Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1864

Chronique no 783
30 novembre 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1864.

L’école romantique ne se trompait point lorsqu’elle invoquait la loi des contrastes et recherchait l’antithèse du sublime et du grotesque. C’est la condition de notre humanité que les choses les plus sérieuses s’offrent parfois à nous sous une forme comique. Cela dépend des circonstances et des changeantes dispositions de l’opinion. Pourquoi nous plaindrions-nous de ces surprises ? Il est des temps où il est difficile de prendre quelque chose au sérieux ; c’est le moment de rire, et il ne faut point tant se plaindre quand l’occasion s’en présente. Mirabeau lui-même, Royer-Collard ou Benjamin Constant seraient de ce monde qu’il leur serait impossible d’allumer aujourd’hui des foudres d’éloquence à la question de la liberté de la presse. La liberté de la presse est la première condition du gouvernement des peuples par les peuples ; elle est le plus efficace instrument de l’égalité, elle est la garantie de la dignité humaine, elle est la sauvegarde des intérêts. Les peuples qui ont eu la volonté et le pouvoir de s’émanciper ont fait des révolutions pour conquérir la liberté de la presse, chacun le sait, et, quoique la liberté de la presse soit refusée à la France dans la seconde moitié du XIXe siècle, personne n’est prêt encore à se monter pour ce motif au ton des grandes colères. Il y a temps pour tout dans l’histoire des idées politiques : il y a l’heure où l’on écrit l’Homme aux quarante écus et l’heure où l’on fulmine l’Essai sur le despotisme, il y a l’heure où l’on voit partir en riant les parlemens pour l’exil et l’heure où l’on prend la Bastille. On n’est pas d’humeur en ce moment à prendre la Bastille pour rendre la liberté aux journaux ; contentons-nous donc du spectacle du jour, et sachons gré à MM. de Girardin, de Persigny et Boniface de la petite saynète comique qu’ils viennent de jouer à propos de la liberté de la presse.

Le premier piquant de la pièce est le rôle qu’y a joué M. de Persigny. Il y a trois semaines, un bruit vague se répandit dans Paris : le Montesquieu de la constitution de 1852, M. de Persigny en personne, venait, disait-on, de se convertir au libéralisme. Les gens d’esprit, qui n’ont aucun intérêt à suivre le développement intellectuel de l’orateur de Saint-Étienne, ne prirent point garde à la nouvelle ; mais il existe heureusement une classe de gens qui ne laissent tomber aucun de nos commérages parisiens : ce sont les correspondans des journaux étrangers. La métamorphose libérale de M. de Persigny était une bonne fortune que ne pouvaient laisser échapper les gazettes de Hollande de notre époque. Ces bons limiers surent prendre le gibier au gîte. Ils découvrirent qu’une conjonction avait eu lieu entre deux fortes têtes du siècle, M. de Girardin, l’homme de la liberté, et M. de Persigny, l’homme de l’autorité ; ils apprirent que, dans cette conjonction, M. de Persigny avait fait une concession au journaliste. M. de Girardin leur laissa lire une phrase d’une lettre que M. de Persigny lui avait écrite. Celui qui fut, à son passage au ministère de l’intérieur, un si terrible avertisseur de journaux, y disait : « J’avoue que cette question de la presse me préoccupe beaucoup, et que je me sentirais bien peu disposé aujourd’hui à maintenir le régime actuel sans de sérieuses modifications. » La phrase ainsi détachée avait l’air en effet d’être une amende honorable. Les nouvellistes à la main de l’étranger se crurent autorisés à dire que l’homme qui était ministre de l’intérieur quand fut promulgué le décret de février 1852, que l’homme qui, pour excuser cette législation exceptionnelle, avait inventé la théorie des juges hanovriens, que l’homme qui avait eu jusqu’au dernier discours de Saint-Étienne un idéal de liberté que Punch représentait naguère sous la forme d’une pauvre femme enchaînée et bâillonnée, que M. de Persigny, en un mot, n’approuvait plus le régime actuel de la presse.

La révélation était solennelle. M. de Girardin était en train de faire un prosélyte, et, ce prosélyte n’était autre que le ministre qui s’est montré l’antagoniste le plus opiniâtre de la liberté des journaux. Cependant la conversion de M. de Persigny n’avait aucune prise sur l’indifférence publique, et l’on n’eût prêté aucune attention à cette boutade, si l’on n’eût vu intervenir dans le débat un vieux prébendaire du journalisme, le plus ancien rédacteur du Constitutionnel, l’excellent et inoffensif M. Boniface. Parmi les hommes de ce temps qui ont été mêlés aux affaires du journalisme, il n’a été donné à aucun d’acquérir une aussi grande dose de philosophie. Combien d’hommes et de choses ont passé devant lui ! Il est un des survivans de l’antique Constitutionnel de M. Jay. Il a pu voir encore le vieux et robuste M. Etienne arrivant tard dans la soirée pour réviser les articles de ses rédacteurs en chef. Il était du temps où M. Boilay tirait de si piquans articles de vives causeries de M. Thiers. Il a vu le Constitutionnel prendre des allures fringantes sous la direction fantasque du bourgeois de Paris, M. Véron. Il a été du Constitutionnel de M. Mirés, et il est du Constitutionnel d’aujourd’hui. Auprès de lui ont grouillé des ministres, des pairs de France, des députés, des banquiers, des sénateurs et des conseillers d’état. Révolutions et coups d’état ont tout changé dans son entourage, et ont envoyé tour à tour au pouvoir ou dans la retraite la foule agitée de ceux dont il fut le modeste collaborateur. Lui seul est resté, paisible et serein, fidèle à la plume et aux ciseaux. Comment un homme de cette expérience et de cette circonspection est-il venu compromettre le fruit d’une carrière si sage par un acte inconcevable d’audace et d’étourderie ? M. Boniface a voulu se mêler à l’entretien de M. de Girardin et de M. de Persigny ; il a osé y prendre part en messager et en porte-parole de l’empereur. Un homme de cette longue pratique parlementaire n’a pas craint de découvrir la couronne. Il a fait la leçon à un ancien ministre, à un membre du conseil privé, à un duc ; il lui a annoncé, et il a mis le public tout entier dans la confidence, qu’il avait encouru le déplaisir de l’empereur en improuvant le régime actuel de la presse. M. Boniface a pris là vis-à-vis de l’empereur une liberté bien étrange ; il a usurpé les attributions du Moniteur ou du ministre d’état ; il réduit des hommes tels que nous, habitués non-seulement par les traditions parlementaires, mais par les devoirs de politesse qu’enseigne le code éternel de la civilité puérile et honnête, à ne point mettre les souverains en cause, il nous réduit, dis-je, à ne point croire à la solidité de ses prétentions et à la véracité de ses assurances. Nous n’avons du reste qu’à nous applaudir de n’avoir attaché aucune importance aux velléités libérales qu’on attribuait à M. de Persigny. L’équipée de M. Boniface a eu pour résultat la publication de la lettre de l’ancien ministre, et la faute de celui-ci a paru bien vénielle. S’il croit que le régime des journaux a besoin d’être modifié, il n’en garde pas moins pour la presse ce dédain qu’ont toujours professé les gens du bel air et les personnes de qualité. Pauvre presse ! M. de Persigny continue à faire peu de cas de toi, et M. Boniface ne veut point encore que tu sois libre : voilà pour aujourd’hui le dernier mot de la comédie.

S’arrêter à de pareilles misères quand il se passe en ce moment dans le monde tant de choses sérieuses et grandes, c’est en vérité, comme disait Mme de Sévigné, se chatouiller pour se faire rire. En attendant que M. de Girardin ait achevé de persuader M. de Persigny et que celui-ci soit parvenu à convaincre M. Boniface, la liberté vient d’accomplir en Amérique un acte qui a de quoi consoler et enorgueillir ses amis. Nous voulons parler de l’élection présidentielle des États-Unis. La réélection de M. Lincoln à la présidence est un événement d’une haute portée non-seulement pour les États-Unis eux-mêmes, mais pour le monde. Il est intéressant d’étudier le caractère de cette élection, le tour qu’elle va donner à l’attitude des partis au sein des États-Unis, l’influence qu’elle peut exercer sur les dispositions des états séparatistes, et le retentissement qu’elle doit avoir sur la vie politique de notre Europe.

Une élection présidentielle au milieu d’une guerre acharnée comme celle que poursuivent les États-Unis était la plus terrible épreuve que pût traverser la grande république américaine. M. Lincoln a commencé l’allocution qu’il adressait à la foule qui venait le complimenter sur son élection par ces remarquables paroles : « Ç’a été pendant longtemps un grave problème de savoir si un gouvernement qui ne serait pas trop fort pour les libertés du peuple serait assez fort pour maintenir sa propre existence dans les grandes crises. À cet égard, la rébellion actuelle a soumis notre république à une épreuve sévère. Une élection présidentielle, ayant lieu à l’époque régulière pendant le cours de la rébellion, n’a pas peu contribué à augmenter nos difficultés. Si le peuple, loyal et uni, était poussé au bout de ses forces par la rébellion, ne pouvait-il être exposé à une défaillance lorsque ses efforts seraient divisés et en partie neutralisés par une lutte politique intérieure ? Mais l’élection était une nécessité. Nous ne pouvons avoir de gouvernement libre sans élections, et si la rébellion avait le pouvoir de nous contraindre à anticiper ou à ajourner une élection nationale, elle pourrait se vanter à bon droit de nous avoir déjà vaincus et ruinés. » Cette élection s’est accomplie, à l’heure fixée par la constitution, malgré une guerre terrible, au milieu de la plus libre compétition des partis. Donc ce grand fait est acquis : la guerre n’a point dérangé le mécanisme de la noble et glorieuse constitution républicaine de l’Union. L’élection ne s’est pas faite seulement au moment régulier et en pleine liberté ; le peuple américain a prononcé sur sa politique et sur sa destinée au milieu de l’ordre le plus parfait. Les correspondans de la presse anglaise, d’ordinaire si prévenus contre les Yankees, sont contraints de rendre témoignage de l’imposante attitude qu’a gardée la démocratie américaine. Ils s’accordent à dire que, malgré la vivacité de la lutte, les opérations électorales ont été conduites dans tout le pays avec une droiture de sentimens, une convenance et un ordre qui font le plus grand honneur au peuple américain. Toutes les plaintes chicanières inspirées avant l’élection par l’esprit de parti sont tombées devant le fait. Il ne peut plus être question de fraudes électorales ; s’il en a été commis, c’est en petit nombre, par les deux partis, et elles n’ont pu avoir d’influence sur le résultat de l’élection. On ne peut plus parler de pression, exercée sur les votes militaires : à l’armée du Potomac, on a vu des régimens se partager entre l’oncle Abe et le petit Mac. On ne peut plus alléguer l’illégalité du serment politique imposé dans les états de la Louisiane, du Tennessee et de la Floride, où les confédérés sont en force : la majorité de M. Lincoln dans le collège électoral demeurerait énorme quand on en retrancherait les votes de ces états ; bien plus, cette majorité est si considérable que, lors même que les états confédérés eussent pris part à l’élection et eussent tous voté pour le général Mac-Clellan, elle n’en serait pas moins toujours acquise à M. Lincoln. Ainsi le peuple américain vient de faire sa grande démonstration constitutionnelle de la façon la plus honorable pour ses institutions et la plus décisive pour la politique suivie par son gouvernement.

Pour bien se rendre compte de la portée du verdict que l’Union américaine vient de prononcer sur elle-même, il faut considérer encore de plus près le caractère de cette élection. Il semble que le peuple américain ait été guidé dans cette grande épreuve par un véritable instinct de conservation nationale, et que la majorité n’ait voulu laisser planer sur sa pensée et sur sa volonté aucune équivoque. Le peuple américain a écarté la candidature qui aurait exprimé une politique ambiguë, et il a donné au représentant suprême qu’il s’est choisi une majorité compacte et certaine, dont la composition et l’ampleur devaient enlever tout prétexte aux supputations et aux interprétations contradictoires de partis différens. La candidature qui a échoué, celle du général Mac-Clellan, avait précisément le tort de représenter les opinions dissemblables des démocrates de la paix et des démocrates de la guerre, des copperheads prêts à accepter le démembrement de la république et des démocrates déterminés à ne faire la paix que sous la condition du rétablissement de l’Union. Le général Mac-Clellan appartient à cette dernière opinion : il veut le rétablissement de l’Union à tout prix, et telle était la contradiction de sa situation qu’il a été obligé de corriger par la lettre où il acceptait la candidature les déclarations trop pacifiques de la plateforme de Chicago sur laquelle sa candidature était fondée. Si Mac-Clellan eût été élu, son gouvernement eût été paralysé dès le début par les tendances contraires des partis qui le soutenaient. Les uns eussent réclamé de lui la paix, les autres le rétablissement de l’Union même par la guerre. Avant de faire face au danger extérieur, il eût été obligé de se créer un parti en appelant les républicains modérés à s’unir aux war-democrats, il eût consumé dans les hésitations débilitantes et dans les misérables tiraillemens d’une crise intérieure les premiers efforts du nouveau pouvoir présidentiel. L’Union eût été livrée à un pouvoir faible et indécis, la sécession se fût affermie et fortifiée en face de ces incertitudes ; il eût fallu ou se résigner au démembrement de la république, ou réparer par des efforts plus douloureux et plus coûteux la perte d’un temps précieux et des avantages légués par les sacrifices passés. Avec Abraham Lincoln, rien de semblable : un président soutenu par un parti uni et déterminé, nul ébranlement dans l’administration et la conduite de la guerre, la politique de l’Union se continuant avec une confiante énergie.

Le choix du président était sans doute d’un intérêt suprême ; mais dans les circonstances que traversent les États-Unis, il ne suffisait pas que le président choisi réunît les conditions strictement légales de l’élection, il fallait qu’il puisât une force incontestée dans la consécration d’une acclamation véritablement populaire. On sait que les conditions de l’élection présidentielle aux États-Unis sont telles que la nomination d’un président n’est point attachée nécessairement à l’expression de la majorité numérique des suffrages directs. Le président est nommé par un collège électoral où les états sont représentés par un nombre de délégués qui n’est point proportionné à leur population respective. Il peut arriver que celui qui est élu président par la majorité des délégués des états réunis en collège électoral ne soit pas celui que la majorité des électeurs primaires, pris en masse, avaient eu en vue. Il peut arriver que la majorité du collège électoral ne soit formée que par des combinaisons et des compromis de parti. C’est précisément ce qui était arrivé à l’élection précédente. M. Lincoln n’avait dû son élection en 1860 qu’à une scission du parti démocrate, qu’à une coalition d’une fraction de ce parti et du parti républicain. M. Lincoln était bien le président légalement élu ; mais son bulletin, son ticket, comme on dit aux États-Unis, avait été loin de réunir la majorité des électeurs primaires. Or si un président qui a eu la majorité du collège représentant les états, sans avoir la majorité pour son ticket dans l’universalité des suffrages directs, et un président qui réunit la double majorité dû premier et du second degré occupent la suprême magistrature de la république avec la même autorité légale, la différence est grande entre eux au point de vue de l’ascendant moral et de la puissance politique. Il est impossible que le premier ne se ressente point, dans la direction du gouvernement, des influences hétérogènes qui ont concouru à sa nomination ; il est impossible que la majorité du peuple voie réellement en lui l’expression complète de sa confiance et de sa volonté. Il n’en est pas de même dans le second cas, lorsque le président est vraiment l’élu de la majorité des électeurs pris en masse. Alors plus de doute sur la direction de la volonté nationale, plus de tiraillement dans les conseils du magistrat suprême porté au pouvoir non plus par des marchandages de parti, mais par une manifestation vraiment populaire. Telle est la situation que la dernière élection fait à M. Lincoln. On a reproché à M. Lincoln, dans les premiers temps de sa présidence, des irrésolutions et des tâtonnemens qui étaient la conséquence naturelle des circonstances au milieu desquelles l’élection de 1860 s’était opérée. Aujourd’hui il n’y a plus de motif aux incertitudes de conduite. M. Lincoln n’a pas seulement une énorme majorité dans le collège électoral ; il est l’élu de la majorité des votes populaires réunis. La majorité qui l’a porté dans l’ensemble de ces votes est d’environ cinq cent mille voix. La nature des élémens qui ont formé cette majorité doit être prise en sérieuse considération. On disait avant l’élection que le principal appoint du parti républicain, rallié à M. Lincoln, serait la classe des fournisseurs qui ont trouvé de grands profits dans la guerre ; les partisans des esclavagistes représentaient le parti de M. Lincoln comme celui des agioteurs et des spéculateurs effrénés. On dépeignait aussi les états agricoles de l’ouest comme ruinés par la guerre nationale et prêts, pour y mettre un terme, à se rallier au parti démocrate. Ces appréciations, que les partisans du sud avaient répandues bruyamment en Europe, ont été démenties par l’événement de la façon la plus éclatante. C’est parmi les populations essentiellement agricoles, c’est au sein des classes dont le patriotisme a ses racines dans le sol que M. Lincoln a recruté la masse de ses adhérens ; Les états de l’ouest ont voté pour lui. Dans le grand état de New-York, la ville, avec sa population flottante, avec la foule de ses spéculateurs fiévreux, avec son mob sans cesse recruté par les émigrans, a donné une majorité de 37,000 voix contre M. Lincoln ; mais dans l’ensemble de l’état de New-York la population vraiment autochthone des fermiers a victorieusement rétabli l’équilibre : elle a fait passer par 9,000 voix de majorité le ticket républicain et a renversé du même coup le fameux gouverneur démocrate, le promoteur ardent de la plateforme de Chicago, M. Horatio Seymour.

Choix du président, manifestation énergique d’une majorité décidée, composition même de cette majorité, tout concourt à donner à la dernière élection présidentielle la signification et le caractère réclamés par la gravité des circonstances et la grandeur de l’enjeu pour lequel on combat en Amérique. Le peuple américain a su éviter dans cette salutaire épreuve les pièges que, d’après les adversaires européens de la démocratie et de la liberté, il devait rencontrer dans sa propre constitution. Guidé par un infaillible instinct patriotique, le peuple américain a voulu affirmer avant tout, dans cette élection, l’unité, l’identité et les droits souverains de sa vie nationale. Il importe qu’on prenne bien gardé en Europe au profond changement produit par cette élection dans la situation des États-Unis. La question qui se débattait dans ce scrutin était au fond celle même pour laquelle on combat des bords du Potomac au golfe du Mexique. Il s’agissait de savoir si, au travers de ses institutions fédérales, l’Union américaine possède et doit conserver une existence nationale, s’il y a et s’il y aura une nation américaine, s’il y a et s’il doit y avoir un patriotisme américain. On comprend que, dans une fédération, les attributions des états distincts dans tout ce qui concerne leur administration intérieure soient aussi larges que possible ; mais une fédération est toujours l’expression d’une unité nationale et politique, et, si loin que soient portés les droits des états distincts dont elle est composée, il est impossible de comprendre qu’ils puissent aller jusqu’au droit de détruire, suivant le bon plaisir de chaque état, la fédération même, forme et organe de l’unité politique et nationale. Il est bizarre qu’en Angleterre des esprits distingués, mais prévenus par des rivalités nationales, et qu’en France des esprits aveuglés par l’ignorance ou gâtés par une frivolité perverse, aient voulu que la constitution des États-Unis fût fondée sur un aussi monstrueux contre-sens, et se fût ainsi exposée à un perpétuel suicide. Que les meneurs des états du sud, plus préoccupés de la question sociale que de la question politique, résolus à faire appel à la force pour établir, en sortant violemment de l’Union, un état social fondé sur l’esclavage, aient mis en avant la première théorie venue, cela est peu surprenant ; leur conduite passée, comme leur conduite présente, dément d’ailleurs leur prétention. Qui peut oublier que, tant que la puissance fédérale a été aux mains de leur parti, ils en ont abusé contre les droits des états avec une infatuation effrénée, et qu’ils ont imposé à l’Union la jurisprudence Dred-Scott, qui soumettait les états libres au droit de recherche des esclaves fugitifs ? Et aujourd’hui, au sein de leur confédération éphémère, ne crient-ils pas à la trahison lorsque quelqu’un soutient parmi eux que chacun des états séparés a le droit de disposer de lui-même et de traiter directement avec le gouvernement de l’Union sans passer par l’intermédiaire du pouvoir confédéré ? Ce qui nous afflige, ce qui passera dans l’avenir pour une des plus étranges aberrations de notre époque, c’est qu’en France et en Angleterre on ait pu avoir un instant la pensée de refuser à la constitution américaine, au peuple américain, ce qui est la condition première et vitale de la conservation de toute constitution et de tout peuple. On faisait, il est vrai, bon marché de la logique, et on se rejetait sur les faits. — Ceci, disait-on, est une question de force et d’intérêts ; les états du nord ne pourront pas vaincre la confédération. Il n’y a pas de patriotisme aux États-Unis, il n’y a que des intérêts : les intérêts se plieront docilement aux décisions de la force ; vous verrez à la prochaine élection les états du nord écouter la voix de leurs intérêts et nommer un président démocrate pour veiller à la décomposition amiable de la république. — Posée en ces termes, la question était pour ainsi dire enfermée dans le domaine de l’expérience. Nous étions, nous, de ceux qui croyaient que les États-Unis avaient en abondance tout ce qu’il faut pour échauffer le patriotisme d’une nation et assurer la mission d’un grand peuple : dans le passé les glorieux souvenirs, dans le présent l’amour et l’orgueil des institutions libres, la juste fierté de la prospérité et de la puissance, — dans l’avenir le grand idéal humain à réaliser d’un gouvernement fondé sur la pure égalité et la complète liberté ; nous acceptions cependant avec modestie l’expérience à laquelle les adversaires des États-Unis faisaient un appel si présomptueux. — L’expérience aujourd’hui est consommée ; il faut qu’en Angleterre comme en France les détracteurs de l’Union américaine en prennent leur parti : l’élection du 8 novembre apprend à tous qu’il y a aux États-Unis autre chose que des citoyens de l’Illinois, de l’Ohio, de la Pensylvanie, de New-York, que ces citoyens entendent avant tout être des citoyens de la libre, puissante et glorieuse république américaine, que le cœur d’un peuple bat sous le lien volontairement accepté de l’Union, que ce peuple, éclairé par l’infaillible intuition du patriotisme, ne veut point laisser inscrire dans sa constitution le principe de son démembrement. Le verdict du 8 novembre montre enfin les États-Unis tels qu’ils sont, et au dedans comme au dehors enlève à leurs ennemis toute illusion.

Le grand avantage de ces jugemens populaires quand, comme aux États-Unis, ils sont rendus avec une liberté et une sincérité qui défient toute contestation querelleuse, c’est de produire un grand apaisement intérieur, de balayer pour ainsi dire l’arène des partis, d’en faire disparaître les devises et les armes des anciennes polémiques, de transformer les opinions par la vertu de la chose jugée. On peut prédire qu’un effet semblable va se produire immédiatement aux États-Unis. Les vieilles classifications de républicains, d’abolitionistes, de démocrates de la guerre et de démocrates de la paix, n’ont plus de raison d’être. Ce n’est pas telle ou telle faction qui a triomphé dans la lutte électorale, c’est la nation elle-même, c’est le parti de la nation. Le premier résultat, c’est la dissolution forcée de la coalition des démocrates de la guerre et de la paix. On ne relève plus en Amérique les drapeaux qui ont été ainsi abattus. Les démocrates de la guerre étaient éloignés du gouvernement de M. Lincoln plutôt par des questions de personnes que par les principes. Ils veulent la réconciliation avec le sud, mais avec le rétablissement de l’Union, et, comme le général Mac-Clellan le disait dans son manifeste électoral, contraints à la guerre par l’entêtement des séparatistes, ils étaient résolus à la pousser à outrance. Le sort des war-democrats est donc d’aller se fondre dans le parti national qui a élu M. Lincoln. Quant aux démocrates de la paix, aux copperheads, ils sont pour longtemps réduits à l’impuissance. Les dispositions déjà exprimées du président réélu aideront à la dissolution des oppositions coalisées. Dans le simple et honnête discours qu’il a prononcé après l’élection, M. Lincoln a fait à la conciliation un appel qui sera entendu. « Maintenant que l’élection est finie, a-t-il dit, n’avons-nous pas tous un égal intérêt à nous réunir dans un commun effort pour sauver notre pays ? Quant à moi, j’ai toujours évité, j’éviterai toujours d’élever un obstacle sur cette voie. Depuis que je suis ici, je n’ai volontairement froissé personne. Je suis sensible au grand honneur d’une réélection, mais le désappointement que ce résultat a dû causer à d’autres n’ajoute rien à ma satisfaction. Puis-je demander à ceux qui m’ont soutenu de s’unir à moi dans ce même esprit vis-à-vis de ceux qui m’ont été contraires ? » Dans le sentiment de la force que lui donne le vote populaire, le gouvernement américain ne doit pas se montrer seulement conciliant envers les anciens adversaires de l’intérieur ; il peut, avec dignité et habileté, faire vis-à-vis des états rebelles une solennelle démarche de paix ; il peut leur adresser une nouvelle et pressante invitation à rentrer dans l’Union en leur offrant l’oubli du passé et une complète amnistie. Un discours prononcé à New-York par le général Butler indiquerait que telle est l’intention du président. Si malheureusement le grand acte qui vient de s’accomplir dans le nord n’ébranle pas l’obstination du sud, le gouvernement américain sera en mesure de continuer la guerre avec plus de ressources, de force et d’énergie qu’il n’a pu en montrer jusqu’à ce jour. Sans croire que la lutte soit poussée aux extrémités dont a parlé le général Butler, il est une mesure prochaine à laquelle le sud doit s’attendre, et qui a été annoncée dans un récent discours de M. Seward. Le parti national a aujourd’hui -dans le congrès une majorité suffisante pour voter un amendement à la constitution. « J’ai entendu dire à nos adversaires (ce sont les paroles de M. Seward) que cette guerre a été un avortement, et qu’elle a été entreprise pour abolir l’esclavage. Je ne reconnais pas que tel ait été l’objet de la guerre, nous ne l’avons faite que pour conserver l’Union ; mais je prends au mot nos adversaires. Voyons comment les choses se sont passées. La première année de la guerre a supprimé la traite des noirs dans les États-Unis ; la seconde année a placé les nègres au niveau des soldats de la liberté et a aboli l’esclavage dans le district de Columbie ; la troisième année a aboli l’esclavage dans le Maryland, et si les démocrates pensent que la guerre aura été aussi un avortement cette année, quand le congrès se réunira, il adoptera un amendement constitutionnel et abolira l’esclavage dans toute l’étendue des États-Unis. Or je sais que quand l’esclavage sera détruit, le seul élément de discorde qui existe au sein du peuple américain cessera de produire ses œuvres malfaisantes. » Cette terrible question de l’esclavage reparaît ainsi par la force des choses au terme de la lutte. Les politiques du sud et du nord ont fait de vains efforts pour la dissimuler et la rejeter sur l’arrière-plan. Les politiques du sud prétendaient qu’elle n’était point le mobile de leur sortie de l’Union ; les politiques du nord soutenaient qu’ils voulaient rétablir l’Union, fût-ce au prix de concessions sur la question des esclaves. Les politiques des deux partis ont inutilement cherché à s’amuser les uns les autres ; la force des choses a rendu les deux intérêts, l’intérêt politique et l’intérêt social et d’humanité, solidaires l’un de l’autre. Deux nécessités qui n’en font plus qu’une veulent que l’Union soit rétablie, et que l’esclavage soit aboli.

On ignore encore l’impression que l’élection du 8 novembre aura produite au sein des états séparatistes. Il est impossible que la réélection de M. Lincoln et la défaite des démocrates dans l’état de New-York n’aient point été pour les hommes du sud une déception amère, et ne deviennent pour eux une cause prochaine de découragement. On comptait beaucoup dans le sud sur l’élection de Mac-Clellan. Les premiers débats du congrès de Richmond ont montré quelles étaient à cet égard les espérances des séparatistes. On croyait qu’avec la présidence de Mac-Clellan deux conventions seraient simultanément convoquées dans les états fédéraux et dans les états confédérés, et qu’un nouvel ordre de choses sortirait des délibérations parallèles de ces deux assemblées. Certes ceux qui en France et en Angleterre ont épousé avec une chaleur si malencontreuse la cause des confédérés se doutent peu des étranges paroles qui ont été prononcées le 8 novembre dans le congrès séparatiste, et qui ont été rapportées par les journaux de Richmond. Un des membres de ce congrès qui a rempli de ses véhémens discours la plus grande partie de la séance, M. Foote, qui croyait encore alors aux chances de succès de Mac-Clellan, a dit dans une péroraison pleine de bravades : « Nous avons plus d’amis dans le nord qu’en Angleterre ou en France. Ces pays ne veulent que la ruine commune du nord et du sud. Je veux, quand notre indépendance sera reconnue, que nous formions avec les états du nord une alliance offensive et défensive, afin de mettre en vigueur en Amérique la doctrine de Monroe. Par cette alliance, la puissance anglaise au Canada serait balayée, et la domination de la France au Mexique serait renversée. Six ou sept cent mille hommes feraient l’affaire, et infligeraient un juste châtiment aux deux monarchies au cœur de glace qui s’efforcent aujourd’hui de cerner les deux républiques et d’en restreindre la croissance. » Voilà un langage qui se fait écouter au sein du parlement confédéré. Au surplus, la réunion de ce congrès a révélé la profonde détresse de la sécession. Le rapport du ministre des finances de M. Jefferson Davis a montré la pénurie du trésor confédéré. L’avilissement du papier avec lequel les séparatistes font la guerre est arrivé à la plus extrême limite ; ces assignats perdent 94 pour 100. M. Jefferson Davis a déclaré, dans un récent discours, que les deux tiers des soldats qui devraient être sous les drapeaux étaient absens. C’est cet épuisement du personnel combattant qui a engagé le président confédéré à proposer l’enrôlement et l’émancipation de quarante mille noirs. Cette proposition a soulevé les plus vives résistances. À ce propos aussi on a prononcé dans le congrès de Richmond des paroles qui paraîtraient bien étranges au public européen, si la presse dévouée à la cause du sud osait les lui faire connaître. Un membre, M. Chambers par exemple, s’est écrié qu’il rougissait d’avoir à discuter une pareille question. « Toute la nature crie contre une telle idée. La race nègre a été condamnée à l’esclavage par le Tout-Puissant. L’émancipation serait la destruction de tout notre système social et politique. Dieu nous préserve que ce cheval de Troie soit introduit parmi nous. Le nègre ne se battra pas, toute l’histoire le démontre. » Ici vient une interruption d’un membre : « Les Yankees le font bien combattre. — Pas beaucoup, riposte un autre. — Gorgez-le de whisky, s’écrie un troisième, et il se battra. » M. Chambers poursuit, à travers les interruptions : « J’espère qu’on ne propose pas de mêler les nègres avec nos braves soldats blancs… Le nègre ne peut-être un bon soldat ; la loi de sa race s’y oppose. La nature l’a formé pour l’esclavage : étant le meilleur des esclaves, il doit être le pire des soldats, etc. » On ne regarde point assez en Europe à ces déclarations naïves, spontanées, où l’on peut voir sur quelles erreurs sociales et politiques, sur quels principes répugnans à la conscience humaine, s’appuie l’œuvre téméraire, funeste et fatalement caduque entreprise par les meneurs du sud. La bravoure des soldats sur le champ de bataille, l’habileté des généraux, la capacité et l’indomptable énergie des chefs politiques, peuvent masquer pendant un temps les infirmités incurables d’une mauvaise cause ; elles ne peuvent en empêcher la ruine finale. Nous aussi, en Angleterre, en France, nous avons vu dans nos luttes civiles des partis rétrogrades soutenus dans leurs derniers efforts par une vaillance devant laquelle on ne se défend point contre la sympathie et l’admiration ; mais nous avons appris par ces exemples, et les propriétaires d’esclaves des états confédérés vont apprendre par une douloureuse expérience, que la résolution et l’héroïsme de quelques hommes ne peuvent point prévaloir contre les forces parfois grossières et tumultueuses de la civilisation en marche.

Nous attendons avec plus de curiosité et d’anxiété les conséquences morales de l’élection du 8 novembre au nord et au sud des États-Unis que le résultat des opérations militaires momentanément engagées ; mais, sans anticiper sur un avenir qui se présente avec des chances plus favorables, les amis que la démocratie américaine a conservés en Europe peuvent trouver aujourd’hui dans le grand fait de la réélection de M. Lincoln des motifs suffisans de satisfaction et de confiance. Il y a eu, depuis quatre ans, de mauvais jours où l’on a pu trembler sur le sort de la république américaine. La cause de la liberté, de la démocratie, du progrès humain, est si malheureuse dans cette seconde moitié du XIXe siècle, qu’on a pu craindre par instans qu’elle ne fût menacée d’un nouveau désastre et condamnée à voir s’écrouler dans une chute précoce l’œuvre de Washington. L’attitude que vient de prendre le peuple américain est faite pour consoler, rassurer et encourager en Europe les amis de la liberté. L’Europe moderne et la jeune république américaine ont souvent réagi l’une sur l’autre dans les vicissitudes de leurs révolutions. Persuadés que ces influences réciproques des peuples les uns sur les autres doivent devenir de plus en plus actives, nous accueillons la grande manifestation du peuple américain comme un heureux augure du réveil des idées généreuses sur notre vieux continent.

Parmi les faits dont le parti libéral doit se féliciter, nous n’hésitons point à compter la fin des débats du parlement italien sur la convention du 15 septembre et la translation de la capitale. L’Italie a heureusement traversé cette crise ; elle y a trouvé une occasion d’affirmer son unité avec une nouvelle énergie. Nous louerons particulièrement les ministres italiens et le parlement d’avoir regardé courageusement en face, dans cette conjoncture, les difficultés de la question financière. La fermeté avec laquelle M. Sella a réclamé les ressources dont l’état du trésor rendait le recouvrement indispensable fait grand honneur à ce ministre ; elle a eu ce résultat heureux de provoquer de la part des municipalités qui offrent de faire l’avance de l’impôt foncier de 1865 une manifestation véritablement patriotique. En dépit des petites et intempestives chicanes diplomatiques auxquelles l’interprétation de la convention a donné lieu, l’Italie s’est exécutée, pour ce qui la concerne dans la convention, avec un empressement, un bon vouloir, un esprit politique très remarquables. Dans l’œuvre commune entreprise par la convention, l’Italie a fait pour le moment sa tâche ; elle est en règle. C’est à d’autres maintenant de parler et d’agir. La cour de Rome ne peut plus tarder beaucoup à faire connaître sa pensée et ses intentions sur la retraite des troupes françaises, sur le transfert proposé d’une partie de sa dette à l’Italie, sur la force protectrice de l’ordre intérieur qu’elle aura d’ici à deux ans à organiser. Jusqu’à présent, la cour de Rome a gardé le silence ; mais, les Italiens s’étant mis en mesure d’exécuter les engagemens qui les concernent, le moment est venu pour le saint-père de parler, ou pour la France de l’interroger avec une respectueuse sollicitude.

Les suites de la question danoise viennent de donner lieu à une nouvelle et petite querelle d’Allemands. Ce ne sera pas la dernière. Les états moyens ont été mis en demeure par la Prusse de cesser l’occupation fédérale du Holstein. Cet incident est un nouveau succès pour M. de Bismark, un nouveau déboire pour M. de Beust. Les troupes saxonnes et hanovriennes sont éconduites du Holstein. Le principe au nom duquel l’évacuation a été demandée ne peut être contesté par la diète, et cependant il a de quoi inquiéter les meneurs de la diète de l’école de M. de Beust. En ce moment, le Holstein et le Slesvig appartiennent à la Prusse et à l’Autriche, à qui la cession conjointe en a été faite par le roi de Danemark. Le moyen que la diète germanique ose continuer l’occupation fédérale d’une province qui appartient provisoirement à la Prusse et à l’Autriche ! On n’y saurait songer, et pourtant quelle force ne donne point pour l’avenir à l’ambition prussienne cette cession directe du roi de Danemark, qu’elle invoque comme son seul titre ? Les duchés resteront aux mains de la Prusse tant que la diète n’aura point prononcé sur les titres des princes qui s’en proclament les souverains légitimes, et sait-on combien durera ce procès ?

Nous voudrions finir comme nous avons commencé en parlant de notre politique intérieure ; malheureusement la matière est peu abondante. Il a été soulevé récemment dans les régions élevées du pouvoir une question qui, pour n’être point arrivée au grand public, n’est pas cependant dépourvue d’intérêt. Nous avons, comme on sait, en France un conseil privé et un conseil des ministres. Quelques ministres sont membres du conseil privé ; mais tous les membres du conseil privé ne sont pas ministres. Il paraît que l’oisiveté pèse à ceux des membres du conseil privé qui n’ont point un portefeuille : ils se regardent comme des excellences in partibus infidelium ; ils voudraient être plus activement mêlés aux affaires, ils tiendraient à prendre part aux délibérations du conseil des ministres. Les ministres à portefeuille ont peu d’inclination à recevoir dans leur cénacle des collègues qui auraient un prorata d’influence sur la conduite du gouvernement sans partager le travail ministériel. Ainsi, tandis que M. de Persigny causait à bâtons rompus avec M. de Girardin sur la législation de la presse, une question bien plus importante pour lui s’agitait dans l’empyrée. Peut-être ceux qui étaient au courant des débuts de cet incident ne savent-ils point encore que la question est tranchée pour le moment, et que les membres du conseil privé qui n’ont point de portefeuille ne franchiront pas jusqu’à nouvel ordre le seuil du conseil des ministres. Nous le leur apprenons généreusement, afin de remplir, nous aussi, notre métier de nouvellistes, et de nous donner de l’importance.


E. FORCADE.
DE L'ACTION HUMAINE SUR LA GEOGRAPHIE PHYSIQUE

L’HOMME ET LA NATURE[1].

Comme le vieil Adam pétri d’argile, et comme les premiers Égyptiens nés du limon, nous sommes les fils de la terre. C’est d’elle que nous tirons notre substance ; elle nous entretient de ses sucs nourriciers et fournit l’air à nos poumons ; au point de vue matériel, elle nous donne « la vie, le mouvement et l’être. » Quelle que soit la liberté relative conquise par notre intelligence et notre volonté propres, nous n’en restons pas moins des produits de la planète : attachés à sa surface comme d’imperceptibles animalcules, nous sommes emportés dans tous ses mouvemens et nous dépendons de toutes ses lois. Et ce n’est point seulement en qualité d’individus isolés que nous appartenons à la terre, les sociétés, prises dans leur ensemble, ont dû nécessairement se mouler à leur origine sur le sol qui les portait ; elles ont dû refléter dans leur organisation intime les innombrables phénomènes du relief continental, des eaux fluviales et maritimes, de l’atmosphère ambiante, Tous les faits de l’histoire s’expliquent en grande partie par la disposition du théâtre géographique sur lequel ils se sont produits : on peut même dire que le développement de l’humanité était inscrit d’avance en caractères grandioses sur les plateaux, les vallées et les rivages de nos continens. Ces vérités sont d’ailleurs devenues presque banales depuis que les Humboldt, les Ritter, les Guyot, ont établi par leurs travaux la solidarité de la terre et de l’homme. L’idée-mère qui inspirait l’illustre auteur de l’Erdkunde lorsqu’il rédigeait à lui seul sa grande encyclopédie, le plus beau monument géographique des siècles, c’est que la terre est le corps de l’humanité, et que l’homme, à son tour, est l’âme de la terre.

À mesure que les peuples se sont développés en intelligence et en liberté, ils ont appris à réagir sur cette nature extérieure dont ils subissaient passivement l’influence ; devenus, par la force de l’association, de véritables agens géologiques, ils ont transformé de diverses manières la surface des continens, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes. Parmi les œuvres que des animaux d’un ordre inférieur ont accomplies sur la terre, les îlots des madrépores et des coraux peuvent, il est vrai, se comparer aux travaux de l’homme par leur étendue ; mais ces constructions gigantesques n’ajoutent pas un trait nouveau à la physionomie générale du globe et se poursuivent d’une manière uniforme, fatale pour ainsi dire, comme si elles étaient produites par les forces inconscientes de la nature. L’action de l’homme donne au contraire la plus grande diversité d’aspect à la surface terrestre. D’un côté elle détruit, de l’autre elle améliore ; suivant l’état social et les progrès de chaque peuple, elle contribue tantôt à dégrader la nature, tantôt à l’embellir. Campé comme un voyageur de passage, le barbare pille la terre ; il l’exploite avec violence sans lui rendre en culture et en soins intelligens les richesses qu’il lui ravit ; il finit même par dévaster la contrée qui lui sert de demeure et par la rendre inhabitable. L’homme vraiment civilisé, comprenant que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même, agit tout autrement. Il répare les dégâts commis par ses prédécesseurs, aide la terre au lieu de s’acharner brutalement contre elle, travaille à l’embellissement aussi bien qu’à l’amélioration de son domaine. Non-seulement il sait, en qualité d’agriculteur et d’industriel, utiliser de plus en plus les produits et les forces du globe ; il apprend aussi, comme artiste, à donner aux paysages qui l’entourent plus de charme, de grâce ou de majesté. Devenu « la conscience de la terre, » l’homme digne de sa mission assume par cela même une part de responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante.

C’est à ce point de vue très élevé que se place M. Marsh dans son livre important, consacré à l’étude des modifications diverses que l’action humaine a fait subir à la terre. Préparé à son œuvre par de patientes recherches scientifiques et par de longs voyages en Amérique, en Europe et dans les contrées classiques de l’Orient, l’auteur a de plus le mérite de procéder avec la conscience la plus scrupuleuse ; jamais il ne hasarde de conclusions sans avoir cité à l’appui de son dire un grand nombre de témoignages authentiques et de faits incontestés. Le livre de M. Marsh est une sorte d’enquête détaillée, mais trop dépourvue de méthode, sur la manière dont l’homme a rempli ses devoirs de conservation et d’amélioration à l’égard de la terre qu’il habite. Il ressort de cette enquête que sur un grand nombre de points les travaux humains ont encore malheureusement pour résultat fatal d’appauvrir le sol, d’enlaidir la nature, de gâter les climats. Considérée dans son ensemble, l’humanité n’est donc point, relativement à la terre, émergée de sa barbarie primitive.

La surface de la terre offre de nombreux exemples de dévastations complètes. En maints endroits, l’homme a transformé sa patrie en un désert, et « l’herbe ne croît plus où il a posé ses pas. » Une grande partie de la Perse, la Mésopotamie, l’Idumée, diverses contrées de l’Asie-Mineure et de l’Arabie, qui « découlaient de fait et de miel » et qui nourrissaient jadis une population très considérable, sont devenues presque entièrement stériles, et sont habitées par de misérables tribus vivant de pillage et d’une agriculture rudimentaire. Lorsque la puissance de Rome céda sous la pression des Barbares, l’Italie et les provinces voisines, épuisées par le travail inintelligent des esclaves, étaient partiellement changées en solitudes, et de nos jours encore, après deux mille ans de jachère, de vastes espaces que les Étrusques et les Sicules avaient mis en culture sont des landes inutiles ou, d’insalubres maremmes. Par des causes semblables à celles qui ont eu pour résultat l’appauvrissement et la ruine de l’empire romain, le Nouveau-Monde lui-même a perdu de notables parties de son territoire agricole : telles plantations des Carolines et de l’Alabama qui furent conquises sur la forêt vierge il y a moins d’un demi-siècle ont cessé totalement de produire et sont aujourd’hui le domaine des bêtes fauves.

Si grande que soit la désolation croissante de ces contrées d’Amérique et de tant d’autres où l’homme, arrivé d’un jour à peine, abusé de son pouvoir pour épuiser la terre qui le nourrit, il n’est probablement pas de pays au monde où la dévastation s’accomplisse d’une manière plus rapide que dans les Alpes françaises. Là, les eaux de pluie et de neige enlèvent graduellement la mince couche de terre végétale qui recouvrait les pentes et la portent dans la mer sous forme de limons inutiles ; les roches se montrent à nu ; des talus de débris, de vastes champs de pierres remplacent les prairies et les cultures des vallées. De profonds ravins se creusent peu à peu dans les escarpemens et finissent par découper la crête de la montagne en cimes distinctes qui s’effondrent et s’abaissent rapidement. En certains endroits, on ne voit pas une seule broussaille verdoyante dans un espace de plusieurs lieues d’étendue ; à peine un pâturage grisâtre se montre-t-il çà et là sur les pentes ; des maisons en ruine se confondent avec les rochers croulans qui les entourent. Chaque année, la zone dévastée s’accroît en largeur, et la population disparaît en même temps du sol appauvri : actuellement, sur un espace de 10,000 kilomètres carrés compris entre le massif du Mont-Tabor et les Alpes de Nice, on ne compte pas un seul groupe d’habitans dépassant le nombre de deux mille individus. Et ce désert qui sépare les vallées tributaires du Rhône des plaines si populeuses du Piémont, ce sont les montagnards eux-mêmes qui l’ont fait et qui cherchent encore à l’étendre. Des propriétaires trop avides ont abattu presque toutes les forêts qui recouvraient les flancs des montagnes, et par suite l’eau, que retenaient autrefois les racines et qui pénétrait lentement la terre, a cessé son œuvre de fertilisation pour ne plus servir qu’à dévaster. Si quelque nouvel Attila traversant les Alpes eût pris à tâche d’en désoler à jamais les vallées, il n’eût point manqué d’encourager les indigènes dans leur œuvre insensée de destruction.

Tels sont les changemens qui s’opèrent dans la géographie physique et dans l’aspect général des contrées montagneuses à la suite du déboisement des pentes. Lorsque les plaines sont dépouillées de leurs bois, les conséquences sont moins désastreuses et se font plus longtemps attendre ; mais elles n’en sont pas moins inévitables. La surface terrestre, dépourvue des arbres qui en faisaient la beauté, est non-seulement enlaidie, elle doit aussi nécessairement s’appauvrir. D’après le témoignage presque unanime des géographes, il semble très probable que les pluies annuelles diminuent dans les pays dévastés par les bûcherons et s’accroissent en revanche dans les territoires nouvellement boisés ; toutefois nos registres météorologiques ne sont pas encore tenus depuis un assez grand nombre d’années pour qu’il soit possible d’établir ce fait d’une manière indubitable. Ce qui est certain, c’est que les déboisemens troublent l’harmonie de la nature en rendant l’écoulement des eaux plus inégal. La pluie, que les branches entremêlées des arbres laissaient tomber goutte à goutte et qui suintait lentement à travers les feuilles mortes et le chevelu des racines, s’écoule désormais avec rapidité sur le sol pour former des ruisselets temporaires ; au lieu de descendre souterrainement vers les bas-fonds et de surgir en fontaines fertilisantes, elle glisse aussitôt à la surface et va se perdre dans les rivières et dans les fleuves. Tandis que la terre se dessèche en amont, le volume des eaux courantes augmente en aval, les crues se changent en inondations et dévastent les campagnes riveraines, d’immenses désastres s’accomplissent, pareils à ceux que causèrent la Loire et le Rhône en 1856. La responsabilité directe de l’homme est grande dans ces catastrophes, et l’on peut affirmer qu’elles seraient prévenues ou du moins atténuées en grande partie par le maintien des forêts existantes et par le reboisement. D’autres causes, dont les travaux de l’homme sont également responsables, contribuent au gonflement démesuré des crues annuelles. Ainsi les digues latérales, que les ingénieurs construisent afin de protéger les campagnes riveraines, sont trop souvent disposées de manière à contrarier le mouvement des eaux, et la plupart de ces levées ne laissent aux flots de crue qu’un espace insuffisant. En certains endroits, la Loire, dont les débordemens sont si terribles, n’offre plus entre ses digues que le dixième de son ancienne largeur. Les opérations de drainage, excellentes pour entretenir la fertilité des champs, ont aussi le résultat fâcheux d’augmenter la hauteur annuelle des crues. Entrepris sur une grande échelle, ces travaux produisent des effets comparables à ceux du déboisement, car le sol est ainsi débarrassé rapidement jusque dans ses profondeurs de toute l’eau qu’il reçoit, et les rivières sont déjà gonflées quelques minutes après la chute des averses. En Angleterre et en Écosse, un grand nombre de cours d’eau qui ne débordaient point autrefois sont devenus redoutables par leurs inondations depuis que les champs des bassins tributaires ont été systématiquement drainés.

L’homme, qui par ses travaux peut ainsi troubler l’économie des rivières, dérange-également l’harmonie des climats. Sans mentionner l’influence toute locale que les villes exercent en élevant la température et malheureusement aussi en viciant l’atmosphère, il est certain que la destruction des forêts et la mise en culture de vastes étendues ont pour conséquence des modifications appréciables dans les diverses saisons. Par ce fait seul que le pionnier défriche un sol vierge, il change le réseau des lignes de température, isothère, isochimène, isotherme, qui passent à travers la contrée. Dans plusieurs districts de la Suède dont les forêts ont été récemment coupées, les printemps de la période actuelle commenceraient, d’après Absjörnsen, environ quinze jours plus tard que ceux du siècle dernier. Aux États-Unis, les défrichemens considérables des versans alléghaniens semblent avoir eu pour résultat de rendre la température plus inconstante et défaire empiéter l’automne sur l’hiver et cette dernière saison sur le printemps. On peut dire d’une manière générale que les forêts, comparables à la mer sous ce rapport, atténuent les différences naturelles de température entre les diverses saisons, tandis que le déboisement écarte les extrêmes de froidure et de chaleur et donne une plus grande violence aux courans atmosphériques. Si l’on en croit quelques auteurs, le mistral lui-même, ce vent terrible qui descend des Cévennes pour désoler la Provence, serait un fléau de création humaine, et soufflerait seulement depuis que les forêts des montagnes voisines ont disparu. De même les fièvres paludéennes et d’autres maladies endémiques ont souvent fait irruption dans un district lorsque des bois ou de simples rideaux d’arbres protecteurs sont tombés sous la hache. Ce sont là des faits que M. Marsh discute très longuement et avec une grande érudition.

C’est encore par une rupture de l’harmonie première que l’action de l’homme s’est fait sentir dans la flore de notre planète. Les colosses de nos forêts deviennent de plus en plus rares, et quand ils tombent, ils ne sont point remplacés. Aux États-Unis et au Canada, les grands arbres qui firent l’étonnement des premiers colons ont été abattus pour la plupart, et récemment encore les pionniers californiens ont renversé, pour les débiter en planches, ces gigantesques séquoias qui se dressaient à 120, 130 et 140 mètres de hauteur. C’est là une perte irréparable peut-être, car la nature a besoin de centaines et de milliers d’années pour fournir la sève nécessaire à ces plantes énormes, et l’humanité, trop impatiente de jouir, trop indifférente au sort des générations futures, n’a pas encore assez le sentiment de sa durée pour qu’elle songe à conserver précieusement la beauté de la terre. L’extension du domaine agricole, les besoins de la navigation et de l’industrie, ont pour conséquence de réduire aussi le nombre des arbres de moyenne grandeur. Actuellement, c’est par millions qu’ils diminuent chaque année[2]. En revanche, les plantes herbacées se multiplient et couvrent des espaces de plus en plus vastes dans tous les pays du monde. On dirait que l’homme, jaloux de la nature, cherche à rapetisser les produits du sol et ne leur permet pas de dépasser son niveau.

L’histoire de l’humanité dans ses rapports avec la faune offre une série de faits analogues. Il est probable que la disparition du mammouth de Sibérie, du schelk d’Allemagne, du grand cerf d’Irlande, et de plusieurs autres grands animaux, est due à l’acharnement des chasseurs. De nos jours, le buffle, le lion, le rhinocéros, l’éléphant, reculent incessamment devant l’homme, et tôt ou tard ils disparaîtront à leur tour. Les énormes bœufs marins de Steller, qu’on trouvait, il y a un siècle, en si grande abondance sur les rivages du détroit de Behring, ont été exterminés jusqu’au dernier ; les baleines franches, qui jouissent actuellement d’un faible répit, grâce à la guerre d’Amérique et à l’exploitation des sources de pétrole, vont être avant longtemps pourchassées de nouveau avec fureur, et ne trouveront plus une mer où se réfugier ; les phoques sont chaque année massacrés par milliers ; les requins eux-mêmes diminuent en nombre avec les poissons qu’ils poursuivaient, et qui deviennent la proie des pêcheurs. Parmi les races d’oiseaux dont l’homme doit sans doute se reprocher aussi l’extinction, il faut citer l’alca impennis des îles Feroë, le dodo de Maurice, le solitaire de la Réunion, l’æpyornis de Madagascar, les dinornis de la Nouvelle-Zélande. En outre on connaît les résultats déplorables que la tuerie annuelle des oiseaux a produits dans tous les pays de chasse. Délivrés, grâce à l’intervention insensée de l’homme, des oiseaux qui leur faisaient la guerre, les tribus des insectes, fourmis, termites, sauterelles, s’accroissent en nombre de manière à devenir, elles aussi, de véritables agens -géographiques. De même les cétacés et les poissons qui ont disparu sont remplacés par des myriades de méduses.et d’infusoires.

À ce sujet, M. Marsh émet une opinion,qui ne peut manquer d’étonner au premier abord, mais qui doit, ce me semble, être prise en très sérieuse considération. D’après lui, ce phénomène si remarquable de la phosphorescence des eaux marines serait de nos jours plus fréquent et plus beau qu’il ne l’était pendant l’époque grecque et romaine. Autrement ne serait-il pas incompréhensible en effet que les anciens n’eussent pas cru dignes d’une mention ces nappes de lumière jaune ou verdâtre qui, durant les nuits, frémissent sur la mer, ces fusées d’éclairs qui jaillissent de la crête des vagues, ces tourbillons d’étincelles que le taille-mer des vaisseaux soulève en plongeant, ces ondes flamboyantes qui glissent des deux côtés du navire pour s’unir en longs remous derrière le gouvernail et transformer le sillage en un fleuve de feu ? C’est là certainement l’un des plus beaux spectacles de la grande mer, et cependant les Grecs ne disent point l’avoir contemplé sur les vagues de leur magnifique archipel. Homère, qui parle souvent des « mille voix » de la mer Egée, n’en signale point les mille lueurs. De même les poètes qui firent naître Vénus de l’écume des flots, et peuplèrent « les demeures humides » de tant de nymphes et de divinités, n’ont point décrit les nappes d’or fluide sur lesquelles se laissent bercer pendant les nuits les déesses resplendissantes. L’amour des poètes grecs pour le grand jour et la lumière du soleil pourrait expliquer en partie ce silence étonnant ; mais pourquoi les savans eux-mêmes n’ont-ils point décrit le phénomène, en apparence si extraordinaire, de l’éclat phosphorescent des eaux ? Dans l’ensemble des ouvrages légués au monde moderne par l’antiquité, on ne trouve que deux phrases se rapportant d’une manière indirecte à cet ordre de faits merveilleux. Élien le compilateur parle de la lueur émise par des algues des plages, et Pline l’encyclopédiste nous apprend que le corps d’une espèce de méduse jette un certain éclat lorsqu’on le frotte contre un morceau de bois. C’est là qu’en était la science avant les observations d’Améric Vespuce sur la phosphorescence des mers tropicales. Depuis cette époque, il n’est probablement pas un seul voyageur qui n’ait remarqué les gerbes de lumière jaillissant la nuit autour de son navire, non-seulement dans la mer des Antilles, mais également dans la Méditerranée, sur les côtes atlantiques de l’Europe et près des banquises de l’Océan polaire. Ainsi que l’ont établi les recherches de Boyle, de Forster, de Tilesius, d’Ehrenberg, cette lumière provient d’innombrables animalcules, les uns vivans, les autres en décomposition. Or la destruction des cétacés, des grands poissons et des autres monstres de la mer ayant pour résultat nécessaire d’accroître en proportion le pullulement des organismes microscopiques, il s’ensuivrait que la phosphorescence des eaux marines s’est accrue en même temps que le nombre des infusoires. Si l’hypothèse ingénieuse de M. Marsh est une vérité, ceux d’entre nous qui se promènent sur les plages ou qui voguent sur les mers pendant certaines nuits où la vague est en feu jouissent d’un spectacle qu’il n’a jamais été donné à nos pères de contempler. Ce serait là une faible compensation aux ravages accomplis par les pêcheurs.

Quoi qu’il en soit de cet accroissement présumé dans la splendeur des mers, l’homme n’a point le droit de s’en vanter, car s’il est, grâce à la pêche, la cause indirecte de ce phénomène, c’est bien sans qu’il en ait eu la moindre conscience. À la surface des eaux de même que sur les continens, il n’agissait jadis qu’en vue de ses intérêts immédiats et s’abandonnait au hasard pour tous les résultats lointains. Parmi ses entreprises, les unes avaient des suites heureuses et contribuaient au bien-être général ; d’autres au contraire, telles que le déboisement des montagnes, devaient entraîner des conséquences fatales ; mais sans se préoccuper de l’avenir il continuait de travailler au jour le jour. Actuellement l’humanité, représentée par ses initiateurs scientifiques, commence à se rendre compte de ses œuvres. Instruite par l’expérience du passé, elle entreprend la lutte contre les forces de la nature qu’elle a déchaînées elle-même, et sur plusieurs points les désastres survenus par la faute de nos ancêtres sont déjà réparés. En outre des groupes d’individus et même des peuples entiers, non contens de rétablir l’ancien équilibre sur la surface terrestre, travaillent aussi avec succès à la transformation utile et à l’embellissement de vastes étendues qui semblaient autrefois sans valeur.

Pendant les derniers siècles, d’heureux changemens apportés à la géographie physique de plusieurs contrées ont témoigné de ce que peut faire la volonté persévérante de l’homme. En première ligne, on doit citer les immenses travaux que les Hollandais ont accomplis pour assurer leur territoire contre les irruptions de la mer et des fleuves. Au moyen âge, les habitans du littoral reculaient chaque année devant les flots de la Mer du Nord et la chaîne des dunes ; comme s’ils eussent voulu hâter leur ruine, ils coupaient les forêts qui leur servaient de rempart contre les sables, et par une imprudente exploitation transformaient les tourbières en mares et en étangs. Aussi, lors des grandes tempêtes, des campagnes de plusieurs milliers d’hectares disparaissaient en un seul jour sous les eaux avec leurs villages et leurs cultures. Enfin les Hollandais, sentant le sol s’enfoncer graduellement sous leurs pas, tremblant de voir les flots s’abîmer sur eux en déluge, prirent des mesures de défense pour résister aux envahissemens de la mer. Pendant les derniers siècles, l’histoire agricole des Pays-Bas est le récit d’un combat sans trêve entre l’homme et l’océan, et dans ce combat c’est l’homme qui a remporté la victoire. Exerçant sur la pression des flots une surveillance de tous les instans, il a consolidé le littoral au moyen de levées, de murailles et de plantations ; puis il s’est emparé des laisses de mer par une série de jetées et de digues, et de progrès en progrès il a fini par reprendre une partie considérable du sol jadis enlevé à ses ancêtres. Sa dernière grande conquête a été de pomper, pour le déverser dans la mer, le lac de Harlem tout entier, qui ne contenait pas moins de 724 millions de mètres cubes d’eau, et maintenant il rêve d’assécher le Zuyderzee, un golfe de 500,000 hectares, que les tempêtes de la Mer du Nord ont mis dix siècles à creuser.

Dans tous les pays du monde civilisé, il existe déjà, comme en Hollande, de magnifiques travaux par lesquels l’homme a su modifier à son avantage quelques-uns des traits géographiques de la terre. En France, les watteringues de la Flandre, les baies de la Marquenterre ont été conquises sur l’océan, et l’on a su fixer par des plantations la chaîne de dunes mobiles qui, sur une longueur de plus de 200 kilomètres, marchait à l’assaut des landes de Gascogne[3]. En Angleterre, on a transformé en cultures une grande partie du golfe de Wash, et la baie de Portland tout entière est devenue un port aux eaux tranquilles. Il n’est pas jusqu’à la surface du désert où l’homme n’ait récemment tenté avec succès de compenser, par le creusement de puits artésiens et la création de nouvelles oasis, les nombreuses dévastations dont il s’est rendu coupable sur tant d’autres points du globe. Ces œuvres utiles, qui constituent de véritables révolutions géographiques et qui changent l’aspect de la terre sur des espaces d’une grande étendue, ont en outre pour la plupart l’avantage considérable de modifier heureusement les climats locaux. Mais l’homme ne se contente point aujourd’hui d’exercer une influence indirecte sur la salubrité de son domaine, et dans un grand nombre de contrées il se propose, comme but immédiat à son travail, l’assainissement du territoire. C’est ainsi qu’en Toscane, la vallée jadis presque inhabitable de la Chiana, où l’hirondelle même n’osait s’aventurer, a été complètement délivrée des miasmes paludéens par la rectification d’une pente indécise, couverte de mares et de lagunes. De même les maremmes de l’ancienne Étrurie sont devenues beaucoup moins dangereuses à la santé des habitans depuis que les ingénieurs toscans ont comblé les marécages du littoral et pris soin d’empêcher le mélange des eaux douces et des eaux salées qui s’opérait à l’embouchure des rivières. Maître d’améliorer par des moyens de cette nature la qualité de l’air qu’il respire, l’homme a peut-être aussi la puissance d’augmenter à la longue l’humidité de l’atmosphère et l’abondance des pluies. Pendant le siècle qui s’est écoulé de 1764 à 1863, la chute annuelle d’eau de pluie s’est élevée à l’observatoire de Milan de 90 à 106 millimètres. Il est probable que cet accroissement graduel des pluies est dû aux irrigations pratiquées sur une si grande échelle en Lombardie et à l’évaporation très active qui en est la conséquence.

À tous ces grands travaux, ayant pour but de modifier au bénéfice de l’homme la surface de notre terre, se lie intimement une œuvre qui peut sembler chimérique à plusieurs, mais qui n’en est pas moins de la plus haute importance. Il s’agit de conserver, d’accroître même la beauté extérieure de la nature, de la lui rendre quand une exploitation brutale l’a déjà fait disparaître. En diverses parties de l’Europe et notamment en France, on pourrait parcourir pendant des heures certains plateaux sans trouver un site où le regard de l’artiste se repose avec satisfaction. Des populations entières semblent avoir pris à tâche d’enlaidir le territoire qu’elles occupent ; elles mutilent ou torturent les arbres isolés qui leur restent encore, transforment la campagne en un labyrinthe de ruelles bordées de murailles, élèvent au hasard des constructions sans goût. Et pourtant il est si facile de mettre le sol en culture tout en laissant au paysage sa beauté naturelle ! En Angleterre, ce pays où les agriculteurs savent faire produire à leurs champs des récoltes si abondantes, mais où le peuple a toujours eu pour les arbres plus de respect que n’en ont les nations latines, il est peu de sites qui n’aient une certaine grâce, ou même une véritable beauté, soit à cause des grands chênes isolés étalant leurs branches au-dessus des prairies, soit à cause des massifs d’essences diverses parsemés avec art autour des villages et des châteaux. En Irlande et en Écosse, c’est par centaines de millions d’arbres que s’est opéré le reboisement des hauteurs, et ces contrées, déjà fort pittoresques, ont été singulièrement embellies par la verdure qui les couvre aujourd’hui. Un district du comté de Mayo dans lequel, suivant la tradition, les guerres intestines et l’invasion des conquérans anglais n’avaient pas laissé un seul arbre debout, offre actuellement, grâce à ses plantations variées, des sites beaucoup plus beaux qu’ils ne l’étaient sans doute avant le déboisement. C’est que l’art de l’homme, quoi que puissent en penser certains esprits moroses, a le pouvoir d’embellir jusqu’à la nature libre, en lui donnant le charme de la perspective et de la variété, et surtout en la mettant en harmonie avec les sentimens intimes de ceux qui l’habitent. En Suisse, au bord des grands lacs, en face des montagnes bleues et des glaciers étincelans, combien n’est-il pas de chalets et de villas qui, par leurs pelouses, leurs massifs de fleurs, leurs allées ombreuses, rendent la nature encore plus belle et charment comme un doux rêve de bonheur le voyageur qui passe !

Toutefois, il faut le dire, les peuples qui sont aujourd’hui à l’avant-garde de l’humanité se préoccupent en général fort peu de l’embellissement de la nature. Beaucoup plus industriels qu’artistes, ils préfèrent la force à la beauté. Ce que l’homme veut aujourd’hui, c’est d’adapter la terre à ses besoins et d’en prendre possession complète pour en exploiter les richesses immenses. Il la couvre d’un réseau de routes, de chemins de fer et de fils télégraphiques ; il tente de fertiliser les déserts et de prévenir les inondations des fleuves ; il propose de triturer les collines pour les étendre en alluvions sur les plaines, perce les Alpes et les Andes, unit la Mer-Rouge à la Méditerranée, s’apprête à mêler les eaux du Pacifique avec celles de la Mer des Antilles. On comprend que les peuples, acteurs et témoins de toutes ces grandes entreprises, se laissent emporter par l’enivrement du travail et ne songent plus qu’à pétrir la terre à leur image. Et si l’industrie accomplit déjà de telles merveilles, que ne pourra-t-elle faire lorsque la science lui fournira d’autres moyens d’action sur la nature ! C’est là ce que fait remarquer M. Marsh en quelques paroles éloquentes. « Plusieurs physiciens, dit-il, ont suggéré l’idée qu’il serait possible de recueillir et d’emmagasiner pour l’usage de l’homme quelques-unes de ces grandes forces naturelles que les élémens déploient avec une étonnante énergie. Si nous pouvions saisir et lier, pour la faire travailler à notre service, la puissance que le souffle continu d’un ouragan des Antilles exerce dans un espace restreint, si nous pouvions nous emparer de la force d’impulsion développée par les vagues qui se brisent pendant un hiver orageux sur la digue de Cherbourg, ou bien encore des flots de marée qui recouvrent chaque mois les plages de la baie de Fundy, si nous savions utiliser la pression d’un mille carré d’eau de mer à la profondeur de cinq mille brasses, les secousses des tremblemens de terre et les mouvemens volcaniques, quelles œuvres colossales ne tenterait pas notre siècle de travail et d’audace, auquel la seule vertu de la foi ne suffit plus pour transporter les montagnes et les jeter dans la mer ? »


ELISEE RECLUS.
ESSAIS ET NOTICES

Seize mille lieues à travers l’Asie et l’Océanie, par M. le comte Henri Russell-Killough[4]


Le goût des voyages n’est point précisément ce qui tourmente nos jeunes gentilshommes de France. On en voit assez souvent, il est vrai, allant un jour de course jusqu’à Chantilly ou à La Marche ; d’autres plus hardis poussent, quand vient la saison, jusqu’à Bade ou à Hombourg. Bien peu sont possédés de la véritable passion des voyages, de ce goût des excursions lointaines et libres qui est resté le privilège caractéristique des Anglais non plus seulement désormais des jeunes lords envoyés sur le continent avec leurs gouverneurs pour faire le grand tour et promener leur adolescence ennuyée de Paris à Naples, comme on le disait naguère, mais des Anglais de toute classe, particulièrement de cette vaillante classe industrielle et commerçante qui s’est mise elle aussi à parcourir le monde. Le goût des voyages s’est démocratisé en Angleterre. Partout où il y a des affaires à tenter de même que partout où on voit poindre une guerre, une insurrection, partout où il y a quelque région inconnue à explorer, il y a des Anglais. Peu de Français ont cette curiosité intrépide et résolue qui veut se satisfaire à tout prix, et ceux qui se laissent aller à cette entreprenante humeur des voyages sont encore une exception aussi rare qu’originale. Partir un beau jour de son propre mouvement et dans sa pleine indépendance, sans mission et sans titre officiel, pour voir le monde et acquérir la connaissance de mœurs nouvelles, choisir de préférence les contrées les moins connues, les routes les plus scabreuses, accepter les difficultés, quelquefois même les dangers d’une excursion qui se prolonge à travers tous les climats, à travers toutes les zones de la civilisation humaine, c’est là ce qu’on ne fait guère, et c’est là justement ce qu’a fait M. le comte Henri Russell-Killough dans cette course de seize mille lieues qui lui a inspiré un livre où se retrouve la marque de sa double origine anglaise et française. L’auteur est Anglais, pourrait-on dire, par l’idée même, par la conception d’une telle entreprise ; il est Français par l’esprit vif, dégagé, avec lequel il l’exécute et la raconte ; il est jeune enfin, on le sent à sa bonne humeur, à sa facilité expansive, à la surabondance parfois un peu confuse de ses impressions.

Il y a donc dans ce récit une certaine sève anglaise, un vif esprit français et un généreux souffle de jeunesse, le souffle d’une jeunesse sérieuse et intelligente, qui ne craint pas de se sentir livrée à elle-même, d’acheter l’instruction au prix des plus dures fatigues, des ennuis de l’absence, d’un renoncement passager au bien-être du foyer de famille, au luxe et aux élégances de la vie. À l’âge où tant d’autres partagent leur temps dans nos grandes villes entre les plaisirs faciles et des études souvent plus que légères, le jeune auteur avait déjà visité l’Amérique en intrépide touriste ; il avait vu plusieurs fois déjà se renouveler cette scène de séparation qu’il raconte avec une aimable bonne grâce, scène d’émotion muette qui se passe un soir d’automne, en face des Pyrénées, sur une de ces promenades de la charmante ville de Bagnères-de-Bigorre d’où on a la vue sur la gracieuse vallée de l’Adour, et en quittant une fois encore le pays pyrénéen, qui est son lieu natal, le jeune touriste n’entreprenait pas vraiment un petit voyage. Une course en Amérique n’est qu’un jeu auprès de l’itinéraire nouveau qu’il se traçait et qu’il a mis trois ans à parcourir. Aller des Pyrénées à Londres en passant par Paris, ce n’est plus rien assurément aujourd’hui, c’est rester en pleine atmosphère de la civilisation ; mais ici le voyage commence à devenir sérieux. De Londres, M. Russell-Killough part pour Saint-Pétersbourg et Moscou. Ce n’est rien encore, si l’on veut. De Moscou, en plein hiver, cheminant tantôt en tarantass, tantôt en traîneau, le jeune voyageur se dirige vers la Sibérie en passant par Nijni-Novgorod et Kasan. Il franchit l’Oural à travers les rafales du terrible chasse-neige, et après vingt-huit jours de marche il arrive à Tomsk. Au-delà, voici la chaîne de l’Altaï à traverser, le lac Baïkal, Irkoutsk, Selenginsk, puis enfin Kiakhta, la ville à la fois russe et chinoise, la porte de la Mongolie. Là les difficultés augmentent, la défiance chinoise fait bonne garde, et ce n’est qu’à la faveur de bien des subterfuges, après avoir surmonté bien des obstacles, que le voyageur, en compagnie d’un officier russe, peut s’engager dans les plaines mongoles, dans l’immense et affreux désert de Gobi, pour arriver à la Chine proprement dite, puis enfin à Pékin. M. Henri Russell-Killough se croit désormais fort tranquille dans la capitale du Céleste-Empire, respirant un peu après une si longue et si pénible course, lorsqu’on lui signifie que les exigences politiques l’obligent à repartir aussitôt. En d’autres termes, il faut qu’il refasse encore une fois le chemin qu’il vient de faire, et en dix-neuf jours il est ramené à Kiakhta. Dans un court intervalle, il traverse ainsi deux fois la Mongolie, un pays qu’on est heureux d’avoir visité ou traversé quand on en est revenu. À Kiakhta d’ailleurs, une bonne fortune attend le jeune voyageur ; le comte Mouravief Amourski le prend avec lui dans une navigation qu’il entreprend sur le fleuve Amour, et M. Henri Russell-Killough, continuant sa course, va jusqu’au Japon. Du Japon il gagne l’Australie, il revient vers l’Inde, parcourt l’empire anglo-indien, s’arrête à Calcutta, à Madras, à Bombay ; puis enfin, regagnant l’Europe par Constantinople, il remonte le Danube jusqu’à Vienne, et, redescendant vers le midi par Trieste, Venise, Milan, Gênes et Marseille, il se retrouve trois ans après son départ, au pied de ces Pyrénées qu’il avait quittées à l’automne de 1857 avec un intime attendrissement. Les montagnes natales ont un charme nouveau pour celui qui vient de contempler les neiges sibériennes et les gorges de la Nouvelle-Zélande.

On n’entreprend pas de telles pérégrinations à travers le monde, si l’on n’a en soi quelque chose de la vocation du voyageur, un esprit résolu, une imagination avide de savoir, une nature virilement douée, et quand il serait si facile de ne point aller en Sibérie et dans l’Oural, ou à Pékin, à travers les mornes solitudes de la Mongolie, il y a bien quelque mérite à quitter un instant tout ce qui fait aimer la vie, à subir les ennuis et les périls de ces aventures lointaines dans l’unique pensée d’observer la diversité des mœurs, les gradations infinies de la civilisation humaine. M. le comte Henri Russell-Killough, en parlant au retour de ce qu’il a vu durant cette course de seize mille lieues, n’a point voulu, ce nous semble, faire une œuvre de savant ni même de voyageur de profession ; il a voulu écrire un livre simple, naturel, familier, où il recueille ses souvenirs et ses impressions. Il peut y avoir dans ce récit quelque prolixité, une certaine inexpérience, même quelquefois de l’incorrection de style ; ce qui en fait l’intérêt, c’est la candeur résolue, la sincérité, le feu, une bonne humeur que rien ne déconcerte, le don de voir et de peindre le paysage et les mœurs. C’est par là, c’est par un mélange d’observation et d’émotion que ce livre de voyage a un véritable attrait, en entraînant l’esprit vers des régions si peu connues et en donnant une idée heureuse du jeune voyageur : on le suit d’étape en étape, on s’intéresse aux péripéties de son excursion, et sans quitter le foyer on voit se dérouler comme dans un éclair tous ces spectacles du monde que fait revivre un témoignage intelligent et fidèle.


CH. DE MAZADE.


DE QUELQUES ÉTUDES CRITIQUES SUR L’ANTIQUITÉ


L’étude de l’antiquité n’est pas près d’être abandonnée, elle a survécu, elle survivra encore à bien des révolutions dans l’ordre des choses intellectuelles ; mais chaque siècle, même chaque génération du monde moderne, a une manière différente d’étudier les anciennes littératures ; chaque génération imprimé, on peut le dire, la marque de son caractère et de ses préoccupations sur les travaux qu’elles lui inspirent ! Nous sommes aujourd’hui bien loin du temps où le charme pur de la science abstraite et de l’érudition attirait vers l’antiquité ; nous avons également passé celui où l’on s’efforçait individuellement, dans ce commerce avec les anciens, de se fortifier l’esprit et le cœur et de se tremper vigoureusement contre la fortune et ses hasards. Certaines âmes d’élite, âmes stoïques et solitaires, se nourrissent encore en silence de la forte moelle des Sénèque et des Tacite ; mais en général ce que nous recherchons avant tout dans cette étude, c’est le lien ininterrompu qui unit le présent au passé, c’est la chaîne des idées, des croyances, des aspirations, qui, comme un câble immergé, disparaît et sombre parfois sous le flot grondant des événemens et des catastrophes. Cette préoccupation n’est pas plus noble assurément que ce désir du philosophe de s’assimiler la vertu morale des anciens ; elle est cependant plus vaste et plus haute, car ce qu’elle embrasse dans son point de vue, ce n’est pas seulement le moi humain, c’est l’état social de l’humanité tout entière. L’intérêt pratique d’une pareille étude n’est donc contestable pour personne : le passé fournit volontiers.des applications au présent, et, si le théâtre et l’encadrement se modifient, ce sont toujours les mêmes élémens que mettent en œuvre à toutes les époques l’activité et le génie de l’homme.

Si l’on parcourt successivement les divers travaux critiques qui viennent d’être faits sur l’antiquité, on demeure frappé de la multiplicité et de la variété des points de vue et des jugemens. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : chacun, suivant son tempérament, voit les hommes et les faits sous un certain angle et prête un relief particulier à l’objet de ses prédilections et de ses pensées habituelles. On parcourt ainsi, en lisant les ouvrages dont nous parlons, une singulière gamme d’opinions et de>peintures. Qu’un esprit aimable et joyeux, mais un peu superficiel, tourne ses yeux et ses oreilles vers l’antiquité, il y verra et y entendra surtout l’écho des chansons, les amours faciles, les grâces accortes de la lyre légère, il se complaira au défilé des Phyllis et des Lalagé. Son livre[5] ne sera qu’un mélange capricieux d’érudition, de causeries et de digressions. Conduit par Vénus Aphrodite et par Bacchus, l’auteur fera à travers l’éloquence et la poésie une sorte de promenade buissonnière et humoristique, et les rapprochemens abonderont un peu au hasard sous sa plume. Les noms d’Ovide, de Lydie et de Néère amèneront ceux de Ninon de Lenclos, de Célimène, de Lisette et de Bélanger ; cette frivole et coquette société romaine, étalée partout au premier plan de son livre, il la verra, ou bien peu s’en faut, à travers Versailles et les élégances raffinées des siècles de Louis XIV et de Louis XV.

Tout autre sera le point de vue de la véritable critique et de l’érudition approfondie telle qu’on la trouve dans quelques ouvrages récens, parmi lesquels se présente en première ligne le livre de M. Martha[6]. Esprit sérieux, austère, tout d’une pièce, M. Martha considère les côtés moraux et philosophiques de la société romaine. Ce qui sollicite son regard, c’est le stoïcisme et l’idée pratique de cette haute doctrine. Il nous montre l’action que les philosophes stoïciens exerçaient alors sur les mœurs par leur enseignement et par leur exemple. « Toutes les belles âmes, dégoûtées de la politique, dit-il, cherchèrent un refuge dans la philosophie où elles protestaient en silence contre les mœurs du siècle et le despotisme impérial, » L’ouvrage de M. Martha est tout entier dans cette pensée : c’est le tableau de la philosophie qui, d’une simple recherche scientifique ou d’un exercice déclamatoire, est devenue une source de leçons et de courage, un appui pour l’humaine sagesse, un maître ayant charge d’âmes, et mêlé au train de la vie commune.

On ne saurait apprécier ici bien d’autres publications relatives à la même époque et au même ordre d’idées. L’essentiel était d’indiquer la multiplicité des aspects sous lesquels se laissent entrevoir, à dix-huit siècles de distance, les esprits et les œuvres qui se détachent, comme autant, de corolles brillantes, du milieu d’une grande floraison littéraire et philosophique. Pour achever l’esquisse des principaux traits du tableau, il nous suffira de citer un livre qui s’adresse plus exclusivement que les précédens aux lettrés et aux hommes qui vivent dans un commerce assidu et purement classique avec les anciens, c’est l’ouvrage de M. Amiel, l’Eloquence sous les Césars[7]. Celui-là n’offre pas, sans doute, l’attrait d’une forme nerveuse ou humoristique, mais il a le mérite d’enfoncer le coin dans les entrailles mêmes du sujet. L’auteur, très méthodique, un peu trop méthodique peut-être, étudie l’influence des transformations politiques, civiles et administratives sur la littérature et l’art romain de la parole en particulier ; il passe des hommes aux choses, des Césars pris individuellement aux branches diverses du domaine intellectuel, et, par un chemin différent, il arrive comme M. Martha à cette conclusion, que les causes principales de la décadence de l’art oratoire à Rome ont été les étroits erremens et la puérilité des exercices de l’école, l’anarchie morale de la société et surtout l’absence de toute doctrine saine et puissante, capable d’entretenir la trempe des caractères et de porter les âmes dans ces régions sereines, templa serena, dont parle le poète.

L’ouvrage de M. Amiel et celui de M. Martha se complètent l’un l’autre. Depuis l’Histoire des Théories et des Idées morales de l’Antiquité[8], par M. J. Denis, où perce une très grande intelligence des institutions religieuses et civiles de Rome et de la Grèce, l’idée critique et philosophique de l’antiquité n’avait point été exposée avec autant de netteté et d’élévation. Celle qui ressort avant tout pour ces deux écrivains du spectacle de la société romaine de la décadence, c’est que rien ne pouvait la sauver. Si elle eût pu, comme le fait très bien voir M. Martha, retrouver un principe de vie efficace, cette réparation de ses forces physiques et morales, cette cure in extremis, la philosophie l’aurait opérée. Ici la critique, sous peine de n’être qu’une dissertation sèche et morne, ne saurait séparer les points de vue sociaux de l’examen des faits littéraires. Sa conclusion nécessaire, c’est que, dans ce naufrage d’un grand tout qui entraîne forcément la ruine de toutes les parties dont il se compose, plus d’une de ces parties périt encore saine et meurt vivante en quelque façon. M. Amiel, dont la discussion se meut souvent dans un cercle trop restreint, n’a peut-être pas dégagé nettement cette vérité ; mais l’auteur des Moralistes sous l’empire romain éclaire les recoins laissés dans la pénombre.-Son livre se peut résumer ainsi : si le monde romain, après une affreuse période de détresse, sombra ou plutôt s’écroula brin à brin comme tombe la poudre d’un sablier, quelques âmes se tinrent hautes entre les ruines de la veille et du lendemain. Les cœurs faibles et gangrenés eurent besoin pour se relever d’idées et de croyances nouvelles ; les esprits fermes et maîtres d’eux-mêmes, dans la suprême déroute morale, n’eurent pour rester debout qu’à s’appuyer sur les mâles et stoïques doctrines d’une philosophie victorieuse, au moins pour un moment, des choses et des hommes.


JULES GOURDAULT.


V. DE MARS.

  1. Man and Nature, or Physical geography as modified by human action, by George P. Marsh. London, Sampson Low, 1864.
  2. Sans parler ici de l’énorme consommation de bois que font tous les ans les charpentiers de maisons, les constructeurs de navires et les ingénieurs des chemins de fer, il suffira de citer les petites industries. Des forêts entières, s’étendant sur plusieurs centaines d’hectares, ont été abattues pour être transformées en allumettes. D’après Rentzsch, la petite ville de Sonneberg exporte tous les ans 3,000 tonnes de joujoux en bois de sapin. Enfin, durant les deux premières années de la guerre d’Amérique, une seule manufacture européenne a fait couper 28,000 noyers pour la fabrication des baguettes de fusil.
  3. Dans son livre, M. Marsh établit une distinction qui ne me semble point fondée entre les dunes de l’intérieur et celles du littoral. D’après lui, ces dernières auraient en général une forme conique, bien différente de la disposition en croissant affectée par les monticules mobiles éloignés de la mer. C’est là une erreur, du moins pour les dunes de Gascogne. Les collines de sable qui n’ont pas été réunies par le vent en un long rempart recourbent leurs extrémités libres vers l’intérieur des terres, et leur crête décrit toujours une demi-circonférence semblable à celle d’un cratère éboulé. Quelques-uns des cirques compris entre les branches latérales du croissant n’ont pas moins d’un kilomètre de large.
  4. 2 vol. in-18, chez Hachette, 1864.
  5. La Poésie et l’Éloquence à Rome au temps des Césars, par M. Jules Janin, in-18, Didier et Co.
  6. Les Moralistes sous l’Empire romain, in-8o, Hachette.
  7. 1 vol. in-18, Furne.
  8. 2 vol. in-8o, chez Durand.