Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1844

Chronique no 300
14 octobre 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 octobre 1844.


Nous ne sommes pas de ceux qui blâment le voyage du roi à Windsor. À nos yeux, ce voyage était commandé par de hautes convenances : le roi des Français devait rendre la visite reçue au château d’Eu : il était tenu d’acquitter cette dette de courtoisie. Ajoutez que le voyage avait été annoncé pendant plusieurs mois ; ne pas le faire, c’eût été provoquer une rupture. Pourquoi cette offense aurait-elle été commise envers la reine Victoria ? Parce que la politique de M. Guizot a été aventureuse et imprévoyante ! Grace à Dieu : la gloire récente de nos armes a couvert les faiblesses de notre diplomatie, et le voyage du roi a pu se faire sans blesser la dignité de la France.

Il est pénible, dit-on, il est affligeant pour le pays de voir une amitié si vive régner entre les deux couronnes lorsque de graves dissentimens séparent les deux peuples. Nous ne poussons pas aussi loin la susceptibilité. Veut-on que la France et l’Angleterre cessent d’être divisées ? Si l’on a ce désir, pourquoi verrait-on d’un œil chagrin les sentimens affectueux qui lient les deux couronnes ? Ces sentimens mieux secondés ne pourront-ils pas servir un jour à unir la France et l’Angleterre dans une intimité étroite, à réparer les fautes commises par leurs gouvernemens, à fonder une politique nouvelle établie sur de meilleures bases et plus conforme aux intérêts des deux nations ?

Quant à présent, il ne faut pas oublier une chose, c’est que le roi des Français a rendu sa visite à la reine Victoria, et non pas au peuple d’Angleterre. Telle a été la pensée du voyage dans l’esprit du roi. Cela ressort des déclarations qu’il a faites, des intentions qu’il a publiquement exprimées. Ainsi compris, le voyage du roi à Windsor n’a rien qui puisse froisser les susceptibilités nationales.

Plusieurs circonstances ont modifié, dit-on, le caractère privé et personnel que le roi voulait donner à sa visite. Jusqu’ici, ces circonstances nous ont paru secondaires. En réponse à des adresses présentées par les municipalités anglaises, le roi a prononcé des discours, et dans ces discours il a parlé de la paix. Pouvait-il faire autrement ? Devait-il refuser d’entendre les félicitations des aldermen ? Harangué par eux, devait-il garder le silence ? ou bien, en leur répondant, pouvait-il témoigner autre chose que des sentimens pacifiques ? Espérons que la France n’aura pas d’autres griefs à exprimer sur le voyage de Windsor, et qu’elle n’aura pas à regretter des imprudences plus graves.

Malheureusement, le ministère nous a appris depuis long-temps qu’on ne peut guère compter sur son habileté. Le cabinet du 29 octobre n’a jamais su garder une juste mesure dans ses rapports avec l’Angleterre. Toujours dominé par la pensée de l’alliance anglaise, et rattachant à cette pensée toute sa politique, combien de fois l’avons-nous vu montrer un empressement irréfléchi, fausser sa situation par des démarches indiscrètes, engager témérairement sa liberté et celle de la France sur les questions les plus délicates. Qu’on se rappelle ce qu’il a fait après la visite de la reine d’Angleterre au château d’Eu. La démarche spontanée de la jeune reine, les sentimens d’estime et d’affection nés dans le cœur des deux royales familles, ont été tout à coup transformés en un signe manifeste d’alliance entre les deux pays, et nous avons vu naître le système de l’entente cordiale. Serions-nous exposés à revoir bientôt de pareilles fautes ? On pourrait le craindre en observant la presse ministérielle, et en lisant certaines relations du château de Windsor, écrites sous les yeux de M. le ministre des affaires étrangères. De ce côté, en effet, le voyage du roi prend déjà des proportions immenses : c’est l’inauguration d’une ère nouvelle ; c’est le gage d’une alliance féconde entre les deux nations.

Assurément, ce n’est pas nous qui cherchons à diminuer le succès obtenu par le roi en Angleterre. Les hommes éminens de la Grande-Bretagne l’ont entouré des témoignages de leur admiration et de leur respect. La foule l’a salué avec enthousiasme. Ses qualités personnelles, les circonstances extraordinaires de sa vie, les évènemens qui ont marqué son règne, ont produit un effet puissant sur les imaginations britanniques. Cela ne nous surprend pas, et nous sommes les premiers à nous en réjouir. La France de juillet ressent un légitime orgueil en voyant les hommages rendus en Angleterre au chef qu’elle a choisi. Cependant, ces hommages ont un caractère direct et personnel qu’il faut bien se garder de dénaturer, si l’on ne veut pas s’exposer à de rudes mécomptes. De même que le roi, en abordant sur les rivages de l’Angleterre, y est venu seul, laissant derrière lui la France, non pas indifférente, mais libre et dégagée de toute solidarité dans l’acte de courtoisie qu’il venait accomplir, de même aussi l’Angleterre, en fêtant son hôte illustre, n’a fêté que lui seul. L’Angleterre elle-même n’a pas voulu qu’on s’y trompât. Lisez les feuilles de Londres, vous verrez avec quel soin le roi des Français, dans les magnifiques éloges qui lui sont adressés, est séparé de sa nation. Dans les adresses des municipalités, quelques paroles indiquent une intention semblable. Enfin, quoi de plus significatif à cet égard que les récriminations violentes des principaux organes de la presse britannique au sujet des derniers évènemens de Taïti ! Dans le moment même où le roi partait pour l’Angleterre, des écrivains anglais ont osé donner à nos marins de l’Océanie le nom d’assassins, pour avoir livré le 17 avril un combat meurtrier à des indigènes qu’un fanatisme barbare et les encouragemens avoués de la marine anglaise avaient soulevés contre nous ! De telles attaques, dans un pareil moment, ne prouvent-elles pas que la visite du roi n’a pas changé les sentimens du peuple anglais à l’égard de la France ?

Ne perdons pas de vue l’alliance anglaise : employons, pour la rétablir, tous les moyens que permettent la dignité et la prudence ; mais ne cherchons pas à la provoquer par un empressement maladroit et par des exagérations qui ne trompent personne. Ce système a échoué depuis quatre ans ; il est usé aujourd’hui. Nous regrettons de voir que la presse ministérielle n’y ait pas encore renoncé.

Ce n’est pas tout. La presse ministérielle commet une autre faute non moins grave dans sa discussion sur le voyage de Windsor. Elle fait de ce voyage un triomphe pour le cabinet. C’est le plus sûr moyen de rendre la démarche du roi impopulaire et de compromettre le succès qu’on en attend. Comment ne voit-on pas que si quelqu’un est intéressé à s’effacer dans cette question, c’est le ministère ? Qu’a fait M. Guizot pour qu’on le couvre de gloire à l’occasion du voyage de Windsor ? Il a failli rendre ce voyage impossible, et il en a diminué le caractère par la situation où ses fautes ont placé la France. Sans lui, sans sa politique imprudente, sans les embarras qu’elle a créés dans l’Océanie, sans l’irritation qu’elle a jetée entre les deux peuples, sans les concessions qu’elle a entraînées à sa suite, concessions si lourdes et si stériles, sans cette paix du Maroc, œuvre de précipitation ou de complaisance, qui a mis en danger les intérêts de la France, le voyage du roi en Angleterre aurait pris un tout autre aspect. La nation aurait pu s’associer librement aux vœux, aux espérances, aux sympathies de son représentant couronné. L’Angleterre, en accueillant le roi, n’eût pas écarté la France. Nous aurions vu des dispositions franchement amicales entre les deux pays, au lieu de cette situation équivoque qui n’aurait pas permis au roi de débarquer en Angleterre sans l’éclat récent des victoires de notre flotte et de notre armée. Le canon de Tanger et de Mogador, la bataille d’Isly, voilà ce qui a permis au roi d’aller à Windsor. Si son voyage amène des résultats utiles, la France les devra d’abord au prince de Joinville et au maréchal Bugeaud. Quant au ministère, son intérêt est de se montrer modeste dans cette question ; ses véritables amis ne devraient songer qu’à le faire oublier.

Avant de partir pour l’Angleterre, le roi a signé une amnistie qui rend la liberté à cinquante prisonniers politiques. La royauté a rattaché cet acte de clémence aux divers évènemens de la côte d’Afrique. On ne peut qu’applaudir à ce noble usage de la prérogative royale. Quant à l’importance politique de la mesure, il serait ridicule de s’en occuper sérieusement. Le ministère en a réclamé sa part : personne ne songe à la lui disputer. Il fut un temps où la politique de pardon exigeait du courage et de la hardiesse dans les conseils du gouvernement. Un homme d’état, en 1837, proposa d’arborer le drapeau de la conciliation ; il voulut mettre un terme à la politique de résistance et de rigueur ; il eut la grande pensée de montrer la force de la révolution de juillet par une amnistie. On sait quels furent les hommes qui l’accusèrent alors d’imprévoyance et qui repoussèrent sa solidarité. M. le ministre des affaires étrangères ne doit pas avoir oublié le rôle qu’il joua à cette époque. Aujourd’hui, l’expérience est faite ; chacun est rassuré. On peut sans grand péril se donner le relief de la clémence et de la générosité ; cela, d’ailleurs, peut être utile devant les chambres. On viendra leur dire qu’on a montré au dedans comme au dehors la force du gouvernement, qu’on a remporté la bataille d’Isly, et qu’on a ouvert les prisons politiques de la France : voilà les magnifiques argumens que le ministère prépare pour conquérir sa majorité. Bien que les chambres ne soient pas encore près de se rassembler, l’opinion commence à se préoccuper des débats qui s’agiteront dans leur sein. Là en effet sera jugée la politique du cabinet et s’éclairciront au grand jour de la tribune plusieurs questions que la presse ne peut résoudre sûrement, faute de documens authentiques Le système du ministère jusqu’ici a été de se renfermer dans un silence absolu sur les sujets les plus graves ; il n’a publié aucune pièce officielle, il n’a rien livré à la discussion. Sa défense s’est bornée aux communications incomplètes qu’il a faites à ses journaux. Sans doute la plupart de ses argumens sont connus, mais on ne connaît pas tous ceux qui peuvent être employés contre lui. Ce système de défense sera nécessairement changé devant les chambres. Aussi on attend avec un vif intérêt l’ouverture de la session prochaine. De son côté, le ministère consulte l’opinion. Des rapports destinés à faire connaître l’état des esprits lui sont adressés par les préfets, par des procureurs-généraux, par des émissaires envoyés dans les départemens. Le ministère ne s’est pas contenté de ces documens administratifs. Des notes officieuses ont été demandées à plusieurs députés et à des pairs de France. Si nous sommes bien informés, le cabinet du 29 octobre n’aurait pas à se réjouir des confidences qui lui sont faites Sa politique est accusée de fournir des armes dangereuses aux ennemis du gouvernement de juillet, et de répandre de vives inquiétudes chez les véritables amis de l’ordre et de la paix. Ces derniers reprochent surtout au ministère d’avoir abandonné depuis quatre ans la vraie politique du gouvernement de juillet dans les affaires extérieures, c’est-à-dire la politique du juste-milieu, dont les principes sont tout aussi applicables aux affaires du dehors qu’à celles du dedans. La ligne que le ministère devait suivre au dehors avait été nettement tracée par la majorité des chambres. Son rôle, à l’égard des alliances, était d’agir avec réserve, de garder sa liberté sur tous les points, de ne montrer aucune préférence exclusive ; au lieu de cela, il s’est porté aveuglément vers une alliance unique ; il a joué, pour ainsi dire, toute la politique de la France sur une seule carte. Dans les difficultés diplomatiques, son rôle était de concilier la dignité avec la prudence et la justice. Il devait se montrer pacifique, mais sans démonstrations indiscrètes. Au lieu de garder cette mesure, il s’est compromis par des avances irréfléchies ; il a été imprudent et faible, et ses fautes ont amené cette paix peu digne et peu respectée, cette paix inquiète, sur laquelle il éprouve lui-même à chaque instant le besoin de nous rassurer. Les vrais amis du gouvernement de juillet déplorent cette politique et les griefs qu’elle amasse contre le pouvoir. Enfin, ils sont frappés des périls que présenterait une situation si critique au moment des élections. Que deviendraient les membres du parti conservateur, abandonnés du ministère dont ils ne pourraient plus approuver la marche, et de l’opposition, dont ils ne partageraient pas les principes ? Le parti conservateur serait-il sacrifié ? Sur quelle base s’appuierait désormais le gouvernement de juillet ? — Telles sont les réflexions que présentent, dit-on, plusieurs des rapports dernièrement adressés au ministère ? On assure qu’elles ont produit une assez vive impression sur son esprit.

À peine reposé des émotions et des fatigues que lui auront données les fêtes de Windsor, M. le ministre des affaires étrangères se trouvera aux prises avec des difficultés nombreuses. En premier lieu se présenteront les nouvelles complications de Taïti, si funestes au système du protectorat, puis l’affaire du lieutenant Rose, puis celle de Malte, nouvel exemple d’un conflit entre la France et l’Angleterre. Cette affaire de Malte a passé inaperçue dans la presse ; cependant elle a vivement inquiété M. le ministre des affaires étrangères, qui a recommandé sur ce point le plus profond secret dans ses bureaux. Espérons que ce nouveau différend, né sous les auspices du voyage de Windsor, sera facilement aplani. En Orient, l’influence française a reçu un grave échec dans l’affaire de la famille Shehab ; il faut que cet échec soit réparé. L’isthme de Suez, malgré les railleries de la presse ministérielle, appelle toujours une attention sérieuse. Les entreprises récentes de l’Angleterre sur le continent américain, l’occupation du royaume de Mosquitos, et le blocus du port de Saint-Jean de Nicaragua, montrent qu’elle n’est pas très scrupuleuse sur les moyens, dès qu’il s’agit d’assurer le monopole de son commerce. On parle d’un traité commercial dont les bases seraient déjà posées entre l’Angleterre et le Brésil. Lors du mariage du prince de Joinville, on nous faisait espérer que le Brésil serait une terre privilégiée pour notre commerce : cette espérance va-t-elle nous échapper ? Au Mexique, une affaire grave commence. On sait que plusieurs Français, impliqués à tort ou à raison dans les démêlés intérieurs du pays, ont été immolés à Tabasco, sans jugement, sans une instruction régulière qui ait établi leur culpabilité. On connaît les détails horribles de cet assassinat, commis par des bêtes féroces. Notre ministre plénipotentiaire à Mexico, M. le baron Alley de Ciprey, a déployé dans cette circonstance une louable énergie. Il a cessé toutes relations avec le gouvernement mexicain. De son côté, le président Santa-Anna accuse, dit-on, M. de Ciprey devant notre gouvernement. Quelle sera l’issue de ce conflit ? M. de Ciprey sera-t-il désavoué ? ou bien le ministère du 29 octobre prendra-t-il des mesures vigoureuses contre le Mexique ? Le ministère est embarrassé. Tout annonce que M. de Ciprey a dignement représenté la France, et que les autoriés mexicaines ont commis un acte infame. Il faudra donc sévir contre le Mexique, à moins que le président Santa-Anna ne fasse les réparations convenables. Mais l’Angleterre protége le gouvernement mexicain : devant cette considération, M. Guizot hésite ; il hésitera peut-être long-temps encore. En attendant, les atrocités les plus révoltantes se commettront tous les jours à Mexico ; le pays sera la proie des brigands et des assassins ; notre commerce sera l’objet de spoliations iniques, et nos compatriotes, menacés dans leur vie et leur fortune, imploreront vainement l’envoi d’une escadre française chargée de renouveler la prise de Saint-Jean d’Ulloa.

Le bruit court que la question du droit de visite serait au moment de recevoir une solution. L’exercice de ce droit serait abandonné. On chercherait à obtenir la répression de la traite par des moyens nouveaux, moins dispendieux, plus sûrs et plus conformes à la dignité de chaque nation. La France et l’Angleterre se chargeraient de réprimer la traite sous leurs pavillons respectifs. Des garanties seraient offertes à L’Angleterre sur ce point. Tel est, dit-on, le grand avantage que la politique de M. Guizot vient de remporter à Windsor. Nous avons, quant à nous, des renseignemens opposés. Nous croyons savoir qu’en effet la solution dont il s’agit a été proposée par M. Guizot, mais que le cabinet anglais n’a fait encore aucune réponse satisfaisante. Il se pourrait bien que M. le ministre des affaires étrangères se leurrât ici d’un vain espoir.

D’ici à peu de jours, la liste des nouveaux pairs sera discutée en conseil. Il est à désirer, dans l’intérêt de la chambre des pairs, que cette liste ne soit pas trop longue, que le mérite et les services déterminent principalement les choix, que l’on écarte les considérations secondaires, que toutes les candidatures, enfin, soient attentivement discutées. La chambre des pairs, pour exercer sa légitime influence, n’a pas besoin d’être nombreuse. Ce qui importe avant tout, c’est qu’elle brille par l’éclat des talens et des illustrations. Après les nominations à la pairie, quelques mouvemens auront lieu, dit-on, dans le corps diplomatique. On connaît les préférences de M. le ministre des affaires étrangères pour la jeune diplomatie. Ces préférences ont éveillé déjà bien des craintes.

Les questions extérieures, depuis trois mois, ont fait tous les frais de la politique ; les questions intérieures ont complètement disparu. La loi sur l’enseignement, la dotation, ont été pour ainsi dire oubliées. Nous pensons que ces questions graves seront bientôt remises sur le tapis. D’abord, en ce qui concerne la dotation, il est permis de supposer que le projet si singulièrement annoncé il y a trois mois, loin d’être abandonné aujourd’hui, est devenu au contraire l’objet d’une prédilection plus vive. En s’y prêtant un peu, la gloire de nos armes dans le Maroc et le voyage de Windsor ne peuvent-ils pas servir d’argumens ? Il faudra donc bientôt que le Moniteur ouvre ses colonnes à une série d’articles sur la dotation, et que M. Guizot se prépare à lutter contre la polémique des journaux. Nous avons déjà dit ce que nous pensons de ce merveilleux système de discussion ; nous n’y reviendrons pas aujourd’hui. La discussion de la loi sur l’enseignement sera une affaire plus sérieuse. Le cabinet a songé un instant à la retirer. C’eût été le moyen le plus commode de terminer le débat ; mais la prudence a fait écarter ce dessein arbitraire. Nous verrons donc le ministère du 29 octobre soutenir son projet de loi sur l’enseignement contre les opinions de la majorité, défendues par M. Thiers. Nous assisterons aux perplexités de M. le ministre de l’instruction publique, heureux en secret de voir triompher sa cause, et malheureux de ne pouvoir la soutenir lui-même. Nous verrons enfin M. le garde des sceaux et M. Villemain forcés de s’entendre et d’accorder en apparence leurs convictions pour répondre aux argumens de l’ancien chef du 1er mars. Ce sera sans doute un spectacle fort divertissant pour M. Guizot.

La reine d’Espagne a ouvert le 10 la session des cortès. Leur composition offre un ensemble remarquable. Elles renferment des hommes éminens, des orateurs et des écrivains célèbres, des citoyens qui ont rendu de grands services au pays. Les diverses classes de la société espagnole y sont représentées ; on y voit des généraux, des nobles, des propriétaires ruraux, des avocats, des fonctionnaires, des savans et des gens de lettres. On y compte fort peu d’industriels, de commerçans et de banquiers. L’immense majorité des nouvelles cortès appartient au parti modéré, pour lequel va commencer une redoutable épreuve. Jusqu’ici, depuis le rétablissement du régime constitutionnel, tous les partis vainqueurs, en Espagne, se sont divisés. Tous ont perdu promptement, par des dissensions intestines, les avantages de leur position. Les modérés de 1844 sauront-ils former un parti compact, homogène, capable de seconder l’action du gouvernement, et de lui prêter un énergique appui dans toutes les mesures nécessaires à la régénération de l’Espagne ? Il est permis d’en douter, ou du moins de croire que ce résultat se fera attendre long-temps. Déjà, avant même que les cortès fussent assemblées, les réunions préparatoires ont montré les petites passions, les jalousies, les ambitions mesquines, les rivalités égoïstes, qui ont travaillé jusqu’ici tous les corps politiques de l’Espagne constitutionnelle. Ces divisions, réagissant sur le ministère, ont failli le désunir et le dissoudre. Heureusement le patriotisme et la sagesse de la plupart des membres qui le composent ont résisté à cette première secousse. Il est facile de prévoir que les atteintes de ce genre se renouvelleront.

Le parti progressiste s’est isolé. Ses chefs ne figurent pas dans le congrès. Leur abdication politique est un fait regrettable. Nous aurions voulu, dans l’intérêt de leur pays, les voir reprendre leurs anciennes places dans ces assemblées parlementaires où ils ont brillé par leurs talens. Membres de la minorité, ils auraient pu éclairer la majorité de leurs conseils sur des questions d’affaires. Organes d’une opposition légale, leur lutte avec la majorité eût pu produire souvent des résultats utiles. Toutefois, ce que nous disons de certains membres du parti progressiste, hommes sincères, qui ont pu commettre des erreurs, mais dont le patriotisme ne peut être mis en doute par personne, nous ne le dirons pas à l’égard d’un exilé trop célèbre, qui semble aujourd’hui se lasser de l’oubli où il est tombé, et chercher, sous un masque hypocrite, les moyens de retrouver quelques débris d’une puissance à jamais perdue. Espartero vient d’adresser un manifeste au peuple espagnol. C’est l’apologie de ses actes. C’est une protestation contre l’arrêt qui l’a si justement frappé. L’ex-régent fait une tentative inutile. L’Espagne constitutionnelle n’a rien à lui offrir. Son rôle est fini.

Le Portugal présente depuis quelque temps un spectacle digne d’intérêt. Un jeune ministre, M. da Costa-Cabral, soutenu par sa fermeté et par de grands talens politiques, lutte avec succès contre des ennemis acharnés ; au nombre desquels est l’Angleterre. Le gouvernement anglais lui demande le renouvellement de l’ancien traité de Methuen ; M. da Costa-Cabral se refuse à sacrifier les intérêts commerciaux de son pays. Quelle sera l’issue de ce combat inégal ? Jusqu’ici, le ministre portugais tient tête à l’orage. Il a une majorité assez forte dans les cortès, et il dispose de moyens puissans. Cependant, les forces soulevées contre lui sont menaçantes. Dans le sénat, M. Palmella lui fait une opposition dangereuse ; l’université, la magistrature, l’armée, qu’il a frappées par des décrets arbitraires, excitent l’opinion contre lui. Les finances de l’état sont épuisées, le déficit est énorme, le trésor est à bout d’expédiens. Pour sortir de cette crise, quelques partisans du ministre lui conseillent de changer le système du gouvernement, de révoquer toutes ses mesures arbitraires, de fonder un régime franchement constitutionnel. M. da Costa-Cabral voudra-t-il se prêter à cette combinaison ? Il exerce en ce moment une sorte de dictature ; voudra-t-il l’abdiquer ?

Les ratifications du traité signé le 1er septembre, entre la Prusse et la Belgique, n’ont pas encore été formellement échangées mais on peut considérer comme désormais aplanies les difficultés qui avaient retardé la conclusion définitive de l’arrangement. Le ministre prussien à Bruxelles en est tellement convaincu, qu’il a provoqué et qu’il a même déterminé, malgré la répugnance du gouvernement belge, une démonstration à la fois populaire et officielle, afin d’inaugurer (c’est le mot d’ordre) la jonction du Rhin avec l’Escaut. Cette fête, indiquée pour le 13 octobre, vient d’être célébrée, en grande pompe, dans la ville d’Anvers. Tous les ministres belges y assistaient, en regard de M. d’Arnim, qui semblait prendre possession du pays. On fait circuler à Bruxelles une médaille de grand module, frappée en commémoration de cet évènement, et qui porte les écussons réunis d’Anvers et de Cologne, union naturelle, union heureuse, si elle devait s’accomplir sous un autre drapeau que le drapeau prussien.

Le traité du 1er septembre a reçu quelques modifications, qui ont toutes été introduites à la demande de la Prusse. On a défini avec plus de précision les clauses qui assimilent, pour les arrivages directs dans les ports de la Belgique, les navires prussiens aux navires nationaux. En même temps, on a réservé expressément au gouvernement prussien la faculté de diminuer ou de supprimer les droits établis sur les fers étrangers, sans tenir compte du privilége conféré aux Belges par le traité. Ainsi, le cabinet de Berlin, en ratifiant un arrangement qui lui était déjà bien assez favorable, a trouvé moyen d’obtenir davantage et de donner moins.

Les vues de M. d’Arnim et de son gouvernement allaient encore plus loin. On imaginerait difficilement jusqu’où ces prétentions ont été poussées. La Prusse a demandé que l’assimilation du pavillon au pavillon national dans les ports belges fût étendue jusqu’aux arrivages indirects, c’est-à-dire que l’on permît à sa marine d’aller chercher à Londres, à Rio-Janeiro ou à New-York, les produits dont la Belgique aurait besoin. Le cabinet de Bruxelles, comprenant qu’on lui proposait la suppression pure et simple de la marine belge, a trouvé pourtant le courage de résister. Une autre proposition encore plus étrange a été mise en avant, sous la forme inoffensive, en apparence, d’un règlement de douanes, par un fonctionnaire supérieur que le gouvernement prussien vient d’envoyer à Bruxelles pour y représenter les intérêts du Zollverein. Ce fonctionnaire a offert de recevoir des douaniers belges à Cologne, à condition d’installer des douaniers prussiens à Anvers ; mais l’usurpation a paru trop flagrante, et cette fois encore le gouvernement belge a répondu par un refus.

On voit comment la Prusse mène les négociations. L’humeur conquérante de ce cabinet ne se dément pas. En traitant avec la Belgique, il ne se proposait d’abord que d’alarmer les villes libres de l’Allemagne, et de les obliger ainsi à entrer dans le Zollverein, politique qui lui a réussi, car il est déjà question de l’accession de Hambourg, mais, trouvant la Belgique de facile composition, la Prusse a voulu pousser sa pointe : ce qu’elle demandait n’était rien moins que la réunion de la Belgique à l’association allemande. Anvers, qui n’est déjà plus ni un port belge ni même un port franc, allait devenir, comme on le dit avec raison, un port prussien. Ce que la Prusse vient d’oser nous donne la mesure de ce qu’elle peut entreprendre ; il faudrait une main plus ferme que celle de notre gouvernement pour l’arrêter dans cette carrière de succès.

On avait annoncé l’envoi de M. le baron Deffaudis à Bruxelles, avec mission de reprendre des négociations qui n’auraient pas dû être interrompues. Nous croyons que le gouvernement français a manifesté en effet des dispositions conciliantes ; mais dans les préoccupations qu’entraînait le voyage de Windsor, il s’en est malheureusement tenu là. M. le ministre des affaires étrangères ne rentre en France que demain ; M. le ministre du commerce se repose, depuis quinze jours, dans ses foyers, des émotions que lui donne toute perspective d’un arrangement commercial avec les pays voisins. Les négociations ne seront donc pas reprises immédiatement, et voilà ce que nous déplorons. La politique entreprenante du cabinet de Berlin devrait nous servir de leçon. Du moment où la lutte des influences, au lieu de s’établir sur le Rhin, se porte sur l’Escaut, nous ne sommes plus libres de nous abstenir, car il y aurait péril pour nous dans cette immobilité.


— Il vient de paraître une brochure assez singulière à Leipzig. Cette publication, qui a pour titre La Russie envahie par les Allemands, ne nous semble surtout digne d’attention que parce qu’elle émane évidemment du gouvernement russe. L’auteur anonyme de la brochure, quoiqu’il se prétende Français, est bien un sujet de l’empereur Nicolas, qui ne dit que ce qu’il a reçu l’ordre de dire. C’est précisément là ce qui fait la valeur de cet opuscule, assez mal écrit du reste ; on y voit avec quelle ténacité de dessein le gouvernement russe s’attache à rallier la grande famille des Slaves autour du trône du czar. Dans les principautés du Danube circulent des chansons écrites par des poètes moscovites qui rappellent aux Serbes, aux Valaques, leur commune origine. C’est par des pamphlets qu’on attaque les provinces slaves soumises à la Prusse et à l’Autriche, mais, comme ces deux puissances ont déjà pris ombrage des menées sourdes de leur formidable voisin, les publicistes russes cherchent à donner le change aux Allemands, en les accusant à leur tour de vouloir envahir la Russie. Tel est le but de la nouvelle brochure ; aussi a-t-elle déjà fait sensation de l’autre côté du Rhin. Il est probable que le teutonisme ne laissera pas sans réponse cette attaque nouvelle du panslavisme impérial.