Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1901

Chronique n° 1671
30 novembre 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre.


Nous parlions, il y a quinze jours, à propos de notre arrangement avec la Porte, du protectorat catholique de la France en Orient : nous devons parler aujourd’hui, à propos de l’emprunt chinois, du même protectorat en Extrême-Orient. Dans la Méditerranée ou dans les mers de Chine, la question est la même, bien qu’elle se présente ici et là avec des caractères un peu différens. Elle aurait dû pour le moment n’être pas posée, car il s’agissait en somme d’une simple affaire de finance : la commission du budget en a décidé autrement. M. Gustave-Adolphe Hubbard a fait en son nom un rapport tout à fait imprévu, où la question financière n’occupait qu’une place secondaire, tandis que la principale était donnée à nos missions d’Extrême-Orient. M. Hubbard professe sur elles, et sur le protectorat dont la France les couvre, des idées qui ne sont pas précisément nouvelles ; mais c’est la première fois qu’elles étaient imprimées dans un rapport parlementaire. Il a bien fallu s’en occuper, et, à partir de ce moment, l’opération financière débattue entre le gouvernement et la commission du budget a perdu de son importance ; il ne s’est plus agi que de savoir si les missionnaires français, ou protégés français, devaient être indemnisés au même titre et dans les mêmes conditions que les autres personnes ou collectivités lésées.

Nous ne dirons donc que peu de chose de l’opération financière ; elle est d’ailleurs assez compliquée. Voici le fait en quelques mots. Chaque puissance, on le sait, a été admise à réclamer à la Chine une note à payer à la suite de la dernière expédition. La note de la France s’est élevée à 265 millions, que la Chine s’est engagée à nous payer en trente-neuf annuités : l’intérêt en a été fixé à 4 pour 100. Que vaut exactement notre créance, c’est ce que l’avenir seul montrera. Il est bien difficile de prévoir ce qui se passera en Chine pendant trente-neuf ans, et peut-être plus difficile encore de croire qu’il ne s’y passera rien que de parfaitement régulier. N’importe, nous sommes nantis d’une créance : la pensée devait venir à l’esprit de la réaliser tout de suite, au moyen d’un emprunt auquel elle servirait de gage, et, comme le crédit de la France est supérieur à celui de la Chine, il y aurait même un profit sur la différence des intérêts. L’opération se fera par l’intermédiaire de la Caisse des dépôts et consignations. Personne n’en a contesté la légitimité, mais l’utilité n’en a pas été reconnue par tout le monde, et, de plus, des critiques ont été faites sur le chiffre de 265 millions, qui devait être celui de l’emprunt comme il était celui de l’indemnité. La commission du budget, notamment, soutenait qu’il n’était pas nécessaire d’en emprunter la totalité, et, après avoir hésité entre plusieurs chiffres, elle s’était arrêtée à celui de 210 millions. Sur cette somme, 195 millions devaient servir à rembourser le trésor de ses dépenses ; quelques millions devaient pourvoir au coût matériel de l’opération ; le reste enfin devait être attribué aux particuliers victimes de la crise chinoise. Et les missionnaires, que devenaient-ils dans ce système ? Ils étaient tous mis hors du droit commun. La commission distinguait toutefois entre eux. Les uns, ceux qui appartenaient à des congrégations reconnues chez nous, devaient être payés au fur et à mesure des versemens chinois : les autres ne devaient toucher rien du tout. N’ayant pas le droit de vivre en France, on les supprimait du même coup en Chine. Et la commission faisait, de ce chef, une économie qui réduisait de 265 à 210 millions la somme à demander à l’emprunt.

La lutte s’est établie entre ces deux chiffres, le premier comprenant l’indemnité pour les missionnaires et le second ne la comprenant pas. Plus tard, la commission du budget a faibli. En dépit de son rapporteur, elle a accepté le chiffre de 265 millions demandé par le gouvernement, mais en maintenant l’exclusion des missionnaires. Il y avait là une contradiction difficile à soutenir. Au surplus, nous renonçons dès maintenant à relever toutes les contradictions qui se sont produites au milieu de ces séances confuses et incohérentes. Jamais encore la Chambre n’avait donné le spectacle d’une pareille anarchie morale : ce n’était plus une assemblée parlementaire ; c’était une de ces réunions publiques, où tout est livré au hasard des violences des uns et des impressions plus ou moins fugitives des autres, au milieu du désarroi universel. Le gouvernement a maintenu avec quelque fermeté, il faut le reconnaître, notre protectorat catholique ; mais, cette part faite à la bonne et saine politique, il a tenu, suivant les circonstances, un langage propre, tantôt à satisfaire telle partie de la Chambre, tantôt à flatter telle autre, revenant toujours à l’extrême gauche qu’il songeait surtout à ménager, et opérant ainsi, à travers les votes successifs, des déplacemens de majorité, grâce auxquels il a pu jusqu’ici se tirer personnellement d’affaire, mais qui ont encore augmenté le désordre général. Au reste, le ministère actuel ne craint pas ce désordre : il en est né, il l’a aggravé, il en vit.

Revenons au rapport de M. Hubbard : c’est un monument original dans nos annales parlementaires. Tout ce qu’on a dit dans les journaux radicaux et socialistes sur les missions et sur les missionnaires, tout ce qu’on en pense dans les loges maçonniques où M. Hubbard occupe une place et remplit des fonctions considérables, tout ce que l’ignorance et la passion antireligieuse ont imaginé sur leur compte et si souvent répété, se retrouve dans cet étrange factum. D’après M. Hubbard, ce sont les missionnaires seuls qui sont responsables de la révolution chinoise et des horreurs qui l’ont accompagnée. Ils sont en Chine comme un corps étranger dans un organisme vivant, et non pas un corps inerte et inoffensif, mais un virus malfaisant qui fermente et répand la fermentation autour de lui. Sans eux, le monde occidental serait dans les meilleurs termes avec la Chine ; car, enfin, que lui voulons-nous, sinon la faire généreusement profiter des bienfaits de la civilisation qui, de sa nature, est laïque ? Les missionnaires sont venus tout gâter. M. Hubbard ne se console pas à la pensée qu’ils sont nos protégés. « C’est, dit-il, la constante et regrettable intervention de toute notre influence politique au profit des missions catholiques indigènes organisées comme un État dans l’État chinois, en rébellion souvent ouverte avec les autorités et les lois chinoises, qui a peu à peu préparé l’explosion des sentimens violemment xénophobes de tant de lettrés et d’indigènes chinois. » Voilà l’accusation : la guerre a été fomentée par les missionnaires, elle a été faite pour eux. Elle est « le fruit direct de cette politique traditionnelle qui met toute la force de notre action en Chine au service d’un prosélytisme confessionnel, fatalement condamné à surexciter les résistances populaires les plus vives. » Ainsi, pour M. Hubbard, ce sont les Chinois qui avaient raison contre nous lors des derniers événemens. Ils ont pu commettre des excès de détail ; mais le mouvement auquel ils ont cédé était légitime dans son principe. C’était celui de patriotes qui voulaient se débarrasser de l’étranger.

S’il en est ainsi, de quel droit leur avons-nous réclamé une indemnité ? On conviendra que l’argument est singulier sous la plume du rapporteur de la commission du budget. Mais quel droit, quelle compétence a la commission du budget pour l’énoncer ? C’est une commission purement financière, et non pas un comité de gouvernement. Elle n’a pas reçu de la Chambre le mandat de mettre en cause toute notre politique extérieure, non plus d’ailleurs que notre politique intérieure. Son rôle est beaucoup plus restreint, spécial et technique. Mais elle ne s’en embarrasse guère, et M. Hubbard conclut, eu son nom, que nous devons mettre la répartition de l’indemnité « en harmonie avec toute notre législation civile et avec toute notre politique intérieure. » La même règle doit s’appliquer au monde entier. Si elle est utile sur un point, elle doit l’être sur tous, car enfin les hommes se ressemblent partout. M. Hubbard en juge par lui-même : ne ressemble-t-il pas à un Boxer lorsqu’ils sont l’un et l’autre en présence d’un missionnaire ? Leur premier mouvement est le même. On ne saurait protester assez haut, ni assez fermement contre cette conception. Il n’est pas vrai que les hommes soient partout les mêmes. Notre législation civile est faite pour nous seuls : trop heureux lorsqu’elle nous convient ! Mais, si elle convenait à d’autres, certainement elle nous conviendrait moins à nous-mêmes ; et, réciproquement, si elle nous convient vraiment à nous-mêmes, elle ne convient pas aux autres. Elle ne saurait surtout convenir en même temps à nous et aux Chinois. Les Européens n’ont pu pénétrer dans les pays d’Orient et d’Extrême-Orient, qu’en s’y assurant des conditions d’existence particulières. Leur civilisation était trop différente de celle de ces pays lointains pour qu’ils pussent s’y plier ; ils n’ont pu que la respecter, tout en exigeant le respect de la leur. De là sont nés les Capitulations, qui régissent la situation des Européens en Orient, et les conventions et traités plus récens, qui ont créé quelque chose d’analogue en Extrême-Orient. Il y a eu parfois, cela était inévitable, des difficultés et des heurts. Les missionnaires n’ont pas toujours été très prudens, mais les Chinois ont été encore plus fréquemment fanatiques, et c’est l’origine du long martyrologe qui rappelle, par le sang de chacune des victimes, les étapes de nos progrès dans ces contrées si longtemps murées et encore obscures. Histoire glorieuse, en somme. On peut en indiquer le véritable caractère en disant que les missionnaires catholiques ont été les premiers à ouvrir le continent jaune à l’Europe, et que personne encore n’y a pénétré aussi profondément qu’eux, ni aussi intimement. Ce que nous en savons de plus sûr, nous le leur devons. Encore aujourd’hui, au moyen du protectorat qu’elle exerce sur eux, la légation française à Pékin est généralement la mieux informée et la première avertie : et ce sont là entre ses mains des instrumens d’influence très efficaces, lorsqu’elle sait s’en servir. Un autre caractère des missions catholiques est que, grâce peut-être à une longue expérience et accoutumance, elles s’adaptent plus facilement que tous les autres groupes occidentaux aux habitudes et aux mœurs du pays. Aussi n’est-il pas vrai qu’elles provoquent d’ordinaire les sentimens d’hostilité et de haine dont parle M. Hubbard. Sans doute, les missionnaires ont commis et commettent encore des excès de zèle ; en les soutenant, il faut les avertir et les contenir ; ils participent de toutes les faiblesses de la nature humaine ; il leur arrive même quelquefois de faire un défaut de la qualité que nous leur avons reconnue, et de s’assimiler un peu trop aux mœurs du pays. Mais ils n’en ont pas moins accompli une œuvre immense, et ce n’est pas sans admiration qu’on songe à leur courage lorsqu’ils se sont enfoncés les premiers dans les ténèbres de la Chine, non moins qu’à la persévérance et à l’énergie qu’ils ont mises à les dissiper.

Quand M. Hubbard vient dire que ce sont les missionnaires, et eux seuls, qui ont été cause de l’explosion de fanatisme l’année dernière, il oublie toute l’histoire des rapports de l’Europe avec le Céleste-Empire pendant les années qui avaient précédé. Ces rapports n’avaient été rien moins que pacifiques : l’intervention militaire y avait eu une grande part, et il faut bien avouer que, si l’Allemagne y a joué la dernière un rôle particulièrement actif, la France y avait eu le sien à l’origine de tous ces événemens. Nous avons fait les premiers la guerre à la Chine, pour nous installer en Annam et au Tonkin. L’amertume qu’on en a ressentie à Pékin n’était pas encore oubliée lorsque a eu lieu la guerre japonaise, qui s’est si mal terminée pour le Fils du Ciel. Pendant ce temps, la Russie étendait son influence tout le long de sa frontière du Nord, et lui dérobait quelques parties de son territoire. Mais la blessure la plus sensible a été faite par l’Allemagne, et nous convenons qu’elle l’a faite à propos de deux missionnaires qui avaient été tués : en réparation, elle a pris toute une province. Ce n’est pas la France, assurément, qui aurait agi ainsi dans l’exercice de son protectorat : si elle l’avait fait, M. Hubbard aurait eu peut-être quelques droits de s’en plaindre. Il aurait pu dire que nous nous exposions pour des missionnaires à susciter de terribles mécontentemens et à de non moins redoutables représailles. Mais est-ce bien pour protéger ses missionnaires que l’Allemagne s’est emparée du Chantoung ? Non : elle a accompli un acte politique au premier chef. Elle a voulu prendre pied sur le continent asiatique, et on se rappelle avec quel éclat l’empereur Guillaume a tenu à le faire. A partir de ce moment, il y a eu quelque chose de changé dans les rapports de l’Europe avec la Chine. Celle-ci est restée sourdement irritée, et a cherché l’occasion de se venger. D’autre part, son territoire était de plus en plus envahi par nos entreprises. On y a vu arriver une légion de missionnaires d’un nouveau genre, missionnaires tout laïques qui n’étaient autres que des ingénieurs, et certes, nous ne les accusons pas, car ils représentent, eux aussi, des intérêts considérables et ils font œuvre de progrès ; mais, ignorant les mœurs du pays, ils les ont infiniment moins respectées et ménagées que les missionnaires catholiques. Pour faire passer leurs routes et leurs chemins de fer, ils ont tout mis sens dessus dessous en Chine. Ils y ont plus d’une fois porté la main, ou plutôt la pioche sur les cimetières, ce qui est le pire des sacrilèges ! La diplomatie européenne aujourd’hui a beaucoup plus d’embarras avec les ingénieurs qu’avec les missionnaires, et M. Hubbard retarde de plusieurs années lorsqu’il dit que ces derniers sont la cause unique, ou principale du mal. Au surplus, il ne s’embarrasse guère de savoir s’il en est ainsi : il doit en être ainsi ! Il le conclut a priori de l’idée qu’il se fait des moines. La crainte qu’il en éprouve en France ne lui permet pas de conserver son sang-froid à leur égard, même en Chine. La distance qui nous en sépare n’est pas encore assez grande pour les rassurer. Et puis, quand il n’a pas peur pour lui-même, il a peur pour ces pauvres Chinois, et il met un zèle tout maçonnique à les protéger contre les propagateurs de l’Évangile, oubliant qu’ils le sont aussi de l’influence française et de ce qu’on appelle pompeusement la civilisation occidentale.

Mais l’opinion de la commission du budget et de son rapporteur n’avait qu’un intérêt secondaire ; il fallait savoir celle du cabinet. M. Ribot la lui a demandée, s’engageant, pour lui et pour ses amis, à voter l’emprunt de 265 millions, c’est-à-dire avec le chiffre que réclamait le gouvernement, à la condition qu’il ferait des déclarations satisfaisantes sur cette question du protectorat catholique qui, à tort ou à raison, se trouvait avoir pris la première place dans le débat. « Je souhaite, disait-il, que le gouvernement n’abandonne pas sa proposition. Mais ce que je lui demande, c’est de nous dire clairement s’il accepte les distinctions insoutenables, injustifiables, dangereuses au plus haut point, qui ont été faites par la commission. Ce que je lui demande, c’est de dire surtout s’il s’associe à ce vote de la commission, qui consiste à exclure de l’indemnité toutes les sociétés qui, en France, ne justifieraient pas de leur existence légale, mêlant ainsi le droit français à ce qui est le droit international public, et faisant une véritable confusion. Voilà les questions que je pose. Si le gouvernement veut bien les résoudre dans le sens que j’indique, et qui est le sens vrai et le sens français de la question, je demanderai à mes amis de voter cet emprunt et d’affirmer ainsi les droits de la France et cette politique traditionnelle qu’on a traitée si légèrement, et qui reste un des facteurs essentiels de la grandeur de la République. » La question était nette. L’agitation de la gauche, ses violences même, car M. Ribot a été l’objet d’injures et de menaces qu’on n’a pas l’habitude d’entendre dans une enceinte parlementaire, donnaient à son attitude une signification plus expressive. Suivant la réponse qu’il ferait, M. le président du Conseil aurait ou n’aurait pas la majorité, car elle dépendait à ce moment de l’adhésion des progressistes du centre. Quelque résolue que fût leur désapprobation de la politique générale du ministère, ils estimaient se trouver dans une de ces circonstances où l’intérêt supérieur et permanent du pays doit être mis au-dessus de l’intérêt accidentel qu’il peut y avoir à soutenir ou à renverser un cabinet. Quant à la droite, elle a pris position par un discours éloquent et spirituel de M. Denys Cochin, mais qui n’a peut-être pas été habile au même degré. M. Cochin a déclaré que, désapprouvant la combinaison financière proposée, il ne pourrait la voter que par confiance dans le gouvernement. Or, cette confiance, il ne l’éprouvait pas. Dès lors, il voterait contre. La situation parlementaire se présentait donc comme il suit : l’extrême gauche, la droite et un petit nombre de progressistes étaient contraires à l’emprunt de 265 millions ; la gauche ministérielle y était favorable, et, le centre, sous l’impulsion de M. Ribot, l’était aussi, mais conditionnellement.

La condition mise à son concours était, on l’a vu, que le gouvernement défendrait résolument notre protectorat catholique. Le discours de M. le président du Conseil, attendu avec non moins de curiosité que d’impatience, a donné pleine satisfaction à M. Ribot. De l’aveu commun, M. le président du Conseil a été bien inspiré au point de vue oratoire, et il a montré, au point de vue politique, toute l’habileté dont il avait besoin dans une situation délicate. Il devait, en effet, mécontenter un certain nombre de ses amis de la gauche pour conquérir les voix du centre, et le problème était de les mécontenter le moins possible afin de les retrouver fidèles le lendemain. Dans ces conditions, nous ne rechercherons pas si M. Waldeck-Rousseau n’a pas parlé autant en avocat qu’en homme politique. Nous ne scruterons pas quel degré de conviction personnelle se cachait sous cette virtuosité de parole, qui avait été rarement aussi souple et aussi brillante. Au surplus, qu’importe ? M. Waldeck-Rousseau a défendu le protectorat catholique de la France comme l’avaient fait tous ses prédécesseurs.

Chef d’un ministère qui compte des socialistes parmi ses membres, il a déclaré que le maintien strict de notre protectorat était un devoir pour lui. Sans doute, a-t-il dit, quelques abus ont pu être commis, mais ce n’est pas un motif suffisant pour condamner toute une institution. Et, à côté de ces abus, comment oublier les services rendus autrefois, rendus aujourd’hui encore par les missions et par les missionnaires ? M. Waldeck-Rousseau les a montrés ouvrant à leurs risques et périls la Chine à l’Europe, qui l’ignorait et la redoutait. Il ne s’en est pas tenu là. Des missionnaires, il est passé à l’Église catholique elle-même, et n’a pas craint de reconnaître que, pendant le moyen âge et jusqu’aux confins des temps modernes, elle a été la haute éducatrice de l’esprit humain. L’extrême gauche déconcertée se demandait si c’était bien M. Waldeck-Rousseau qu’elle entendait. D’autres discours, qui sont d’hier, lui revenaient à la mémoire. Était-ce le même homme qui avait prononcé ceux-ci et qui prononçait maintenant celui-là ? Et M. Waldeck-Rousseau ajoutait imperturbablement : « Que voulez-vous ? Ce n’est pas ma faute si la Révolution française n’a eu lieu qu’à la fin du XVIIIe siècle, et si l’esprit humain est resté si longtemps à l’école de l’Église. » Mais, s’apercevant tout d’un coup que la corde, trop tendue du côté de la gauche, menaçait de rompre : « Oui, Messieurs, a-t-il continué, ce despotisme de l’Église a duré sur nos intelligences jusqu’à ce qu’enfin la réforme, la philosophie de l’avant-dernier siècle, la Révolution française sont venues l’affranchir. » Et la gauche a respiré ! Si ce ne sont pas là des citations tout à fait littérales du discours de M. Waldeck-Rousseau, ni le sens, ni le mouvement n’en sont altérés. On y voit un merveilleux exemple de prestidigitation oratoire, la philosophie de Voltaire, d’ailleurs si bienveillante aux Chinois, la Révolution française elle-même n’ayant pas jusqu’à ce jour produit leurs effets naturels en Chine, les missionnaires catholiques sont peut-être encore les seuls agens de notre civilisation qui puissent y pénétrer et s’y établir sur tous les points. En tous cas, ce sont les seuls qui le font. La plupart sont nos compatriotes, les autres sont nos protégés. M. Waldeck-Rousseau ne les abandonnera pas. S’il réclame un emprunt de 265 millions, c’est pour leur donner des indemnités immédiates, comme à tous ceux qui ont souffert de la dernière crise. Il y aurait quelque chose, non seulement d’odieux, mais d’absurde, à les traiter plus mal que les autres, et, par exemple à décider qu’ils ne seraient indemnisés qu’au fur et à mesure des versemens chinois. Ces versemens devant durer trente-neuf ans, voit-on les missionnaires obligés de reconstruire, chaque année, pendant ce laps de temps, le trente-neuvième de leurs écoles ou de leurs hospices ? M. le président du Conseil a eu la parole particulièrement heureuse lorsqu’il a dit, faisant allusion à ce qui arriverait si la proposition de M. Hubbard était acceptée : « A quel spectacle allons-nous assister ? Tous les hôpitaux orthodoxes ou anglicans, toutes les écoles anglicanes ou orthodoxes vont se relever et s’ouvrir, et près d’eux, dans leur ombre, des hôpitaux français, des écoles françaises, il ne restera que des ruines, et on pourra dire : Là, fut le protectorat français ! »

Cette comparaison entre ce que feront les autres puissances pour leurs protégés et ce que nous ferions, ou plutôt ce que nous ne ferions pas pour les nôtres, était trop saisissante pour ne pas frapper l’esprit de la Chambre et ne pas déterminer son vote, à supposer qu’il fût hésitant. M. le président du Conseil l’a senti et en a été rassuré : il l’a même été à l’excès. Certain désormais d’avoir sa majorité, n’a jugé inutile de ménager davantage le centre de la Chambre auquel ses amis de l’extrême-gauche l’accusaient d’avoir fait trop de concessions. Il a voulu leur montrer qu’il n’en était rien, que quelques phrases de rhétorique ne l’engageaient pas, et qu’en tout cas, il savait se dégager lorsqu’il le jugeait à propos. Dans une séance ultérieure, à une question de M. de Mun qui lui demandait, avant de voter les 265 millions, s’il était bien entendu que les missionnaires seraient traités comme les autres indemnitaires, il a répondu que oui et donné à cet égard la garantie qui lui était demandée ; mais il a continué en repoussant d’un geste dédaigneux les voix qui lui étaient offertes, comme s’il craignait d’en perdre à gauche à mesure qu’il en gagnerait à droite ou au centre. Or les premières lui sont infiniment plus précieuses que les secondes. « J’ai entendu, a-t-il dit, l’honorable M. Cochin déclarer qu’il ne voterait pas l’emprunt parce que nous n’avions pas sa confiance ; j’ai entendu M. Millevoye apporter ici la même déclaration. J’ai le droit de n’en être ni surpris, ni affligé, et sans nul doute ils ont raison de rester fidèles à leur opposition, ainsi que le ministère demeurera fidèle à sa propre politique. C’est donc à la majorité républicaine que le gouvernement s’adresse pour faire prévaloir une fois de plus une politique que le parti républicain n’a jamais négligé de défendre, et que le gouvernement actuel n’a jamais cessé de pratiquer. » En parlant ainsi, M. le président du Conseil a commis une mauvaise action, et peut être une faute. Aux membres du centre et de la droite qui s’étaient montrés patriotiquement disposés à oublier les griefs qu’ils pouvaient avoir contre sa politique intérieure, pour défendre avec lui un intérêt commun à tous les partis, puisque c’était l’intérêt de la France, il a répondu par l’affirmation provocante de cette même politique intérieure, en invitant tous ceux qui n’en étaient pas partisans à « rester fidèles à leur opposition » et à voter contre lui. C’est ce qu’a fait M. de Mun qui s’apprêtait sans doute à voter avec le gouvernement, et c’est ce qu’a fait M. Ribot lui-même en s’abstenant. Il y a, en vérité, dans les discussions parlementaires ainsi conduites, des momens bien difficiles, et aussi bien douloureux pour les hommes de bonne foi, placés dans l’alternative de compromettre leur opinion sur un point qu’ils considèrent comme vital, ou l’ensemble de leur altitude et leur dignité elle-même : et il est bien difficile, en pareil cas, de faire un reproche à ceux qui se déterminent dans un sens, ou à ceux qui le font dans l’autre. Mais il faut convenir que M. le président du Conseil a donné un solide argument à ceux qui estiment qu’une opposition doit être systématique et voter contre le gouvernement toujours et quand même. C’est une leçon dont ils garderont sans doute le souvenir. Quant aux exercices de voltige parlementaire auxquels il se livre, passant d’une majorité à une autre avec une égale insouciance des intérêts qui sont chers à celle-ci ou celle-là, nul ne peut dire s’ils lui réussiront longtemps encore ; mais tout le monde commence à croire que son gouvernement n’en sortira ni moralement grandi, ni matériellement fortifié.

Ce ne serait pas donner une idée complète de ce débat que de ne pas parler d’un incident qui y a occupé une place considérable. L’extrême gauche radicale a réclamé impérieusement pour la commission du budget la communication d’un rapport confidentiel du général Voyron, commandant de notre corps expéditionnaire en Chine. Ce rapport, elle l’a. L’infidélité, ou, comme l’a dit autrefois M. le président du Conseil dans une circonstance analogue, la félonie d’un employé du ministère de la Marine l’a fait tomber entre ses mains, et les journaux en ont déjà publié un extrait plus ou moins exact et d’ailleurs assez obscur. Alors, pourquoi le demander ? Est-ce pour couvrir le fonctionnaire coupable ? Est-ce pour faire du gouvernement son complice, et le soustraire par là au châtiment qu’il mérite et qu’il aurait déjà dû éprouver ? Quoi qu’il en soit, M. le président du Conseil s’est refusé avec fermeté à communiquer le document à la commission du budget ; mais il a laissé entendre, sans le dire positivement, qu’il aurait moins de réserve à l’égard de la commission qui serait ultérieurement chargée de la répartition des indemnités. Peut-être l’a-t-on mal compris ; peut-être a-t-il voulu se tirer d’affaire par une équivoque ; il est clair, en tout cas, qu’il y aurait le même inconvénient à livrer la pièce à l’une ou à l’autre commission. Mais enfin, de quoi s’agit-il dans ce rapport, dont la confidence est aujourd’hui plus ou moins tombée dans le domaine public ? M. le général Voyron, en racontant les scènes de pillage qui ont eu lieu après la prise de Pékin, y attribue un rôle à quelques missionnaires. Ces choses-là sont très pénibles lorsqu’on les lit de sang-froid, longtemps après les événemens et à des milliers de lieues de l’endroit où elles ont eu lieu. Sans doute, on doit toujours les condamner ; mais, pour être équitables, lorsqu’on les juge, il faut se replacer dans les circonstances où elles ont été commises. Qu’après les horreurs du siège de Pékin il y ait eu, au moment où les Européens ont été libérés, une explosion de colère et de fureur, et qu’elle ait pris des formes dont quelques-unes sont regrettables, c’est possible : l’histoire de presque toutes les guerres en fournit des exemples dont quelques-uns font frémir. Les rapports du général Voyron disent que nos troupes ont été plus réservées que les autres, et nous en sommes bien aises. Mais enfin elles ont pu subir, elles aussi, quelques-uns des entraînemens auxquels personne ne résistait autour d’elles. Aucun de ceux qui s’indignent à Paris de ce qui s’est passé à Pékin ne sait ce qu’il aurait fait s’il avait été à Pékin au lieu d’être à Paris, et s’il y avait subi les longues angoisses du siège. Si quelques missionnaires se sont laissé entraîner par l’exemple général, c’est qu’ils sont des hommes. Mais combien y en a-t-il eu ? Un très petit nombre, disent les journaux, deux peut-être, et ils ont été aussitôt désavoués. On a exagéré la portée morale de certains actes pour y associer ensuite la responsabilité des missionnaires, et les englober tous dans une même réprobation. Cette fois encore, M. le président du Conseil a été bien inspiré lorsqu’il a dit : « Je me demande quel est, en vérité, ce mal étrange et pernicieux qui nous rend si enclins à tourner contre nous-mêmes, et sans cesse, tous les efforts de notre censure la plus amère, de nos critiques les plus cruelles ; qui nous amène, semble-t-il, à souhaiter comme une victoire la conquête de quelques documens d’où pourrait résulter la preuve que nous avons manqué aux lois de l’humanité, à concevoir je ne sais quel désir de découvrir quelque raison secrète de rougir devant le monde. » Cette observation, quelque juste qu’elle soit, n’a pas désarmé l’extrême gauche ; elle a mis un véritable acharnement à réclamer le rapport qu’on ne voulait pas lui livrer, et il a fallu plusieurs votes successifs pour le lui refuser. En vain M. Waldeck-Rousseau, désireux de rentrer dans les bonnes grâces de la gauche, a-t-il protesté qu’il exercerait désormais une surveillance plus active sur les missionnaires. Si nous avons, a-t-il déclaré, des devoirs envers eux, nous avons aussi des droits : nous les soumettrons à une discipline plus sévère. Il est même allé jusqu’à dire, en leur traçant pour l’avenir un programme de conduite : « Nous avons pensé qu’il fallait moins de prédication, plus d’enseignement, plus d’assistance. » Ce « moins de prédication » fait rêver ; mais l’extrême gauche ne sera satisfaite que lorsque les missionnaires n’en feront plus du tout. Le malheur est qu’alors, ils ne seront plus des missionnaires, et on aura peut-être de la peine à trouver des laïques pour faire, à leur place et dans les mêmes conditions matérielles, de l’assistance et de l’enseignement.

M. le président du Conseil a-t-il voulu montrer de la condescendance envers les préoccupations un peu puériles de l’extrême gauche ? A-t-il exprimé une opinion personnelle ? Résignons-nous à l’ignorer. Ce qui doit rester comme souvenir et conclusion de ce débat, c’est que le premier gouvernement mâtiné de socialisme que nous ayons eu n’a pas rompu la chaîne de la tradition en ce qui concerne notre protectorat religieux : il y a même ajouté un nouvel anneau. M. Waldeck-Rousseau a cité, pour s’y abriter, les grandes autorités de M. Goblet, de M. Brisson, de M. Bourgeois. On les citera encore dans l’avenir, et on ajoutera : — Bien plus ! M. Waldeck-Rousseau lui-même et M. Millerand ont suivi cette politique et ont fièrement assuré qu’ils avaient par là rendu la France plus forte. — Ils auront du moins rendu l’argument plus fort.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.