Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1833

Chronique no 36
30 septembre 1833


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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30 septembre 1833.


Le petit congrès de Munchen-Graetz est toujours l’objet de toutes les conversations et de toutes les conjectures. Les politiques, après avoir épuisé toutes les suppositions, créé le protectorat de l’empereur d’Autriche en Italie, donné la Turquie à l’empereur Nicolas, et mis en mouvement toutes les armées du Nord et du Midi contre la France, se sont arrêtés à cette nouvelle qu’ils répandaient avec assurance. Les souverains alliés, ayant reconnu qu’une ligue morale ne suffisait pas pour étouffer la révolution en France, et que, tout en l’isolant du reste des peuples, elle parvenait encore à se faire jour parmi eux par ses doctrines, auraient arrêté entre eux de détruire sa prospérité matérielle par une coalition des intérêts positifs contre ceux de cette redoutable nation. Chacun des souverains s’occuperait donc, à son retour dans ses États, de concourir, pour sa part, à la formation d’un blocus continental contre la France, exécuté au moyen des lignes de douanes de chaque pays. Les prohibitions les plus sévères et les plus absolues seraient appliquées aux produits de l’industrie française et s’étendraient aux produits anglais, si l’Angleterre persistait dans son alliance avec la France. On espérait surtout détacher par ce moyen l’Angleterre de la France, et même renverser le ministère Grey, en chargeant quelques journaux anglais de l’opposition tory de faire comprendre à la nation que la stagnation où se trouverait son commerce, par suite de ces mesures, cesserait dès qu’un cabinet plus en harmonie avec les principes politiques qui dominent le continent, offrirait des garanties de paix et de sécurité aux souverains de la sainte-alliance. Toutes ces suppositions se réduisent à bien peu de chose, et encore sont-elles mal fondées ; car il paraît aujourd’hui certain que l’assemblée de Munchen-Graetz s’est passée en discussions peu importantes et qu’elle n’aura d’autres résultats que de resserrer un peu l’action politique des états secondaires de l’Allemagne. Le prince de Metternich ne dissimulait pas, devant les personnes qui l’approchent, l’humeur que lui causait ce petit conventicule, où ne pouvait se décider la grande question européenne qui se débat entre lui seul et le prince de Talleyrand, et qui, donnant de l’ombrage à tous les peuples, allait encore augmenter les difficultés de gouvernement. Cette mauvaise disposition de M. de Metternich s’est particulièrement exhalée contre les petites bandes légitimistes qui couvrent la route de Prague que la police autrichienne, passée maîtresse en vexations, s’est chargée de leur rendre peu agréable. On doute même qu’ils puissent arriver jusqu’à la résidence de Charles X, qui montre aussi une vive humeur contre ces voyageurs qu’il nomme des étourdis, et qui répète avec complaisance, à chaque moment, les paroles que disait dernièrement à ce sujet l’empereur Nicolas : « Leur place est à Lisbonne et non à Prague. » Quant à M. de Metternich, il s’écrie que les royalistes français ont bien raison de ne pas compter sur l’étranger, et que la sainte-alliance ne se mettra pas en campagne pour obtenir aux Français le suffrage universel que prêche la Gazette. En général, les doctrines de la Gazette de France ont singulièrement nui aux intérêts du parti légitimiste près des puissances étrangères.

Dans la petite cour de Prague, on compte en ce moment quatre partis très distincts, très divisés, et très acharnés l’un contre l’autre.

1o  Le parti de l’ancien régime pur, en tête duquel se trouve Charles X.

2o  Le parti du suffrage universel et des vieilles franchises communales, qui a des partisans parmi les émigrés français de Vienne, et que représentent M. de Montbel et ses amis.

3o  Le parti chevaleresque ou de la duchesse de Berry, qui n’a pas de but arrêté, et voudrait s’appuyer sur l’armée.

4o  Et enfin, qui le croirait ? le juste-milieu, dont M. Frayssinons s’est fait le représentant, et que soutiennent les nouveaux précepteurs et les alentours du duc de Bordeaux. On voit que le parti légitimiste ne manque pas d’activité et de sève. D’ailleurs, les théories ne s’agitent pas seulement, et en attendant que la France choisisse un jour entre les quatre restaurations qui lui seront offertes, ses agens les plus actifs se jettent dans le Portugal et dans la Vendée. M. de Bourmont a reçu de nouveaux renforts d’officiers français, et, dans l’impossibilité de faire le siége de Lisbonne qui se fortifie d’une manière formidable, il organise une guerre de guérillas, par laquelle il espère dévaster le pays. Pendant ce temps, les voyages du fameux bateau à vapeur le Carlo Alberto tiennent toutes nos autorités en éveil ; il est signalé sur toutes nos côtes, et l’on s’attendait à voir reparaître la duchesse de Berry dans la Vendée, pour l’époque de la majorité de son fils, qui a eu lieu le 29 septembre. Le Carlo Alberto, tant redouté, s’est cependant présenté à Marseille, avec des papiers en règle, justifiant de sa route, pendant laquelle il a transporté à Livourne, à Gênes et à Nice, des baquets de sangsues, des balles de soie, et des barils de cochenille. On ne parle pas de quelques passagers, honnêtes négocians sans doute, qui trafiquaient d’autres marchandises, les autorités sardes ayant pourvu à ce que la police de France ne pût tracasser les propriétaires de cet intéressant navire.

M. de Talleyrand est de retour à Paris. On a fait aussi beaucoup de conjectures sur le retour de M. de Talleyrand. Son auguste ami, comme disait M. Viennet, qui se défend beaucoup cependant de cette expression qu’on lui prête, son auguste ami disait bien bas, bien confidentiellement, que, depuis quelque temps, le prince des diplomates était continuellement en proie à ce sommeil incommode qui saisissait aussi trop souvent le sublime Homère, et qu’il s’endormait en tous lieux, à toute heure, aux conférences de Downing-Street comme dans le salon du roi d’Angleterre, au whist et à table. On le plaignait beaucoup, sans doute ; mais les plus belles organisations ont une fin, disait-on, et son absence ne serait pas aussi vivement sentie à Londres qu’on pourrait le croire. Nous ne rechercherons pas les motifs secrets de ces condoléances amicales, nous dirons seulement qu’elles ne sont pas fondées. M. de Talleyrand s’est présenté à Paris plus vif, plus frais, plus caustique, plus net d’esprit et plus lucide que jamais. La mort de l’un de ses principaux hommes d’affaires le force de s’occuper lui-même, pendant quelque temps, de la gestion de ses biens ; et il se dispose à partir pour Bourbon-l’Archambault et pour Valençay. Il est vrai qu’il a vendu ses chevaux à Londres ; mais il dit que ses chevaux étaient déjà vieux ; qu’il a congédié son cuisinier français, mais il assure que ce cuisinier s’était gâté la main en Angleterre, et qu’il eût fallu le remplacer : toutes ces choses, il les retrouvera au besoin ; rien ne l’embarrasse et ne l’inquiète, et on verra bientôt reparaître sur la scène ce vieillard malicieux, dernière ruine de l’assemblée constituante, qui, juché sur les décombres de sept ou huit régimes qu’il a enterrés, ricane comme un don Juan politique au milieu du monde, qui cherche vainement à le deviner. Au reste, M. de Talleyrand, par sa haute considération en Angleterre, par ses manières, son esprit, et surtout par son faste inoui et par l’éclat extraordinaire de son train et de sa maison, a rendu l’ambassade de Londres désormais impossible. En vérité, on a droit de s’inquiéter pour son successeur, et on se demande quelle figure feront M. Viennet et M. Edmond Blanc, par exemple, quand ils seront chargés de représenter la France à Londres ?

Le luxe de M. de Talleyrand a excité l’émulation. La cour n’avait pas encore déployé autant de pompe qu’elle l’a fait dans le récent voyage de Fontainebleau ; mais, ce qui est remarquable, c’est que, pour la première fois, on a tenté de faire de l’étiquette. Le roi avait officiellement nommé les personnes qui devaient faire partie du voyage, et les listes avaient été envoyées avec le cérémonial qu’y mettait feu Louis xiv. Pour plus d’éclat, les journaux ministériels ont été chargés de promulguer ces listes, où le public attentif a pu découvrir de nouveaux dignitaires. Nous les reproduisons textuellement :

« Suite du roi : M. le général Athalin, aide-de-camp du roi, commandant supérieur des palais et des services.

« MM. les lieutenans-généraux Durosnel, duc de Choiseul ; les maréchaux-de-camp vicomte de Rumigny, Gourgaud, de Laborde ; le lieutenant-colonel baron Dumas, aides-de-camp du roi.

« Le capitaine Théry, le capitaine Grobon, officiers d’ordonnance.

« Le baron Fain, premier secrétaire du cabinet ; M. Camille Fain, second secrétaire du cabinet.

« M. Casimir Delavigne, bibliothécaire de Fontainebleau.

« Suite de la Reine : Mme  la marquise de Chanterac et Mlle  de Chanterac.

« Suite des Princesses : Mme  la duchesse de Massa, dame d’honneur, et Mlle  de Massa ; Mme  de Mallet, dame pour accompagner ; Mme  Angelet, gouvernante de S. A. R. la princesse Clémentine.

« Suite de S. A. R. Madame Adélaïde : Mme  la comtesse de Montjoye, Mme  la comtesse de Rumigny.

« Suite des jeunes Princes : M. Cuvillier Fleury, précepteur de S. A. R. Mgr  le duc d’Aumale ; M. Delatour, précepteur de S. A. R. Mgr  le duc de Montpensier.

« Personnes invitées : M. le maréchal duc de Dalmatie, président du conseil, ministre de la guerre ; M. le comte Sébastiani.

« Les autres ministres sont venus et repartis successivement.

« Le 22, M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères ; M. Guizot, ministre de l’instruction publique ; M. Humann, ministre des finances.

« Le 23, M. Barthe, garde-des-sceaux, ministre de la justice ; M. Thiers, ministre du commerce et des travaux publics.

« Le 24, M. le comte de Rigny, ministre de la marine ; M. le comte d’Argout, ministre de l’intérieur.

« MM. le maréchal Maison et son fils ; le baron Pasquier, président de la chambre des pairs ; le général Pajol, le comte de Flahaut, le général comte Jacqueminot, le marquis de Praslin, le comte de Celles, le comte d’Harcourt, et M. Gudin, peintre.

« Mme  la duchesse de Dalmatie, Barthe, la comtesse de Montalivet, la comtesse Delaborde et Mlle Delaborde, la comtesse de Flahaut et Mlle de Flahaut, la marquise de Praslin, la baronne de Saint-Didier et Mlle de Chabot.

« Maison et Intendance générale : MM. le comte de Montalivet, le marquis de Strada, écuyer commandant ; Maréchal, inspecteur-général des services de l’intendance.

« MM. Boyer, payeur du voyage ; Leblond, inspecteur du mobilier ; Zimmermann, sous-inspecteur ; Ginesty, directeur de la poste de la maison du roi ; Uginet, contrôleur des services ; Dubucquoy, contrôleur de la bouche. »

Rien n’y manque, ni les poètes, ni les chefs d’office et de cuisine ! Les chanteurs et les musiciens avaient été aussi convoqués, et madame Damoreau, Nourrit et Levasseur, ont contribué aux plaisirs du royal voyage. On raconte à ce sujet qu’après avoir quitté le château de Fontainebleau le lendemain matin, à jeun, et emportant quelques stériles remerciemens, les trois artistes trouvèrent, à leur passage à Ris, une invitation de M. Aguado, qui les priait d’accepter un déjeuner dans son magnifique château de Petit-Bourg. La chère fut royale, et les adieux aussi ; car, en ramenant ses hôtes à leur voiture, M. Aguado leur offrit quelques bijoux de prix, qu’il les pria de conserver en souvenir de cette visite. Mme Damoreau, Nourrit et Levasseur n’avaient cependant pas chanté à Petit-Bourg !

D’autres voyages de cour se préparent. On attend le roi et la reine des Belges pour le 8 de ce mois. La cour ira alors à Compiègne, à Eu et à Rambouillet, domaine détaché de la couronne à l’époque de la révolution de juillet, mais qu’on espère voir y retourner bientôt.

À Rambouillet, la cour se montrera très particulièrement affable et généreuse, et les habitans ne pourront se dispenser, dans l’élan de leur reconnaissance et de leur enthousiasme, d’adresser aux chambres une demande pour la réintégration du château de Rambouillet dans les domaines de la couronne. D’un autre côté, on se propose, dans cette session, de demander aux députés le vote d’un million pour la dot de la reine des Belges, qui n’est pas encore payée, au grand mécontentement du roi Léopold, et un apanage pour S. A. R. le duc d’Orléans. M. Dupin, qui s’est jadis montré si érudit et si brillant dans l’affaire des apanages de la maison d’Orléans, ne pourra refuser son concours en cette circonstance, et, grace à l’assistance du tiers-parti, qui paraît assurée, on ne doute pas du succès de cette demande. Pour mieux l’appuyer, les amis de la maison sont chargés de répandre partout que la royauté se livre, dans l’intérêt de la couronne, à des profusions qui l’épuisent. On joue la prodigalité et le désordre ; on se fait faire des remontrances qu’on n’écoute pas ; les plus zélés vont jusqu’à dire qu’on a des dettes, et qu’on ne sait comment les payer ; enfin M. Vatout s’appitoie lamentablement sur les besoins de son auguste maître, et se montre fort inquiet pour son hiver. La chambre serait bien cruelle si elle refusait son secours à cet excès de détresse.

Une véritable détresse qui dissimule, loin d’être feinte, c’est celle du Constitutionnel, ce vieux roi des journaux, que chaque jour détrône, et qui voit peu à peu déserter tous ses abonnés. Les assemblées d’actionnaires y sont presque en permanence, comme dans les grandes crises, et les délibérations infructueuses s’y succèdent sans interruption. Il paraît qu’enfin, après de longues discussions, il aurait été décidé que la rédaction en chef de cette feuille aux abois, serait offerte à M. Chambolle, l’un des jeunes rédacteurs du National, homme de capacité et de talent, qui résigna avec beaucoup de noblesse sa place de secrétaire-rédacteur de la chambre, quand son protecteur M. Lafitte échoua dans la question de la présidence. La décadence du Constitutionnel est un véritable événement politique ; la chute de ce représentant obstiné des vieilles et étroites idées libérales annonce une ère nouvelle, et il est d’un bon augure de voir une feuille politique ainsi arriérée, dépassée par ses lecteurs. Pour un gouvernement observateur, il y aurait un signe d’avertissement dans cette catastrophe ; mais on se fait aveugle et sourd pour jouir en paix du temps présent, et l’on se barricade contre les fâcheux indices, en se promettant bien de rouer aussi l’avenir.

Don Pédro se montre plus attentif aux influences de la presse, et, loin de les méconnaître, il a trouvé le loisir, au milieu de ses embarras de Lisbonne, d’adresser des propositions à quelques journalistes de Paris qu’il voudrait envoyer à Rio-Janeiro, pour y publier un journal pédriste. Un écrivain vif et mordant, qui a beaucoup contribué au succès du Corsaire, a, dit-on, été chargé de cette périlleuse mission, et va s’embarquer pour préparer les voies d’une restauration au Brésil. Nous ne doutons pas de son talent et de son courage, mais nous doutons de son succès.

C’est une publication assurément fort curieuse et fort intéressante que celle du livre que M. le général Dermoncourt, intitulé : La Vendée et Madame[1]. On a pu déjà en juger par le fragment que nous en avons donné dans une de nos précédentes livraisons. On sait que c’est au général Dermoncourt que fut confiée la personne de Madame, après qu’elle eut été arrêtée dans sa retraite de Nantes. Les bons procédés du général, sa politesse et une sorte de bonhomie qui le distinguent, gagnèrent le cœur de la princesse, qui lui conta fort au long, s’il faut en juger par les détails que nous fournit M. Dermoncourt, toutes les circonstances de son voyage et de son séjour dans la Vendée. M. Dermoncourt a complété tous ces renseignemens par les récits recueillis de la bouche de M. Berryer, qui lui a tracé tout l’itinéraire de la route qu’il suivit pour avoir une conférence avec la duchesse de Berri, et par les communications de plusieurs autres personnes qu’il ne nomme pas, mais qui semblent assez bien instruites de tous les évènemens de cette petite campagne.

Il n’en est pas tout-à-fait ainsi des documens que M. Dermoncourt a recueillis touchant le débarquement de la duchesse de Berri à Marseille, lors de l’apparition du Carlo-Alberto ; et si, comme il y a lieu de le croire, l’auteur de ce livre a recueilli ces renseignemens de la princesse elle-même, il faut qu’elle ait eu des raisons importantes pour dénaturer un peu les faits. Dans ce récit, M. Dermoncourt rapporte que la duchesse ayant fait relâche à Gênes, se remit en mer le même jour, et le 29 avril se trouva à la hauteur de Marseille. Le temps était peu favorable pour un débarquement. C’était exposer le bâtiment que d’essayer de le faire attérer partout ailleurs que dans la rade. Le capitaine offrit à Madame de risquer la descente ; mais elle s’y opposa formellement, et demanda que la petite chaloupe du paquebot fût mise à la mer. Deux personnes descendirent dans cette frêle embarcation : M. de Ménars et le général Bourmont. Ce fut avec la plus grande peine que la barque surmonta une mer houleuse, et jeta ses passagers sur la côte sans qu’ils fussent aperçus. Heureusement pour eux, le soir commençait à venir. Ils n’osèrent entrer dans aucune maison, et résolurent de passer la nuit où ils étaient. Madame s’enveloppa dans son manteau, se coucha à l’abri d’un rocher, et s’endormit, gardée par M. de Ménars et M. de Bourmont, qui firent sentinelle jusqu’au jour.

Aux premiers rayons du matin, Madame aperçut avec joie le drapeau blanc qui flottait sur l’église Saint-Laurent, et entendit battre le tocsin qui lui annonçait que ses amis avaient répondu à son appel. Ses compagnons de voyage eurent beaucoup de peine à l’empêcher de se jeter aussitôt dans Marseille, où retentissait déjà la générale. La joie de Madame fut de courte durée ; à neuf heures, le drapeau tricolore reparut sur le clocher, et les baïonnettes de la garde nationale brillèrent sur l’esplanade de la Tomette ; puis tout rentra dans le calme et le silence. Madame, le cœur navré, jugea que l’insurrection était finie.

Que faire alors ? Elle ne pouvait rester sans imprudence où elle se trouvait. Le Carlo-Alberto, poursuivi par une frégate, venait de disparaître. Il ne restait que deux ressources : traverser toute la France et se jeter dans la Vendée, ou franchir le pays qui sépare le Rhône des Alpes, et gagner le Piémont. Madame prit le premier parti, et, selon M. le général Dermoncourt, elle se mit en route à travers les montagnes, guidée par un charbonnier, et gagna, après des fatigues sans nombre, la maison d’un républicain, maire d’une commune, à qui elle se découvrit, et qui la reçut fort bien. Le lendemain, Madame était près de Montpellier, ayant fait la route dans le char-à-bancs du maire. Là, M. de Ménars, qui avait quitté Madame, d’après ses ordres, la rejoignit, monta en calèche avec elle, et les voyageurs prirent en poste la grande route de Montpellier à Carcassonne. De là elle se rendit à Toulouse, où elle fit prévenir plus de vingt personnes qu’elle recevrait de trois heures à huit heures du soir. Cette réception, dit M. Dermoncourt, se fit avec la même publicité que si l’on eût été aux Tuileries.

Madame partit de Toulouse, toujours dans sa calèche découverte, et se rendit à Bordeaux. Elle loua une barque de pêcheur, descendit la Garonne, alla passer la Gironde au-dessous de Cublac, et s’achemina vers Blaye où elle ne devait pas tarder à revenir. Le jour suivant, elle se mit en route sur un âne, et courut ainsi gaiement, sur ce modeste animal, à la conquête de la couronne de son fils. Neuf jours après, Madame se trouvait dans la Vendée, et conférait avec M. de Charette aux environs de Montaigu.

Nous ne contestons pas la fidélité de l’itinéraire de Madame, qui ne peut avoir été fourni que par elle ; mais, nous l’avons dit, la princesse avait sans doute quelques raisons de taire alors au général Dermoncourt une circonstance assez importante. Il est très vrai en effet que Madame quitta le Carlo-Alberto dans une barque et se fit descendre avec M. de Ménars aux environs de Marseille ; il est également vrai que Madame traversa le Midi dans une calèche découverte ; qu’elle reçut presque publiquement ses partisans à Toulouse ; qu’elle visita Bordeaux, et gagna la Vendée d’une façon presque aussi officielle, se faisant précéder par un ordre du jour et des proclamations ; mais ce que Madame n’a pas dit, et ce que M. le général Dermoncourt paraît avoir ignoré, c’est que toutes ces choses se firent, non pas sans interruption, mais dans le cours de deux voyages fort distincts.

Or, voici comme les choses se passèrent, et, au besoin, nous pourrions en trouver quelques preuves.

Après son débarquement, Madame erra plusieurs jours, avec son compagnon, dans les environs de Marseille et le long de la côte, tâchant de s’aboucher avec ses partisans, et de gagner quelques châteaux éloignés que ses amis, comme elle les nomme, possèdent dans la province. La police fut presque constamment instruite de ses démarches ; elle suivait ses traces à peu d’heures près, et, avec quelques efforts, il eût été très possible de s’emparer d’elle. Toutefois, on ne voulait rien faire sans les ordres de Paris, et on se contenta d’observer la princesse, sans prendre de mesures décisives pour l’arrêter. Madame se sentait poursuivie ; elle ne pouvait douter qu’on ne fût à sa piste : et, loin de songer à traverser le pays, elle courait de retraite en retraite, dans un rayon de terrain peu étendu. Ce fut à cette époque que les colonels Ma… et d’H… attachés à la personne d’un puissant personnage, furent envoyés à Marseille. Ces deux officiers ne tardèrent pas à connaître la retraite de la duchesse ; ils s’y rendirent aussitôt, et lui déclarèrent que, loin d’en vouloir à sa personne et de chercher à la priver de sa liberté, ils avaient l’ordre de ne pas la quitter qu’ils ne l’eussent vu s’embarquer et quitter le sol de la France. Ils gagnèrent, en effet, avec elle un petit port peu éloigné, la mirent à bord d’un léger bâtiment, et s’assurèrent de leurs yeux, comme on le leur avait ordonné, qu’elle s’était éloignée du territoire. Madame se rendit à Massa, où elle reprit tous ses projets, et adressa des lettres à plusieurs de ses partisans pour les rassurer sur son sort. Une de ces lettres, dont la date ne laisse aucun doute à cet égard, fut adressée à un officier royaliste, chargé sous la restauration de la police de la capitale, et qu’un mot fameux a rendu célèbre lors de l’expulsion de Manuel. La duchesse de Berry lui écrivait fort gaiement qu’elle se trouvait saine et sauve à Massa, et qu’elle n’avait pas été empoignée, comme il pouvait le craindre. Plusieurs personnes fort connues ont entendu la lecture de cette lettre dans le salon d’une dame que sa beauté et l’attachement que lui portait Charles x ne faisaient pas moins distinguer autrefois dans le faubourg Saint-Germain, que ne le fait aujourd’hui son dévouement aux Bourbons.

Quelque temps après, Madame rentra, en effet, en France par le Midi, et arriva à Toulouse dans une calèche découverte. Le sentiment qui a dicté à Madame la discrétion sur les circonstances que nous venons de rapporter, fait honneur à la délicatesse de son ame. Elle a oublié quelques justes ressentimens pour ne tenir compte que du bienfait ; mais, l’histoire, qui commence déjà aujourd’hui pour elle, doit recueillir cette action : de tels traits, autant que le sang-froid et l’intrépidité de Madame, sont faits pour exciter l’indulgence en faveur de ses faiblesses.

M. Dermoncourt est mieux informé quand il rapporte que Madame avait à Paris, parmi les personnes qui approchent le plus près le roi Louis-Philippe, des amis qui lui rendaient compte de ce qui se passait aux Tuileries. L’un de ces amis lui écrivit, dit-il, pour lui annoncer la trahison de Deutz, qui la livra : « Cette personne, dit M. Dermoncourt, serait curieuse à nommer, si la nommer n’était de ma part une dénonciation. » Tout le monde sait aujourd’hui que ce personnage est M. d’A… ; mais que M. Dermoncourt se rassure : M. d’A… n’agissait pas sans autorisation, et il était assuré, en agissant ainsi, d’une approbation qui lui tient lieu de toutes les autres.

Nous ne quitterons pas le curieux et intéressant ouvrage de M. le général Dermoncourt sans remplir une autre lacune qui se trouve dès les premières pages. Dans le récit, fort abrégé, du voyage de Charles x à Cherbourg, récit qui ne tient pas à son sujet, M. Dermoncourt paraît ignorer la cause des retards et des lenteurs que le vieux roi mettait dans sa marche. Cette cause est, en effet, peu connue. Charles x, se berçant toujours de fausses espérances, avait écrit, dès le premier jour de son voyage, au duc de Wellington, alors premier ministre, pour solliciter de lui l’envoi d’une frégate anglaise à Cherbourg.

Cette frégate devait transporter Charles x à Alger, où il voulait aller pour réclamer le secours de sa flotte, opérer une descente dans le Midi, et revenir, les armes à la main, soumettre sa capitale rebelle. La dépêche fut écrite par le duc de Luxembourg, et nous avons eu connaissance d’une copie de cette lettre, remise à un diplomate anglais, qui prit part à cette négociation. Le duc de Wellington refusa avec beaucoup de prudence, et Charles x, après avoir long-temps retardé sa marche pour attendre la réponse, fut forcé, à défaut d’une frégate, de s’embarquer sur le Charles Caroll, et de renoncer à la conquête de la France. Ce fait peut paraître singulier, si l’on songe au peu d’empressement que Charles x, jeune et fier alors, mit à débarquer sur le rivage de l’Île-Dieu ; mais il est positif, et mérite aussi d’être recueilli comme document pour l’histoire.

Une des parties les plus intéressantes du livre de M. Dermoncourt, c’est le récit qu’y fait en quelque sorte M. Berryer lui-même (car quel autre que M. Berryer pourrait savoir ces détails ?) de son entrevue avec Madame. Mais M. Berryer, ainsi que Madame, a fait une petite omission dans ses récits. Il a oublié de dire que ce fut à la suite d’une conversation qu’il eut avec le préfet de Nantes, M. de Saint-Aignan, et dans laquelle il déploya un peu trop de cette spirituelle franchise qui le distingue, que M. de Chateaubriand fut inquiété à Paris par la police, et prié d’aller faire un tour en Suisse ou en Italie. On avait conclu de la conversation de M. Berryer que le haut comité royaliste à Paris, composé de MM. de Chateaubriand, de Pastoret et de Bellune, se livrait à des entreprises qui pourraient donner de l’inquiétude au pouvoir. M. de Montalivet, qui donna cet avis charitablement à M. de Chateaubriand, n’a pu oublier la lettre que lui écrivit, et que remit lui-même chez son concierge, le noble chevalier de la restauration. Elle portait cette féodale suscription : « De gentilhomme à gentilhomme. » M. de Chateaubriand faisait là une concession évidente à M. de Montalivet, car on sait que M. Montalivet, père du jeune ministre, était tout simplement un comte de fabrique impériale.

Rien de plus curieux que le voyage de Madame dans la Vendée, tel que le rapporte M. Dermoncourt. Nous voudrions le citer ; mais la place nous manque.

Le livre de M. Dermoncourt sera lu avec avidité, et nous ne serions pas étonnés si bientôt il y ajoutait une suite. À voir tous les préparatifs que fait Madame en ce moment, on peut croire qu’elle se dispose à lui fournir les matériaux d’un second volume.


— Une notice fort détaillée, écrite avec un soin et un goût remarquables, vient d’être publiée sur M. Thurot, membre de l’Académie des Inscriptions, mort, il y a un an passé, du choléra. M. Thurot était l’un des disciples les plus doctes et les plus sages de cette école de philosophie et d’idéologie qui a eu pour maîtres, dès le commencement du siècle, Cabanis, Garat, M. de Tracy. Il a consigné les résultats de son observation scrupuleuse dans l’ouvrage intitulé : De l’Entendement et de la Raison, dont une seconde édition paraît enrichie de la notice, qui est un excellent morceau et un juste hommage. Helléniste érudit, traducteur et souvent commentateur utile de l’Hermès de Harris, professeur laborieux, M. Thurot unissait à toutes les qualités saines et solides de l’esprit les plus rares vertus morales, comme citoyen et comme homme privé. L’auteur de la notice a dignement relevé ce mérite modeste ; il a parlé des philosophes au milieu desquels M. Thurot s’était nourri, des circonstances et des choses de cette vie studieuse, en témoin exact, compétent, et qui n’a pu être lui-même sans influence ni sans gloire dans la carrière. Peu d’écrivains sont capables d’exposer si bien et de savoir si nettement ce qui concerne l’époque philosophique mémorable à laquelle se rattachait M. Thurot. Il n’en est même guère qu’un seul, si nous l’osons dire, qui nous semble pouvoir allier à cette pureté de tradition philosophique, à cette rectitude de principes judicieux et probes, les graces sévères d’un style si achevé.

— Il y a à peine un mois que l’ouvrage historique de M. Alexandre Dumas, Gaule et France[2], a été mis au jour, et déjà le premier tirage est épuisé. Ce rapide succès montre mieux que tout ce que nous pourrions dire, la sympathie du public pour le jeune et chaleureux écrivain. Il ne nous est pas permis, à nous que des rapports d’amitié lient si intimement à l’auteur, de louer son livre : aussi nous abstiendrons-nous de l’examiner en détail, pour ne pas être accusés de partialité.

Bruchstücke, etc. – Fragmens des écrits d’un prisonnier, par Frédéric Seybold. Stuttgard, 1833.

Nous lisons dans le Morgen-Blatt les lignes suivantes de M. Wolfgang-Menzel, à propos de ce nouvel ouvrage d’un écrivain allemand qui expie à cette heure dans les cachots de la diète le crime d’avoir loué la France avec trop d’effusion. Les malheurs de M. Seybold nous font un devoir de répéter ces lignes, et nous désirerions fournir par là, à un traducteur habile l’idée de populariser parmi nous le nom de notre courageux allié.

Notre célèbre publiciste, M. Seybold, si connu parmi nous pour avoir fondé la Gazette du Necker, a raconté ici une suite de scènes et de tableaux tirés des deux excellens romans le Camisard et le Patriote, que nous avons eu déjà plusieurs fois occasion de louer. Il y a joint des fragmens de ses lettres politiques sur le midi de l’Allemagne et une partie de ses souvenirs sur Paris. Ce dernier ouvrage a été, comme on sait, la cause des rigueurs exercées contre lui. M. Seybold est un des meilleurs publicistes de l’Allemagne ; il surpasse quelquefois tous les autres. Il unit la clarté de Rehberg avec la dialectique de Lindner et la verve piquante de Boerne. Mais Seybold a pour les précautions politiques le dédain qu’inspire la conscience d’une force supérieure. Il a pris plaisir à fouler d’un pied hardi l’œuf du pouvoir, qui ne veut être qu’effleuré dans une danse légère. Sans cela, il aurait échappé aux persécutions sous lesquelles il gémit maintenant, et peut-être le verrions-nous placé dans une position élevée, où ses talens lui vaudraient autant d’avantages qu’ils lui causent de malheurs ; mais alors notre littérature et notre histoire seraient frustrées de l’un de ces rares caractères qui osent faire brèche dans les préjugés de leur époque, et revendiquer leur individualité à leurs risques et périls. Dans le Patriote, son meilleur roman, Seybold a caractérisé avec une vérité et une verve incomparables la gaucherie, l’affectation, la duperie et la couardise avec lesquelles les Allemands, depuis la restauration, ont joué la comédie constitutionnelle. Cet ouvrage l’a placé au premier rang des écrivains satiriques de l’Allemagne. »
THÉATRES DES DÉPARTEMENS.

Quel que puisse être le pouvoir politique de Paris, la centralisation de l’enthousiasme ne peut se fonder aisément : toute province, tout département, toute ville, sait recevoir et apprécier dignement aujourd’hui ce que lui portent nos grands talens. Une preuve mémorable vient de nous en être donnée. Cette tragédienne unique, originale, puissante, dont le singulier génie réunit les plus hautes inspirations aux plus intimes familiarités, et toutes les grandeurs de l’art à toutes ses graces ; cette actrice dont le nom exprime tout un genre, Mme  Dorval, vient de passer à Rouen, et elle y a trouvé le plus beau triomphe qu’une femme puisse trouver sur un théâtre.

Ce public impatient, lettré, jugeur, capricieux, turbulent, qui se plaît à briser comme ses banquettes les arrêts de Paris la grande ville, et ose quelquefois s’en moquer ; ce parterre, debout comme l’était ici le parterre de Lekain et de Clairon, après avoir contemplé d’abord et observé en silence cette femme dont le talent primitif et régénérateur lui avait été si long-temps et si justement vanté, a confirmé glorieusement l’arrêt porté par la capitale et renouvelé par elle à chaque représentation. L’enthousiasme fut tel, que jamais acteur n’en avait reçu, avant Mme  Dorval, des marques aussi éclatantes. Jamais elle n’a joué Anthony, les Enfants d’Édouard, Clotilde et le Joueur, sans être redemandée et retenue sur le théâtre par de longues salves d’applaudissemens, par des cris d’admiration et des couronnes tombées de toutes les loges, avec des bouquets de femmes arrachés des ceintures. Les journaux de Rouen, qui sont loin d’être en arrière des feuilles de Paris pour les doctrines littéraires, ont dit avec des expressions chaleureuses leur surprise et leur enthousiasme ; mais ces grandes scènes de sympathie et d’attendrissement ne peuvent être rendues par des écrits, il faut en avoir été témoin ou les entendre redire par ceux qui les ont vues et ressenties. Notre premier dessein, en les faisant connaître, est de rendre à une femme célèbre une justice qui lui a été souvent trop disputée et toujours enviée ; le second est de prendre acte d’un sentiment général d’indignation venu de l’une des grandes villes de France.

Rouen s’étonne et Rouen a raison de s’étonner de l’apparente indifférence avec laquelle on laisse s’éloigner une actrice si justement aimée, et qui, arrivée à présent au plus haut développement de son talent, n’attend qu’une scène pour montrer tout ce que peut enfanter de beau l’union de l’inspiration la plus instinctive et de la plus studieuse observation. On comprend la question mille fois répétée par cette grande ville ; mais la réponse en est si triste et si humiliante, qu’on hésite à la faire tout haut. Les villes de province sont plus franches que Paris en cela ; elles n’ont ni coteries théâtrales, ni faux respects ; elles disent ce qu’elles ont à dire, ou plutôt elles impriment ce que tout le monde dit.

« Voilà qui est étrange ! dit Rouen dans sa Revue, Mme  Dorval était vraie en France quand tout le théâitre était faux. Or, tandis qu’elle poursuit le cours de sa gloire dramatique, voilà Célimène qui veut être Mme  Dorval, et Clytemnestre qui veut être Mme  Dorval ; et, bien plus ! toutes les deux veulent qu’elle-même ne soit plus Mme  Dorval, et l’empêchent de jouer à Paris ! Chacune d’elles ferme une porte de son paradis terrestre, et la garde. On conçoit dans l’art un sentiment de rivalité qui sert l’émulation ; mais craindre que votre rivale ne devienne votre supérieure, et, pour l’empêcher, s’en défaire par tous les moyens possibles, est un méfait qui n’est pas du ressort des lois, mais qui ne peut être absous par un jugement public. »

Paris sait très bien ce que Rouen lui dit là ; Paris en gémit et en souffre, et emploie, pour le témoigner au Théâtre-Français et à la Porte-Saint-Martin, le meilleur moyen possible : il n’y va pas. La punition est sévère, mais trop lente. Les directions jalouses, maladroites et haineuses, les administrations incertaines, méticuleuses, indolentes, tout cela se traîne, à la manière des limaçons il est vrai, humblement et lentement ; mais cela marche enfin, et ce qui se traîne si bas ne fait pas de chute : cela peut aller long-temps encore, et il y a peu de remède, à moins qu’un jour un gouvernement intelligent, ou le public en masse, ne mette le pied dessus.


  1. Un vol.  in-8o, chez Guyot et Canel.
  2. Chez Guyot, place du Louvre, 18.