Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1840

Chronique no 203
30 septembre 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 septembre 1840.


La situation politique est toujours compliquée et difficile. Nous écrivons au moment où des nouvelles importantes sont peut-être en route, venant de Londres, d’Alexandrie, de la Syrie, de Constantinople : peut-être les conjectures d’aujourd’hui seront-elles démenties demain ; des faits inattendus peuvent ouvrir un nouveau champ à la politique et donner aux idées une direction imprévue. Tout est possible dans une question où tant de volontés et d’intérêts divers se rencontrent et se croisent : une question qui a pu éloigner l’Angleterre de l’alliance française, mettre ensemble les maîtres de l’Inde et les agresseurs de Khiva, amener la Porte à se proclamer l’humble vassale de l’Angleterre et de la Russie, et faire oublier à la prudence de l’Autriche et de la Prusse tout ce que le traité de Londres renfermait de menaçant pour le repos du monde et dès-lors pour leur propre sûreté ; une pareille question, dis-je, par ses complications et ses difficultés, par tout ce qu’elle contient de prévu et d’imprévu, de calculé et d’accidentel, peut offrir d’un instant à l’autre les issues les plus surprenantes, les dénouemens les plus bizarres, comme les plus funestes catastrophes.

Ces complications et ces difficultés, ces chances et ces dangers pèsent sur tout le monde. Bien léger serait celui qui s’en croirait à l’abri ; bien aveugle serait l’opinion de ceux qui imagineraient avoir mis toutes les bonnes chances de leur côté. Le pacha d’Égypte, les signataires du traité de Londres et le gouvernement français ont chacun leur part de difficultés et de périls : il serait puéril de le dissimuler, mais il n’est pas difficile de démontrer à tout homme impartial et froid que la situation la moins compliquée, la plus digne, et par cela même la plus sûre, est celle de la France.

Mehémet-Ali, empressons-nous de le reconnaître, se trouvait dans une position délicate. Il y a en lui, si on peut s’exprimer ainsi, une dualité qui reparaît toujours et que ne doivent jamais oublier ceux qui prétendent connaître d’avance, par voie de conjecture, la conduite du pacha. Turc de naissance, de première éducation et de sentiment, Européen par ses idées acquises, par sa vie politique, par la vigueur de son esprit ; vainqueur et vassal de la Porte, placé entre les signataires de la convention de Londres qui le traitent indignement et le sultan qu’il vénère comme le chef sacré des Osmanlis, entre la Porte dont il a le droit de mépriser les forces et les anglo-russes qui le menacent de leurs flottes et de leurs armées, entre des adversaires dont il ne peut méconnaître la puissance, et la France qui, bienveillante pour lui, n’est cependant pas son alliée et veut conserver toute la liberté de ses décisions et de son action ; hardi, mais père de famille, actif, mais vieux, ayant toujours devant lui les souvenirs glorieux de son passé et les craintes d’un avenir qu’il ne pourra pas gouverner, le pacha s’est vu appelé à résoudre la question la plus compliquée, la plus ardue que la politique ait jamais posée à un homme d’état. La moindre faute pouvait lui être fatale : jusqu’ici il ne l’a pas commise.

Il lui fallait ménager l’orgueil de son suzerain, les convenances de la Porte ; il l’a fait par des concessions franches, capitales ; il l’a fait pour le fond et pour la forme, car c’est de la magnanimité du sultan qu’il déclarait vouloir tenir tout ce qu’il conservait.

Il lui fallait résister aux menaces des alliés, sans cependant les irriter, sans les provoquer, sans attirer sur lui le blâme d’avoir commencé la lutte. Il l’a fait en défendant à son fils de passer le Taurus, en ne brisant point ses rapports pacifiques avec les Européens, quels qu’ils fussent, Anglais, Russes, Autrichiens ; il l’a fait en abandonnant des prétentions qui auraient paru trop absolues et trop exclusives, en proposant une transaction dont le refus à l’égard d’un vieillard de soixante-douze ans, sera une preuve évidente qu’on ne cherchait qu’un prétexte pour le déposséder complètement, pour troubler la paix du monde et amener une crise décisive et sanglante.

Il lui fallait cultiver l’amitié de la France ; il devait (il faut bien le dire puisque ce sont les vues et les intérêts du pacha que nous cherchons à analyser ici), il devait s’efforcer d’attirer de plus en plus vers lui notre gouvernement, et de l’associer à sa cause. Nous sommes convaincus que, malgré l’habileté du pacha, notre gouvernement a conservé toute sa liberté d’action. C’est là une bonne politique. Toujours est-il que Méhémet-Ali a fait ce qu’il devait faire dans son intérêt pour mériter de plus en plus l’amitié de la France. Il a écouté avec déférence les conseils de modération et de sagesse qui lui ont été donnés ; et par les concessions qu’il a offertes, il a prouvé d’une manière irrécusable qu’il allait droit au but, et qu’il avait sérieusement compris combien il lui importait, dans un siècle où en définitive l’opinion publique juge souverainement toutes les questions (elle l’a assez prouvé dans l’affaire de Grèce), de mettre de son côté la raison et la justice.

C’est ainsi que le pacha s’est montré jusqu’ici ferme sans arrogance, souple sans faiblesse ; il a fait preuve d’énergie en Syrie, où il n’y avait que des sommations et des démonstrations militaires, de prudence, de mesure, d’habileté en Égypte, où se développait la lutte diplomatique.

S’il persiste dans cette ligne, les grands embarras ne seront pas pour lui. S’il avait brutalement franchi le Taurus, il se perdait par sa témérité ; s’il souscrivait au traité de Londres, il périssait d’abaissement et de platitude. Il a concédé tout ce qu’il devait concéder ; il a fait à l’amour de la paix tous les sacrifices que des hommes raisonnables, sensés, pouvaient lui demander ; il a été respectueux envers le sultan, modeste envers les signataires du traité de Londres, plein d’égards et de déférence envers nous. Si ses propositions sont acceptées, la paix du monde est conservée, et il n’y a de honte pour personne. Si elles sont refusées, la lutte commencera ; l’opinion publique éclairée protégera le bon droit, et le succès démontrera si l’entêtement et la violence, si la force brutale, doivent, en l’an de grace 1840, l’emporter sur la raison et l’équité.

Il n’est pas aujourd’hui aussi facile qu’on paraît le croire en certains lieux, de s’abandonner à son caprice et de mettre pour toute raison dans la balance son épée. Aujourd’hui il faut dire au monde et ce que l’on fait et les raisons de tout ce que l’on fait. Qu’on ose donc dire à l’Europe, à son industrie, à son commerce, à sa civilisation, qu’on a compromis la paix générale, fait renaître d’immenses questions, mis en doute toutes choses, jusqu’à l’existence de plus d’un état, parce qu’on ne veut pas que l’illustre vieillard que la victoire a couronné à Nézib, conserve pendant quelques années encore, viagèrement, l’administration des pays conquis, parce qu’on veut le contraindre, lui vainqueur, à évacuer honteusement la Syrie comme un général fanfaron qui cependant livre la place sans tirer un coup de canon ! Il faudrait rougir de honte pour l’Europe, pour sa politique, pour ses hommes d’état, si on devait sérieusement s’attendre à de pareils résultats.

Ces vérités, au surplus, sont connues, senties. Aussi, voulait-on, en désespoir de cause, dans ce premier mouvement d’irritation que donne le tort que l’on a et qu’on ne voudrait pas avoir, rejeter sur la France la résistance sage, raisonnable, courtoise du pacha. S’il n’a pas tout accordé, disait-on, c’est que la France ne l’a pas voulu, c’est qu’elle lui a donné le conseil de ne pas le faire. Si la France l’eût voulu, nous, signataires du traité fait sans la France, nous eussions triomphé à Alexandrie, et la France doit se reprocher de ne pas nous avoir aidés à réussir promptement, péremptoirement, dans une entreprise dont le premier résultat était de substituer l’alliance anglo-russe à l’alliance anglo-française : tant il est vrai qu’il y a un côté parfaitement comique en toute chose, même dans la haute politique !

Au reste, empressons-nous de le dire, ce singulier thème est aujourd’hui abandonné. Il est aujourd’hui reconnu que la France, tout en donnant au pacha des conseils de modération et de prudence, ne lui a rien prescrit ; que, bien loin de le retenir dans la voie des concessions, il a fallu l’y pousser par une saine représentation des choses et des intérêts permanens du monde.

La France ne peut que savoir bon gré au pacha de ses démarches. On doit lui tenir compte de sa déférence, et après des concessions que la sagesse et l’équité ne peuvent qu’approuver, le gouvernement français n’a fait qu’un acte de stricte justice et de saine politique, s’il est vrai qu’il ait déclaré à Méhémet-Ali que désormais la France n’a plus rien à lui demander. Sans doute, libre au pacha de s’abaisser, s’il le veut, le front dans la poussière ; nous l’avons toujours dit, si c’est effectivement à la Porte, à la Porte seule, à ses forces, à son gouvernement, qu’il rend les provinces qu’il occupe, rendît-il même l’Égypte, la France, tout en s’étonnant de tant de faiblesse après tant d’énergie, de tant d’abaissement après tant de gloire, n’a rien à dire ; seulement, peu convaincue de la possibilité pour la Porte de ressaisir réellement le gouvernement de ces provinces, la France resterait l’arme au bras, en observation, pour s’assurer que l’Égypte et la Syrie ne deviennent pas, sous le nom de la Porte, le prix de quelque ambition mal déguisée.

Encore une fois, Méhémet-Ali a fait preuve jusqu’ici de raison et d’habileté. Placé dans la position la plus difficile, il a échappé à tous les pièges et marché d’un pas ferme sur une ligne très étroite. Plus hardi, plus irritable, il se faisait passer pour un provocateur audacieux, téméraire, voulant la guerre à tout prix, sacrifiant le repos du monde à ses minces intérêts, l’opinion publique, même en France, l’aurait abandonné. Si, au contraire, découragé, effrayé, ne sachant tirer aucun parti des forces qu’il possède, il eût, à la face du monde qui le regarde, cédé aux sommations impérieuses des puissances, comme un timide écolier se baisse sous la férule d’un cuistre irrité, lui eût-on laissé quelque chose, il périssait par le ridicule et sous le mépris de l’Europe.

La conduite habile du pacha fait l’embarras des signataires du traité de Londres. On comptait sur sa faiblesse ou sur sa témérité. Peut-être même qu’in petto tous les signataires du traité ne faisaient pas le même pronostic. Peut-être que les uns comptaient sur la faiblesse du pacha, tandis que tel autre se flattait d’entendre bientôt les clairons des phalanges égyptiennes franchissant le Taurus et appelant ainsi une armée russe à Constantinople ou dans l’Asie mineure.

Quoi qu’il en soit, timide ou téméraire, le pacha paraissait courir à sa perte. L’Égypte, dans les deux cas, sous une forme ou sous une autre, ne devait pas tarder à devenir une sorte d’île ionienne ; la Russie se serait chargée tout naturellement de faire de plus en plus sentir à la Turquie son puissant patronage, qui doit peu à peu la préparer au sort de la Pologne. Quant à la France, on était convaincu qu’elle resterait spectatrice impassible de ces étranges transactions.

Le pacha a déjoué jusqu’à ce jour toutes les hypothèses, sauf une seule, celle où il serait raisonnable, hypothèse que ses ennemis ne lui avaient pas fait l’honneur d’admettre. Dès-lors ont commencé les embarras des nouveaux alliés.

Que faire ? Pousser à bout un homme raisonnable, qui, malgré l’outrecuidance de vos agens, vient au-devant de vous avec des propositions équitables, avec des concessions que l’opinion publique doit hautement avouer ? Il y aurait là une sorte de démence ; ce serait assumer sur soi la responsabilité, se rendre coupable de tous les malheurs qui peuvent retomber sur l’Asie et sur l’Europe. L’histoire n’aurait pas d’expression assez amère pour stigmatiser une pareille politique. Il serait par trop évident qu’on voudrait autre chose que ce que l’on dit, que les protocoles et les déclarations de désintéressement ne sont que des mensonges surannés, de vieux artifices qui rappellent trop la fin du dernier siècle, et qui ne peuvent désormais tromper personne.

Transiger avec le pacha ? Accepter ses concessions ou quelque chose d’analogue ? C’est là sans doute la sagesse, la raison, l’équité. C’est là ce que commande l’intérêt général, la paix du monde. C’est là faire ce qui est bien, mais c’est aux dépens de l’amour-propre. Il faudrait reconnaître qu’on n’a pas été infaillible, qu’on a dépassé la mesure, qu’on a tout remué, fait les actes les plus étranges, tenu la conduite la plus singulière, pour un résultat qu’on aurait pu obtenir avec une politique plus loyale et plus naturelle. Les petites passions l’emporteront-elles sur l’intérêt du monde ?

Au reste, c’est là une question que lord Palmerston seul peut s’adresser à lui-même ; elle le regarde seul.

La Prusse et l’Autriche sont en quelque sorte hors de cause. Elles ont signé par résignation, par faiblesse, par une vieille habitude de déférence. Le jour où la Russie et l’Angleterre se diront satisfaites, la Prusse et l’Autriche n’élèveront pas la moindre objection ; elles témoigneront au contraire une grande satisfaction de voir s’éloigner des chances et des périls où elles auraient beaucoup à perdre, et rien à gagner. Leur amour-propre n’est point intéressé à l’exécution littérale du traité de Londres.

Quant à la Russie, la question est moins simple. Croira qui voudra que la Russie a déchiré le traité d’Unkiar-Skelessi, renoncé à son protectorat exclusif de la Porte, donné un démenti formel à la vieille politique russe, en se mettant en quelque sorte à la suite de l’Angleterre pour les affaires d’Orient, uniquement pour arracher à Méhémet-Ali la Syrie. On ne fait pas un acte aussi énorme pour un si mince résultat. Le cabinet russe est trop habile ; il a droit à être jugé de plus haut. — Il a voulu rompre l’alliance anglo-française. — D’accord. C’est là ce qu’il a voulu avant tout et à tout prix. Les stipulations du 15 juillet, si elles ne cachaient pas d’autres vues, seraient contraires à l’intérêt russe. C’est sans doute là ce que lord Palmerston dira avec emphase au parlement. Il se vantera, en formules diplomatiques, d’avoir, comme on dit vulgairement, attrapé la Russie. Ce serait puéril de le dire, bien plus puéril de le croire.

Évidemment il y a là pour la Russie une arrière-pensée. A-t-elle voulu rompre l’alliance anglo-française uniquement pour le plaisir de la rompre ? L’alliance anglo-française ! Mais pour quiconque étudie à fond la question, il est évident que l’alliance anglo-française, c’est la paix ; que toute autre combinaison, quelle qu’elle soit, c’est la guerre. Il faut appeler les choses par leur nom. Malheur à ceux qui se berceraient d’illusions ! En pareille matière, trop de confiance perd, la méfiance sauve.

De toutes les combinaisons qui sont en dehors de l’alliance anglo-française, il en est plusieurs qui offrent à la France une brillante perspective d’avantages et de gloire : il n’y en a point qui lui enlève les moyens d’échapper à toute perte. Aussi c’est plus encore dans l’intérêt de la civilisation et du monde que dans l’intérêt purement français que nous déplorons la marche qu’on vient d’imprimer à la politique de l’Europe. Quoi qu’il en soit, convaincus que la Russie n’a mis un si grand prix à briser l’alliance anglo-française que dans le but de donner une impulsion nouvelle à la politique générale et de l’entraîner hors des voies où cette alliance l’avait maintenue depuis 1830, nous sommes nécessairement enclins à croire que la Russie ne négligera aucun effort pour faire rejeter les propositions de Méhémet-Ali. Elle saura exploiter toutes les passions, irriter tous les amours-propres, pour que l’on pousse à bout le pacha, pour qu’on ait recours aux moyens les plus extrêmes, pour que le traité soit exécuté au pied de la lettre. L’embarras dont nous avons parlé ne la retient guère. Elle sait bien qu’on finira par comprendre que seule elle ne se trompait pas dans ce jeu terrible, et qu’ainsi sa conduite sera justifiée même aux yeux des Russes, si le traité du 15 juillet s’exécute. Si au contraire le traité, après l’avoir dépouillé de son protectorat exclusif à Constantinople, n’amenait qu’une transaction et par là l’inaction, le cabinet russe paraîtrait avoir trahi la politique de Catherine et d’Alexandre, et avoir été la dupe des cajoleries de l’Angleterre.

Il est donc probable que tout projet d’arrangement sera repoussé, que des faits brusques, violens, viendront couper court à toute négociation et commencer en Orient cette série d’évènemens dont il n’est donné à personne de prévoir l’enchaînement et l’issue.

On avait annoncé qu’un conseil de cabinet devait avoir lieu avant-hier à Londres pour délibérer sur la question de savoir si, en conséquence des propositions de Méhémet-Ali, il n’y avait pas lieu de modifier les conventions du 15 juillet et de faire des ouvertures à notre gouvernement. On dit aujourd’hui que le conseil n’a pas eu lieu, qu’il a été ajourné.

Dans l’hypothèse de l’exécution littérale des conventions, si le pacha résiste avec quelque énergie, les prévisions explicites du traité ne tarderont pas à être épuisées. Que fera-t-on ensuite ? La Prusse et l’Autriche signeront-elles un traité nouveau ? S’enfonceront-elles davantage encore dans la voie périlleuse où elles se sont laissées entraîner ? À ces questions et à tant d’autres qui naissent spontanément du sujet, il serait superflu et téméraire de vouloir répondre d’avance. Il n’est, en pareilles circonstances, qu’une seule politique qui soit à la fois sage et digne : c’est celle qui réunit la prévoyance à l’action, qui ne précipite rien et prépare toutes choses, qui sans anticiper sur rien sait éviter toute surprise et se tenir prête à tout évènement.

La conduite du gouvernement français lui était donc impérieusement dictée par les circonstances.

En présence du traité du 15 juillet, la France devait à sa dignité de faire sentir qu’elle comprenait l’esprit de cet acte et la nature du procédé ; elle devait en même temps donner au pacha des conseils, non d’abaissement et d’abandon, mais de modération et de sagesse ; enfin, elle devait élever son état militaire au point de suffire à tous les évènemens. C’était armée, forte, que la France devait se mettre en observation et se tenir prête à passer d’un instant à l’autre de l’observation à l’action.

C’est là ce que le gouvernement a fait, et ce qu’il ne cessera pas de faire.

Les armemens de la France ont jeté, n’en doutons pas, dans la balance politique un poids sur lequel les signataires du traité de Londres ne comptèrent pas d’abord. Évidemment ils nous supposaient, que dirai-je ? plus insoucians, plus économes, plus épris des délices du repos que nous ne le sommes. Leur politique s’est trouvée en présence d’un fait inattendu. L’élément français est ainsi entré, malgré eux, dans la question. Ils doivent maintenant délibérer en présence, non de la France apathique et désarmée, mais de la France calme et armée, modérée, amie de la paix, mais bien décidée à ne rien sacrifier de ses intérêts et de sa dignité.

Les armemens de la France peuvent devenir inutiles. — C’est possible, et nous, qui désirons sincèrement la paix tant qu’elle sera compatible avec l’honneur et la sûreté du pays, nous nous féliciterons de l’inutilité de ces dépenses. Mais pour se préparer à la guerre, faut-il attendre qu’elle ait éclaté ? que la paix soit impossible ? Les états qui attendent ainsi, les bras croisés, le flot des grands évènemens, n’ont pas de longues guerres, il est vrai, car d’ordinaire, ils succombent promptement. Sans doute, l’enthousiasme, dans certaines circonstances, peut opérer des miracles : la France le sait ; mais dans des temps calmes, ordinaires, c’est sur la prudence qu’il faut compter, et non sur des prodiges.

Quand nous parlons d’armemens qui peuvent devenir inutiles, ce n’est point des fortifications de Paris que nous entendons parler. Si quelque chose doit surprendre, c’est qu’on ait pu retarder vingt-cinq ans une mesure que le devoir le plus strict commandait au gouvernement de la France. Pouvait-on hésiter à se donner cette immense sécurité, cette force colossale, cette base d’opérations qui nous place, vis-à-vis de l’Europe, dans une position analogue à celle des Anglais, si fiers et si forts de leur ceinture maritime ? La population parisienne, derrière de bons remparts, vaudra bien pour nous, l’Europe le sait, les vagues de l’Océan et les récifs des côtes de l’Angleterre.

En résumé, le gouvernement en présence des évènemens du jour avait à opter entre deux grandes responsabilités, la responsabilité de la France désarmée, la responsabilité de la France armée. Le gouvernement a opté pour l’armement. Qui aurait osé faire un autre choix ? On sait ce qu’un armement sérieux met dans la balance ; on sait ce qu’il nous donne d’influence et de sécurité : sait-on ce qui serait arrivé, ce qui aurait pu arriver, si le gouvernement s’était endormi dans une insouciance funeste, si par son inaction il avait réalisé les espérances des signataires du traité ?

Sans doute, le gouvernement peut s’y attendre, si les évènemens dissipent toutes les craintes, si la raison se fait jour dans les conseils des alliés, on lui reprochera sévèrement d’avoir trop fait, trop dépensé : on ne lui tiendra pas compte de l’influence que son énergie aura exercée sur l’issue de la crise. Le chiffre des dépenses deviendra une arme pour les combats parlementaires : c’est de bonne guerre. Le gouvernement peut se résigner ; dût-il succomber dans la lutte, qu’il se console : il vaut mieux subir de semblables reproches qu’être accusé d’avoir trahi son pays.

L’Espagne continue sa triste révolution. Elle aboutira, comme tout ce qui se fait dans ce malheureux pays, à l’anarchie et à l’impuissance. C’est une lutte entre deux fractions de la classe moyenne ; le peuple, les masses regardent et laissent faire. Il serait par trop ridicule de comparer ces agitations à notre grande révolution. C’est tout au plus la Fronde, moins le cardinal de Retz, Turenne et Condé. Les municipalités représentent le vieux principe bourgeois, tel qu’il s’était organisé à côté de la féodalité ; c’est ce principe tout local qui est incompatible avec toute grandeur nationale.

Il ne se passera pas deux mois qu’Espartero sera l’homme le plus impopulaire de l’Espagne. Il est déjà péniblement étonné de l’influence des juntes ; et ce serait un grand rêve que d’imaginer qu’il pourra, lui Espartero, faire rentrer toutes ces ambitions bourgeoises dans le giron de la loi commune. Espartero n’est pas plus apte à faire qu’à dompter une révolution. Il ne voudra pas s’associer au désordre, et dès qu’il voudra sérieusement le faire cesser, il sentira ses forces défaillir. Les baïonnettes ont délibéré, elles délibéreront encore, et ne feront nullement la volonté du duc de la Victoire. Qu’il lise notre histoire, qu’il se rappelle les noms de certains généraux, il y trouvera d’utiles enseignemens. Mais ce n’est pas à Napoléon qu’il faut penser : celui là, on l’admire, on ne l’imite pas. La révolution qui vient de se faire en Espagne n’est pas même le commencement de la fin.