Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1844

Chronique no 299
30 septembre 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1844.


Lorsque M. Guizot se présentera devant les chambres, il leur dira : J’ai terminé les affaires de Taïti et du Maroc, j’ai maintenu la politique de la paix, j’ai évité la guerre à mon pays, l’entente cordiale est rétablie entre la France et l’Angleterre, le roi est allé à Windsor. Voilà mes actes, jugez-moi. — Ce langage pourra faire une certaine impression sur les esprits ; mais la majorité ne se laissera pas éblouir. Elle voudra connaître le fond des choses. On lui parlera des périls qu’une politique habile a conjurés : elle voudra savoir si ces périls ont existé réellement, si le ministère a pu croire sérieusement à la possibilité d’une guerre avec l’Angleterre, si M. Pritchard a failli troubler la paix du monde. Elle cherchera à découvrir si les dangers de la situation n’ont pas été exagérés à dessein, et si le ministère n’a pas répandu de fausses alarmes dans l’opinion, afin de lui faire accepter plus facilement une imprudence ou une faiblesse. Admettons cependant que la guerre ait été imminente, il faudra justifier devant les chambre les moyens que l’on a pris pour conserver la paix ; il faudra expliquer aussi comment la France et l’Angleterre, sous les auspices de l’entente cordiale, ont été au moment d’en venir aux mains. Pourquoi ce coup de foudre dans un ciel serein ? Qui a fait naître la crise ? Qui doit en supporter la responsabilité ? M. Guizot aura fort à faire, s’il entreprend de se disculper sur tous ces points devant les chambres.

En attendant les débats de la tribune, nous lisons les journaux du ministère, et nous sommes forcés d’avouer que leurs argumens ne nous persuadent pas. La presse ministérielle a pris d’ailleurs depuis quelque temps une manière de discuter qui rend les conversions difficiles. Si vous n’êtes pas de son avis, vous êtes un mauvais citoyen ; si vous n’admirez pas la politique de M. Guizot, vous êtes un intrigant ou un révolutionnaire. Voilà un système qui n’exige pas grands frais de dialectique. On met l’injure et la calomnie à la place du raisonnement, et tout est dit. La presse ministérielle affecte de ne pas voir que l’opposition renferme beaucoup de gens disposés à faire la part du bien et du mal dans la politique de M. Guizot, et à signaler le mal sans passion. Pour triompher plus aisément de tous les adversaires du cabinet, elle prête le même langage à des partis différens, elle mêle à dessein les opinions les plus contraires, elle fait marcher ensemble sous le même drapeau ceux qui veulent la paix et ceux qui veulent la guerre, les partisans de l’alliance anglaise et ceux qui la repoussent, les amis du gouvernement de juillet et ceux qui l’attaquent. Cela s’appelle discuter. Que diront les chambres, si le ministère emploie, pour les convaincre, les argumens de ses journaux ?

Que sert, par exemple, de nous parler sans cesse des bienfaits de la paix ? Ne savons-nous pas que la guerre est un horrible fléau ? Combien y a-t-il de gens en France qui aient besoin qu’on leur démontre tous les matins cette vérité ? Aurait-on la prétention de convertir là-dessus les républicains et les légitimistes ? Il faudrait au moins s’y prendre plus adroitement pour réussir. Comment, vous parlez à des ennemis du gouvernement de juillet, à des gens qui n’aspirent qu’a le renverser pour s’établir au milieu de ses ruines, et vous leur dites qu’une guerre mettrait ce gouvernement en péril, que la paix est la sauve-garde de notre dynastie, qu’une guerre avec l’Angleterre entraînerait la France vers des abîmes ! L’excellent moyen que vous prenez pour inspirer aux ennemis du gouvernement de juillet des dispositions pacifiques à l’égard de l’Angleterre ! Mais peut-être ne parlez-vous pas seulement pour les légitimistes et les républicains ? Suivant vous, quiconque ne comprend pas comme vous le système de la paix veut la guerre. Quiconque veut pour la France une situation plus digne et plus sûre, une politique plus libre au dehors et plus féconde, est un partisan de la guerre. Ingénieux mensonge, habile calomnie, qui tend à faire supposer en Europe que la passion de la guerre s’est emparée inopinément chez nous des esprits les plus sérieux, qu’elle règne jusque sur les bancs de la majorité parlementaire, qu’elle est entrée dans le cœur des hommes les plus dévoués au pays, et qui ont rendu à la paix des services signalés ! Quels peuvent être les fruits d’une semblable tactique ? Vous êtes, dites-vous, les défenseurs de la paix, et vous ne craignez pas d’ébranler la sécurité de l’Europe en supposant des projets belliqueux à des hommes que le mouvement naturel de l’opinion peut porter d’un jour à l’autre au pouvoir ! Voilà les intérêts de la paix merveilleusement défendus ! L’Angleterre, qui a vu combien de fois le ministère du 29 octobre a failli tomber devant les chambres, qui sait combien sa base est étroite, doit éprouver une singulière confiance dans les destinées de l’entente cordiale ! Les puissances du Nord doivent se sentir bien rassurées sur les dispositions de notre gouvernement ! Vit-on jamais une polémique plus maladroite, plus dangereuse et plus injuste ?

Il y a des jours où le ministère fait soutenir une autre thèse. Savez-vous pourquoi sa politique est faible ? C’est parce que la France est impuissante. Nous n’avons ni armée, ni marine, ni alliés : comment voulez-vous que notre gouvernement soit ferme avec si peu d’appui ? Ce ne sont pas, croyez-le bien, les bonnes intentions qui manquent à M. Guizot ; donnez-lui des alliés, une marine, une armée : ce sera un Louis XIV ou un Napoléon ! Nous ne voulons pas suspecter l’indépendance des écrivains qui ont inventé cet admirable argument : nous sommes persuadés qu’ils sont de très bonne foi ; mais nous devons dire que, s’ils ont le mérite de cette invention, ils doivent aussi en supporter toute la responsabilité. Cela les regarde seuls. Vous ne trouverez personne, parmi les adversaires du cabinet, qui tienne un pareil langage. Tous les organes de l’opposition l’ont vivement blâmé. Le ministère seul peut en tirer quelque profit. En effet, voilà toute sa conduite justifiée. Son honneur est à l’abri Il n’y a que les chambres, il n’y a que la majorité parlementaire, il n’y a que le pays, qui soient coupables. Si le pays eût remis entre les mains de M. Guizot les forces nécessaires, M. Guizot eût montré plus de vigueur, ses négociations eussent été plus fermes, les résultats obtenus par sa diplomatie eussent été plus honorables pour la France. Les puissances de l’Europe, si elles font une attention sérieuse à nos journaux ministériels, doivent trouver qu’on joue avec elles un singulier jeu. D’un côté, on leur dit que tout le monde politique en France, sauf le ministère et quelques-uns de ses amis dévoués, veut la guerre, et d’un autre côté on les avertit que la France n’a ni armée, ni marine : il faut convenir que si d’une part le langage qu’on leur tient peut les inquiéter, de l’autre on prend le plus sûr moyen de les tranquilliser.

On cherche à s’autoriser de l’exemple donné par M. le prince de Joinville, pour justifier les assertions que l’on ose publier sur la faiblesse militaire et diplomatique de la France. M. le prince de Joinville, dit-on, a dévoilé la faiblesse de notre marine, pourquoi ne ferait-on pas comme lui ? pourquoi serait-il défendu de révéler l’impuissance de notre armée de terre, et le discrédit dont notre alliance est frappée en Europe ? Aucun esprit sensé n’admettra ce rapprochement. Lorsque M. le prince de Joinville a signalé les vices de notre administration maritime et la nécessité de créer une flotte à vapeur, il a fait une chose louable, parce qu’elle était utile et qu’elle partait d’un esprit juste et d’un patriotisme éclairé. La différence qui existe entre lui et ceux qui cherchent à se prévaloir de son noble exemple, c’est qu’il a exposé des théories applicables, c’est qu’enfin il n’a rien dit qui ne fût parfaitement conforme à l’intérêt de la France, tandis que les écrivains dont nous parlons se jettent dans des exagérations ridicules, qui pourraient causer le plus grand mal, si elles étaient pises au sérieux, car elles feraient supposer que notre gouvernement et nos chambres ont été aveugles depuis quinze ans, que l’esprit public est mort dans notre pays, avec le bon sens et la raison, que tous nos hommes d’état ont perdu la tête, que tous nos administrateurs sont incapables, et que cette belle France, dont nous sommes si fiers, peut devenir en huit jours la proie du premier ambitieux qui viendra jeter contre elle une flotte et une armée ! Grace à Dieu, la modération et les lumières de M. le prince de Joinville, la rectitude de son jugement, les vues droites d’une ame qu’aucun intérêt de parti ne saurait troubler l’ont garanti contre de pareils écarts. Demandez d’ailleurs à l’Angleterre ce qu’elle en pense. L’écrit du prince, loin de passer à ses yeux pour une révélation imprudente de notre faiblesse maritime a été pris par elle pour une menace. Le sentiment qui l’avait dicté était si vif, l’élan était si généreux, on y voyait une si grande confiance dans la fortune de la nation ; le jeune prince, tout en découvrant un défaut de notre armure, montrait si bien que l’énergie de la France saurait au besoin suppléer sa force ; cet aveu d’une infériorité passagère sur un point spécial, était fait avec une simplicité si mâle et si digne, véritable témoignage d’une vraie grandeur, que l’honneur du pays, au lieu d’en souffrir, s’en est agrandi et la France n’en a paru que plus redoutable, ou respectable si l’on veut. La presse de Londres, la tribune même, ont été jusqu’à voir une pensée guerrière dans des pages que le patriotisme seul avait inspirées. On sait aussi comment ces pages ont été accueillies à leur apparition par notre cabinet, qui a délibéré un instant s’il ne les désavouerait pas à la tribune comme une manifestation trop vive du sentiment national, et qui, faute du courage nécessaire pour les frapper d’un blâme officiel, les a fait attaquer en termes amers par le plus accrédité et le plus dévoué de ses journaux. Non, l’exemple donné par M. le prince de Joinville ne peut être invoqué pour justifier une polémique aussi imprudente qu’insensée. Un acte de modération, de bon sens et de vigueur ne peut être comparé à des extravagances.

Le ministère devrait montrer plus de confiance dans la justice du pays. Il ne devrait pas employer, pour se défendre, les argumens dont se servent les causes désespérées. Les adversaires sérieux du cabinet ne lui disent pas qu’il a déshonoré la France. Ils ne l’accusent pas d’avoir fait une paix honteuse. Ils n’ont jamais prétendu qu’il eût mieux valu déclarer la guerre à l’Angleterre que de signer l’arrangement de Taïti et la paix que l’on a faite avec le Maroc. Pourquoi donc s’efforcerait-on de leur prouver que la France n’est pas en état de faire la guerre à l’Angleterre ? Nous croyons, quant à nous, que la France a une belle et brave armée, qui a fait ses preuves ; que la marine française, inférieure à celle de l’Angleterre, peut cependant, à la faveur de certaines circonstances, soutenir avec elle une lutte glorieuse ; que le nombre d’ailleurs ne décide pas toujours du sort des batailles ; que le bon droit soutenu par le courage donne des alliés ; qu’enfin, une guerre juste contre l’Angleterre ne mettrait pas aujourd’hui toute l’Europe contre la France. Voilà ce que nous pensons, et nous croyons que le ministère pense de même. Nous sommes persuadés qu’au fond il est plein de confiance dans les forces militaires du pays ; mais dirons-nous pour cela qu’il est coupable de n’avoir pas préféré la guerre à l’arrangement de Taïti ? dirons-nous qu’il a trahi la France ? Nullement. Ce n’est point là le reproche que nous lui adressons. S’il faut dire toute notre pensée, nous avons peu de goût pour ces accusations injustes, dont le seul effet est de montrer la violence des partis et de fausser les situations politiques. Si d’une part nous trouvons que le ministère calomnie l’opposition constitutionnelle, en disant qu’elle veut la guerre, nous croyons que d’un autre côté l’on n’est pas plus juste envers le ministère en disant de lui qu’il veut la paix à tout prix. Parti de la guerre, parti de la paix à tout prix, exagérations que tout cela, injures gratuites, sous lesquelles les spectateurs désintéressés des luttes politiques ne peuvent plus discerner le vrai et le juste ; déplorable combat, devant lequel l’opinion hésite, et qui a toujours pour résultat de retarder le triomphe des vrais intérêts du pays. Nous sommes certainement à notre aise en parlant de M. Guizot. Nous croyons jusqu’ici avoir jugé librement sa politique. Néanmoins nous ne dirons pas de lui dans cette circonstance qu’il a trahi la France. M. le ministre des affaires étrangères est vulnérable sur bien des points. Les débuts de sa carrière politique ont laissé de fâcheux souvenirs. L’amour du pays n’a pas toujours été sa passion la plus vive. Il aime particulièrement les éloges de la presse anglaise. Ses confidens le savent, et leurs communications officieuses avec certaines feuilles de Londres lui procurent trop souvent le plaisir de respirer l’encens britannique. Les complimens que lord Aberdeen et sir Robert Peel lui ont adressés plus d’une fois du haut de la tribune anglaise, un mot gracieux que lui a dit la reine Victoria lors de son voyage en France, lui ont causé les plus douces émotions qu’il ait peut-être ressenties de sa vie. Telle est sa nature, et l’on ne peut nier qu’elle présente des côtés regrettables chez un ministre de France. Ce n’est point là le caractère des hommes qui ont gouverné si glorieusement les destinées de la Grande-Bretagne depuis soixante ans. Quoi de plus anglais qu’un Chatam, un Pitt, un Canning ! La France a excité plus d’une fois des sympathies en Angleterre ; elle y a trouvé des partisans sincères depuis la révolution de juillet ; plusieurs sont entrés au pouvoir : a-t-on jamais pu dire qu’ils aient montré à l’égard de la France ce penchant indiscret que M. Guizot témoigne si visiblement du côté de l’Angleterre ? À ce tort grave il en joint un autre, c’est d’affecter un froid dédain pour les susceptibilités que font naître dans le pays ces tendances trop britanniques, rapprochées de certains souvenirs impopulaires qui appartiennent à une autre époque de sa vie. Ces susceptibilités sont respectables ; c’est une maladresse de les avoir froissées. Voilà bien des torts sans doute ; mais tout cela ne fait pas, selon nous, que M. Guizot puisse être accusé de trahison pour le dénouement qu’il a donné au différend de Taïti et à la guerre du Maroc.

Soyons justes, si nous pouvons, les uns envers les autres. Si M. Guizot ne l’a pas toujours été, ce n’est pas une raison pour suivre contre lui le déplorable exemple qu’il a donné. Nous l’avons vu, il y a cinq ans, déserter son parti dans un intérêt de pouvoir, descendre dans l’opposition, non pour la gouverner, mais pour se mettre à sa suite ; jouer le rôle d’un tribun, se faire une arme des préjugés et des haines qu’il avait cent fois combattus, sacrifier momentanément sa cause, son drapeau, ses principes, à une ambition impatiente. Le moyen lui a réussi. Une seconde désertion l’a replacé au pouvoir, et le parti conservateur lui a rendu son appui en lui refusant son estime. Voilà un succès qui peut tenter les ambitieux. Cependant il n’a tenté personne jusqu’ici, et M. Guizot a pu jouir tranquillement de son impunité depuis quatre ans. Disons mieux : il a été l’objet d’une faveur toute particulière. Avant lui, tout ministère en désaccord avec la majorité avait quitté volontairement ou forcément le pouvoir. Il était réservé à M. Guizot et à ses collègues du 29 octobre de conserver leurs portefeuilles en suivant un système blâmé plus d’une fois par la majorité, mais sur lequel elle a évité de se prononcer nettement toutes les fois que la question du cabinet a été posée devant elle. Il est probable que ces ménagemens cesseront lorsque les chambres auront à juger les derniers résultats de cette politique, dont elles ont si souvent prévu les difficultés et les périls. Elles comprendront que l’intérêt du pays se refuse à de nouvelles expériences de cette nature. Quoi qu’il en soit nous ne chercherons pas plus aujourd’hui que par le passé à aggraver la position de M. le ministre des affaires étrangères. En montrant le mal, nous tiendrons compte du bien. Nous dirons par exemple un fait qui honore M. Guizot. Lorsque les négociations étaient pendantes sur l’affaire de Taïti, plusieurs de ses amis lui ont donné le conseil de se retirer pour éviter la responsabilité d’une conclusion, et pour se faire en dehors du pouvoir une situation nouvelle. M. Guizot est resté ; il a bien fait. Il a compris ses devoirs ; nous pourrions dire aussi qu’il a compris ses intérêts, car, en se retirant dans une pareille circonstance, il eût commis une faute dont il ne se serait jamais relevé.

S’il faut en croire le langage mystérieux de certains amis du cabinet, toute discussion sur les affaires de Taïti et du Maroc serait prématurée en ce moment, et tout jugement serait hasardé, par la raison qu’aucun document officiel n’a été publié. On leur dit : Mais que signifient donc les assertions de la presse ministérielle ? Ne sont-elles pas l’écho des confidences de M. Guizot ? Ne savons-nous pas quelles sont les conditions de l’arrangement de Taïti. Les clauses principales du traité du Maroc ne sont-elles pas connues ? Cela est vrai, disent-ils, les conclusions sont connues, mais le commentaire ne l’est pas. Or, le commentaire, c’est la correspondance diplomatique que M. Guizot réserve pour les chambres. Il n’est pas difficile de préjuger dès à présent d’où vient cet espoir que M. Guizot paraît fonder sur la publicité future des négociations suivies avec le cabinet anglais. Sa correspondance nous apprendra sans doute que la situation a été critique, qu’une guerre a été imminente. Il faut s’attendre à cet argument préparé sans doute pour justifier les conditions de la paix. La polémique de certaines feuilles ministérielles nous fait déjà pressentir ce résultat. Quand on cherche à nous prouver que la France n’est pas en mesure de faire la guerre, on veut nous faire comprendre qu’il a fallu acheter la paix, et c’est dans le même but qu’on nous développe, d’un autre côté, ce bel axiome : que la paix est préférable à la guerre.

Quoi qu’il en soit, nous ne voyons pas pourquoi la discussion serait interdite en ce moment sur la politique du cabinet. Nous n’avons pas besoin des dépêches de M. de Jarnac pour la juger au moins sommairement. Il y a déjà dans ce débat si grave des bases certaines sur lesquelles on peut s’appuyer. En effet, supposons que le sens de ces dépêches soit inconnu : de deux choses l’une, ou elles tendent à prouver que la paix entre l’Angleterre et la France n’a pas été menacée, ou elles tendent à prouver le contraire. Dans le premier cas, si la paix n’a pas été menacée, les conditions de l’arrangement de Taïti méritent un jugement sévère. Quoi ! vous étiez parfaitement libres, la situation ne vous offrait aucun péril, l’Angleterre discutait avec vous sans passion, et vous lui avez sacrifié le bon droit et la justice, qui étaient du côté de la France. Vous avez blâmé M. d’Aubigny, qui a fait son devoir, et vous avez accordé une indemnité à M. Pritchard, tandis que c’est M. Pritchard qui doit une indemnité à la France ! M. Pritchard sera indemnisé pour le dommage qu’a pu lui causer son expulsion, l’emprisonnement de cet agent factieux et incendiaire sera l’objet d’un blâme direct dans la personne de M. d’Aubigny, et son expulsion, très juste et très nécessaire, sera l’objet d’une excuse formelle, puisqu’elle donne lieu à une réparation pécuniaire ! Voilà, dans la question de Taïti, ce que vous avez accordé à l’Angleterre sans raison grave ; sans nécessité d’un ordre supérieur, sans autre motif apparent qu’une complaisance maladroite et inutile ! Voyons maintenant pour la question du Maroc. Ne parlons plus des instructions communiquées à sir Robert Peel ni de la lenteur des premières opérations, ni des entraves imposées à la flotte et à l’armée, difficultés graves que M. le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud ont heureusement surmontées. Ne parlons pas non plus de cet engagement préalable que vous avez pris de ne pas occuper un pouce du territoire de Maroc, engagement d’une générosité bien imprudente, s’il a été spontané. Allons plus loin. Vous remportez de grands succès, vous jetez la terreur dans le Maroc, vous forcez l’empereur à vous demander la paix, et quelles conditions lui dictez-vous ? les mêmes que vous lui avez offertes au début de la guerre, avant vos victoires, vos sacrifices, et les trahisons répétées de votre ennemi. À quoi bon cette grandeur d’ame et ce désintéressement dont la France paie les frais ? Vous savez que l’empereur du Maroc est sans pouvoir dans ses états, vous l’avez dit à la tribune, et vous exigez de lui qu’il interne Abd-el-Kader ? Puisque vous supposez qu’il pourrait le prendre, pourquoi n’avoir pas exigé que le véritable otage de la paix vous fût livré ? Abd-el-Kader, dans le Maroc, sera toujours un ferment de guerre. Entre les mains d’Abderrahman, il sera pour lui un danger, et pour nous une menace : le geôlier d’Abd-el-Kader tiendra l’Algérie en échec. Le maréchal Bugeaud, après la bataille d’Isly, conseillait d’exiger qu’Abd-el-Kader fût remis à la France : pourquoi n’avoir pas écouté ce conseil ? Au lieu de cela, il paraît qu’on a cru devoir prendre l’engagement de traiter Abd-el-Kader avec égard, s’il tombe entre nos mains, ce qui veut dire qu’on s’oblige à ne pas le faire périr, comme si une nation telle que la France devait souffrir que des barbares la soupçonnent de cruauté, et se laisser imposer par eux la loi d’être humaine et généreuse ! Il serait possible, toutefois, que cette stipulation particulière eût pour but d’engager l’empereur du Maroc à nous remettre Abd-el-Kader, dès qu’il sera parvenu à s’en rendre maître : dans ce cas, nous pourrions l’approuver. Nous attendrons là-dessus les explications du cabinet. Mais une chose que le cabinet expliquera difficilement, c’est l’abandon de l’île de Mogador avant les ratifications du traité. Si les dispositions de l’Angleterre étaient si pacifiques, pourquoi cet abandon précipité ? qui vous forçait à vous priver de votre gage ? d’où venait ce besoin si impérieux de rassurer le Maroc en le délivrant de notre présence ? Qui ne verra dans cet empressement une imprudence que rien n’excuse ?

Nous avons raisonné jusqu’ici dans la supposition que la paix n’aurait pas été menacée, que l’Angleterre se serait montrée calme et bienveillante dans les négociations, que ce fait résulterait des pièces diplomatiques, et nous avons établi que dans ce cas le ministère aurait sacrifié inutilement le droit de la France et commis des imprudences coupables. Plaçons-nous maintenant dans l’hypothèse contraire. Supposons qu’une rupture ait failli éclater, et que nous en trouvions un jour la preuve dans les dépêches de Londres ; ce fait, au lieu de justifier le ministère, rendra sa responsabilité plus grave. Certes, dans ce cas, nous ne le blâmerions pas d’avoir fait des sacrifices pour conserver la paix. L’Angleterre a pu montrer des prétentions injustes et les soutenir avec aigreur sans que pour cela elle ait franchi la limite qui sépare la paix de la guerre. La France a pu se sentir blessée et se contenir. Il faut des raisons bien fortes pour jeter dans une guerre dont les suites sont incalculables deux peuples qui sont les rois de la civilisation moderne. Ces raisons si puissantes se sont-elles présentées ? nous en doutons. Les chambres exigeront là-dessus une lumière complète. Attendons ; mais ce qui accuse dès à présent le ministère, ce qui condamne sa politique, c’est l’aveu de l’immense danger que la paix vient de courir, c’est ce fait qu’une guerre a été imminente entre l’Angleterre et la France, et qu’une redoutable alternative a plané un instant sur les deux nations. Voilà donc le fruit du système qu’on a nommé l’entente cordiale ! Les avances réitérées de la France, l’oubli d’une injure récente, les témoignages d’une sympathie exclusive, des concessions sans nombre et sans mesure, ont abouti à cette situation étrange, qu’il suffit d’un choc, si faible et si involontaire qu’il soit, pour que les deux peuples s’ébranlent, s’agitent, s’emportent l’un contre l’autre, et parlent d’en venir aux mains !

La paix, cette bienfaitrice de notre siècle, a été mise pendant deux mois dans la balance avec M. Pritchard, et l’on nous dit que sans nos concessions la paix eût été trop légère ! On prétendra peut-être que la dernière crise a été un incident fortuit, que rien ne rattache au passé : ce serait une erreur. Depuis le système de l’entente cordiale, il n’y a pas eu un seul jour où les rapports des deux pays aient été parfaitement calmes. Une inquiétude réciproque les agite sans cesse. Ils sont l’un vis-à-vis de l’autre dans un état d’observation perpétuelle. Les causes les plus futiles semblent au moment de produire des explosions. Si vous demandez au ministère les motifs de ces ombrages et de ces malentendus, il vous répondra que c’est la faute des peuples, non de leurs gouvernemens. Oui, les deux peuples sont naturellement rivaux ; mais qui a donc attisé le feu de leurs rivalités au lieu de chercher à l’éteindre ? Qui a jeté en Angleterre de vives alarmes sur les projets d’un prétendu parti de la guerre, à la tête duquel on a inscrit les noms les plus considérables de la France ? Qui a imaginé, pour tranquilliser les intérêts anglais, de les froisser gratuitement dans des entreprises stériles, où nous n’avons recueilli que des humiliations et peut-être aujourd’hui des revers ! Qui a conçu l’idée de présenter comme un admirable système politique une situation où deux grands peuples, pleins de vie et de mouvement, merveilleusement doués pour le progrès, passeraient leur temps à débattre des questions mesquines, nées de leur combat journalier sur divers points du globe, à vider leurs procès, et à s’examiner mutuellement comme deux voisins jaloux dont la seule affaire est de surveiller leur patrimoine ? Voilà une œuvre vraiment digne d’occuper deux grandes nations ! Cette œuvre, que le cabinet de l’Angleterre n’a pas prise au sérieux contre le nôtre, a été depuis quatre ans l’objet des préoccupations exclusives de M. Guizot. Il a parlé, il a agi, il a administré, les yeux perpétuellement fixés sur l’Angleterre, non pas, malheureusement, pour épier toujours ses démarches, mais pour prévenir des froissemens, ou apaiser ceux que sa politique imprudente a fait naître. Pendant ce temps, que de choses utiles ont été négligées ! Où en sont nos rapports avec le continent ? Qu’est devenue la question belge ? Que faisons-nous en Orient où une décision récente des puissances médiatrices prouve que notre protectorat traditionnel s’efface de plus en plus ? Cette question de l’isthme de Suez, que la presse ministérielle discute avec un dédain affecté, sommes-nous bien sûr qu’elle ne soit pas au moment de recevoir dans l’ombre une solution qui atteindra gravement nos intérêts ? Voilà le système de l’entente cordiale ! des préventions mutuelles excitées par des rapports jaloux et égoïstes, où les deux nations se rapetissent au lieu de s’élever ; des idées de guerre semées sous le manteau d’une paix factice ; de graves malentendus propagés entre les deux pays par les calculs étroits et personnels de leurs gouvernemens ; une intimité qui a suffi à peine jusqu’ici pour empêcher que les deux peuples se tirent des coups de canon ; une alliance enfin pleine de déceptions, de dégoûts, d’appréhensions et de périls, au lieu de cette autre alliance que les chambres ont plus d’une fois conseillée, association féconde dans le sein de laquelle les deux pays, appelés à marcher de concert vers un noble but, travaillant à une œuvre commune, oublieraient dans une émulation glorieuse leur rivalité séculaire, et s’agrandiraient ensemble sans se nuire ! C’est aux chambres de remettre en honneur cette politique dont les deux peuples ont un égal besoin. Il faut songer sérieusement aux résolutions extrêmes vers lesquelles ils ont failli être poussés. La France ne pourrait pas toujours faire des concessions ; elle n’aurait pas toujours au service de sa dignité, et pour protéger son honneur, les lauriers de Tanger et de Mogador, et la bataille d’Isly.

Les trophées conquis par nos soldats à Mogador et sur l’Isly ont été portés devant les rangs des bataillons que le roi a passés en revue dimanche dernier. La population parisienne les a salués avec un grand enthousiasme. Cette solennité militaire a causé une vive impression. La pensée publique aime à s’arrêter sur ces hommages rendus à nos gloires récentes, dignes héritières de celles qui les ont précédées. Le pays doit une grande reconnaissance à sa flotte et à son armée. Sans leurs succès, où en serions-nous ? À quelles extrémités aurait été réduite la politique de M. Guizot, livrée à elle-même ! Sans ces jeux de la force et du hasard, que M. Le ministre des affaires étrangères a toujours dédaignés, et qu’il a osé ridiculiser un jour devant une chambre française, dans un accès de philantropie ironique, le voyage du roi à Windsor serait-il possible ? Ce but avoué de toute la politique de M. Guizot depuis trois mois serait-il atteint ? Quelle figure ferait en Angleterre M. Le ministre des affaires étrangères, portant d’une main le blâme infligé à M. D’Aubigny, et de l’autre l’indemnité de M. Pritchard, si un peu de gloire dérobée au prince de Joinville et au maréchal Bugeaud ne venait se refléter sur lui !

On a orné d’une couronne ducale l’écusson du maréchal Bugeaud ; on a cru que sa gloire ne pouvait se passer d’un titre. Cette innovation aristocratique a été en général fort peu goûtée ; elle fera sourire l’ancien régime dans les salons du faubourg Saint-Germain, et il aura raison. Pourquoi lui faire concurrence ? Penserait-on à créer une noblesse de la révolution de juillet ? L’idée serait bizarre. Nous savons bien que depuis plusieurs années on donne assez facilement des titres à ceux qui en demandent. C’est une affaire de chancellerie : on crée des barons, des comtes, pour les besoins de la diplomatie ; c’est une chose reçue. Voulez-vous être baron, priez M. Le ministre des affaires étrangères de vous donner une lettre à porter dans quelque cour d’Allemagne ; on vous remettra le titre et la lettre à la fois. Du reste, ceux qui se font ainsi des armoirires ont le bon goût de ne pas en être trop fiers : ce sont les aristocrates les plus simples du monde. De ce côté, l’esprit plébéien de la révolution de juillet n’est pas en péril ; l’égalité n’est pas menacée. Il en serait autrement si ces créations nobiliaires prenaient un caractère sérieux en devenant la récompense des grands services. Un homme qui a illustré son pays, et qui reçoit de lui des titres de noblesse, ne les prend pas pour un hochet destiné à satisfaire sa vanité ; il veut que ces titres perpétuent sa gloire, et il est juste qu’on lui accorde les moyens d’assurer cette perpétuité. Nos lois actuelles vous le défendent ; nos mœurs s’y opposent : réformerez-vous nos mœurs et nos lois ? Dieu merci, nous n’en sommes point là. Plusieurs ambitions s’éveillent, dit-on, en ce moment ; le nouveau titre du maréchal Bugeaud fait des jaloux. Cette fièvre se calmera ; le ministère aura sans doute le bon sens de résister à des sollicitations dangereuses. Nous ne verrons pas de si tôt une restauration du privilége. Nous garderons les débris de notre vieille noblesse de l’ancien régime, que nous honorons dans quelques-uns de ses représentans, esprits distingués, citoyens illustres, affranchis de tous les préjugés d’un autre âge, et partisans sincères des idées nouvelles. Nous garderons notre noblesse de l’empire, dont les noms seront long-temps populaires dans le pays ; enfin, nous garderons encore, si l’on peut, la petite noblesse clandestine et mystérieuse de la révolution de juillet : c’est bien assez comme cela.

Naturellement, on a dû chercher à savoir comment la création d’un duc a été adoptée dans le conseil. Il paraît que la majorité s’est d’abord prononcée contre la mesure. La minorité a obtenu qu’on fît une offre au maréchal. Celui-ci, pensant que la proposition avait réuni toutes les voix dans le conseil, a accepté. M. Guizot passe pour avoir pris une part très grande dans cette affaire. Quels sont les intérêts qui l’ont poussé ? Hélas ! les plus grands hommes ont leurs faiblesses. Il fut un temps où M. Guizot était le défenseur des classes moyennes. Il voulait la libre concurrence des forces individuelles. Il repoussait les supériorités factices et mensongères. Il détestait le privilège ; il adorait l’égalité. C’était l’homme de la bourgeoisie ; c’était l’ennemi des titres et des distinctions nobiliaires. Alors il était dans l’opposition ; c’était en 1821. Depuis, ses sentimens ont bien changé : nous disons ses sentimens, et non pas son langage, car si vous parlez à M. Guizot d’égalité et de privilége, il vous dira les mêmes paroles qu’en 1821 ; mais qu’il s’agisse de créer un duc, il sera le premier à y souscrire. Le titre de duc paraît, depuis plusieurs années, exercer un certain prestige sur son esprit. On racontait ces jours derniers qu’en 1835, se trouvant aux Tuileries avec M. Thiers, il avait dit en se tournant vers son collègue du 11 octobre : « Lorsque M. Thiers et moi prendrons un titre, ce sera celui de duc. » L’anecdote est vraie. Elle peint d’un trait M. le ministre des affaires étrangères. Depuis 1835, les velléités aristocratiques de M. Guizot ont été exposées à diverses épreuves. Dans son ambassade de Londres, il a vécu au milieu de cette grande aristocratie britannique, au niveau de laquelle il se trouvait placé par l’éclat de son rang politique ; mais il n’était pas duc. L’ancien professeur à la Sorbonne, le publiciste, l’homme austère des derniers jours de la restauration déployait dans son ambassade une grande magnificence : il était cité pour son faste ; mais il manquait à cette pompe des armoiries. Il est bien permis de supposer que le penchant de M. Guizot pour les couronnes ducales a dû influer sur la démarche qui a été faite près du maréchal Bugeaud. Voilà le précédent établi ; il ne s’agit plus que de l’invoquer un jour. Quant à présent, M. Guizot juge convenable de s’abstenir.


Le ministère ne paraît pas bien vivement frappé des conséquences que peut avoir pour nous le traité récemment conclu entre la Belgique et la Prusse. On assure que M. Cunin-Gridaine a présenté au conseil un mémoire tendant à démontrer que les clauses de cette convention, envisagée au point de vue commercial, ne blessaient en rien les intérêts de la France. Il n’était pas nécessaire de se mettre en frais d’argumens pour en venir là. Chacun sait que le gouvernement belge a la prétention d’avoir évité ou écarté, en négociant avec la Prusse, toute disposition que le gouvernement français aurait pu considérer comme un dommage pour nous ou comme une exclusion. La Prusse, dans son empressement de fraîche date à l’égard d’un état révolutionnaire, aurait voulu, dit-on, resserrer davantage l’alliance commerciale qu’elle contractait ; la Belgique n’a pas cru devoir s’y prêter. Quant au roi Léopold, il craignait tellement de prendre une mesure hostile à la France, qu’il a gardé le traité un jour entier avant de se décider à le signer.

L’hostilité, en effet, n’est pas dans les clauses, elle est dans le fait même de la convention. Nous accordons à la Belgique un traitement privilégié, il ne suffit donc pas qu’elle refuse à la Prusse un privilége, ni qu’elle offre de nous mettre sur un pied d’égalité avec ses nouveaux alliés : nos intérêts sont sacrifiés dès qu’on ne leur ouvre pas le marché belge aux mêmes conditions auxquelles les intérêts belges se voient accueillis en France, à savoir avec une faveur qui exclue ou qui éloigne la concurrence des produits étrangers. Par cela seul que la Prusse entre en partage avec nous en Belgique, le traité du 1er septembre frappe notre commerce et lui nuit.

Au point de vue politique, la question est bien plus grave. Un ministre belge, qui croit étendre son influence en multipliant ses relations, peut bien imaginer que la Belgique est destinée à former des alliances plus ou moins étroites avec tous les états voisins ; mais la situation de ce pays, froidement examinée, ne comporte pas de telles illusions. La Belgique ne saurait être l’alliée que d’un seul état, elle est politiquement neutre pour tous les autres. Il faut de toute nécessité qu’elle choisisse entre l’alliance de la France et celle de la Prusse, et si elle adopte l’alliance prussienne, c’est volontairement ou involontairement pour nous tourner le dos.

Le traité du 1er septembre ne confère pas matériellement de grands avantages à la Belgique, à moins que l’on ne compte pour beaucoup la possibilité de fournir quelques tonnes de rails pour les chemins de fer allemands ; mais les avantages que recueille la Prusse sont considérables et doivent s’étendre encore avec le temps. Par cette convention, Anvers devient le port de l’Allemagne, et l’Escaut un fleuve prussien. Désormais la Belgique ne peut plus traiter, sans l’aveu de la Prusse, avec les colonies ou avec les états placés au-delà de l’Océan. Une solidarité de plus en plus étroite tend ainsi à s’établir entre la Belgique et la Prusse ; la Belgique n’est plus qu’un satellite entraîné bon gré mal gré, si nous n’y prenons garde, dans l’orbite du Zollverein.

Ce danger, dont notre gouvernement ne semble pas se préoccuper, le gouvernement belge commence à l’apercevoir lui-même ; il sent l’entraînement de sa nouvelle situation et demande qu’on l’aide à y résister. Un rapprochement commercial, auquel se prêterait le gouvernement français, voilà le contrepoids qu’il invoque, et dont il a besoin. Avant de traiter avec la Prusse, le cabinet de Bruxelles avait envoyé à Paris un de ses membres les plus éclairés, M. Van Praët, pour faire des propositions auxquelles M. Guizot eut le tort de ne prêter alors qu’une très médiocre attention. Ces propositions étaient avantageuses à la France, elles avaient même ce genre d’attrait pour un ministère que les combinaisons de majorité embarrassent, de ne pas le mettre aux prises avec les exigences des intérêts industriels.

Si nous sommes bien informés, la Belgique demandait alors au gouvernement français : 1o de proroger, en la renouvelant, la convention du 16 juillet 1842, qui consacre en faveur des fils et des toiles belges un tarif d’exception ; 2o de réduire, de 15 cent. à 10 cent. par 100 kilogrammes, le droit perçu sur les houilles de Mons et de Charleroi ; 3o d’excepter les machines belges du tarif projeté alors, et que l’ordonnance du 3 septembre vient d’établir. En retour de ces concessions, la Belgique offrait, dit-on, de réduire, en faveur des provenances françaises, le tarif qui frappe à l’importation les tissus longue laine, comme aussi de ne pas étendre à nos tissus de coton l’augmentation de droit dont ces étoffes allaient être grevées. Le bénéfice de ces deux exceptions se trouve aujourd’hui atténué par le traité du 1er septembre, qui le concède également à la Prusse ; mais ce qui intéresse particulièrement la France, c’est la proposition que nous croyons lui avoir été faite, et que la Belgique renouvellera certainement quand on le voudra, de supprimer chez elle l’industrie immorale et parasite de la contrefaçon.

La suppression de la contrefaçon honorerait la Belgique et donnerait satisfaction à la France. N’est-il pas inoui que dans un état qui doit son existence à notre révolution, que nous avons couvert de notre corps lorsque l’invasion hollandaise l’atteignait et que l’invasion prussienne le menaçait, dont nous sommes encore l’appui et qui n’existe que par nous, une industrie se forme et se développe qui n’a d’autre objet que le pillage et la reproduction à son profit des créations de l’esprit français ? Conçoit-on que cette contrebande littéraire s’exerce depuis trente ans avec la plus parfaite impunité ? que la France y demeure indifférente, et que la Belgique la tolère ? enfin, que les deux gouvernemens aient fait entre eux de nombreux traités, sans mettre fin à un scandale dont ils souffrent, l’un dans ses intérêts matériels, et l’autre dans ses intérêts moraux ?

La contrefaçon a ruiné la librairie en France et la littérature en Belgique. C’est peut-être la seule fraude qui n’a profité à personne. Aussi devient-il plus facile, après une expérience aussi décisive, de s’entendre pour la réprimer. Le gouvernement français a donné l’exemple en stipulant, dans le traité conclu en 1840 avec la Hollande, des garanties légales pour la propriété des ouvrages de l’esprit. Il ne lui est pas permis désormais de signer un traité avec la Belgique sans que la répression de la contrefaçon en fasse partie.

La Belgique paraît aller au-devant de ce vœu. Elle ne demande pas mieux que d’acheter, par une telle concession, le renouvellement de la convention du 16 juin. M. le ministre des affaires étrangères serait donc inexcusable, s’il ajournait encore une fois des négociations qui peuvent amener un résultat aussi vivement désiré. Il lui reste assez de loisirs, jusqu’à la convocation des chambres, pour amener à fin une entreprise qui ne présente pas plus de difficultés. Obtenir des avantages considérables sans déranger le statu-quo, voilà, certes, une bonne fortune pour sa politique. Si cette affaire avortait dans ses mains par défaut d’empressement, nous ne voyons plus ce qui pourrait lui réussir.

Le traité du 1er septembre sera vivement reproché à M. Guizot, qui aurait pu l’empêcher. N’ayant pas mis obstacle au rapprochement de la Belgique et de la Prusse, comprendra-t-il du moins la nécessité de ramener la Belgique vers nous par quelque arrangement qui fasse contre-poids aux succès de M. d’Arnim ? Il nous paraît que, si M. Guizot n’a rien obtenu de ce côté lorsque la session s’ouvrira, l’opposition aura contre lui un grief et un argument de plus. M. Guizot, en détachant la Belgique de nous, aura augmenté l’isolement de la France, cet isolement que lui seul, à l’entendre, pouvait et devait faire cesser.