roi Victor-Emmanuel ? Les moyens manquent au gouvernement italien pour porter directement ses propositions au saint-siège. Il a semblé au cabinet de Turin qu’avant de saisir de ces propositions l’opinion, qui en doit être le suprême juge, il n’y avait pas de voie plus convenable pour les faire parvenir à la cour de Rome que d’emprunter l’intermédiaire de la France. Le gouvernement français se chargera-t-il de la commission ? Nous n’en savons rien, et peut-être n’a-t-il pris encore lui-même à ce sujet aucune résolution officielle. Nous comprenons que l’écueil pour le gouvernement français serait découvrir d’une approbation implicite le plan italien par cela seul qu’il consentirait à le communiquer à la cour de Rome. Or, lorsqu’on est maître de Rome, que l’on occupe avec une armée, recommander au pape un plan qui lui demande son abdication, n’est-ce pas lui imposer soi-même cette abdication ? Nous ne savons rien qui mette plus en évidence la fausseté de notre position à Rome. Chose curieuse, il n’est guère possible que notre gouvernement refuse son approbation à l’esprit, sinon à tous les détails du plan italien, et il ne paraît guère possible non plus que notre gouvernement prenne officiellement auprès du saint-père ce plan sous son patronage. Quel que soit le parti que l’on adopte, M. Ricasoli n’en aura pas moins fait envers la France acte de convenance et d’habileté en plaçant entre nos mains l’exposé des garanties d’indépendance que l’Italie offre au saint-siège. En essayant de faire arriver ses propositions au pape par la voie la plus honorable, il aura fait aussi acte de déférence envers le saint-père. Ces préliminaires remplis, son vrai recours sera dans l’opinion publique et dans les événemens. Pour notre compte, nous persistons à croire que ce sont les événemens dont l’ancien royaume de Naples est ou sera le théâtre qui mèneront au dénoûment de la question romaine. Les troubles napolitains sont déjà loin d’avoir la gravité que leur attribue la presse hostile à la révolution italienne. On avait annoncé avec fracas le débarquement et les proclamations d’un partisan espagnol, Borgès, qui offrait un chef à l’insurrection. Borgès n’a pu réunir autour de lui qu’une petite bande. À peine entré en campagne, il a été battu. La plupart de ceux qui l’accompagnaient ont été faits prisonniers par les paysans. Il a pris la fuite, suivi de quelques hommes, et l’on croit qu’il ne tardera pas à être arrêté. L’Italie n’a rien à redouter de ces aventuriers étrangers, soi-disant conservateurs, qui ont appris des anarchistes d’une autre époque à faire de l’ordre avec du désordre, et qui ne réussiront point à donner une couleur chevaleresque à des expéditions de pillards. Ce n’est pas non plus au désavantage de l’Italie que peuvent tourner des actes aussi peu sensés que ceux que l’Espagne se permet envers elle. La cour d’Espagne a beau envoyer auprès de l’infortuné François II un ambassadeur : quel est le sens d’une si vaine démonstration ? Elle montre seulement que la reine d’Espagne a oublié qu’elle doit son trône au droit populaire, et que le maréchal O’Donnell ne se souvient plus d’être arrivé au pouvoir par une sédition militaire fomentée au nom de la liberté.

Le monde civilisé apprendra avec satisfaction l’intervention réparatrice que la France, l’Angleterre et l’Espagne vont enfin accomplir au Mexique. Les trois nations ont eu également à souffrir de l’anarchie mexicaine, et elles ont été également impuissantes à obtenir des divers gouvernemens de hasard qui s’emparent nominalement du Mexique les satisfactions qui leur étaient dues. Nous ne croyons pas que les arrangemens que les trois gouvernemens européens doivent prendre pour combiner cette expédition collective soient aussi avancés que l’a prétendu un journal anglais ; nous ne doutons point cependant que l’accord ne soit promptement conclu, et que l’Espagne, l’Angleterre et la France ne fassent bientôt elles-mêmes justice des insultes et des spoliations dont leurs nationaux ont été victimes au Mexique. On peut être sûr cette fois que la coopération des trois puissances sera efficace. Leur intention, paraît-il, serait d’occuper les principaux ports mexicains et d’y percevoir les revenus des douanes jusqu’à concurrence des sommes qui sont dues à leurs nationaux spoliés ou massacrés. Il y a quelques années, un ministre des finances, M. Lerdo, prit la peine de dresser un bilan des recettes et des dépenses du gouvernement mexicain. Il résultait du travail de ce studieux ministre que lorsque les choses allaient passablement au Mexique, c’est-à-dire lorsque le même gouvernement pouvait être maître à la fois et pendant quelque temps de la capitale et des ports, les revenus s’élevaient à environ 75 millions de francs et les dépenses à 125. Les seules recettes un peu sûres étaient, d’après lui, les droits de douane perçus dans les ports. La France, l’Angleterre et l’Espagne, en occupant les ports, s’assureront donc des principales ressources du pays, recouvreront ce qui leur est dû, pourront s’indemniser en partie des frais de la guerre, et affameront le misérable gouvernement actuel du Mexique, conduit par une faction qui a pour mot d’ordre le cri de mort aux étrangers ! Priver le gouvernement mexicain du revenu de ses douanes, c’est lui enlever tout moyen d’existence, c’est livrer l’intérieur du pays à la lutte de toutes les factions déchaînées. S’il existe pourtant un moyen d’établir quelque chose de régulier au Mexique, si ce pays n’est pas le seul au monde où de l’excès du mal ne puisse naître quelque bien, il est permis d’espérer que l’influence des puissances intervenantes ne se renfermera pas exclusivement sur le littoral, et pourra pénétrer et se faire heureusement sentir dans l’intérieur de cette contrée magnifique et désolée.

Il eût appartenu aux États-Unis de se joindre à l’expédition européenne contre le Mexique ; mais la guerre civile ne peut leur permettre de tenter cet effort extérieur. Les États-Unis ont subi de la part du Mexique, dans la personne de leurs représentans et dans leurs nationaux, les mêmes outrages, les mêmes violences, les mêmes spoliations que nous. Sans la guerre civile, il est probable que les États-Unis eussent voulu obtenir du Mexique quelque chose de plus que des indemnités pécuniaires, et se fussent emparés de territoires depuis longtemps convoités. Il leur eût été doux d’ajouter la Sonora à la Californie. Les patriotes américains doivent regretter de laisser aux nations européennes la mission de châtier le Mexique. Il leur sera douloureux à coup sûr de voir les escadres et les soldats de France, d’Angleterre et d’Espagne dominer une des positions les plus belles de ce continent d’Amérique dont ils prétendaient interdire l’accès à la conquête européenne. Hélas ! si l’affaiblissement causé aux États-Unis par la guerre civile ne faisait que donner aux Américains des leçons de modestie, de tolérance et d’humanité, ce malheur ne leur serait point tout à fait inutile. Ce n’est pas seulement l’expédition contre le Mexique qui doit faire regretter aux Américains du Nord l’isolement vaniteux qu’ils ont toujours voulu garder envers l’Europe. Si en 1856 le gouvernement de Washington eût adhéré à la déclaration du congrès de Paris contre la course, les états du nord n’auraient point à redouter aujourd’hui pour leur commerce maritime les entreprises des corsaires du sud. Depuis que la guerre civile a éclaté, trop tardivement instruit par l’expérience, le cabinet de Washington a offert à la France et à l’Angleterre de se rallier aux principes du congrès de Paris contre la course. Les deux puissances ne se sont point trompées sur le motif d’une telle offre : elles ont compris que le gouvernement de Washington voulait avoir l’aide de leur marine de guerre pour réprimer les corsaires armés par les états confédérés. Elles ont accepté l’offre des États-Unis, mais elles ont déclaré qu’elles n’entendaient en aucun cas s’engager à la répression des corsaires du sud et s’exposer par là à entrer en guerre avec les états confédérés. Dès que le cabinet de Washington a vu qu’il ne pourrait obtenir le profit qu’il en attendait, il a retiré sa proposition, et cette conduite, on l’avouera, lui fait peu d’honneur. C’était de même une pensée peu fière que celle qu’il avait eue de recourir au prestige de Garibaldi et de chercher un nouveau Lafayette dans le solitaire de Caprera. Garibaldi, ainsi que nous l’avons dit, avait mis pour condition à son acceptation le consentement du roi Victor-Emmanuel. Nous ne nous étions pas trompés non plus en disant que le roi d’Italie avait répondu que, sans vouloir prendre la responsabilité de l’acte politique que lui annonçait Garibaldi, il le laissait libre de se décider à son gré. Il paraît positif que le héros italien avait été séduit par la perspective du grand rôle qu’il aurait eu à jouer dans une guerre qui, pour employer son langage, devait avoir pour résultat la rédemption des esclaves. Ses amis d’Italie ont été plus avisés : ils sont accourus auprès de lui, et en lui montrant, non sans raison, les services qu’il pouvait être appelé à rendre à l’Italie, ils l’ont détourné de cette lointaine aventure.

L’Allemagne n’en finit pas avec ses congrès de toute sorte. Ce n’est cependant point un ironique regret que nous exprimons. Par ces réunions animées qui ont pour objet l’art, la science, la politique, l’Allemagne révèle une vitalité généreuse. Loin d’y chercher un prétexte d’épigramme contre cette grande race germanique, nous lui envierions plutôt ce facile et vivifiant commerce des intelligences qui est une de ses manifestations les plus attachantes, nous chez qui les intelligences ont cessé de frayer entre elles et qui arrivons par l’isolement à une stérile torpeur. Parmi une des dernières réunions importantes qui ont eu lieu en Allemagne, il ne faut pas oublier le congrès économique. Là, comme partout cette année en Allemagne, la politique a fait sa trouée ; là encore on a pu voir et le progrès des aspirations unitaires et les sérieux obstacles qu’elles rencontrent dans les intérêts et dans les mœurs. Le congrès économique se tenait dans la capitale de l’un des états du sud, à Stuttgart. La politique y est entrée par les questions de douanes et de tarifs. Dans ces matières, les unitaires ont le beau rôle, ils sont pour la liberté du commerce ; les fédéralistes ont le mauvais, ils sont protectionistes. L’aspiration unitaire dans cette assemblée d’économistes et d’industriels s’est fait jour sous une forme curieuse. On a répandu dans le congrès le projet d’une sorte de parlement commercial qui aurait pour mission de veiller aux intérêts commerciaux de la confédération et d’en contrôler la législation douanière. Ce parlement se composerait de députés des états qui forment le Zollverein actuel et d’un conseil directeur où siégeraient des commissaires nommés par les divers gouvernemens. La Prusse aurait le pouvoir exécutif, soumis, il est vrai, au contrôle des directeurs et des députés ; mais où perçait surtout l’esprit d’hégémonie prussienne, c’était dans le nombre des députés attribués à la Prusse. Ils devaient former la moitié des membres du parlement commercial. Les hommes les plus éminens du congrès économique qui semblaient patroner ce projet appartiennent au parti unitaire ; on désignait même parmi eux, comme l’auteur de ce projet de parlement commercial, M. Hansemann, le chef d’un des établissemens de crédit les plus importans de Berlin, un des hommes d’affaires d’Allemagne les plus remarquables par leur esprit d’initiative, et qui a été ministre de Prusse en 1848 ; mais on était dans un des quartiers-généraux de l’Allemagne méridionale. La majorité du congrès a repoussé ce plan de parlement commercial comme une tentative d’unitarisme au profit de la Prusse. M. Hansemann a eu beau désavouer ce projet et en décliner la paternité : le congrès, dans l’emportement de sa défiance, n’a pas même voulu voter l’établissement d’une commission permanente destinée à étudier les questions de tarifs. Ces dissentimens économiques compliqués de défiances politiques sont un des obstacles les plus sérieux que rencontre la négociation de notre traité de commerce avec la Prusse. L’alliance commerciale avec la France, prônée par les libres échangistes et les unitaires, soulève contre elle non-seulement les intérêts protectionistes, mais les passions et les intérêts politiques qu’effraient l’hégémonie prussienne et le fantôme de l’unité. Le congrès de Stuttgart a du reste été marqué par un incident qui montre l’obstination de ces préjugés teutoniques tant raillés autrefois par Henri Heine. Un Français, M. Garnier-Pagès, après avoir assisté à la réunion commerciale de Heidelberg et au congrès des légistes de Dresde, était présent au congrès économique de Stuttgart. M. Garnier-Pagès a naturellement porté, au grand dîner du congrès, un toast très cordial aux progrès de l’économie politique et à la fraternité des peuples. Savez-vous ce qui a mécontenté une partie de l’auditoire ? C’est que M. Garnier-Pagès a porté son toast en français et qu’un orateur allemand lui a courtoisement répondu en français. Les farouches Teutons, qui ne nous pardonnent point d’ignorer leur langue, n’ont pas pu tolérer cet abus des discours français dans une assemblée allemande, et plusieurs convives ont cru que le patriotisme leur commandait de quitter la table et que la politesse ne le leur interdisait pas. Constatons pourtant que le voyage du roi de Prusse à Compiègne ne fait point en Allemagne tout le bruit qu’on aurait cru. La presse allemande en général ne parle de cet événement qu’avec beaucoup de modération et de réserve. Il faut lui savoir d’autant plus de gré de garder cette mesure, que ce voyage du roi de Prusse fournissait à l’Allemagne du sud une tentation bien vive d’user de représailles contre l’Allemagne du nord. Si un prince ou un ministre des états secondaires met le pied sur le sol français, tous les journaux du nord crient à la trahison. La presse du sud avait une bonne revanche à prendre à propos du voyage du roi de Prusse : elle ne l’a pas prise ; c’est un bon point qu’il faut porter à son compte. Quant à nous, il nous sera permis de nous féliciter de n’avoir pas été, en cette occasion du moins, pour nos excellens voisins une cause de récriminations et de disputes.


E. FORCADE.

LES SOPRANISTES.

FARINELLI.

Est-il besoin de rappeler quelle idée nous guide dans ces portraits d’artistes célèbres ? Un premier essai sur le sopraniste Velluti l’aura fait comprendre. Certaines biographies musicales, outre l’intérêt de curiosité qu’elles éveillent, ont le mérite de nous éclairer sur l’histoire de la musique même, et la destinée des maîtres du chant à diverses époques nous fait entrevoir le mouvement général de l’art. C’est à ce titre par exemple que la biographie de Farinelli mérite surtout de nous occuper.

Le célèbre virtuose si connu dans l’histoire sous le nom de Farinelli s’appelait en réalité Carlo Broschi. Il paraît certain qu’il est né dans la ville de Naples le 24 janvier 1705, et que le nom de Farinelli lui vient d’une famille distinguée composée de trois frères Farina, grands amateurs de musique, qui ont protégé son enfance. Farinelli n’est pas le seul sopraniste qui, par un sentiment de reconnaissance, ait échangé le nom de son père pour prendre celui d’un maître ou d’un protecteur généreux. Issu d’une famille pauvre, puisqu’elle avait consenti à lui faire subir une si cruelle mutilation, Farinelli a reçu les premières leçons de musique de son père, qui le confia ensuite aux soins de Porpora, grand maître qui a formé tout un essaim de chanteurs merveilleux. L’enseignement de Porpora, comme celui de Bernachi à Bologne et de tous les maîtres italiens de la première moitié du XVIIIe siècle, consistait dans le mécanisme de la vocalisation, dont il fallait surmonter toutes les difficultés avant qu’il fût permis à l’élève de penser au sens des paroles ou à l’expression de la phrase musicale. Dans cet âge héroïque de l’art de chanter et de la naissance de la mélodie savante, on admirait avant tout la pureté matérielle du son, la flexibilité de l’organe, une longue respiration qui permettait au virtuose de jouer de sa voix comme un oiseau, d’étonner et de charmer l’oreille. Aucun sopraniste n’a possédé comme Farinelli ces qualités brillantes. Doué d’une voix de soprano des plus étendues et des plus admirables, Farinelli se produisit de très bonne heure dans les cercles choisis de la ville de Naples, particulièrement dans la maison des frères Farina, ses protecteurs. Il était déjà célèbre et proclamé par les amateurs un ragazzo divino, un enfant divin, lorsqu’il quitta Naples pour suivre son maître Porpora, qui allait à Rome écrire un opéra pour le théâtre Aliberti. C’était en 1722. Farinelli avait alors dix-sept ans.

Il y avait en ce moment à Rome un trompettiste allemand dont l’habileté prodigieuse excitait l’enthousiasme du public. La trompette est l’un des plus anciens instrumens à vent qu’on ait employés dans l’orchestre rudimentaire du drame lyrique. Handel s’en sert avec beaucoup d’éclat dans l’instrumentation de ses oratorios, et dans les opéras du compositeur vénitien Cavalli qui furent exécutés à la cour de Louis XIV, la trompette exécute des passages d’une difficulté extrême, ainsi que l’a remarqué Castil-Blaze dans son Histoire de l’Opéra en France. Pour exciter davantage la curiosité et l’intérêt du public, l’entrepreneur du théâtre Aliberti proposa à Porpora d’écrire un air avec accompagnement de trompette, où le jeune sopraniste napolitain aurait à lutter de bravoure avec l’instrumentiste allemand. Accédant au désir de l’impresario, Porpora mit dans son opéra le morceau qu’on lui avait demandé. L’air qui devait servir de champ clos aux deux virtuose, commençait par une ritournelle où se trouvait une note suspendue, confiée d’abord à la trompette, et que le chanteur devait reprendre ensuite ; puis venait le motif principal, que chacun des deux rivaux devait répéter tour à tour. Le trompette attaqua la note en question avec une douceur extrême, l’enflant successivement, la tenant suspendue au-dessus de l’accord, qui la portait un temps infini ; elle émerveilla le public. Farinelli, sans se déconcerter, saisit à son tour la balle au bond, comme on dit, caressa la note privilégiée, lui communiqua, piano, piano, la force, la chaleur et la vie, et la suspendit plus longtemps encore dans l’espace, comme un diamant de l’eau la plus pure qui éblouit l’oreille et l’imagination des auditeurs. Couvert d’applaudissemens frénétiques, Farinelli dut arrêter pendant quelques minutes la continuation du morceau. Il chanta ensuite la première partie de l’air avec un luxe de trilles et de caprices si étourdissant que la fermeté de l’artiste allemand en fut quelque peu ébranlée. L’instrumentiste cependant répondit au chanteur avec un talent qui balança le succès de son jeune et séduisant rival ; mais, lorsque Farinelli eut à redire la seconde partie de l’air, il lui fit subir de tels changemens, il l’enrichit de gorgheggi, d’étincelles et de mordenti si merveilleux, que le public enthousiasmé le proclama victorieux et lui décerna la palme. Le succès du sopraniste fut tel qu’on l’attendit à la sortie du théâtre et qu’on l’accompagna chez lui en poussant des cris d’admiration.

Nous ne suivrons pas le virtuose dont nous racontons la vie sur tous les théâtres et dans toutes les villes où il fut appelé après le succès éclatant qu’il avait obtenu à Rome. Il était à Vienne en 1724 et à Venise l’année suivante, où il parut dans la Didone abbandonata de Métastase, musique d’Albinoni, compositeur vénitien des plus féconds. Farinelli revint à Naples, où il excita une grande admiration dans une cantate dramatique de Hasse, qu’il chanta avec la Tosi, célèbre cantatrice de ce temps, qui possédait une belle voix de contralto. Après avoir été à Milan en 1726, puis à Rome, Farinelli se rendit à Bologne en 1727. Il y rencontra le sopraniste Bernachi, qui devait avoir sur sa carrière d’artiste la plus salutaire influence. Bernachi était un virtuose déjà célèbre, que ses contemporains avaient surnommé le roi des chanteurs. Élève de Pistochi, qui avait fondé à Bologne une école de chant très estimée, Bernachi a continué avec succès l’enseignement de son maître en formant à son tour un grand nombre de virtuoses distingués. Farinelli débuta à Bologne dans un opéra où il avait un duo à chanter avec Bernachi, dont la voix était sourde et médiocre. Le brillant élève de Porpora, qui n’avait qu’à montrer sa taille svelte et une charmante figure pour prévenir le public en sa faveur, commença par dérouler sur la phrase mélodique qui lui était confiée tout l’écrin de ses fioritures vocales, toutes les ingéniosités de sa fantaisie, qui lui avaient si bien réussi à Rome. Après un tumulte extraordinaire qu’avait soulevé dans la salle la bravoure prestigieuse de Farinelli, Bernachi reprit modestement le motif déjà entendu, l’exposa avec goût, sans le moindre artifice, et lui imprima un tel cachet de simplicité et de sentiment que son jeune rival en fut ému lui-même. Le public se prononça en faveur de Bernachi, et Farinelli, loin de se trouver humilié de cette victoire, s’avoua vaincu : il demanda des conseils à Bernachi pendant tout le temps qu’il passa à Bologne. J’ai assisté à une lutte semblable au Théâtre-Italien de Paris. C’était à une représentation de la Semiramide de Rossini : Mme Pisaroni chantait le rôle d’Arsace, et Mme Malibran représentait Semiramide avec toute la fougue de la jeunesse et les intempérances du génie. Le fameux duo du second acte, — Ebben a te ferisci, — était commencé, et Mme Malibran avait accumulé sur la phrase éclatante de l’allegro toutes les hardiesses d’une vocalisation incomparable. La Pisaroni, qui n’était rien moins que belle, reprit à son tour le motif de la réponse :

Or che il ciel ti rende il flglio
Dei sperar nel suo favor,


avec une telle largeur de style et un accent si pathétique, que le public comprit la leçon, et une voix s’éleva du parterre en s’écriant : Questo è il vero canto ! — voilà la vraie manière de chanter ! — Je n’oublierai jamais la figure de la Malibran pendant cette leçon indirecte qui lui fut donnée par une cantatrice supérieure, qu’elle a égalée depuis sans jamais la dépasser.

Farinelli parcourut de nouveau l’Italie, chantant tour à tour à Rome, Naples, Parme, Venise, qu’il visita plusieurs fois, et où il eut l’occasion de se mesurer avec les virtuoses les plus habiles de l’époque, tels que le sopraniste Gizzi, la Cuzzoni et la Faustina, qu’il devait retrouver à Londres quelques années plus tard En 1731, Farinelli se rendit à Vienne. C’était la troisième fois qu’il visitait cette grande ville de l’Allemagne, l’un des points de l’Europe où la musique et l’opéra italiens étaient le plus vivement appréciés. L’empereur Charles VI, qui régnait alors et qui fut le père de Marie-Thérèse, était un connaisseur, un amateur distingué, comme l’avaient été ses prédécesseurs Léopold et Joseph Ier. Élève de Fuchs, vieux maître de chapelle de la cour, à qui l’on doit un traité de composition qui n’est pas oublié[1], l’empereur Charles VI jouait lui-même du clavecin avec beaucoup de facilité. À l’époque de son couronnement comme roi de Bohême, il avait réuni dans la ville de Prague près de trois cents musiciens, tant chanteurs qu’instrumentistes, venus de tous les côtés de l’Allemagne et de l’Italie pour exécuter un grand opéra de Fuchs, Costanza e Fortezza. Un jour que Charles VI accompagnait au clavecin un morceau que lui chantait Farinelli, il fut étonné du luxe de trilles, d’appoggiatures et de gammes interminables dont le virtuose chargeait son style. « Pourquoi, lui dit le souverain avec calme, après avoir rendu justice à sa merveilleuse exécution, pourquoi prodiguez-vous ces ornemens qui défigurent la pensée du maître, et qui n’excitent que la surprise des sens ? Il serait plus digne de votre talent et de l’art que vous cultivez de produire l’émotion par des moyens plus simples et plus expressifs. » La leçon de l’empereur Charles VI, qui est de tous les temps et de tous les arts, acheva d’opérer dans Farinelli la transformation qu’avaient déjà commencée les conseils et l’exemple de Bernachi. C’est depuis lors que Farinelli est devenu le chanteur pathétique et touchant qu’on a admiré à Londres et à la cour d’Espagne.

C’est en 1734 que Farinelli, riche, célèbre et comblé de toute sorte de faveurs, quitta la péninsule italienne pour se rendre en Angleterre. Londres était alors, comme cette ville l’a toujours été depuis, le rendez-vous, le marché, pourrait-on dire, des virtuoses et des musiciens de l’Italie. Deux théâtres où l’on jouait l’opéra italien se disputaient la faveur du public. L’un était dirigé par Handel, qui y faisait exécuter ses propres ouvrages ; l’autre était sous l’influence de ses adversaires, car ce grand musicien, qui n’était pas d’un caractère facile, s’était aliéné toute la haute aristocratie du parti hostile à la cour, dont Handel était, le protégé. Porpora avait été mandé à Londres pour diriger ce second théâtre d’opéra italien qu’on voulait opposer à celui du grand maître saxon. Malgré la désertion de Senesino, célèbre contraltiste, qui s’était brouillé avec Handel, celui-ci, grâce à son génie, soutenait la lutte avec avantage. C’est alors que Porpora eut l’idée de faire engager son ancien élève Farinelli et d’opposer un virtuose incomparable aux chefs-d’œuvre de son rival, Farinelli débuta à Londres dans un opéra de liasse, Artaxercès, où il fit intercaler un air qu’avait composé pour lui son frère Richard Broschi. Ce morceau à tiroir, un de ceux qu’on appelait alors très justement aria di baule, air de voyage, parce que les virtuoses célèbres en avaient toujours leurs malles pleines, commençait par un effet de son soutenu semblable à celui qui avait fait le succès de Farinelli à Rome dans sa lutte contre le trompettiste allemand. Le public anglais, qui n’avait jamais rien entendu de semblable, éclata en transports d’enthousiasme qui durèrent pendant toute la représentation. À cette voix admirable, d’une étendue de plus de deux octaves, conduite avec un art suprême, à cette longue respiration qui permettait au chanteur de prolonger indéfiniment une note limpide ou émue, éclatante ou voilée, et de lui communiquer toutes les pulsations de la vie, tout le monde fut ébloui, et un amateur s’écria : « Il n’y a qu’un Dieu et qu’un Farinelli ! »

L’immense succès de Farinelli fit la fortune du théâtre que dirigeait Porpora et ruina le grand musicien que l’Angleterre avait adopté. C’est en partie à ce revers de l’entreprise de Handel que l’on doit la création des beaux oratorios qui sont aujourd’hui le vrai titre de sa gloire. Farinelli devint l’idole de la haute société de Londres. Admis à la cour, il y chanta plusieurs fois accompagné au clavecin par la fille du roi. Comblé de cadeaux, de chaînes, de bijoux, de tabatières enrichies de diamans, Farinelli gagna dans l’espace de trois ans jusqu’à cent vingt-cinq mille francs, somme considérable pour l’époque. Que les temps sont changés ! Il n’y a pas aujourd’hui de fils de jardinier, il n’y a pas de tonnelier ou de perruquier doué d’une voix de ténor quelconque, qui, après avoir été un peu débarbouillé par le premier professeur de chant venu, ne gagne 100,000 francs par an pour venir crier sur un théâtre les cinq ou six rôles qu’on lui a serinés. Pour un véritable et grand artiste comme M. Duprez, qui a été élevé dans le temple et nourri dès l’enfance de la parole du Seigneur, on ne voit et on n’entend que des manœuvres dégrossis qui savent à peine débiter la leçon apprise la veille. Tel n’était pas Farinelli. Esprit cultivé, homme de goût, de sentiment et de manières élégantes, Farinelli était fort recherché dans le monde qu’il charmait par son admirable talent[2].

Après trois ans de triomphes et de succès de toute nature, Farinelli quitta Londres et l’Angleterre à la fin de l’année 1736 pour se rendre en Espagne. Il traversa Paris, où il s’arrêta pendant quelques mois. Il chanta à la cour de Louis XV, et produisit une vive sensation sur le roi, qui témoigna sa satisfaction en faisant donner au virtuose son portrait enrichi de diamans et 500 louis. C’était l’époque où Jelyotte et Mlle Feel émerveillaient la France en chantant à l’Académie de musique le plain-chant des opéras des Rameau et de Campra. Les chanteurs italiens n’étaient pas revenus depuis la jeunesse de Louis XIV, et ils ne devaient reparaître qu’en 1752, année où s’engagea cette fameuse discussion que Rousseau a immortalisée par sa lettre éloquente sur la musique française. Quel rapport pouvait-il exister entre un virtuose comme Farinelli chantant au clavecin un air suave de Hasse, son compositeur favori, et les enfans de chœur émancipés qui chevrotaient à l’Opéra les tragédies lyriques du temps ? Quoi qu’il en soit, il est certain que Farinelli fut dignement apprécié à la cour de France, et qu’il quitta Paris en y laissant un souvenir durable de son merveilleux talent. Farinelli n’était appelé en Espagne par aucun engagement direct. Il y allait de son propre mouvement, pour voir Madrid et s’y faire entendre, et puis il devait retourner a Londres, où il avait laissé un grand nombre d’admirateurs. La destinée voulut que le brillant élève de Porpora restât pendant vingt-cinq ans attaché à la cour d’Espagne, comblé d’honneurs et jouissant auprès de deux rois, Philippe V et son fils Ferdinand VI, de l’autorité d’un favori et presque d’un ministre.

En effet, c’est sous le règne languissant de Philippe V que Farinelli arrive à Madrid, au commencement de l’année 1737. Ce pâle et triste roi de la race de Louis XIV, dont la princesse des Ursins nous a fait connaître la faiblesse et la dévotion puérile, qu’il a transmises avec son sang appauvri à toute la seconde branche de la famille des Bourbons, était tombé dans une léthargie telle qu’on ne savait comment le distraire. Il passait des journées entières dans ses appartemens, sombre, taciturne et négligé dans sa personne, sans qu’on pût obtenir de son esprit indolent qu’il s’occupât des affaires de son royaume. Lorsque la reine Elisabeth Farnèse de Parme apprit que le célèbre chanteur Farinelli était à Madrid, elle le manda à la cour et ordonna de préparer un petit concert dans l’appartement du roi, qui aimait la musique. Elle demanda au virtuose de choisir dans son répertoire quelques morceaux d’un style tempéré et d’un caractère mélancolique propres à réveiller les esprits du malade, à qui elle mesurait jusqu’aux plaisirs de l’hymen. Lorsque Philippe entendit les premiers sons de cette voix suave et limpide de Farinelli, il parut étonné comme s’il se réveillait d’un rêve pénible et voulut voir de plus près celui auquel il devait un si doux ravissement. Le roi fit à Farinelli les complimens les plus chaleureux et lui demanda quelle récompense il voulait pour lui avoir procuré un si grand bonheur. L’artiste, qui était sans doute instruit de la réponse qu’il avait à faire, dit au roi qu’il le priait de sortir de son appartement, de prendre soin de sa personne et de s’occuper des intérêts de ses états. On assure que Philippe prit l’avis de Farinelli en bonne part, qu’il secoua les vapeurs qui pesaient sur son cerveau et qu’il se mit à présider le conseil de ses ministres, où il n’avait pas paru depuis longtemps. Farinelli fut donc auprès du roi d’Espagne Philippe V ce qu’avait été le jeune David auprès du vieux roi Saül : un médecin de l’âme, un enchanteur qui par quelques sons mélodieux, rappelait à la vie un esprit égaré.

Elisabeth Farnèse était une femme trop habile et trop intéressée à diriger la volonté de son époux pour ne pas comprendre tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’admirable talent de Farinelli. Elle lui fit proposer de se fixer à Madrid en lui assurant 50,000 francs par an, à la condition qu’il ne chanterait jamais qu’à la cour et devant le roi. Farinelli accepta les conditions que lui faisait la reine, et pendant dix ans que vécut encore Philippe V, il chanta chaque soir quatre morceaux, parmi lesquels il y avait deux airs de Hasse : Pallido è il sole et Per questo dolce amplesso. Je ne veux pas oublier de dire que la reine Elisabeth, qui protégea Farinelli, avait inspiré dans sa jeunesse, à Parme, une vive passion à un compositeur exquis de son temps, à Astorga, dont la vie aventureuse est un vrai roman.

Sous Ferdinand VI, fils et successeur de Philippe V, qui avait hérité de la tristesse et de l’indolence de son père, la fortune et le crédit de Farinelli reçurent un plus grand accroissement encore. Après une scène tout à fait semblable à celle qui s’était passée dans les appartemens du petit-fils de Louis XIV, où le merveilleux sopraniste renouvela sur l’esprit troublé de Ferdinand VI le miracle qu’il avait opéré sur le père, Farinelli fut décoré à l’instant même de l’ordre de Calatrava et comblé des plus éclatantes faveurs. Nommé intendant des plaisirs et des spectacles de la cour, Farinelli fit établir un théâtre au palais de Buen-Retiro, où il fit entendre successivement les plus grands artistes de l’Italie. Comme cela arrive dans toutes les monarchies absolues où l’homme, même subalterne, qui approche familièrement le roi acquiert une grande importance, Farinelli, qui charmait les loisirs et soulageait la tristesse de Ferdinand VI, devint un favori puissant, une sorte de personnage quasi politique avec lequel les ambassadeurs et les ministres ne dédaignaient pas de compter. Le virtuose usa de son crédit extraordinaire avec une grande modération ; il fut humain, serviable, et sut être puissant en restant modeste. Un jour qu’il traversait les antichambres pour se rendre dans l’appartement du roi, où il avait le droit de pénétrer à toute heure, il entendit un officier des gardes qui disait à un autre : « Les honneurs pleuvent sur cet histrion, et moi qui sers depuis trente ans, je ne puis obtenir d’avancement. » — Farinelli passa outre sans paraître blessé de la remarque injurieuse de l’officier, mais en sortant de chez le roi il alla droit à lui en lui remettant un brevet d’avancement : « Je vous ai entendu dire il y a un instant que vous serviez depuis trente ans, mais vous avez eu tort de croire que ce fût sans récompense. » — Les faits de ce genre, qui prouvent le bon sens et l’esprit de justice de Farinelli pendant sa haute faveur à la cour d’Espagne, sont nombreux. Tout le monde connaît l’anecdote de ce tailleur de Madrid à qui Farinelli avait commandé un habit de gala et qui demanda en grâce au grand artiste, pour le paiement de sa note, de lui chanter un air. Farinelli, après avoir lutté de générosité avec ce tailleur mélomane, ferma sa porte à clé, se mit au clavecin et déploya devant son unique auditeur toute la magie de son talent. Le tailleur voulut enfin se retirer en exprimant au virtuose son admiration et sa reconnaissance. « Non pas, lui dit Farinelli, je vous ai cédé tout à l’heure, il est juste que vous cédiez à votre tour. » En prononçant ces paroles, l’artiste remit au tailleur une bourse qui contenait le double de la somme fixée par le mémoire.

C’est ainsi que pendant vingt-cinq ans Farinelli vécut à Madrid au sein des honneurs et des richesses. Perdu pour le public de l’Europe, il a consacré son talent merveilleux à distraire la mélancolie de deux pauvres rois d’Espagne, Philippe V et Ferdinand VI. Lorsque Charles de Bourbon quitta le royaume de Naples pour succéder à son frère Ferdinand sous le nom de Charles III, Farinelli fut congédié et reçut l’ordre de quitter l’Espagne. On a tout lieu de croire que la disgrâce du grand virtuose est due à un changement de politique du nouveau roi, qui signa le fameux pacte de famille, auquel il semble que Farinelli s’était toujours opposé, ce qui prouverait évidemment que le sopraniste exerçait une grande influence sur les affaires les plus importantes de l’état. Un autre fait qui vient à l’appui du rôle considérable que Farinelli a joué à la cour d’Espagne, c’est le mot de Marie-Thérèse. Un jour qu’un personnage de sa cour reprochait doucement à l’impératrice d’avoir honoré Mme de Pompadour d’une lettre de sa main, elle répondit en riant : « J’ai bien écrit à Farinelli ! » Charles III, qui après avoir heureusement gouverné le royaume de Naples devint le meilleur roi d’Espagne qui soit sorti de la maison de Bourbon, conserva à Farinelli toutes ses pensions en disant de lui : « Il n’a jamais abusé de la bienveillance de mes prédécesseurs. »

C’est en 1761 que Farinelli quitta l’Espagne et retourna en Italie. Il y avait vingt-sept ans qu’il en était absent, et il avait alors cinquante-six ans. Une partie de ses contemporains n’existaient plus. Farinelli n’eut pas la permission de revoir Naples, sa ville natale, et de s’y fixer, comme il le désirait, ce qui prouve une fois de plus que la politique n’était pas étrangère à sa disgrâce. Il choisit Bologne pour son séjour, cette ville heureuse et savante où il avait reçu une si bonne leçon du sopraniste Bernachi. Farinelli fit construire à une lieue de Bologne un palais somptueux, et c’est là qu’il passa les dernières années de sa vie. Il ne s’en absenta qu’une seule fois pour aller à Rome. Farinelli eut une audience du pape Benoît XIV, à qui il parla avec une certaine importance des richesses qu’il avait acquises et des honneurs qui l’entouraient à Madrid. Le pape Lambertini, qui était un homme d’esprit, lui répondit avec malice : Avete fatta tanta fortuna costà, perche vi avete trovata le gioie che avete perdutò in quà ; ce qui veut dire à peu près : « Parmi les richesses que vous avez acquises là-bas, vous n’avez pas trouvé… ce que vous aviez perdu ici. »

Farinelli vécut dans son palais, près de Bologne, en grand seigneur, en homme de goût qui avait fréquenté la haute société de son temps, aimant les arts, surtout celui qui avait fait sa fortune. Ses appartemens, richement meublés, étaient remplis des clavecins les plus rares ; il avait donné à chacun le nom d’un peintre célèbre. L’un de ces clavecins, qui lui avait été offert par la reine d’Espagne, s’appelait le Corrége ; d’autres portaient les noms de Titien et du Guide. Celui qu’il préférait était un clavecin qu’il avait acheté à Florence dans le commencement de sa carrière, et qu’il avait surnommé Raphaël d’Urbino. Une salle de son palais était garnie de tableaux des maîtres de Madrid et de Séville. On y remarquait plusieurs beaux portraits des rois d’Espagne ses protecteurs, et celui du pape Benoît XIV. Au nombre des portraits qu’on avait faits de lui, Farinelli conservait celui qui avait été peint en Angleterre par Amiconi, et dont je possède la gravure. Ami du père Martini, l’un des plus savans musiciens du XVIIIe siècle, à qui il fit cadeau d’une collection de livres rares qu’il avait rapportés d’Espagne, Farinelli recevait dans son palais presque tous les personnages célèbres qui allaient exprès à Bologne pour le visiter. Le docteur Burney, savant anglais à qui nous devons une histoire de la musique, alla voir Farinelli en 1771. Il a consigné dans son voyage en Italie[3] l’entretien qu’il eut avec le célèbre sopraniste. Farinelli regrettait beaucoup le temps heureux de sa faveur à la cour d’Espagne, tout en avouant que les dix premières années qu’il avait passées près du mélancolique Philippe V, en lui chantant tous les jours les mêmes morceaux, avaient été bien dures ; mais il était jeune alors, et on regrette toujours gli anni felici. Voici comment s’exprime le docteur Burney dans le premier volume de l’ouvrage cité : « Ce sera faire un grand plaisir à tous les amateurs de musique, et surtout à ceux qui ont été assez heureux pour entendre Farinelli, que de leur apprendre, que ce grand virtuose vit encore, qu’il jouit d’une bonne santé et de toutes ses facultés. Je l’ai trouvé plus jeune que je ne l’aurais pensé. Il est grand, mince, et se tient à merveille. Il savait déjà que j’avais une lettre pour lui. Il a eu la bonté de me conduire chez le père Martini, dans la bibliothèque duquel j’ai passé une partie de mon temps. Comme je disais que j’avais le plus vif désir de connaître deux hommes aussi célèbres que Farinelli et le père Martini : « Oh ! dit le virtuose en soupirant, ce qu’a fait le père Martini restera,… tandis que le peu de talent que j’ai possédé est déjà oublié ! »

Cette triste réflexion de Farinelli révèle une intelligence éclairée, peu commune chez les artistes, même les plus éminens.’Duclos, qui fit un voyage en Italie en 1767, parle aussi de Farinelli avec considération. « Il y avait alors à Bologne, dit-il, un homme ou plutôt un personnage qui avait joué un grand rôle à la cour d’Espagne : c’était le célèbre castrat Farinelli. Après avoir fait connaître son talent dans les principales villes de l’Europe, il s’était fixé à la cour d’Espagne. Il disait que pendant sa faveur il regrettait sa vie libre et vagabonde,… et que des chaînes, pour être des chaînes d’or, n’en étaient pas moins pesante. Farinelli, qui est riche, tient à Bologne une bonne maison, qui ne le préserve pas de la mélancolie. Il paraît regretter son esclavage, comme il regrettait jadis sa liberté. » Un voyageur allemand, Keyssler, qui visita l’Italie dans les premières années de la carrière de Farinelli, dit de ce grand virtuose : « De tous les chanteurs italiens de nos jours, il n’en existe aucun qui, pour l’habileté de la vocalisation et la beauté de la voix, puisse rivaliser avec Farinelli. Il possède, sans effort, vingt-trois notes d’étendue. Personne ne se rappelle avoir rien entendu de semblable. On est persuadé qu’il a été favorisé par la vierge Marie, pour qui sa mère avait une dévotion particulière. »

Parmi les grands personnages qui vinrent visiter Farinelli dans sa somptueuse retraite de Bologne, il faut citer l’électrice de Saxe. C’était en 1772. Après un grand déjeuner qu’il donna à la princesse, Farinelli se mit au clavecin, et chanta d’une voix qui n’était plus jeune un air de sa composition. « J’assistais à l’exécution, dit Casanova dans ses mémoires, et je vis, non sans quelque surprise, l’électrice enchantée se précipiter dans les bras du virtuose en s’écriant avec exaltation : Je mourrai contente désormais, puisque j’ai eu le bonheur de vous entendre. » Ce drôle de Casanova, dont les volumineux mémoires sont un des livres les plus curieux qu’on puisse consulter sur les mœurs de l’Europe au XVIIIe siècle, raconte une anecdote, sur Farinelli dont ne parle aucun des nombreux biographes du célèbre sopraniste. Farinelli avait un frère, Richard Broschi, qui fut un compositeur de quelque talent. Il avait écrit pour le virtuose un air devenu célèbre, Son qual nave, que Farinelli fit admirer de toute l’Europe. Le grand chanteur avait adopté un fils de son frère Richard ; il l’avait marié à une personne de bonne maison, et le jeune couple vivait avec lui dans son palais. Farinelli, qui avait inspiré dans sa vie des sentimens qui peuvent nous paraître étranges, mais que l’histoire des sopranistes a consignés dans ses annales secrètes, s’éprit à un âge fort avancé d’une belle passion, c’est le cas de s’exprimer ainsi, pour les charmes de sa nièce. La nièce accueillit assez mal les soupirs de son oncle illustre. Il avait beau lui chanter d’une voix chevrotante Pallido è il sole et Per questo dolce amplesso, ces deux fameux airs de Hasse, qui avaient attendri Philippe V : la nièce se montra insensible, et n’eut pas besoin de se boucher les oreilles pour rester fidèle à son mari. Furieux du dédain qu’il inspirait, dit Casanova, Farinelli prit une détermination peu digne de son caractère : il fit voyager son neveu, et claquemura sa jeune épouse dans son appartement pour l’avoir constamment sous les yeux. Cette passion malheureuse empoisonna les dernières années de la vie du grand chanteur. Il mourut dans son palais, près de Bologne, le 15 juillet 1782, âgé de soixante-dix-sept ans.

La vie de Farinelli a été racontée par un grand nombre de biographes dans presque toutes les langues de l’Europe. Le théâtre, le roman, se sont emparés de son nom et en ont fait le sujet de fictions plus ou moins heureuses. Tout le monde connaît en France le petit opéra de Gaveaux, le Bouffe et le Tailleur, bâti sur une anecdote de la vie du sopraniste que nous avons racontée. Indépendamment du charmant opéra-comique, la Part du Diable, dont Farinelli est le héros, Scribe a publié un roman sous le titre de Carlo Broschi, où il a introduit le fait curieux de la passion tardive de Farinelli pour la femme de son neveu. Une vie de Farinelli, par le père Sacchi, parut à Venise en 1784[4], deux ans après la mort du célèbre chanteur. Le poète Wieland a publié dans le Mercure allemand de l’année 1788 une notice intéressante sur Farinelli. Le voyage en Italie du docteur Burney, ce qu’il dit de Farinelli dans son Histoire de la Musique, les ouvrages de Gerber, de Grossi, de Mancini, etc., sont des sources diverses où l’on trouve des renseignemens sur la vie et le talent du célèbre sopraniste. Enfin, dans le second volume de la deuxième édition de sa Biographie universelle des musiciens, M. Fétis a résumé avec clarté les faits connus de la vie de Farinelli.

Farinelli a été incontestablement le plus admirable virtuose de l’époque où il a vécu. Doué d’une voix de soprano très étendue, douce, flexible et d’une limpidité sans égale, il reçoit tout enfant les conseils de Porpora, c’est-à-dire du plus excellent maître qu’il y eût alors en Italie. Il débute à Rome à l’âge de dix-sept ans dans tout l’éclat de sa première jeunesse, et il enchante le public par les qualités naturelles qui le distinguent et quelques artifices de vocalisation. Il parcourt triomphalement les grandes villes de la péninsule, se mesure avec les artistes les plus habiles de son temps ; mais il rencontre à Bologne un rival redoutable, le sopraniste Bernachi, qui lui révèle une manière supérieure de chanter, dont Farinelli a le bon sens de profiter. À Vienne, où Farinelli se rend pour la troisième fois, en 1731, il trouve dans l’empereur Charles VI un homme de goût qui achève, par ses conseils éclairés, de modifier son style, encore trop brillant. Devenu un chanteur pathétique et touchant, Farinelli quitte l’Italie en 1734, et il se rend à Londres, où pendant deux ans il est l’idole du public anglais. En 1736, la destinée conduit Farinelli en Espagne, et lui ménage la plus grande fortune que puisse rêver un virtuose. Favori de deux rois malades dont il distrait la mélancolie par le charme de sa voix, Farinelli devient un personnage important dont l’influence se fait sentir jusque sur les affaires d’état. Renversé brusquement de la position élevée qu’il avait occupée pendant vingt-cinq ans, Farinelli retourne en Italie en 1761, et se fixe à Bologne, ne pouvant revoir la ville de Naples, qui lui avait donné le jour. C’est dans un beau palais qu’il s’est fait construire à une lieue de Bologne qu’il achève sa brillante carrière, et qu’il meurt vingt et un ans après avoir revu son pays. Riche, célèbre, visité incessamment par les voyageurs les plus distingués de l’Europe, Farinelli ne peut oublier cependant le temps heureux de sa puissance à la cour d’Espagne ; il pleure en regardant les portraits de Philippe V et de Ferdinand VI, et il attriste encore ses derniers jours par une passion malheureuse qui est moins rare qu’on ne le croit dans la vie des sopranistes. Un grave reproche pèse sur la mémoire de Farinelli et sur celle de Caffarelli, son condisciple, dont nous aurons à nous occuper une autre fois : riches tous les deux, ces deux célèbres sopranistes, qui remplissent le XVIIIe siècle de leur nom, ont laissé mourir de misère, à l’âge de quatre-vingts ans, leur maître, l’illustre Porpora ! Il ne faut pas craindre de le dire, ce n’est guère par les sentimens de reconnaissance que se distinguent ces talens magiques, mais éphémères, qui enchantent toute une génération. Sortis presque tous des classes infimes de la société, les chanteurs et les artistes dramatiques en général qui arrivent au succès et à la fortune sont saisis tout à coup d’un vertige de vanité qui tarit en eux les bons penchans qu’ils avaient reçus de la nature. L’histoire des virtuoses est remplie d’exemples d’ingratitude, et tel fils de chaudronnier qui gagne cent mille francs à estropier des chefs-d’œuvre dont il ne comprend pas l’esprit ne se souvient plus du pauvre maître qui lui a appris à balbutier la langue divine de l’art.

Né au commencement du XVIIIe siècle, alors que la musique dramatique était aussi presque dans l’enfance, Farinelli fut un phénomène de l’art de charmer les hommes par les prodiges de la voix. Porpora développa l’organe merveilleux qu’il n’avait pas reçu, hélas ! de la bonne et simple nature, et il lui communiqua son goût exagéré pour un genre d’ornemens alors très à la mode, appoggiatures, trilles, en style d’école, et dont les cantates de Porpora sont aussi chargées que les sonates de Corelli, de Durante ou de Domenico Scarlatti. Le temps, l’expérience, l’exemple de Bernachi et les bons avis de l’empereur Charles VI donnèrent au goût de Farinelli une direction plus sévère : l’artiste simplifia son style, et devint en peu d’années le plus admirable chanteur qu’on eût jamais entendu. Il étonna l’Europe, il gouverna un royaume par les accens pathétiques d’une voix incomparable, et a laissé dans l’histoire un nom qui représente l’âge héroïque de la mélodie et de l’art de chanter.

J’ai eu le bonheur de rencontrer à Munich, en 1826, le vieux ténor Ronconi, le père de l’artiste distingué que nous avons applaudi pendant si longtemps à Paris. Ronconi, qui avait parcouru une carrière brillante comme chanteur dramatique, était alors professeur de chant des princesses de Leuchtenberg, les filles du prince Eugène Beauharnais. Il me donna quelques conseils, et je me plaisais à interroger ses souvenirs sur les grands chanteurs qu’il avait pu entendre. Ronconi m’entretenait souvent de Farinelli, qu’il n’avait jamais vu, mais dont un vieux sopraniste qu’il avait connu dans sa jeunesse lui avait parlé avec enthousiasme, en lui expliquant la méthode qui dirigeait le talent exquis de l’élève de Porpora. Par les écrits de Mancini, qui, dans son livre d’Il canto figurato, expose longuement la manière de chanter de Farinelli, par les nombreux détails qu’ont recueillis les voyageurs et les biographes contemporains, par la tradition du vieux sopraniste qu’avait connu Ronconi, et que celui-ci me révélait de sa vieille voix de ténor, j’ai pu me faire une idée du style admirable de Farinelli, chantant au roi d’Espagne Philippe V les deux fameux airs de Hasse, Pallido è il sole et Per questo dolce amplesso.

P. SCUDO


ESSAIS ET NOTICES

LE COMMERCE ÉTRANGER EN CHINE.


Shang-haï, 1er  août 1861.

Les affaires de Chine vont mal. On n’a pas à signaler de grands désastres, et pourtant mieux vaudraient peut-être de sérieuses difficultés avec l’espoir d’un avenir prospère que la triste et morne situation où nous sommes placés. Tout malheureusement semble devoir rester ainsi jusqu’à ce qu’une nouvelle catastrophe, guerre ou révolution, change de nouveau et totalement l’aspect des choses.

La guerre est finie : la Chine a senti durement le poids de notre colère, les traités sont en pleine vigueur, les grands ports du nord sont ouverts à notre commerce, le Yang-tsé-kiang a porté des centaines de navires anglais et américains jusqu’au cœur même de la Chine : cependant le commerce languit et dépérit, et Chinois et Européens sont plus éloignés les uns des autres qu’ils ne l’ont jamais été.

M. Bruce et M. de Bourboulon, le ministre anglais et le ministre français, se trouvent à Pékin : ceci est assurément fort bien ; mais l’empereur Hien-foung reste à Zehol, et ne rentrera probablement jamais dans sa capitale, « souillée par la présence des Barbares, » et ceci est assurément fort mal. On dit que le prince Koung le remplace plus que suffisamment, puisque l’empereur est hébété par la débauche, tandis que le prince Koung semble un fonctionnaire zélé et intelligent ; mais ce raisonnement n’est au fond qu’un sophisme. Puisque nous avons tant fait pour imposer la présence de nos ministres à la cour de Pékin, c’était pour que nous pussions nous trouver en relations directes avec cette cour, et pour éviter ainsi les lenteurs et les difficultés qui, dans le passé, étaient résultées de l’obligation de s’adresser au gouvernement par des intermédiaires. Or cet inconvénient existe encore. Koung est plénipotentiaire comme l’étaient ses prédécesseurs, qui tant de fois ont bafoué nos agens diplomatiques. S’il ne se permet pas dès aujourd’hui de se moquer de ses collègues les plénipotentiaires de France et d’Angleterre, c’est qu’il a encore trop peur, c’est qu’il se souvient encore trop bien de la présence de ces brillans soldats qui ont pris Takou, battu San-ko-lin-tsin, brûlé Yun-min-yun, pris Pékin, et qui ont fait un choix si intelligent parmi les objets d’art et de curiosité du palais impérial ; mais le souvenir de ce châtiment peut avec le temps perdre de sa puissance, et si le gouvernement tartare survit au coup de grâce que nous lui avons donné, il peut très bien tenter un jour de faire effort pour recouvrer son ancienne indépendance.

Depuis l’ouverture de la Chine jusqu’à ce jour, les Allemands avaient vécu ici sur un pied de parfaite égalité avec les nationaux des contrées ayant conclu des traités avec la Chine. Le gouvernement prussien a eu le dangereux amour-propre de vouloir conclure des traités spéciaux. Il a donc envoyé en Chine un ambassadeur, M. le comte d’Eulenbourg, qui se trouve en ce moment à Tien-tsin, mais qui, malgré tout le zèle qu’il déploie, n’a pas encore pu obtenir ce qu’il demande. Ceci est d’autant plus remarquable que dans le passé le gouvernement chinois n’avait jamais fait de difficultés pour laisser d’autres nations participer aux privilèges qu’il avait été forcé d’accorder à la France, à l’Angleterre, à l’Amérique et à la Russie. Il est probable cependant que le comte d’Eulenbourg finira par emporter le traité qu’il sollicite, car il est doué d’une patience vraiment chinoise, et c’est d’ailleurs un homme fort intelligent, qui saura lancer quelques menaces à propos. S’il était assuré de l’appui de M. Bruce, son succès deviendrait encore plus probable. L’Angleterre est aujourd’hui maîtresse en Chine, et ses fonctionnaires y exercent un pouvoir discrétionnaire. Il semble que l’on devrait associer le nom de la France au nom de l’Angleterre, et que la Russie et l’Amérique auraient bien aussi quelques mots à dire touchant les affaires de la Chine ; mais en vérité, en dehors de la Russie, qui a ses ambitions toutes particulières, la seule puissance politique en Chine, c’est l’Angleterre : M. Bruce à Pékin, M. Parkes à Canton, voilà les rois du nord et du sud du Céleste-Empire. La France est fort bien représentée, mais elle n’a rien à représenter, car ses soldats partis, et on ne les tiendra pas ici éternellement, il n’y aura plus dix Français en Chine. La Russie n’entre d’aucune manière en lice avec l’Angleterre ; elle arrondit ses territoires au nord et à l’ouest du Céleste-Empire, et ne fait aucun commerce sur la côte orientale, tandis que l’Angleterre ne se soucie nullement de nouvelles concessions territoriales et ne pense qu’aux moyens de développer et d’assurer le commerce de thé, de soie,.d’opium et de coton qui se fait dans les ports ouverts aux étrangers. Quant à l’Amérique, le prince Koung prend un ton assez haut avec elle. Instruit sans aucun doute des difficultés contre lesquelles le gouvernement de Washington lutte en ce moment, et sachant que la flotte américaine sera prochainement rappelée des eaux de la Chine, il semble vouloir essayer jusqu’où il peut pousser l’oubli des traités conclus avec les États-Unis. Tandis que les Anglais ont le droit de voyager par toute la Chine et que les mandarins leur fournissent des passeports à cet effet, un Américain qui a voulu se rendre dernièrement à Kiachta a été arrêté et renvoyé, et on lui a signifié qu’il n’avait point la permission de se promener dans l’intérieur de la Chine. Cela ne passera sans doute pas ainsi, mais c’est un premier essai tenté au moment opportun. Que l’occasion se présente, et l’Angleterre et la France auront à se plaindre à leur tour. Aujourd’hui ces pays sont encore très forts ici, trop forts peut-être, car leur attitude est presque une insulte pour le gouvernement chinois.

Dernièrement un haut mandarin de Canton s’est rendu coupable d’atroces cruautés envers des prisonniers. Les commissaires alliés l’ont saisi, l’ont jugé, l’ont destitué et condamné à quarante jours de prison. Cet événement a causé une grande émotion à Canton. Les habitans de cette ville ont été indignés de voir l’autorité de leurs chefs méconnue ; il y a eu presque une émeute ; on a jeté des pierres aux soldats étrangers, et les commissaires alliés se sont crus obligés de justifier leur manière d’agir par une notification qui se termine ainsi : « Maintenant que vous connaissez tous les motifs de l’arrestation, laissez la justice suivre son cours. Le magistrat de Pwan-yeu a été remplacé dans ses fonctions ; que son absence ne soit donc le sujet d’aucune inquiétude. Continuez à vaquer sans crainte à vos occupations journalières sans chercher à troubler la tranquillité publique par de vaines manifestations qui ne pourraient qu’être fatales à leurs auteurs, en attirant sur leurs têtes un châtiment aussi prompt que sévère. » C’est très bien, on ne saurait trop sévir contre la cruauté chinoise ; mais que dire d’un gouvernement mis en tutelle de cette façon ? Les commissaires alliés trouvent qu’un mandarin se conduit mal : ils le destituent, le condamnent à quarante jours de prison et nomment un autre fonctionnaire à sa place. Qui est maître en Chine ? Ne serait-il pas plus simple de mettre une commission alliée sur le trône de Pékin que d’y maintenir le roi fainéant qui est censé y siéger ? De facto nous sommes déjà maîtres de la Chine, pourquoi ne pas le devenir de jure ? Nous sommes bien assez forts pour pouvoir marcher jusqu’au bout dans la voie qui est ouverte.

L’année commerciale 1860-1861 est terminée (30 juin). On a exporté de Chine d’immenses quantités de soie et de thé. Tous les résultats des années précédentes sont dépassés. Les tableaux statistiques publiés à Hong-kong et Shang-haï donnent les chiffres suivans :


Soie Pour l’Angleterre 76,644 balles
Pour Marseille 8,468
Pour les États-Unis 1,973
Thé Pour l’Angleterre 90,066,160 livres
Pour les États-Unis 28,194,897 livres

L’année 1859-1860 avait donné les résultats suivans :


Soie Pour l’Angleterre 64,163 balles.
Pour Marseille 5,235
Pour les États-Unis 1,919
Thé Pour l’Angleterre 85,560,452 livres
Pour les États-Unis 31,720,827 livres

On devrait croire, d’après ces chiffres, que le commerce a prospéré ; mais il n’en est rien. Une espèce de fièvre a régné sur les marchés de Chine. Tout le monde a eu peur de ne pas pouvoir acheter assez, beaucoup de personnes ont acheté trop, et presque toutes à des prix qui ne laisseront point de profits.

La raison pour laquelle les soies et les thés n’arrivent plus sur les marchés de Canton et de Shang-haï comme par le passé est la présence des rebelles dans les provinces du Ché-kiang et du Kiang-su. Ils interceptent tous les envois à tel point que ce sont à présent les étrangers qui vont chercher les soies dans l’intérieur de la Chine, au lieu d’attendre qu’on les leur apporte dans leurs magasins. Cette manière de procéder a quelques légers avantages et de sérieux inconvéniens ; elle permet au marchand étranger d’acheter quelquefois à de bas prix, mais elle l’expose à des risques assez graves. Jadis la soie était en sûreté du moment où elle était achetée ; le marchand ne la payait qu’après l’avoir reçue à Shang-haï ou Canton, où il pouvait la garantir contre les voleurs et l’assurer contre l’incendie. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi : on achète bien encore certaines quantités de soie dans les ports mêmes, mais presque tous les marchands sont obligés d’envoyer des agens dans l’intérieur pour y compléter leur stock. Or la soie est un article fort cher ; pour l’acheter, il faut emporter beaucoup d’argent, et dans l’intérieur de la Chine on rencontre partout des hordes de voleurs et de brigands. Les Européens et Américains qui escortent les convois de soie sont ordinairement des hommes intrépides, et qui, armés jusqu’aux dents, ne s’effraient point de quelques pillards isolés ; mais que peuvent-ils faire lorsqu’ils sont attaqués par des hordes de plusieurs centaines, de plusieurs milliers d’hommes ? L’autre jour, les bateaux d’une grande maison de commerce de Shang-haï ont été attaqués et pillés. Les voleurs ont fait une bonne affaire ; ils ont trouvé 100,000 taëls, c’est-à-dire 800,000 francs. Quelques jours plus tard, un autre convoi a été surpris ; les voleurs (c’étaient cette fois des rebelles) se sont emparés de cinquante balles de soie (pour 120,000 francs). Grâce à l’intervention du gouvernement anglais, une partie de la propriété volée a été recouvrée ; mais cela ne se passe pas souvent ainsi.

Les dangers d’être dévalisés ne sont pas les seuls que courent les marchands qui pénètrent dans l’intérieur. Il est impossible d’y inspecter la soie aussi scrupuleusement qu’on le fait à Shang-haï, si on n’y traite pas avec des marchands connus et dont la réputation offre certaines garanties. Il arrive alors souvent qu’un achat qui semblait avantageux en province se trouve une fort mauvaise affaire au moment de l’inspection de la marchandise à Shang-haï. Tout cela est la faute des rebelles, et les marchands sont naturellement unanimes à les maudire du fond de leurs cœurs. Ces gens sont en effet une véritable peste pour ce malheureux pays, et la patience des Anglais, qui sont à présent en contact journalier avec eux, commence même à se lasser. Déjà le principe de non-intervention, que l’Angleterre prétendait vouloir maintenir ici, a été violé à diverses reprises. La défense de Shang-haï était une intervention en faveur du gouvernement tartare. Sans cette intervention, les Taï-ping seraient aujourd’hui maîtres du grand port du Yang-tsé-kiang, et la cour de Pékin ne recevrait pas un quart des revenus qui servent à payer l’indemnité de la dernière guerre franco-anglaise contre la Chine. On va plus loin aujourd’hui : défense expresse est faite aux rebelles de s’approcher de Shang-haï, Housung, Ning-po et des autres villes où résident des étrangers. Les troupes impériales se concentrent là où elles se savent protégées par des forces européennes, portent de là leurs coups aux armées des Taï-ping et trouvent un refuge assuré après avoir essuyé une défaite. Quelques milliers de soldats européens suffisent pour maintenir en respect d’une part le gouvernement impérial, de l’autre le gouvernement révolutionnaire d’un pays de 400 millions d’habitans. C’est incroyable, et c’est ainsi.

Le commerce d’importation n’est pas plus heureux que le commerce d’exportation. On avait espéré que l’ouverture des grands ports du nord et du Yang-tsé-kiang centuplerait la demande des manufactures de Manchester et de Glasgow ; mais il n’en est rien. Il est prouvé à présent que les grands marchés de Han-kow et de Tien-tsin ont de tout temps trouvé de quoi satisfaire leurs besoins de produits européens, et qu’en y allant nous ne faisons que remplacer les agens chinois qui avaient l’habitude d’envoyer de Canton et de Shang-haï ce que l’on pouvait vendre à Han-kow et à Tien-tsin en fait de cotonnades anglaises et américaines. Les marchands d’opium ont été également trompés dans leurs spéculations ; il se trouve que l’on cultive dans l’intérieur de la Chine le pavot sur une vaste échelle et qu’on y produit de l’opium qui, à cause de son bon marché, peut rivaliser avec les belles, mais coûteuses qualités des Indes. Les marchands d’opium, en l’apprenant, ont bien été un peu désappointés, mais ils ont eu la satisfaction d’avoir trouvé le meilleur argument contre ceux qui les accusaient de démoraliser la Chine. Puisque l’opium est un produit indigène, puisque les Chinois ne dépendent en aucune manière des Européens pour s’empoisonner, si cela leur fait plaisir, ce n’est plus les Européens qu’il faut accuser, de la démoralisation de la Chine par l’opium.

Un autre fait auquel on attribue en partie la mauvaise marche des affaires, c’est le régime appliqué à la douane chinoise. Dans ses rapports avec le commerce occidental, cette douane est actuellement surveillée et dirigée par des fonctionnaires européens au service du gouvernement chinois. L’idée d’un tel arrangement est due à lord Elgin ; le gouvernement chinois en parait fort satisfait, mais les commerçans étrangers ne le sont point. Le hasard a voulu que les meilleures places dans le nouvel établissement aient été données à des protégés de lord Elgin, à des amis et parens des membres des légations française et américaine. C’est à cette circonstance que j’attribue l’esprit d’hostilité qui dès le principe s’est établi entre les officiers de la douane et la communauté étrangère ; mais depuis lors cette antipathie est allée toujours croissant, elle, a même dégénéré en guerre ouverte. Il y a quelques semaines, deux officiers de la douane de Shang-haï ont été condamnés chacun à 500 dollars d’amende pour avoir insulté M. Meadows, le consul anglais. Dernièrement le journal de Hong-kong, le Daily Press, qui, dans toutes les discussions locales, se trouve toujours au plus fort du feu, appelait les douaniers des « chiens mercenaires » (mercenary hounds), et accusait leur protecteur lord Elgin de s’être vendu au gouvernement chinois (bribery and corruption). M. Moreau, le rédacteur du Daily Press, est un homme terrible. Rien ne l’arrête, menaces, amendes, prison : il va toujours de l’avant ! Les gouverneurs, les missionnaires, les ambassadeurs, les marchands, l’armée et la marine, il n’épargne rien ni personne. Il faut dire cependant qu’il n’est pas le seul à élever la voix contre le système de lord Elgin. Au contraire ce système est condamné à l’unanimité par les communautés marchandes des divers ports de la Chine.

Ainsi aux prises avec les rebelles et les brigands dans l’intérieur et avec les officiers de douane dans les ports, les commerçans de Chine sont d’assez mauvaise humeur, et il faut avouer qu’ils ont quelque raison de se plaindre. Le séjour en Chine n’est pas bien agréable, et on ne consent généralement à y rester qu’à la condition d’être largement payé pour sa peine. Or on ne l’est nullement en ce moment, bien au contraire. Beaucoup de commerçans paient cher l’honneur de soutenir leur réputation de négocians à grandes affaires au milieu de toutes ces difficultés, que nous avons jugé utile d’exposer, parce qu’elles caractérisent la situation actuelle de la Chine.


RODOLPHE LINDAU.


Athènes, décrite et dessinée par H. Ernest Breton.[5]

Athènes attire depuis un siècle l’attention des voyageurs et des savans ; elle les occupera encore plus d’un siècle. Beaucoup l’ont décrite, beaucoup la décriront de nouveau, non-seulement parce que les découvertes, fortuites ou cherchées, régénèrent le sujet, mais parce que le point de vue, l’intérêt, le goût, se modifient avec chaque génération. Stuart, Revett et les architectes érudits du XVIIIe siècle, qui dessinaient les ruines de la Grèce, ne les considéraient pas du même œil que Blouet et Cockerell au moment de l’affranchissement des Hellènes. Depuis trente ans, le sentiment avec lequel les modernes contemplent les chefs-d’œuvre grecs s’est également modifié, parce que la science a pénétré plus avant et parce que l’art s’est mieux assimilé l’esprit antique. Les pensionnaires de Rome qui ont relevé après Blouet le plan et les détails des temples de Sunium et d’Égine par exemple se sont bien plus approchés de la vérité que n’avait pu le faire leur prédécesseur. Telle est la loi du progrès, telle est la moralité des études persévérantes.

Athènes, non plus que Rome, ne lassera jamais l’admiration, sous quelque forme qu’elle se présente. Une des formes les plus accessibles aux gens du monde, parce qu’ils trouvent sous un volume restreint une grande quantité de faits et, à côté d’explications claires, des dessins qui les éclaircissent encore, c’est le genre de publication adopté par M. Breton. Il entreprend de décrire Athènes, comme Pausanias l’a décrite, en s’y promenant de quartier en quartier, en nous racontant ce qu’il voit et en dessinant tout ce qui lui semble digne d’intérêt. Les monumens les plus beaux remplissent une ou plusieurs planches ; les ruines moins importantes sont reproduites par des dessins insérés dans le texte, et les détails ou les fragmens, les petits objets tels que vases, médailles, terres cuites, inscriptions, sont le sujet de simples vignettes.

Quelle est la portée scientifique de ce livre de M. Breton, où il fait pour Athènes ce qu’il a fait jadis pour Pompéia dans un ouvrage dont les éditions se sont promptement succédé ? Il y a deux manières de servir la science, d’abord en la créant, ensuite en la répandant. S’attaquer à un sujet difficile ou inconnu, l’éclairer par des recherches patientes, par des rapprochemens historiques, par des fouilles, par des découvertes matérielles qui entraînent des conséquences théoriques, atteindre le premier la vérité et la démontrer, voilà l’archéologie militante, celle qui fait des conquêtes. Toutefois l’effort même, la concentration que demandent des études de ce genre, ne permettent que d’embrasser un sujet restreint. C’est pour cela qu’un lieu aussi riche en antiquités qu’Athènes a déjà été l’objet d’investigations si nombreuses et si diverses, sans que la matière ait été épuisée. Au contraire, ne s’attacher à aucun point particulier, mais les résumer tous, analyser ce qu’ont découvert les savans des divers pays et des divers âges, donner à leurs démonstrations érudites une forme plus rapide et moins technique, être à la fois un docte cicérone et un antiquaire de goût, faire honneur à ses devanciers en attribuant à chacun la part d’éloges qui lui revient, être l’écho désintéressé de leurs opinions, les comparer, les amender quelquefois par des réflexions personnelles, juger les hommes en même temps que les choses, en un mot répandre ce que d’autres ont découvert, tel est le rôle de l’archéologie critique, qui s’adresse à un plus grand nombre de lecteurs. M. Breton est un critique, et son livre est un résumé de tout ce qui a été écrit sur Athènes, auquel s’ajoutent les observations de l’auteur.

L’Acropole tient la première moitié du volume : c’est un terrain sur lequel je me garderai bien de m’engager. On se rappelle le siège de cette ville où les assiégés rangèrent devant la brèche ouverte tous leurs prisonniers, bien sûrs que l’ennemi n’oserait tirer sur ses propres troupes. Ne suffit-il pas de nommer les Propylées, le Parthénon, le temple de Minerve Poliade, le temple de la Victoire sans ailes, la grotte de Pan, pour faire comprendre l’intérêt inépuisable d’un semblable sujet ? On prétend qu’une commission scientifique sera prochainement envoyée par le roi de Prusse, avec des fonds considérables, afin d’achever le déblaiement de l’Acropole. Il reste en effet des points inconnus, parce qu’ils sont couverts de terres amoncelées, notamment dans la partie orientale de la citadelle et dans l’angle septentrional des Propylées. Non-seulement le plateau supérieur, mais le pied du rocher, tous les talus qui en cachent la base, recèlent des richesses inexplorées, sculptures, fragmens rejetés par les barbares des différens âges, inscriptions. Si les travaux sont entrepris sur une grande échelle et conduits à leur fin, il est évident que, le sujet étant renouvelé, des publications plus complètes sur l’Acropole seront nécessaires. Ainsi un flot pousse le flot, ainsi une trace efface une autre trace. C’est dans la science surtout que les livres sont rapidement condamnés à l’oubli.

Après l’Acropole, M. Breton parcourt la ville et en décrit les monumens et les ruines : le temple de Thésée, qui a conservé sa frise malgré la redoutable. visite que lord Elgin a faite jadis à Athènes, et qui a été transformé en musée par les Grecs modernes ; le temple de Jupiter Olympien, dont les colonnes gigantesques, élevées par l’empereur Adrien, surpassent en beauté tout ce que les Romains ont élevé en Italie à la même époque ; la tour des Vents, en marbre, de forme octogonale, sur chacun des côtés de laquelle est sculptée l’image d’un des huit vents principaux ; le portique de l’Agora, qui nous apprend ce qu’était l’ordre dorique au siècle d’Auguste ; le portique des Éponymes, dont les cariatides terminées en serpent ont été retrouvées dans les caves des maisons voisines ; le théâtre de Bacchus, le portique d’Eumène, le monument de Thrasyllus, souvenir d’une victoire chorégique ; le monument de Lysicrate, type du corinthien grec ; le stade, le pnyx, l’aréopage. Comment énumérer tant de restes précieux, tant de souvenirs qui ajoutent à la beauté des ruines ? Ceux qui ont vécu plusieurs années au milieu de ces splendeurs chercheront en vain dans l’ouvrage de M. Breton quelque reflet de leur émotion et une chaleur éloquente. Décrire était le seul but que se proposait l’auteur ; il ne se départ pas de l’exactitude et de la sécheresse des descriptions. Ses dessins parlent pour lui ; mais c’est précisément parce qu’il s’est borné à une exégèse rigoureuse que je me crois fondé à lui adresser un reproche. Pourquoi, dans la seconde partie où il est question de la ville basse, M. Breton a-t-il si souvent consulté et cité M. Pittakis, que nous aimons tous, dont nous admirons le zèle à conserver les antiquités de sa patrie, mais qui n’a pas une autorité irrécusable, parce qu’il substitue ses propres rêves à la réalité et compose autant qu’il se souvient ? La science n’admet que les faits démontrés, et elle ne comble pas les lacunes par des fantaisies. M. Pittakis, dans sa passion pour sa chère Athènes, ne souffre aucune parcelle du sol sans nom et sans souvenir. Il faut se défier de ses indications trop poétiques, et je préfère de beaucoup pour mon compte les raisonnemens serrés et les études topographiques du colonel Leake, qu’il eût mieux valu citer plus fréquemment.


BEULE


V. DE MARS.

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  1. Gradus ad Parnassum, sive manuductio ad compositionem musicœ regularum.
  2. Je possède une belle gravure d’après Amiconi, faite à Londres en 1734, où Farinelli est représenté assis, déroulant une guirlande de roses pendant qu’une muse lui pose une couronne sur la tête. C’est à peu près la composition du portrait de Cherubini par M. Ingres. Aux pieds de Farinelli se joue un essaim de petits amours qui chantent et qui jouent de la lyre. Cette belle gravure, devenue très rare, m’a été donnée par un connaisseur, par un artiste de talent, M. Baratier, qui e9t allé reposer son esprit aimable dans une bonne ville du midi de la France, Carcassonne, qui l’a vu naître.
  3. The present State of Music in France and Italy.
  4. Vita del Cavalière don Carlo Broschi, detto Farinelli, in-8o.
  5. Un vol. grand in-8o, avec planches, gravures et vignettes, chre Gide.