Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1840

Chronique no 204
14 octobre 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 octobre 1840.


La destruction de Beyrouth, la convocation des chambres, le memorandum de M. Thiers et la note qui l’accompagne, ce sont là les grands évènemens de la quinzaine qui vient de s’écouler, les prémisses dont il ne doit pas tarder à sortir d’importantes conséquences pour la politique européenne. Ces trois ordres de faits découlaient nécessairement l’un de l’autre.

Après l’attaque sauvage des côtes de la Syrie, le gouvernement ne pouvait pas ne pas appeler les chambres à délibérer sur des circonstances aussi graves. Il est irrécusable aujourd’hui que les destructeurs de Beyrouth entendent disposer de l’Orient à leur gré, y exercer l’empire le plus absolu, sans tenir aucun compte de la puissance française et de la juste part d’influence qui doit nous appartenir dans les affaires du monde.

En débutant par des faits de cette nature, les alliés étaient sans doute disposés à pousser, en cas de résistance, les moyens de contrainte jusqu’aux dernières extrémités. Le nier, ce serait s’accuser soi-même de légèreté, se donner de gaieté de cœur un ridicule qu’aucun homme d’état ne pourrait supporter. Il faut bien qu’on nous dise ce que les signataires du traité de Londres auraient fait si Ibrahim-Pacha avait jeté à la mer leurs soldats, s’il se fût emparé de leurs canons et de leurs tentes. Un coup de vent subit qui pendant quarante-huit heures éloignerait les vaisseaux anglais du rivage, suffirait au général égyptien pour s’emparer de ces méchantes troupes turques qu’on a jetées sur la côte, et abritées sous le canon d’une flotte formidable. Encore une fois, que feront les alliés si la résistance, — le contraire est loin d’être prouvé — se proportionne à l’attaque ? si les premières démonstrations n’atteignent pas le but, si Méhémet-Ali ne s’émeut guère des violences de M. Napier, et le laisse à son aise brûler des bicoques, canonner des hôpitaux, tuer des vieillards et des femmes ? Rentrera-t-on paisiblement dans ses ports en remettant à l’année prochaine le châtiment du rebelle ? Nous le voulons bien ; mais l’Europe, bien qu’elle ait renoncé depuis long-temps à la grosse et franche gaieté de nos pères, garderait difficilement son sérieux. — Ce revers, dira-t-on, n’est pas à craindre. — Ce n’est pas là une réponse d’homme d’état. Il suffit que la résistance opiniâtre et efficace du pacha soit possible et jusqu’à un certain point probable. Qui pourrait affirmer qu’elle ne l’est pas ? Dès-lors on a dû la prévoir, la calculer, et se demander ce qu’on ferait si elle venait à se réaliser. La réponse n’est pas douteuse. À moins d’avoir perdu le sens, d’avoir renoncé à toute dignité, par cela seul qu’on a commencé précipitamment une attaque de cette nature, on avait résolu de n’épargner, le cas échéant, aucun moyen de violence : débarquement de troupes, marche d’une armée russe, occupation de villes fortes et de provinces turques ; tout était nécessairement prévu et décidé, parce que nul ne pouvait, en commençant, avoir la certitude que Méhémet-Ali ne résisterait pas avec énergie, qu’il s’arrêterait devant telle ou telle démonstration militaire.

Le gouvernement français avait donc parfaitement raison lorsqu’il disait aux signataires du traité de Londres : « Même sans entrer dans le fond de la question, une résolution de cette nature ne saurait être approuvée par les amis sincères de la paix, car pour la mettre à exécution, vous ne pouvez employer que des moyens inefficaces ou dangereux. » Inefficaces ! Encore une fois, ce serait pour les alliés se couvrir de ridicule. On est donc fondé à croire qu’ils étaient décidés à l’emploi de moyens dangereux, de moyens qui pourraient compromettre l’équilibre européen, la paix du monde.

C’est là une conséquence forcée de leurs délibérations. Le jour où notre gouvernement a connu l’existence du traité de Londres, ce jour même il a dû apercevoir cette conséquence et préparer le pays aux grands évènemens qui pouvaient en résulter.

Cependant, pour les nations comme pour les individus, il y a toujours un intervalle entre le projet et l’exécution, entre la résolution et le fait. Malgré les clauses menaçantes du traité de Londres et de ses annexes, clauses qui donnaient à craindre des conventions secrètes plus exorbitantes encore, le gouvernement français pouvait faire aux alliés l’honneur de croire qu’en songeant aux dangers incalculables que leurs étranges conventions allaient faire naître, ils ne passeraient pas légèrement de la menace à l’exécution, ou que du moins les faits coercitifs ne seraient pas de nature à provoquer, de la part du vice-roi, une résistance qui devînt à son tour agressive et engageât l’amour-propre des alliés dans une guerre à outrance. Si on s’était borné à une interruption des communications maritimes entre l’Égypte et la Syrie, à une sorte de blocus militaire, tôt ou tard cette situation, fâcheuse pour tout le monde, et en particulier pour Méhémet-Ali, aurait donné lieu à des pourparlers, à des expédiens, à des concessions, qui auraient pu rapprocher toutes les puissances et raffermir pour long-temps encore la paix générale. En cet état de choses, le gouvernement français ne devait ni s’endormir dans une aveugle confiance, ni renoncer brusquement à l’espoir de conserver une paix digne, honorable, la seule que le pays puisse supporter. Sans doute, en présence d’un traité fait par l’Angleterre en dehors de la France, d’un traité qui en réalité déliait l’alliance anglo-française pour jeter l’Angleterre dans des voies aussi nouvelles qu’étranges, d’un traité qui annonçait la monstrueuse prétention de régler les affaires de l’Orient sans aucune participation de la France, le gouvernement devait concevoir plus de méfiance qu’il ne pouvait conserver d’espoir. L’alliance anglo-française une fois brisée, il faut bien se le dire, la paix du monde n’a plus de base solide, inébranlable. Les chances sont complètement retournées. Ce qu’on pouvait auparavant parier pour la paix, on pourrait avec les mêmes probabilités le parier pour la guerre. Dès-lors, il eût été stupide de conserver après le traité de Londres la persuasion invincible du maintien de la paix ; car, si l’alliance anglo-française n’était pas brisée, elle se trouvait du moins singulièrement affaiblie. Quelque riche que soit en affections le cœur de l’Angleterre, il ne l’est pas assez pour suffire en même temps à la France et à la Russie ; quelle que soit la confiance de lord Palmerston dans les charmes de sa diplomatie, il ne parviendra pas facilement à la faire également agréer à Saint-Pétersbourg et à Paris, de l’autocrate du Nord et des chambres françaises. Ceux-là seulement qui préféreraient la paix à toutes choses, même à l’honneur et aux intérêts de la France, auraient pu conserver, malgré le traité de Londres, une confiance illimitée dans le maintien de la paix. Mais soyons justes ; de ces hommes, il n’en est pas sur le sol français. L’esprit de parti dans ses récriminations, la logique d’opposition dans ses moyens d’attaque, ont pu sans doute présenter certains faits sous des faces diverses. Il n’y a rien là que de fort naturel. Mais nul n’a dit que le gouvernement devait rester les bras croisés en présence d’un fait aussi énorme que le traité de Londres ; tout le monde a reconnu que le gouvernement devait faire prendre au pays une attitude digne, forte, propre à le mettre en mesure de faire face à tout évènement.

Le gouvernement a fait ce qu’il devait dans la mesure du danger que le traité de Londres avait fait naître. Mais, avant de passer à des faits plus décisifs, avant de provoquer, de la part de la législature, des mesures qui, par leur grandeur et leur éclat, peuvent avoir une immense gravité et produire des effets irrévocables, le gouvernement devait attendre les actes de la nouvelle alliance, il devait pouvoir apprécier les moyens qu’elle aurait employés et par là mieux connaître le but, caché peut-être, des engagemens que lord Ponsonby et lord Palmerston ont su imposer à l’Angleterre et à leurs faibles et insoucians collègues.

Le canon de Beyrouth est venu révéler la nature de ces moyens, moyens, à la vérité, encore plus odieux qu’efficaces. L’honnête amiral Stopford l’a senti. Aussi s’est-il empressé de dire dans sa dépêche qu’il avait donné l’ordre de ne tirer que contre l’armée et contre les forts, et d’épargner la ville. On sait quel a été le résultat : des femmes, des enfans, des vieillards, écrasés sous les ruines ou déchirés par le canon ; Beyrouth en cendres ; l’armée égyptienne n’a presque pas été atteinte. Au reste, cet horrible résultat avait été prévu de MM. Stopford et Bandiera. Ils écrivaient à Soliman-Pacha, en style moitié sérieux, moitié goguenard : « Votre excellence aura pu voir, par le feu de nos escadres dans la journée d’hier seulement, un petit spécimen de la marche que nous sommes forcés de suivre. » Ils l’invitent à livrer la ville pour épargner aux innocens habitans les inévitables horreurs qui, dans quelques heures, leur sont réservées. — Quel noble exploit ! « Soliman-Pacha, dira-t-on, n’avait qu’à évacuer. » Il suffira donc d’une injuste agression, d’une agression commencée avant toute sommation, avant que le général égyptien ait pu recevoir un ordre de son prince, pour rejeter ces horreurs sur l’officier qui, coûte que coûte, n’a pas consenti à un acte de trahison ou de lâcheté ! Soliman-Pacha a fait son devoir. Les alliés ont manqué aux lois de l’humanité et de la civilisation. Et c’est pour participer à de pareils exploits que l’Autriche, d’ordinaire si sage et si réservée, s’empresse de figurer comme puissance maritime, et qu’elle envoie deux méchantes frégates, dont une commandée par je ne sais quel archiduc, démolir des masures, tuer des femmes et des enfans sur les côtes de la Syrie !

Quoi qu’il en soit, ces violences ne pouvaient plus laisser de doute sur la nature des moyens que les signataires du traité de Londres avaient résolu d’employer. Ces faits se seront probablement renouvelés sur d’autres points ; les Orientaux auront eu d’autres occasions d’admirer l’humanité, la modération, la sagesse de la vieille Europe.

Que peut-il arriver ? Le pacha résiste-t-il avec succès ? Ses ennemis sont engagés à pousser les choses à l’extrême, à tout tenter pour réussir ; les Russes doivent s’ébranler ; les signataires du traité de Londres se trouvent placés entre une énormité et un ridicule ; la France doit aviser.

Méhémet-Ali est-il vaincu par les armes, ou subjugué par la crainte ? Est-il désarmé, dépouillé ? Est-il sur le point d’être abaissé, anéanti ? La France doit aviser tout aussi promptement, avec autant d’énergie que dans le premier cas, car qui remplacerait la puissance de Méhémet-Ali dans l’Orient ? Que mettrait-on à la place de son imposant établissement ? de sa flotte, de son armée, de ses arsenaux, de ses écoles militaires, de cette civilisation toute matérielle, il est vrai, qu’il est parvenu à implanter dans les provinces qu’il gouverne ? L’administration de la Porte, les institutions de la Porte, les hatti-shérifs, ces ridicules contrefaçons de celles de nos institutions que l’Orient ne peut même pas concevoir ? Des soldats turcs ? des pachas turcs ? Cela n’est pas sérieux ; une fois Méhémet-Ali détruit, l’Égypte et la Syrie ne sont plus à la Porte ; elle s’en croira plus maîtresse qu’elle ne l’est aujourd’hui avec son puissant vassal : elle ne le sera pas le moins du monde. Il est facile de comprendre à qui appartiendraient en réalité ces pachaliks. L’équilibre européen se trouverait profondément troublé, et la France, si elle avait pu demeurer spectatrice impassible de pareils évènemens, aurait joué un rôle plus déplorable que celui de Louis XV assistant au partage de la Pologne.

Il est donc évident que le bombardement des côtes de la Syrie, que ce violent début dans la carrière des hostilités exigeait du gouvernement français quelque chose de plus que les mesures qu’il avait prises jusqu’à ce jour. Il fallait, dans l’ordre des prévisions, s’élever au niveau des évènemens. Un fait éclatant, un fait qui peut avoir pour conséquence un trouble profond et prochain dans l’équilibre européen dépassait la portée de ce que le gouvernement pouvait faire sans le concours des chambres. Les grands pouvoirs de l’état devaient tous se prononcer dans ce moment solennel, prendre chacun la part de responsabilité morale qui doit lui appartenir ; la paix ou la guerre, l’action ou l’inaction ; l’inaction armée, menaçante, ou l’inaction passive et résignée ; quel que soit le parti auquel la France s’arrête, ce parti doit avoir l’assentiment de tous les représentans légaux du pays, de la couronne et des chambres. Les chambres ont été convoquées. En tirant le canon de Beyrouth, les signataires du traité de Londres appelaient les chambres françaises à délibérer.

Ce n’est pas tout. En continuant les armemens avec une activité qui paraît infatigable, et en convoquant les chambres, le gouvernement n’avait pas encore satisfait à toutes les exigences de la situation. Lord Palmerston ayant présenté sous un faux jour la conduite du gouvernement français dans les affaires d’Orient, il importait de rétablir les faits dans toute leur vérité, et de montrer au monde que la politique de la France avait été aussi franche que raisonnable. C’est là le but du memorandum que M. Thiers vient de publier.

Ce document important, aussi remarquable par la netteté de l’exposition et la solidité des argumens que par la modération et la fermeté du langage, servira de base aux débats parlementaires. On sait maintenant à quoi s’en tenir sur les insinuations par trop habiles du noble lord. Le gouvernement français n’a jamais songé à se séparer de l’Angleterre dans la question d’Orient, ni à solliciter un arrangement direct entre la Porte et le pacha ; il n’a jamais changé d’avis ni de langage sur le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman ; tous ses ministères, il y a plus, tous les cabinets étrangers ont toujours attaché le même sens à cette expression, l’intégrité de l’empire ottoman : tous ont voulu dire par là que la Turquie ne devait être démembrée au profit d’aucune puissance européenne, qu’il fallait garantir dans certaines limites les possessions de la Porte et celles de son puissant vassal, le vice-roi d’Égypte. Qui pourrait affirmer le contraire ? Les signataires du traité n’ont-ils pas offert au pacha l’hérédité de l’Égypte et du pachalik de Saint-Jean-d’Acre ? Ils ont donc reconnu que l’intégrité de l’empire ottoman était compatible avec l’existence politique de Méhémet-Ali et de sa famille. L’intégrité de l’empire dépend-elle de l’administration immédiate d’Alep et de Damas, plutôt que de celle de Saint-Jean-d’Acre et d’Alexandrie ?

Il est également vrai que le gouvernement français n’a apporté dans les négociations ni obstination ni raideur. Loin de là. On pourrait plutôt lui reprocher un peu de mollesse, une condescendance excessive, un amour de la paix, un désir d’union quelque peu exagéré. Quelles qu’aient été les avances du pacha pour mériter la bienveillance de la France, quelque favorable que fût aux intérêts égyptiens l’opinion publique du pays, le gouvernement français n’avait pas refusé d’exiger de grands sacrifices du vainqueur provoqué de Nézib. Il occupait Adana, il devait le rendre ; les villes saintes, il devait les rendre ; Candie, il devait la rendre ; il devait restituer la flotte, payer un tribut, reconnaître formellement la suzeraineté de la Porte ; enfin, et ici on pourrait dire que la condescendance commençait à devenir excessive, le cabinet du 1er  mars laissait entendre qu’il souscrirait à un arrangement qui, en donnant au pacha l’hérédité de l’Égypte, laisserait à ce vieillard l’administration viagère de la Syrie. Non, mille fois non, l’histoire ne voudra pas écrire, car cela paraîtra trop incroyable, trop absurde, que le cabinet anglais, au lieu de saisir au vol cette idée et de s’empresser de la réaliser, a préféré se séparer de la France, oublier son alliance, s’unir aux Russes, commencer en Orient une lutte odieuse et sanglante, compromettre la paix du monde, son industrie, son commerce, sa prospérité.

Enfin le memorandum met en lumière une dernière vérité qu’il est juste de faire remarquer. C’est M. Thiers, c’est le cabinet du 1er  mars, qui a été le plus avant dans la voie des concessions et des expédiens, qui s’est montré disposé à ne laisser au pacha pour la Syrie qu’une possession viagère. En faisant cette remarque, nous n’entendons pas glorifier le cabinet. Nous serions assez enclins à trouver qu’il poussait la condescendance trop loin, qu’il faisait à l’alliance anglaise de trop larges concessions, qu’il ne résistait pas assez à l’entêtement de lord Ponsonby, aux caprices de lord Palmerston. C’est là une opinion, nous le reconnaissons, plus ou moins contestable. Mais ceux qui ne la partagent pas, ceux qui pensent qu’on ne risquait rien d’être injuste envers Méhémet-Ali, pourvu qu’on se pliât aux fantaisies du noble lord, de quel droit viendraient-ils dire aujourd’hui que c’est au cabinet du 1er  mars, au cabinet qui s’est montré le plus accommodant et le plus flexible, que nous devons le traité du 15 juillet, l’affaiblissement de l’alliance anglo-française, et la possibilité d’une grande guerre ? Quoi ! parce qu’il n’a pas poussé la condescendance jusqu’à l’abaissement, la prudence jusqu’à la pusillanimité, on lui reprocherait d’avoir compromis les intérêts de la France ! Quoi ! parce qu’en présence du traité de Londres il ne s’est pas senti le cœur défaillir, parce qu’il s’est rappelé que la France est forte, qu’elle est grande, qu’elle est puissante, parce qu’il n’a pas cru qu’au coup de tonnerre elle dût imiter ces femmes effarées qui vont cacher leur terreur dans un coin du logis, parce que, acceptant avec dignité l’isolement qu’une politique insensée a voulu faire à la France, il s’est appliqué à l’armer et à la préparer à tout évènement, on l’accuserait d’avoir abusé de ses pouvoirs et de vouloir la guerre à tout prix ?

Mais si le memorandum explique et rectifie, les faits qui se passent en Orient exigeaient désormais plus que des rectifications et des explications. Aux violences du commodore Napier, aux sommations impérieuses, au langage provoquant des consuls de l’alliance, est venu se joindre un acte plus grave encore, la déchéance du vice-roi d’Égypte, prononcée par la Porte et suivie de la nomination d’un autre pacha. Qu’on ne nous dise pas que c’est là une témérité du sultan que nul n’approuve. Cette témérité, ce sont les conventions signées à Londres qui la lui ont inspirée. C’est sous l’influence de ce pacte funeste que ce faible monarque a pris son courage à deux mains pour prononcer la déchéance de l’illustre vieillard. Ce sont les articles 2 et 7 de l’acte séparé annexé au traité, ce sont les menaces des consuls à Alexandrie qui ont inspiré aux mannequins de Constantinople cette folle pensée.

Le vice-roi déchu ! Lord Palmerston ne craint pas de le comparer à un shériff, à un préfet. Ne peut-on pas les destituer à son gré ? Mais depuis quand le gouvernement anglais devient-il si rigoriste sur le droit, si dédaigneux du fait ? Méhémet-Ali ! Mais il y aura bientôt trente ans qu’il a conquis l’Égypte, qu’il a fondé un état, tranchons le mot, qu’il règne, par le droit de l’épée et du génie. Son trône, ce sont les établissemens qu’il a faits, les institutions qui ont enfin pris racine dans ce sol que la barbarie avait si profondément ravagé. Sans doute il a employé des moyens durs, violens, que nous ne sommes nullement disposés à justifier. Mais quels sont les hommes qui les lui reprochent le plus sévèrement et qui nous font de touchantes homélies sur l’inhumanité du pacha ? Ce sont les maîtres de l’Inde, les alliés du destructeur de la Pologne ! On suppose donc que le monde a tout oublié, l’histoire du jour et l’histoire d’hier !

Aujourd’hui on signe une convention menaçant de déchéance le fondateur glorieux d’un état qui compte bientôt trente années d’existence, et qui par cela même, et par les forces qu’il possède, et par la voie qu’il a ouverte aux institutions, aux usages, au commerce, à la civilisation de l’Occident, est entré dans le système européen et fait partie de l’équilibre politique ; et hier on venait au secours de cette Grèce, qui, elle aussi, faisait partie intégrante de l’empire ottoman ; de la Grèce, qui n’avait pu encore rien faire, rien organiser ; de la Grèce, qui ne pouvait pas même se donner un chef national, qui était obligée de demander à l’Europe un roi, des troupes et de l’argent ; de la Grèce, qui, politiquement parlant, pouvait être ou ne pas être sans que l’équilibre européen en fût le moins du monde troublé. On ne s’est pas contenté de la voir renaître, de l’aider indirectement à secouer le joug humiliant de la Porte ; on l’a retirée du néant où elle était retombée ; c’est à coups redoublés, l’a-t-on oublié ? qu’on a frappé, à Navarin, sur la Porte, vaillamment, mais inutilement défendue par son fidèle vassal le vice-roi d’Égypte. Quoi donc ! ne sait-on résister au divan et le mettre à la raison que lorsqu’il y a des flottes à brûler ! Le crime du pacha d’Égypte serait-il d’avoir un grand nombre de vaisseaux dans le port d’Alexandrie ? Nous ne voulons pas le croire. Nous voulons seulement faire remarquer que la logique a ses droits, même dans les matières politiques, car l’opinion publique appuie et confirme ses arrêts. La Grèce, Dieu en soit béni ! a dû son salut à la gloire et à la puissance des souvenirs, à ce qu’elle avait été plutôt qu’à son état présent ; on espérait en faire un état de quelque importance ; cette espérance n’est encore qu’imparfaitement réalisée. L’existence politique de l’Égypte ne se fonde pas sur des espérances, mais sur des faits accomplis. Il fallait le concours, les efforts des puissances pour sauver la Grèce : le concours, les efforts des puissances seraient nécessaires pour anéantir l’Égypte. On a créé par la force ce qui n’existait pas : y aurait-il justice, saine politique, à détruire ce qui est ?

Si le gouvernement français pouvait, à toute rigueur, dans son amour de la paix, attendre sans trop d’impatience l’issue des évènemens de la Syrie, et épier en silence les occasions d’une transaction honorable, cette impassibilité silencieuse devenait impossible le jour où, par un acte solennel, on prétendait effacer l’établissement égyptien du nombre des faits accomplis et reconnus. La France a pu laisser dans l’incertitude le sort définitif de la Syrie ; là où elle avait toujours vu matière à négociations, une question à vider par des concessions réciproques, elle a pu, sans trop s’émouvoir, permettre à la Porte quelques tentatives qui, loin de lui rendre l’entière possession de la province perdue, ne feront probablement que lui prouver de plus en plus qu’il n’y a pas pour elle de meilleur parti qu’une transaction franche et honorable. Dans tous les cas, avant de prendre une résolution, la France pouvait sans danger profiter de sa position d’isolement, et, libre de ses mouvemens et de son action, prendre conseil des évènemens. Mais dès le moment que la déchéance du vice-roi a été prononcée, la France aurait manqué à sa dignité et à sa loyauté, si elle avait gardé le silence, si elle avait donné lieu d’affirmer qu’elle avait eu, sans en témoigner le moindre ressentiment, connaissance d’un fait de cette nature, d’un acte qui, réalisé, troublerait profondément l’équilibre européen. Encore une fois, que l’Égypte soit un fief de la Porte, nul ne s’y oppose ; Méhémet-Ali ne demande pas autre chose. Mais l’existence de ce grand fief est acquise à l’équilibre politique. Que, relativement à la Syrie, on s’agite pour savoir quelles seront au juste les limites qui sépareront les possessions du vassal des possessions du suzerain : tant que cette agitation n’aura pas de graves conséquences, tant qu’elle n’amènera pas dans l’empire ottoman des forces ou des influences que la France ne peut y tolérer, notre gouvernement peut se borner au rôle d’observateur. Quant à l’Égypte, à son existence politique, à sa transmission héréditaire dans la famille du possesseur, la France ne peut accepter ni doute, ni restriction, ni conditions quelconques. À cet égard, ce n’est pas demain, ce n’est pas après-demain, que la résolution de la France se formerait, franche, explicite, énergique ; c’est aujourd’hui même. C’est là ce qu’il fallait faire connaître sans ambages, sans détour, à l’Europe. Tel a dû être le sens, nous en sommes convaincus, de la note qui a suivi ou accompagné le memorandum.

Si notre conjecture est fondée, il serait arrivé un de ces incidens diplomatiques qui font écrire et débiter bien des phrases. Pendant que le cabinet préparait ici sa déclaration relative à la déchéance, plusieurs des signataires du traité de Londres, effrayés eux-mêmes des conséquences d’un pareil acte, auraient donné à leurs représentans l’ordre de faire connaître que l’édit de déchéance n’était qu’un coup de tête du divan, une menace qui dans aucun cas ne devait être suivie d’effet. Aussi ne manquera-t-on pas de dire que notre gouvernement n’a osé faire sa déclaration que parce qu’il lui était prouvé que les puissances n’avaient point l’intention de mettre à exécution l’article de la déchéance. Nous sommes hors d’état de décider la question par le calcul des jours et des heures. Il faudrait pour cela des renseignemens que nous n’avons pas. Mais, en vérité, peu nous importe de résoudre pareille question. Lorsque nous connaîtrons la note, ce que nous examinerons avec soin, ce sera sa teneur, ce seront ses principes, et si elle est conçue comme il convient à un gouvernement fort et modéré, à une grande nation qui, sans vouloir abuser de sa puissance, peut et veut maintenir son droit envers et contre tous, nous n’en demanderons pas davantage ; car, ce qui est certain pour nous, après avoir lu le traité du 15 juillet et les annexes, et les sommations et les déclarations d’Alexandrie, après nous être rappelé les animosités invétérées qui s’acharnent à la ruine du pacha, c’est que les déclarations de mansuétude et les explications rassurantes dont on parle n’auraient pas eu lieu, si la France se fût endormie dans une quiétude par trop philosophique, si elle n’avait pas fait comprendre, même à ceux qui faisaient profession de ne pas le croire, qu’il y aurait cependant un terme à sa longanimité et à sa patience.

Par ces actes, la question se trouve posée devant les chambres d’une manière nette et précise, et il devient plus facile d’éviter les malentendus qui peuvent si facilement se glisser dans des discussions de cette nature. Le gouvernement aura fait connaître la limite qu’il a placée ; il ne s’agira donc plus de louer ou de blâmer un système général, mal déterminé, en quelque sorte inconnu ; pour se livrer à la critique, il faudra prouver que la France devait courir aux armes même avant que l’existence politique de l’Égypte fût sérieusement menacée, ou bien il faudra avoir le courage de soutenir que la France doit rester spectatrice impassible de l’anéantissement de Méhémet-Ali. Si, au contraire, le premier parti paraissait impétueux, violent, et le second, pusillanime et indigne de la France, le gouvernement, par une conséquence naturelle, se trouverait avoir saisi ce juste point où la modération doit s’allier au ressentiment et la prudence à la force.

Quel que soit le jugement qui est sur le point de sortir de l’urne des deux chambres, nous sommes d’avance disposés à le recevoir comme le verdict du pays. Seulement, il importe de le répéter, nous demandons que la question soit nettement posée, et que tous les systèmes soient clairement définis. C’est là ce à quoi doivent surtout s’appliquer les amis d’une discussion franche, d’un résultat sincère. Il n’y a pas un homme dans les chambres françaises qui veuille le désordre ; il n’y en a pas un seul, nous en sommes convaincus, qui veuille l’abaissement et le déshonneur de la France. Ainsi, toutes les opinions s’enveloppent nécessairement dans le même langage. Chacun veut l’ordre et une paix honorable, si elle est possible ; chacun préfère la guerre à la honte et à l’abaissement de son pays. Nous nous plaisons à le répéter : en tenant ce langage, nul ne ment. C’est bien là ce que chacun désire, ce que chacun veut. On ne diffère pas sur le but ; mais les uns, croyant l’apercevoir là où il n’est pas, poursuivent une chimère, les autres se trompent sur les moyens de l’atteindre. En matière si grave et si difficile, les divergences d’opinions sont chose fort naturelle, l’erreur est excusable ; mais ce qui serait peu digne de la grandeur de la question, ce serait une discussion où toutes les opinions ne se dessineraient pas avec précision, où les avis au fond les plus opposés s’induiraient réciproquement en erreur par une sorte de communauté de langage. Sachons au juste à quoi nous en tenir. Dans ce moment plus que jamais, il faut que chacun ait le courage tout entier de son opinion.

Le ministère sera exposé à des reproches diamétralement opposés. Nous ne disons pas qu’il se trouvera entre le système de la paix à tout prix et celui de la guerre révolutionnaire. Encore une fois, ces deux exagérations, à supposer qu’elles existent dans quelques esprits, ne sont pas de nature à se présenter dans les débats parlementaires. La guerre comme la paix à tout prix est au fond une seule et même chose. Nous ne verrions, du moins, aucune différence quant aux résultats. L’une et l’autre conduiraient au bouleversement du pays. Confinée un moment dans une paix avilissante, la France rebondirait bientôt vers la guerre révolutionnaire. Il ne peut être question au sein des chambres que d’une paix honorable ou d’une guerre politique, résultat l’une ou l’autre d’une juste appréciation des circonstances de l’Europe, de l’honneur et des intérêts de la France. C’est sur ce terrain que se placeront et ceux qui accuseront le ministère d’impatience et d’audace, et ceux qui lui reprocheront sa retenue, en la qualifiant de timidité.

Il ne lui sera pas difficile de repousser ces reproches. Le ministère n’a fait que pourvoir aux nécessités d’une situation qu’il n’a pas faite, mais qu’il a courageusement acceptée. Au fond, rien ne lui appartient que la modération de son langage et l’activité ferme et prudente des mesures que les circonstances lui ont impérieusement commandées. Qu’on lui dise qu’il fallait laisser la France désarmée et hors d’état de faire face aux dangers dont elle pourrait d’un instant à l’autre être menacée ! Quant au reproche opposé, celui d’avoir manqué de hardiesse, de n’avoir pas assez fait, de n’avoir pas fait entendre à l’Europe des paroles assez sévères et menaçantes, nous ne croyons pas que le ministère doive s’en préoccuper. Sa vie politique n’en dépend pas.

Le gouvernement a mis beaucoup de mesure dans ses paroles, une grande modération dans ses actes. Il a bien fait. Qu’il se rappelle seulement que, plus on a été modéré dans ses exigences, plus il importe d’être inébranlable dans ses résolutions, hardi dans l’accomplissement de sa pensée. Le respect du monde pour le gouvernement du pays, la dignité et l’avenir de la France, sont à ce prix.

Le roi de Hollande s’est déchargé de la royauté. Son abdication n’a aucun rapport avec la politique générale. Elle n’est due qu’au caractère de ce prince et aux circonstances où il s’est trouvé placé. Guillaume et la Hollande étaient deux vieux amans, dégoûtés l’un de l’autre. Ils éprouvaient d’autant plus d’éloignement que leur attachement avait été plus vif et leur union plus intime. Jamais roi n’a été aimé comme Guillaume l’a été de ses Hollandais. Jamais la confiance d’un peuple dans les sentimens patriotiques et dans l’habileté du monarque n’a été plus illimitée ni le dévouement plus absolu. Hélas ! il faut bien le dire, tout cela n’est plus. L’arc a été trop tendu ; il s’est brisé. Guillaume s’était laissé induire en erreur par les gouvernemens absolutistes. Il les connaît aujourd’hui et a pour eux, dit-on, tous les sentimens d’un homme qui a été victime de leur politique. Il n’est pas moins vrai qu’aux yeux de la Hollande, Guillaume a manqué d’habileté et de prévoyance.

Les Hollandais sont éminemment des hommes d’ordre et de probité et qui aiment à voir clair dans leurs affaires. Ils portent ce même esprit dans les affaires publiques. Maître absolu des finances, Guillaume a fait d’énormes dépenses et occasionné un déficit dont on ne sait pas encore le chiffre exact ; on parle de 300 millions de francs. La Hollande ne redoute pas cette dette ; mais elle veut connaître au juste l’état de ses finances et la mesure des sacrifices qu’elle doit s’imposer pour cicatriser toutes ses plaies. Bref, elle veut une royauté sérieusement constitutionnelle, des ministres responsables, un budget justifié et discuté, choses que le vieux roi, formé à une autre école, vieilli dans d’autres habitudes, déteste cordialement, et auxquelles son caractère franc et raide ne saurait se plier, et moins encore faire semblant de se plier.

On veut faire de lui un administrateur qui rend ses comptes ; il préfère ne plus administrer, et les Hollandais ne sont pas fâchés de voir passer les affaires en d’autres mains. Enfin, l’attachement du roi pour une dame belge et catholique dont il voulait faire sa femme, a achevé de lui aliéner le cœur des Hollandais. Le divorce entre la Hollande et Guillaume était consommé. Guillaume a eu le bon sens de le comprendre et le courage de le déclarer. On porte la fortune personnelle du vieux roi à 160 millions de francs.