Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1857

Chronique no 615
30 novembre 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1857.

La réalité est une terrible puissance, qui a toujours sa place et une grande place dans les affaires du monde. De toutes les chimères de ce temps-ci, il n’en est pas une seule peut-être qui ne reçoive un cruel et ironique démenti des événemens. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? L’excès du découragement vaudrait-il mieux que l’excès des illusions et de la confiance ? Toujours est-il que beaucoup de ces chimères dont s’est nourri notre siècle s’en sont allées ou s’en vont à chaque instant au contact d’une réalité qui se manifeste sous toutes les formes. Il y a quelques années, des congrès se réunissaient pour inaugurer solennellement l’ère de la paix universelle, et la guerre ne tardait pas à se montrer dans ce qu’elle a de plus grandiose et de plus tragique. La guerre ne s’est assoupie sur un point que pour se réveiller sur un autre, et partout la terre boit le sang des hommes. Vous ayez entendu parler d’une déification philosophique de l’humanité, de l’adoucissement des mœurs sous la bienfaisante influence de la civilisation, et le monde a frémi des épisodes qui lui ont été offerts en spectacle, comme il frémit encore des sanglantes horreurs de l’Inde. Jamais on n’a proclamé plus haut le règne illimité, universel de la liberté, et la liberté a eu d’assez tristes aventures qu’il est inutile de rappeler. Vous célébrerez par des dithyrambes, — cela se voit tous les jours, — l’essor de la richesse matérielle, la prospérité des intérêts, et aussitôt vous serez obligé d’ajouter le petit correctif de cette crise qui est venue infliger une rude épreuve au commerce, au crédit, à la puissance financière des plus grandes nations. Il en est ainsi de tout. La politique de l’Europe a certainement encore à l’heure qu’il est ses réorganisateurs, ses législateurs, qui règlent d’un mot toutes les questions, tranchent tous les différends, promulguent des droits nouveaux très propres à simplifier singulièrement l’œuvre de la diplomatie, et cependant la réalité est que l’Europe se trouve plus modestement engagée dans toute sorte de petites affaires où le plus simple progrès rencontre sur son chemin les rivalités, l’esprit de routine, les prétentions surannées. La question des principautés attend depuis plus d’un an une solution, et nul ne peut savoir encore comment elle sortira de tous les défilés qu’elle a dû traverser. Si le Danemark cherche à se reconstituer dans des conditions plus libérales et plus conformes aux nécessités de notre temps, il vient se heurter contre les susceptibilités germaniques, qui lui disputent ses droits de souveraineté sur les duchés en invoquant les vieilles chartes et les droits de la nationalité allemande. Si la France et le grand-duché de Bade s’entendent pour construire un pont à Kehl afin de relier les chemins de fer des deux pays et de supprimer dans les relations commerciales l’obstacle du Rhin, cette mesure si simple et inévitable, on peut le dire, ne laisse pas d’exciter plus d’une méfiance. La première de ces questions appartient à l’Europe ; les deux autres sont aujourd’hui soumises à la diète de Francfort, réunie depuis quelque temps.

Ce ne sont point là de grandes affaires, si l’on veut ; telles qu’elles sont-elles résument ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui la partie pratique de la politique européenne. La question des principautés ne peut plus être longtemps ajournée désormais. D’ici à peu, l’œuvre des divans sera terminée, celle de l’Europe commencera ; les conférences seront ouvertes sans doute avant la fin de janvier prochain. Jusque-là cependant, ceux qui se sont donné la mission d’entraver une réorganisation sérieuse de la Moldo-Valachie ne restent point inactifs. Tantôt ils s’évertuent à supposer un changement de politique de la part de la Russie et de la Prusse, qui ont péremptoirement contredit ces hypothèses, et qui persistent plus que jamais dans leurs dispositions premières ; tantôt ils s’efforcent de montrer sous le jour le plus défavorable les divans de la Valachie et de la Moldavie, qu’ils représentent comme des foyers révolutionnaires. Qu’il y ait eu des choix malheureux dans le divan de Bucharest, que des questions dangereuses ou inutiles aient été agitées, cela se peut ; que ces révolutionnaires soient fort menaçans, on en jugera en voyant ces républicains demander à l’Europe un prince choisi dans l’une des familles souveraines de l’Occident. On peut en juger encore mieux aujourd’hui en parcourant le mémorandum dans lequel les Valaques exposent leurs vœux avec autant de modération que de netteté. La raison secrète de l’insistance qu’on met à faire surgir du fond des principautés une menace révolutionnaire, cette raison se dévoile peut-être dans le bruit habilement accrédité de désordres possibles qui rendraient nécessaire une occupation des provinces danubiennes. Après avoir inutilement essayé de ramener à son point de vue la Russie et la Prusse, après avoir multiplié les circulaires, où elle va jusqu’à mettre en doute l’authenticité des capitulations qui consacrent les privilèges des Moldo-Valaques, la Turquie voudrait peut-être en venir à un fait plus concluant, en commençant par aller occuper les deux provinces. Malheureusement la Turquie se trouve ici en présence d’un document plus récent, plus solennel et plus notoirement authentique que les capitulations anciennes : c’est le traité de Paris, d’après lequel les principautés ne pourraient être occupées qu’avec le consentement de l’Europe. Or il est douteux que la Turquie obtienne aujourd’hui cet assentiment. Il faudrait des événemens plus sérieux pour provoquer un acte d’une telle nature, et la Turquie se montre évidemment en cette occasion une trop vigilante protectrice de l’ordre, qui ne paraît d’ailleurs nullement troublé sur le Danube. Quant à la solution dernière de la question, que peut-on en espérer ? Il y a longtemps, on le sait, que toute éventualité de guerre a été écartée. Dès lors la conséquence inévitable, c’est que tout finira par une transaction, et peut-être déjà les conditions essentielles de cette transaction sont-elles admises par les principaux cabinets. Si les résolutions de l’Europe ne répondent point entièrement aux justes et légitimes aspirations des Roumains, elles commenceront du moins ce que l’avenir achèvera. Si l’union politique n’est pas prononcée, elle sera en germe dans l’organisation qui sera vraisemblablement adoptée, et qui n’aura qu’à se développer. L’œuvre d’aujourd’hui sera faite, il restera l’œuvre de demain.

Des deux autres affaires diplomatiques qui s’agitent en ce moment, la plus sérieuse, à coup sûr, est le différend qui s’est élevé entre le Danemark et la confédération germanique au sujet de la situation faite aux duchés de Lauenbourg et de Holstein dans la monarchie danoise. C’est le Lauenbourg qui le premier, appuyé par le Hanovre, a porté directement ses griefs devant la diète de Francfort, tandis que d’un autre côté la Prusse et l’Autriche transmettaient à l’autorité suprême de la confédération le résultat des négociations qu’elles ont suivies avec le cabinet de Copenhague concernant le Holstein. Ce résultat, on s’en souvient, est entièrement négatif, et il est dû surtout à l’attitude d’hostilité prise dès le premier jour par la diète d’Itzehoe en face du gouvernement danois, qui proposait aux représentans du Holstein une nouvelle constitution provinciale. Tout réside aujourd’hui dans la mesure des concessions que le roi de Danemark peut juger compatibles avec sa dignité, sa souveraineté et son indépendance. L’intervention de l’Allemagne aggrave nécessairement la question. Rien n’indique cependant jusqu’ici que la diète de Francfort soit très décidée à suivre jusqu’au bout les passions germaniques. Elle se hâte avec une certaine lenteur ; elle a commencé par communiquer au cabinet de Copenhague les plaintes du Lauenbourg. C’est un nouvel épisode diplomatique qui commence. Il ne reste pas moins certain qu’il y a toujours quelque chose d’insoluble dans cette question tant qu’on se place sur un terrain où l’on somme en quelque sorte le gouvernement danois de faire aux duchés une situation telle qu’elle aboutirait, par une égalisation de droits, à une véritable annihilation du royaume de Danemark. C’est là justement le but que poursuivent les passions allemandes ; c’est ce que le gouvernement danois ne peut point concéder sans aliéner son indépendance. L’œuvre de la diète de Francfort, si elle est utilement et efficacement dirigée, ne peut donc consister qu’à définir, à garantir la situation particulière du Holstein et du Lauenbourg, sans intervenir dans les rapports des duchés avec la monarchie danoise. Là où l’indépendance du Danemark serait mise en jeu, l’affaire tomberait inévitablement sous le verdict de l’Europe.

Quant à la question du pont de Kehl, dont la diète de Francfort est également saisie, quelle opposition sérieuse peut-elle rencontrer ? Elle intéresse le commerce de tous les pays : elle a été l’objet d’un traité signé entre la France et le grand-duché de Bade, et c’est ce traité qui est en ce moment soumis à la diète. La Prusse paraissait d’abord disposée à élever quelques difficultés ; mais elle s’est ravisée en songeant qu’elle avait elle-même quelques considérations à garder, ayant fait construire le pont de Cologne sans tenir suffisamment compte de toutes les nécessités de la navigation du Rhin. Il resterait donc seulement l’opposition possible de l’Autriche. Ce n’est pas que l’Autriche ne voie dans le pont de Kehl un avantage réel pour le commerce de l’Allemagne : ses objections sont d’un ordre militaire. Il est évident que c’est par ce côté qu’un pont sur le Rhin a pu éveiller les chatouilleuses susceptibilités germaniques. Quelle valeur cependant peuvent avoir de telles objections, lorsque le territoire de l’Allemagne est gardé sur ce point par des forteresses formidables, lorsque les progrès de la science militaire ont rendu praticable partout et à tout instant le passage des fleuves ? Quand nos armées ont passé le Rhin, le pont de Kehl n’existait pas ; elles ne le passeront pas plus souvent, parce que le pont existera. De vieilles passions, toujours prêtes à se frayer une issue, ont pu saisir cette occasion nouvelle, car ces passions existent en Allemagne, et elles parlent parfois bruyamment. Il ne faut pas croire pourtant qu’elles soient générales. On a pu le voir récemment à Leipzig, à l’inauguration d’un monument élevé en mémoire de la journée fameuse qu’on a appelée la bataille des nations. Ce monument est placé à l’endroit d’où Napoléon dirigeait l’action. Les inscriptions n’ont rien d’hostile, elles sont purement religieuses et ne rappellent que la vanité de la guerre. L’inauguration n’a été accompagnée d’aucune manifestation antifrançaise. Cette pierre n’est point le témoignage d’une animosité survivante contre notre pays ; c’est un simple souvenir d’histoire, comme devraient être les haines elles-mêmes entre l’Allemagne et la France.

Si l’on observe maintenant quelques-uns de ces pays dont l’existence est au premier rang, l’Angleterre suit toujours d’un œil attentif et ardent ses affaires de l’Inde, qui semblent être décidément entrées dans une voie favorable depuis la victoire de Delhi et le ravitaillement héroïque de Lucknow. Les affaires de l’Inde vont devenir un des principaux objets de discussion dans la prochaine session du parlement britannique. Là se posera inévitablement la question, agitée déjà dans la presse, de la dépossession de la compagnie des Indes et du gouvernement direct de la reine. L’insurrection indienne et la crise financière, ce sont là les deux grandes affaires qui vont retentir dans les chambres. Quant à la France, le corps législatif vient de se réunir, ainsi qu’on l’avait annoncé. Cette réunion n’a pour le moment d’autre objet que la vérification des pouvoirs des députés élus il y a quelques mois, et cette vérification opérée, le corps législatif sera ajourné ; la véritable session commencera au mois de janvier. Ce serait tout aujourd’hui, s’il n’y avait quelques changemens dans les hautes fonctions publiques. M. Chaix-d’Est-Ange vient d’être mis à la tête du parquet de la cour impériale de Paris ; mais ce n’est point là l’événement principal. Tandis que M. de Royer remplace M. Abbatucci au ministère de la justice, il a pour successeur à la cour de cassation, qui ? M. Dupin lui-même, qui vient en même temps d’être nommé sénateur. Ainsi les hommes s’en vont et reviennent, et M. Dupin, après avoir commencé sa carrière politique dans la chambre des représentans de 1815, aspire à mourir là où il a vécu pendant longtemps, à la cour de cassation, qu’il n’avait quittée que par accident.

De tout ce qui arrive et de tout ce qui passe sous les yeux souvent étonnés des contemporains, il résulte une impression qu’on a quelque peine à définir. Tout est changement dans les hommes et dans les choses, et les hommes eux-mêmes, en s’en allant ou en reparaissant, semblent n’être là que pour mieux marquer la fuite des choses. Le monde actuel est un théâtre de permanentes évolutions où l’on voit se transformer incessamment tout ce qu’il y a de plus sérieux et tout ce qu’il y a de plus léger, les lois, les idées, les mœurs, les goûts, les intérêts, aussi bien que les modes. Ne dirait-on pas que la société tout entière se trouve toujours placée dans une sorte d’indécision crépusculaire, entre le souvenir de ce qu’elle a été et le pressentiment de l’état nouveau qu’on lui promet ? Elle marche à pas pressés dans ces voies nouvelles qui lui sont ouvertes, non sans regretter quelquefois cependant ce qu’elle a eu de meilleur, ce qui a pu faire un jour sa dignité ou sa grâce. Que cette société moderne ait ses grandeurs et ses beaux côtés, qu’elle compte plus d’un progrès, qui le niera ? Cela ne veut point dire pourtant que toutes les transformations soient des progrès, et que les nouveautés les mieux constatées suppléent heureusement à tout ce qui fit le charme de la société française. Il a pris fantaisie à une femme qui a obtenu des succès par quelques œuvres dramatiques d’écrire un petit livre sur les Salons de Paris, et ce petit livre a un autre titre encore, à la fois doux et triste, celui des Foyers éteints. Mme Ancelot, l’auteur des Salons de Paris, rassemble ses souvenirs sur quelques-unes de ces réunions qui ont brillé autrefois, et qui eurent même leur célébrité littéraire ou mondaine. Elle vous conduira dans le salon du baron Gérard, où vous verrez des peintres et des poètes, des grands seigneurs et des diplomates, l’abbé de Pradt conversant avec M. de Humboldt. Puis, si vous le voulez, franchissez cette porte soigneusement gardée : vous serez dans un de ces asiles choisis où le jour est ménagé, où l’on parle à demi-voix. C’est moins un salon qu’un sanctuaire ; Chateaubriand est le dieu, et Mme Récamier est la paisible gardienne de cette gloire. Allez un peu plus loin ; vous vous trouverez à l’Arsenal, dans la maison du plus spirituel désabusé de notre temps, de Charles Nodier en personne, l’homme qui a eu le plus d’aventures par l’imagination, qui a su le mieux conter, et qui a vu passer autour de lui tout ce qui avait un nom. Ce ne sont point là certainement tous les salons de Paris. Mme Ancelot raconte ce qu’elle a vu, ce qu’elle a connu, et même elle aiguise plus d’un trait piquant, lancé avec une dextérité de main toute féminine ; mais il ne s’agit point ici de l’esprit de Mme Ancelot et de quelques-uns de ces salons dont l’auteur trace la monographie : il s’agit plutôt de l’essence même de ces réunions, qui ont été pendant longtemps le produit d’un esprit de sociabilité particulier à la France, et dont le nombre va chaque jour en diminuant. Ce sont des foyers éteints. Les salons anciens n’existent plus, les salons nouveaux deviennent rares.

À quoi cela tient-il ? À bien des causes sans doute : à la politique, qui commence par diviser les hommes et qui finit par les disperser périodiquement, aux intérêts nouveaux qui ont prévalu, à la vie affairée et besoigneuse qui s’est développée, au travail de l’esprit démocratique, qui émousse la des mœurs et décompose les groupes, en ne laissant subsister qu’une vaste foule. Autrefois les salons étaient des foyers où l’on se retrouvait, la politesse était le lien de ces réunions habilement formées et plus habilement dominées par la grâce ou par l’esprit. Il y avait, comme le dit La Bruyère, a la ressemblance des goûts sur ce qui regarde les mœurs, et la différence des opinions, c’est-à-dire tout ce qui fait l’homogénéité d’une réunion et ce qui l’anime par la vivacité de la conversation. Les salons étaient une puissance, car ils représentaient, sous une certaine forme, l’opinion publique telle, qu’on pouvait la concevoir alors. Aux premiers temps de la restauration, il y eut une sorte de renaissance de cette société, que l’orage avait dispersée, et qui avait hâte de se recomposer. Les hommes nouveaux qui avaient grandi trouvaient naturellement leur place dans ce monde transformé ; le goût des choses de l’esprit pénétrait partout. De là ces réunions à demi aristocratiques, politiques et littéraires, que Mme Ancelot indique plus qu’elle ne les caractérise. Cette époque, à vrai dire, a été le plus beau moment pour les salons de notre siècle. Depuis, tout a changé, et à mesure que des révolutions nouvelles sont survenues, les intérêts, les diversions de toute sorte, les habitudes nouvelles, les obligations, ont achevé de dissoudre ce qui existait de ce monde. Il y a eu des cercles, des clubs, des coteries ou des cohues, des petites bourses ou des banquets ; le salon a disparu. Il y a des réunions où l’on se coudoie sans se connaître, où l’on se voit un soir pour ne plus se rencontrer jamais. Le hasard rassemble souvent les hommes, lorsque, par aventure, il n’aura pas plu à quelque enrichi de notre temps de convier à ses festins les amis qu’il n’a jamais vus. Il ne faut pas s’y tromper, si c’est une conséquence des mœurs démocratiques, c’est aussi une diminution de ce qui fit l’ornement et même l’une des forces de la société française. Et qu’on le remarque bien en outre, c’est peut-être ce qui explique comment le ridicule n’est plus rien. Le ridicule est souvent une chose relative ; il faut une certaine finesse d’esprit pour le sentir, et il faut une certaine force sociale collective, pour en faire justice. Cette force sociale, ce juge, c’était ce qu’on nommait le monde autrefois. Les masses sont d’assez mauvaises appréciatrices. C’est le propre de l’esprit démocratique de diminuer le sentiment de ce qui est vrai et de ce qui est ridicule, comme aussi malheureusement il efface parfois toute distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal. Le succès est la seule règle, et voilà comment le ridicule ne tue plus personne ; il est des hommes qu’il fait vivre.

Le ridicule reste livré à la muse immortelle de l’ironie, qui aurait certes fort à faire, si elle voulait mener jusqu’au bout cette œuvre de correction universelle, qui est une de ses missions. Que le théâtre s’empare donc des ridicules sans compter les vices, qu’il les représente, qu’il les personnifie : il aura des types nombreux à sa, portée, il tracera des peintures saisissantes. Est-ce là le but que s’est proposé M. Camille Doucet dans sa récente comédie, jouée au Théâtre-Français sous le titre séduisant du Fruit défendu ? L’auteur s’est renfermé dans un cadre plus modeste ; il a peint des effervescences de jeune homme plutôt que des vices, des travers plutôt que des ridicules caractérisés, et il a écrit une œuvre enjouée, facile, élégante, quoique un peu dénuée de cette force comique qui fait tout revivre au théâtre. Supposez un jeune homme qui ne songe à aimer deux de ses cousines que quand il ne peut plus les aimer, c’est-à-dire quand elles sont mariées, et qui alors les aime toutes les deux, qui ne se détermine à s’éprendre sérieusement d’une troisième de ses parentes, encore dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, que lorsqu’on lui assure qu’il doit être à jamais séparé d’elle ; mêlez à ceci un oncle bonhomme, deux maris peu clairvoyans, des oppositions de goût et de caractère, des troubles féminins, des élans de jeunesse, des scènes assez piquantes : ce sera la comédie nouvelle, dont le mérite est dans le détail comme dans la vivacité du dialogue. Hélas ! qui n’a pas son fruit défendu dans la vie ? Dans la comédie de M. Camille Doucet, personne n’y touche, et tout le monde est content ou en a l’air. Que faut-il de plus ? Il reste à savoir si la vie réelle ressemble toujours à la comédie. Cette pièce de M. Scribe qui a repris récemment son rang au théâtre, la Calomnie, laisse une impression plus triste, quoiqu’elle soit spirituellement comique. Le jour où l’auteur fécond de tant de vaudevilles a eu l’idée de peindre la calomnie, il a songé sans doute à faire une œuvre sérieuse, et s’il n’a point réussi dans le sens le plus complet du mot, il a tracé un tableau qui n’a perdu ni sa nouveauté ni son intérêt. C’est une esquisse des mœurs politiques d’autrefois qui revient à la lumière dans un temps où toutes les conditions de la politique sont changées.

Au milieu du calme des états européens, ramenés impérieusement par le cours des choses sous la discipline des pouvoirs concentrés et prépondérans, voici deux pays restés malgré tout en possession du régime constitutionnel et parlementaire, et où s’agitent des questions qui intéressent le monde. Ces deux pays sont la Belgique et le Piémont. Ce dernier sort à peine d’une crise d’élections qui a déconcerté plus d’une prévision. La Belgique vient d’entrer à son tour dans un mouvement semblable par suite de la dissolution de la chambre des représentans qui a été le premier acte du nouveau cabinet. On sait comment cette situation s’est engendrée en Belgique, comment le pays a vu passer tous ces faits, les discussions orageuses de la loi de la bienfaisance, les manifestations populaires, l’ajournement et la clôture de la session, les élections communales, la retraite du dernier cabinet, l’avènement d’un ministère libéral. Tout se suit, tout s’enchaîne. Aujourd’hui, en présence de ce scrutin qui va s’ouvrir le 10 décembre, les partis parlent successivement au pays. Le gouvernement a tenu d’abord à s’expliquer ; il l’a fait dans une circulaire que M. Charles Rogier s’est empressé d’adresser aux gouverneurs des provinces, et où le nouveau ministre de l’intérieur s’est principalement proposé de dissiper les préventions sur l’origine du cabinet, comme aussi d’attester le caractère conservateur et sensé de son libéralisme. Le parti catholique, à son tour, vient de publier un manifeste aux électeurs, manifeste qui ne dissimule rien et qui reste dans les limites d’une sage politique. Enfin le parti libéral, en dehors du gouvernement, adresse au corps électoral une longue lettre où il raconte les événemens, et où il s’efforce de rassurer en même temps que d’attirer à lui les populations rurales. Au fond, la Belgique est livrée aujourd’hui à deux partis qui se renvoient mutuellement la responsabilité d’une crise qui a ses difficultés et ses anomalies pour tout le monde, puisque le parti catholique a perdu le pouvoir en ayant la majorité dans les chambres, et que le parti libéral désavoue hautement toute connivence, répudie toute solidarité avec les manifestations irrégulières qui ont joué un si grand rôle dans ces événemens. Écoutez les catholiques : ils vous diront que ce sont les libéraux qui ont suscité une émotion factice dans le pays en travestissant l’objet et le caractère d’une loi faite essentiellement pour les pauvres, en dehors de tout calcul politique. Écoutez les libéraux : ils vous diront que ce sont les catholiques qui, par l’excès de leurs prétentions, ont troublé le pays et provoqué des manifestations populaires déplorables dans la forme, quoique légitimes ou explicables dans, leur principe. Or il est évident pour tout observateur impartial que les uns et les autres ont contribué à créer une situation qui est l’œuvre de leurs passions, ou du moins de la partie exagérée des deux opinions. C’est là malheureusement ce qui caractérise l’état de la Belgique. À côté des antagonismes naturels, légitimes, nullement dangereux d’ailleurs, il y a les luttes factices, les violences, les récriminations, les représailles, en un mot toutes les exagérations à l’aide desquelles les partis se font une guerre qui dépasse le but.

Ainsi il semble bien clair que le parti catholique n’a nullement l’intention de porter atteinte aux institutions libérales de la Belgique. Cela n’est point douteux pour les principaux hommes d’état de cette opinion, qui déclaraient récemment encore dans leur manifeste qu’ils n’auraient jamais prêté leur appui à une loi dont le caractère eût été tel qu’on l’avait supposé, et qui exprimaient le regret que la dissolution du parlement leur eût enlevé le pouvoir et le mérite de proposer eux-mêmes l’abandon de la loi de la charité. Serait-ce l’église belge qui voudrait systématiquement détruire les institutions libres ? Elle ne le pourrait évidemment, par la raison bien simple qu’elle ne trouverait sous aucun régime les avantages que lui assurent les institutions sous lesquelles elle vit. Qu’on remarque en effet que l’église est entièrement libre en Belgique : par ses associations, par ses corporations, par ses établissemens d’instruction publique, elle a une situation et un pouvoir considérables. Depuis l’évêque jusqu’au plus simple prêtre, toutes les nominations se font en dehors de toute intervention de l’état. Les communications du clergé belge avec Rome sont pleinement libres. Comment donc l’église belge songerait-elle à échanger contre un régime politique quelconque cette souveraine et entière liberté que lui garantit la constitution belge ? Et cependant il n’est pas moins vrai que les exagérés du parti catholique parlent souvent comme s’ils nourrissaient des desseins hostiles contre les institutions libérales. Ils refusent au pouvoir civil les plus simples prérogatives : ils mettent parfois l’état en interdit, ils inquiètent l’esprit moderne dans ses plus légitimes aspirations, et ils arrivent à créer toute sorte de perplexités aux hommes d’état qui ont parfois la mission de gouverner au nom du parti catholique. C’est ainsi que le chef du dernier cabinet, M. de Decker, s’est trouvé jeté dans la situation la plus difficile, et qu’il n’a pu contenir un jour cette parole, qu’un souffle d’intolérance semblait passer sur le pays. Certains catholiques ont reproché à M. de Decker sa retraite comme une défection. Que pouvait-il faire cependant en présence du résultat des élections communales ? Il avait, il est vrai, la majorité dans les chambres ; mais d’un autre côté il se trouvait en face d’une présomption d’hostilité de la part du pays. Si les exaltés du parti catholique étaient plus clairvoyans, ils s’apercevraient peut-être qu’ils ne sont point étrangers à ce résultat. Et cette situation une fois créée, que pouvaient faire à leur tour les chefs du parti libéral appelés au pouvoir ? Leur conduite était toute tracée : ils ne pouvaient gouverner avec la chambre telle qu’elle existait. La dissolution était une nécessité, comme elle était peut-être le dénoûment le plus naturel de cette crise, qui finissait par n’avoir plus d’issue.

Les libéraux profiteront-ils de la leçon et de l’expérience ? Les premiers actes de M. Charles Rogier attestent la modération de ses vues. Le cabinet actuel n’a point d’autre pensée que de suivre une politique d’ordre et de conservation, en maintenant l’indépendance du pouvoir civil et l’intégrité des droits de l’état dans ses rapports avec l’église. Le progrès, tel qu’il l’entend, est un progrès sage, mesuré, sans secousse et sans violence. Malheureusement ce qui est vrai des catholiques ne l’est pas moins des libéraux dans un autre sens. Pour les hommes d’état des deux opinions, le danger est dans les entraînemens de leurs partisans. Les libéraux belges au fond ne menacent point l’église, et la plupart d’entre eux d’ailleurs sont catholiques ; mais ils font comme s’ils la menaçaient. Par une sorte d’ostentation de liberté, ils patronnent quelquefois les enseignemens irréligieux ; ils vont chercher au dehors des modèles de libéralisme d’un genre un peu suspect, et dont d’autres pays n’ont pas voulu, outre que l’importance sérieuse qu’ils donnent à ces modèles fait sourire les pays auxquels ils font de tels emprunts. Ils jettent dans des polémiques violentes tous ces mots de parti clérical, de parti épiscopal, qui sont les armes dangereuses des révolutionnaires, et, loin de servir la liberté, ils arrivent ainsi à effaroucher les croyances. Il suit de là que les libéraux belges, qui sont placés sur un terrain juste et vrai, et qui retrouvent toute leur force quand ils défendent l’indépendance et les droits de la société civile, perdent leurs avantages et compromettent leur cause quand ils semblent menacer les consciences religieuses. Ils éloignent d’eux beaucoup d’esprits conservateurs dont au fond ils ne sont séparés que par des passions et des exagérations de langage. Les uns et les autres devraient se rappeler que l’alliance de l’esprit religieux et de l’esprit de liberté a fait la nationalité belge. Ce sont ces deux choses qui sont la raison d’être de l’indépendance de la Belgique aussi bien que de sa constitution, l’une des plus libérales qui existent, et c’est là ce qui devrait se dégager sans cesse des polémiques violentes pour servir de guide aux hommes d’état vraiment modérés des deux partis. C’est aux chefs de l’opinion libérale maintenant au pouvoir de dénouer victorieusement par leur intelligente prudence une crise trop prolongée. Prétendre, comme on le fait encore, qu’ils ont reçu la direction des affaires des mains de l’émeute, ne servirait qu’à aggraver une situation déjà assez difficile. Le cabinet actuel a reçu le pouvoir de la prérogative constitutionnelle du roi agissant librement ; il l’a reçue pour gouverner avec modération, et c’est là sans nul doute sa pensée, lorsqu’il demande un témoignage de confiance au pays, qui va se prononcer le 10 de ce mois.

Les élections piémontaises, d’un autre côté, ne sont plus à s’accomplir. Le dernier mot du scrutin a été dit il y a déjà quelques jours. Au fond, ce sont les mêmes questions qui s’agitent dans le Piémont et en Belgique, si ce n’est qu’à Turin c’est le parti libéral qui est au pouvoir depuis longtemps. Le parti libéral piémontais a eu le singulier avantage de trouver pour premier ministre un homme habile, doué d’autant de pénétration que de fermeté, qui a su donner un lustre nouveau à la politique extérieure de son pays, et qui a dans l’esprit assez de prudence pour savoir attendre, pour ne pas vouloir brusquer les questions dangereuses. Que le parti libéral ait fait une grande position à M. de Cavour, cela n’est point douteux. M. de Cavour n’a pas moins fait de son côté, il faut le dire, pour le parti libéral piémontais. Il lui a donné en premier lieu le succès ; il l’a constitué en parti de gouvernement, il vient de lui assurer un règne ininterrompu de plus de cinq années, qui a permis au régime constitutionnel de s’affermir et de devenir une réalité sérieuse. Au premier abord, lorsque l’épreuve électorale a commencé, on ne doutait point que le résultat ne fût favorable au cabinet, à la politique du président du conseil. Par le fait, il en a été ainsi. La lutte cependant a été vive, et les élections ont présenté un spectacle aussi curieux qu’animé.

Il y aurait un premier fait à remarquer, c’est l’intervention active de l’aristocratie piémontaise, qui s’est montrée jalouse d’exercer ses droits et de prendre le rôle qui lui est offert par le régime constitutionnel. Une grande partie de cette noblesse d’ailleurs porte dans la vie politique des inclinations sincèrement libérales. La fraction qui a été visiblement la plus menacée et qui a le plus perdu dans les élections est la partie avancée de l’opinion libérale, la gauche, ou pour mieux dire le radicalisme, qui est sorti assez meurtri du combat. La droite au contraire, le parti conservateur, a vu s’accroître le nombre de ses représentons, qui était assez restreint dans la dernière chambre, et même M. Solar della Margherita, l’ancien ministre du roi Charles-Albert, dont les opinions absolutistes sont fort connues, a été élu plusieurs fois. Au premier Instant, lorsqu’on a connu ces résultats, lorsqu’on a vu poindre cette force conservatrice, l’émotion a été vive ; la crainte d’une réaction s’est réveillée aussitôt. Il en est résulté que dans les scrutins de ballottage qui ont eu lieu pour les élections restées incomplètes, toutes les divisions de l’opinion libérale se sont effacées et toutes les nuances se sont ralliées. Deux des ministres, MM. Ratazzi et Lanza, qui n’avaient point été élus au premier scrutin, ont été nommés au second. C’est ce qui explique aussi peut-être la nomination du radical M. Brofferio, qui l’a emporté à Turin sur M. le comte de Revel, le chef le plus éminent du parti conservateur modéré. M. de Revel a été visiblement la victime de la multiple élection de M. Solar della Margherita. Tous ces faits ne sont pas aussi inconciliables qu’ils le paraissent ; ils prouvent que dans le Piémont comme partout, on nomme des députés de la droite, si l’on craint que la politique n’incline trop vers les exagérations libérales, et on va jusqu’à M. Brofferio, si l’on voit surgir M. Solar della Margherita. En définitive, les diverses nuances de la droite formeront dans la chambre nouvelle une minorité respectable. Le ministère a toujours une majorité suffisante. Les quelques députés de la gauche qui ont été élus semblent devoir se perdre aujourd’hui dans la masse ministérielle. Quel sera le résultat de ces élections ? Au premier instant, le bruit s’est répandu à Turin que deux ministres, MM. Ratazzi et Lanza, qui représentent plus particulièrement ce qu’on nommait autrefois le centre gauche, allaient se retirer, et que M. de Cavour se rapprocherait de la fraction modérée du parti conservateur. Rien n’indique cependant que ces changemens, qui auraient leur portée, étaient en question. D’autres demandent au contraire au cabinet une politique plus énergiquement libérale, la présentation de lois anticléricales, comme le dit M. Brofferio. Si M. de Cavour ne croit point utile à son pays d’être plus conservateur, on conviendra que ce serait étrangement pratiquer les règles du régime constitutionnel de choisir, pour déployer un libéralisme plus vif, le moment où une partie du corps électoral semble se prononcer dans un sens plus modéré. Le plus vraisemblable, c’est que M. de Cavour suivra la politique qu’il a suivie jusqu’à présent, en tenant compte des circonstances. Dans tous les cas, M. de Cavour a du moins un avantage, c’est la multiple élection de M. Solar della Margherita, qui tiendra serrées autour de lui toutes les nuances du parti libéral, et la plus grande faute du parti conservateur modéré serait d’accepter les directions de l’ancien ministre absolutiste.

Ces luttes d’opinions et de tendances qui éclatent au grand jour en certains pays sont pour le moment peut-être plus voilées en Espagne, elles n’existent pas moins toutefois. Elles sont la raison de tout ce qui est arrivé depuis quelque temps, elles se retrouvent dans les débats parlementaires, dans les polémiques de la presse, dans les crises ministérielles, dans les émotions publiques. Partout on voit un pays alternativement poussé dans des sens contraires et cherchant à grand’peine un équilibre toujours troublé par les passions des hommes. En Espagne aussi, il y a des absolutistes qui épient les faiblesses du régime constitutionnel, et ne demanderaient pas mieux que de s’en délivrer ; la révolution à son tour a été en permanence à Madrid. Qu’est-il arrivé ? Toutes les fois qu’un parti extrême a eu l’air de prévaloir, tout a été mis en question, l’opinion s’est inquiétée, car l’Espagne a déjà fait trop de chemin pour pouvoir être ramenée vers l’absolutisme, et elle garde trop le culte de ses traditions monarchiques et religieuses pour avoir le goût des utopies révolutionnaires. Le ministère qui s’est formé il y a un mois sous la présidence de l’amiral Armero s’est pénétré sans doute de cette situation, et il semble s’être proposé de rassurer les instincts libéraux de l’Espagne sans affaiblir les garanties conservatrices. Il a vu que le dernier cabinet avait été conduit par une sorte de fatalité au-delà des limites que le général Narvaez avait dû se tracer en arrivant au pouvoir, et il s’est habilement placé en dehors de ce courant de réaction. La situation politique de l’Espagne n’a point changé au fond, puisque les mêmes opinions sont dans le conseil de la reine Isabelle ; mais de cette évolution du pouvoir il est résulté une tension moins grande en toute chose au-delà des Pyrénées. L’administration intérieure du pays s’est adoucie. La presse, bien que toujours placée sous l’empire d’une loi qui a été votée par les chambres et qui ne peut être abrogée que par elles, la presse jouit par le fait de plus de latitude. Des arrestations assez nombreuses avaient été opérées dans ces derniers temps, et les victimes de ces arrestations s’étaient vues reléguées dans la maison de dépôt de Leganès, où elles restaient sans être jugées ; cette maison a été vidée et même fermée par le nouveau gouverneur civil de Madrid, le marquis de Corbera. Des mesures d’exil ou d’internement précédemment infligées à diverses personnes ont été levées. L’état de siège ne subsiste que sur quelques-uns des points les plus menacés, comme la Catalogne. Un acte surtout a révélé l’esprit qui anime le nouveau cabinet : c’est le choix d’un certain nombre de gouverneurs de provinces appelés à remplacer ceux qui ont cru devoir suivre la fortune de la dernière administration. Il ressort évidemment des choix qui ont été faits que le ministre de l’intérieur, M. Bermudez de Castro, ne s’est laissé guider par aucune pensée exclusive et systématique. Il a pris dans toutes les nuances du parti constitutionnel conservateur, même dans les rangs de l’union libérale. Un des nouveaux gouverneurs, M. Canovas del Castillo, était aux côtés du général O’Donnell en 1854 ; un autre est de la famille de M. Rios-Rosas, dont il porte le nom. D’ici à peu, on verra les réformes que M. Mon prépare dans les finances, et qui porteront sans nul doute la marque de cet esprit résolu et expérimenté.

Le nouveau ministère espagnol semble donc vouloir se placer sur un large terrain de conciliation, où il peut trouver une certaine force. À proprement parler, le système de conduite qu’il suit n’est autre que la politique à laquelle se ralliaient il y a quelques années toutes les fractions du parti conservateur, et qui se résume dans le maintien, dans l’exécution fidèle de la constitution de 1845. Il reste, il est vrai, une dernière question à vider. Le cabinet Armero-Mon n’ira-t-il pas encore se heurter contre quelque écueil imprévu ? Obtiendra-t-il l’appui des cortès elles-mêmes, qui doivent se réunir à la fin de décembre ? Malheureusement, on le sait, le parti modéré espagnol est livré depuis quelque temps à toute sorte de divisions qui l’affaiblissent et qui ont contribué à jeter l’Espagne dans la situation difficile où elle est, en paralysant le raffermissement de l’ordre constitutionnel, ébranlé par une révolution. Avec un peu d’esprit politique, ce parti doit voir aujourd’hui que, s’il veut conserver l’influence qui s’attache à une grande opinion, il doit tout faire pour se recomposer, pour se rallier. Le jour où le parti modéré se reconstituera avec une politique déterminée, avec un but précis, toutes les difficultés ne seront pas sans doute vaincues au-delà des Pyrénées ; seulement il y aura une force avec laquelle il faudra toujours compter et capable de jeter son poids dans la balance avec profit pour le pays comme pour la reine elle-même. Mais avant que ces questions ne reparaissent dans les chambres, l’Espagne voit s’accomplir un événement qui était attendu d’un instant à l’autre : c’est la délivrance de la reine. Déjà tout se préparait depuis quelques jours. La province des Asturies, qui a gardé le privilège de donner son nom à l’héritier du trône, avait envoyé sa députation à Madrid ; le roi avait reçu exceptionnellement le pouvoir de rendre un décret pour décorer de tous les ordres royaux l’enfant attendu, lorsque la reine a mis au jour un prince dont la naissance ne peut qu’être une force nouvelle et un nouveau gage de durée pour la monarchie espagnole.ch. de mazade.


ESSAIS ET NOTICES


DE QUELQUES TRAVAUX DE LITTERATURE MUSICALE.
I. Essai d’instruction musicale, par M. Mercadier. — II. Leçons de lecture musicale, par M. J. Halévy. — III. Mozart, Vie d’un Artiste chrétien, par M. Goschler.


L’enseignement de la musique et la diffusion des connaissances musicales parmi les classes populaires de la France est un fait que nous avons déjà eu occasion de constater ici. Un grand nombre de bons esprits se sont voués à la noble mission de répandre les principes d’un art si puissant sur les masses, et n’ont pas dédaigné de consacrer leurs veilles à en simplifier les premières notions. La musique a cela de particulier, qu’elle est à la fois une science profonde qui, comme toutes les sciences possibles, repose sur des lois de nombre, et qu’elle devient, sous la main du temps et l’inspiration du génie, un art merveilleux qui semble ne procéder que de la spontanéité et du sentiment individuel. Le monde est ainsi très porté à croire que la musique ne renferme que des effets dont les causes sont inconnues, et importent aussi peu à l’artiste qui crée qu’au simple amateur qui jouit. Cette erreur, presque universellement répandue en France, empêche qu’on n’accorde à la musique le rang élevé qui lui appartient parmi les connaissances de l’esprit humain. Les divagations qui s’impriment chaque jour à propos de cet art admirable, l’ignorance si profonde de la plupart des beaux esprits qui en parlent dans les journaux, ignorance dont nous avons pu récemment encore apprécier l’étendue, — tout cela contribue à répandre le préjugé que la musique est une sorte d’alchimie sur laquelle on peut dire ce qu’on veut sans avoir à craindre un démenti. Les théâtres d’ailleurs sont un plaisir charmant et coûteux qu’on est bien aise de se procurer à peu de frais, au moyen d’articles où l’on juge les maîtres et surtout les cantatrices avec une assurance cavalière qui ne prête à rire qu’aux initiés, qu’on traite de lourds pédans. Toutefois cet état de choses commence à s’améliorer un peu. Le public, qui est moins ignorant en ces matières délicates que ne le croient ceux qui ont la prétention de l’éclairer, ne prête plus qu’une oreille distraite à ces faux prophètes qui l’ont tant de fois induit en erreur. Il les laisse dire, et ne s’en rapporte qu’à son propre jugement ou à celui de quelques bons esprits dont il a eu soin de constater la véracité. Le peuple lui-même entre chaque jour davantage dans la connaissance d’un art qui a le don d’épurer et d’élever ses instincts, et, grâce aux nombreuses institutions publiques où la musique fait partie de l’enseignement qu’on lui distribue gratuitement, il devient plus apte à en apprécier les véritables beautés.

Parmi les ouvrages élémentaires qui se publient en si grand nombre sur l’enseignement de la musique, nous avons remarqué l’Essai d’Instruction musicale de M. Mercadier. Ce petit livre, de cent cinquante-sept pages, fort bien imprimé, contient une explication claire, méthodique, et plus que suffisante, de tous les élémens de l’art musical, depuis le son isolé, résultat des ondulations de l’air, jusqu’à l’accord, qui est le principe de l’harmonie. Divisé en trente-six chapitrés suivis d’un appendice sur l’enchaînement des gammes, c’est-à-dire des tons, que l’auteur rend plus sensible au moyen d’un jeu d’enfant très ingénieux, le livre de M. Mercadier a été adopté pour les classes du Conservatoire, ce qui n’est pas toujours un titre de recommandation, car le Conservatoire est aussi prodigue que l’Académie des Beaux-Arts de pareils témoignages de satisfaction. Dans le cas particulier qui nous occupe, on ne peut que louer le Conservatoire d’avoir adopté l’Essai d’Instruction musicale de M. Mercadier, dont l’esprit méthodique a su renfermer en quelques pages lucides et accessibles à tous les notions d’un art très compliqué.

Un ouvrage plus important sur le même sujet est celui qu’a publié M. Halévy sous le titre de Leçons de Lecture musicale. Appelé par la nature de ses fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts à émettre souvent ses idées sur les divers procédés de l’esprit, M. Halévy était plus apte qu’aucun autre compositeur éminent à parler avec mesure et clarté d’un art dont il connaît toutes les lois. Esprit diversement éclairé et rompu aux détails de l’enseignement supérieur de la composition, M. Halévy a été chargé par une commission du conseil municipal du département de la Seine de rédiger un traité de musique élémentaire’ à l’usage des écoles primaires de la ville de Paris et de l’Orphéon. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que le traité de M. Halévy a été aussi adopté par le Conservatoire et approuvé par l’Institut. Il est divisé en quatre grandes parties. La première partie est consacrée à la connaissance des signes, la seconde à l’intonation ; la troisième traite de la mesure, et la quatrième, la plus importante, s’occupe de ce qu’on appelle la tonalité. Après avoir parcouru les différens chapitres qui subdivisent chacune des quatre grandes divisions, l’auteur en résume les idées dans un chapitre final, afin que l’élève puisse avoir une conscience nette de ce qu’on vient de lui apprendre. Nous ne pouvons aborder ici toutes les questions que soulève un ouvrage élémentaire sur l’enseignement de la musique ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et M. Halévy est un esprit trop sage pour avoir voulu innover dans un art où les faiseurs de systèmes se donnent libre carrière depuis cinquante ans. Nous ferons cependant au travail de M. Halévy un reproche général : il nous semble que le savant compositeur a commis par excès de zèle une double erreur, — qu’il a d’abord trop présumé de l’intelligence de l’élève en lui parlant souvent une langue abstraite et synthétique, et qu’ensuite il a trop divisé sa matière pour ne pas produire quelquefois de la confusion dans de jeunes esprits. Il est si difficile de parler à la jeunesse, de lui dire ce qu’il faut pour éveiller son attention, en laissant au temps à faire le reste. Ce défaut se fait surtout remarquer dans la quatrième partie, qui traite de la tonalité, c’est-à-dire de la formation et de l’enchaînement des gammes au moyen des accidens d’altération.

M. Mercadier, dans l’Essai d’Instruction musicale dont nous avons déjà parlé, s’exprime ainsi au chapitre XIXe, qui traite de ce sujet délicat : « On entend par tonalité, dit-il, l’effet d’un groupe ou assemblage de notes qui se reproduit sur l’échelle diatonique à des intervalles réguliers. Notre gamme par octaves est un exemple remarquable de tonalité, parce que les deux demi-tons occupent toujours une place invariable, et que la mélodie reçoit de cette régularité un certain caractère que l’oreille sait apprécier. Au point de vue scientifique, cette définition laisse beaucoup à désirer, puisqu’elle ne comprend pas la tonalité du plain-chant, dont le caractère est la mobilité des deux demi-tons ; mais elle suffit provisoirement pour donner à l’élève une notion qu’il lui sera facile de développer plus tard. M. Halévy creuse davantage ce sujet important, il en suit toutes les ramifications et en résume les effets dans un tableau où la génération des tons par les bémols et par les dièses frappe l’œil et saisit l’attention, mais le langage dont se sert M. Halévy pour traduire sa pensée est-il toujours en rapport avec l’intelligence de l’élève auquel il s’adresse ? pourrait-on affirmer que la définition que donne le savant compositeur de l’enchaînement des tons produits par les bémols avec ceux qui résultent de l’emploi des dièses, « pénétration réciproque des gammes bémolisées et des gammes diésées, produite par l’enharmonie, » soit facilement comprise d’un enfant de dix ou douze ans ? Nous nous permettons d’en douter. Toute cette leçon (la trente-cinquième), qui a pour objet de classer les différentes gammes qui sortent de la source primordiale, la gamme d’ut naturel, au moyen des accidens d’altération qui, parcourant deux chemins différens, vont aboutir à un rendez-vous commun (fa dièse ou sol bémol), est traitée de main de maître ; mais elle suppose chez l’élève des connaissances et une habitude de raisonner qu’il eût été plus sage de ne pas exiger encore. La définition de la gamme ou du mode mineur, cette pierre d’achoppement de tous les livres de théorie musicale, laisse aussi quelque chose à désirer. M. Mercadier nous semble résoudre d’une manière plus simple et plus pratique cette difficulté d’enseignement : En musique, dit-il, mode (du latin modus, manière), manière d’être ou modification, signifie le caractère qu’imprime à une gamme la place occupée par ses deux demi-tons constitutifs. Il est évident qu’en déplaçant les demi-tons on change la manière d’être de cette gamme, etc. « M. Halévy pénètre sans doute plus avant dans la nature de la gamme mineure lorsqu’il dit : Les deux tétracordes qui forment une gamme mineure ne sont pas semblables dans leur composition… L’intervalle, composé d’un ton et demi, qu’on remarque dans le second tétracorde, intervalle né du genre chromatique, est cause que la gamme mineure participe du genre chromatique. » La définition de M. Halévy, pour être plus scientifique, s’adresse au maître qui enseigne bien plutôt qu’à l’élève qui apprend. En résumé, les Leçons de Lecture musicale de M. Halévy et l’Essai d’Instruction musicale de M. Mercadier se suivent et se complètent l’un par l’autre. Si nous avions pouvoir d’assigner à ces deux traités un but d’utilité publique, nous conseillerions de mettre le petit livre de M. Mercadier dans les mains des enfans qui n’ont aucune notion de la musique, tandis que les leçons de M. Halévy serviraient aux classes des adultes, déjà préparés à recevoir une connaissance plus étendue d’un art qui parle à la raison autant qu’au sentiment.

Passer de la simple théorie aux livres qui s’occupent de l’histoire de la musique ou de la vie des musiciens, ce n’est pas une transition aussi brusque qu’on pourrait le croire au premier abord. Un homme de goût, M. le chanoine Goschler, a eu l’heureuse pensée de feuilleter avec respect la correspondance si connue en Allemagne de la famille de Mozart, et d’en extraire un petit volume intéressant qu’il a publié sous ce titre : Mozart, Vie d’un Artiste chrétien. On sait que la veuve du musicien le plus parfait qui ait encore existé a épousé en secondes noces un admirateur du génie de Mozart, M. de Nissen, conseiller d’état du Danemark, qui mourut à son four en 1826. M. de Nissen avait classé les papiers de la famille de Mozart et en avait formé un gros volume qui fut publié par sa veuve en 1828 à Leipzig. C’est dans l’ouvrage confus, mais rempli de faits et de documens intéressans, de M. de Nissen qu’ont puisé depuis lors tous les écrivains qui ont eu à s’occuper de la vie de Mozart. M. Goschler raconte dans une courte préface comment il fut amené à s’intéresser à la vie de l’auteur de Don Juan : il a lu successivement toutes les biographies de ce grand compositeur qui lui furent signalées. Je dois l’avouer, dit M. Goschler, je cherchais dans ces lectures plutôt l’homme que l’artiste, et tous les biographes me montraient l’artiste bien plus que l’homme. Tous exaltaient le génie, pas un n’appréciait le caractère ; tous analysaient minutieusement les œuvres, aucun ne parlait de l’âme candide de Mozart, de sa foi vive, de sa piété sincère, de son dévouement filial, etc. Si M. Goschler avait eu connaissance de l’étude publiée dans cette Revue sur Mozart et Don Juan, il aurait pu s’assurer que nous avons été le premier à signaler la noblesse de caractère qui distingue le père de l’immortel musicien, ainsi que l’union parfaite de cette famille pieuse et résignée, famille tout allemande et vraiment chrétienne, où régnaient l’ordre, la chasteté et le goût des belles choses, digne berceau du musicien de l’amour idéal[1]. En parlant du caractère élevé de Mozart et de l’influence qu’il a exercée sur la direction de son génie, nous disions encore : « Mozart était arrivé (en 1787) à cette heure suprême de la vie d’un grand artiste où sa main peut écrire couramment sous la dictée de son cœur et réaliser, comme il disait, les rêves de son génie. Son esprit profondément religieux, sa piété naïve, que n’affaiblissaient même point les déréglemens passagers où il tomba dans les derniers jours de sa vie, semblaient pressentir confusément l’approche d’une révolution qui viendrait détruire tout ce qu’il adorait. »

M. Goschler n’en a pas moins rendu un véritable service au goût et à la saine critique en mettant à la portée des lecteurs français un choix des meilleures lettres de la famille de Mozart, où se trouvent consignés tant de faits curieux et intéressans de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les lettres de Mozart surtout sont remarquables par une foule d’observations fines, judicieuses et profondes, d’où l’on pourrait extraire comme un résumé des règles immuables que ne doit jamais oublier un peintre du cœur humain. On lit dans une lettre de Léopold Mozart à sa femme du 30 juillet 1768 : « Cent fois j’ai voulu faire mes paquets et m’en aller (ils se trouvaient à Vienne) ; mais il a fallu démontrer que ce ne sont pas des imposteurs, des charlatans qui vont en pays étranger jeter de la poudre aux yeux, mais bien de braves et honnêtes gens qui font connaître au monde un miracle que Dieu a produit à Salzbourg. Voilà ce que je dois à Dieu, sous peine d’être la plus ingrate des créatures ; et si jamais, ce m’a été un devoir de convaincre le monde de ce miracle, c’est précisément en un temps où l’on se moque de tout ce qui s’appelle miracle. Ce n’a pas été une petite joie et un mince triomphe pour moi que d’entendre un voltairien me dire dernièrement avec stupeur : Eh bien ! j’ai enfin vu dans ma vie un miracle, c’est le premier. » Ces paroles sont de Grimm qui, seul à Paris, comprit toute la grandeur du génie de Mozart. On a souvent discuté et l’on discute encore tous les jours pour savoir quelle doit être la part de la poésie dans un drame lyrique. Voici ce que pensait Mozart sur ce sujet délicat : « Je sais que dans un opéra il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique. » Pourquoi donc les opéras bouffes italiens plaisent-ils partout, malgré les misères du libretto ? Parce que la musique seule y domine et fait tout oublier… Si nous autres compositeurs nous voulions toujours suivre scrupuleusement nos règles (qui étaient fort bonnes quand on ne savait rien de mieux), nous ferions d’aussi mauvaise musique que les poètes font de mauvais livrets[2]. N’a-t-il pas prévu le règne de l’art grossier de notre temps lorsque Mozart écrivait à son père en 1782 ces propres paroles : « L’ode (qu’il devait mettre en musique) est noble, belle, tout ce que vous voudrez, malheureusement trop boursouflée pour mes fines oreilles ; mais que voulez-vous ? Le juste milieu, le vrai en toutes choses, on ne le connaît, on ne l’estime plus nulle part. Pour obtenir du succès, il faut écrire des choses assez intelligibles pour qu’un fiacre puisse les retenir, etc. » On dirait presque une définition anticipée de la musique de M. Verdi. Tout le monde connaît cet admirable passage sur la mort que nous avions déjà cité dans notre travail sur le Don Juan. « Comme la mort, à la bien considérer, est le vrai but de la vie, je me suis depuis plusieurs années tellement familiarisé avec ce véritable ami de l’homme, que son image, loin d’être effrayante pour moi, n’a rien que de doux et de consolant ! Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la grâce de reconnaître la mort comme la clé de notre véritable béatitude, etc. Certes l’esprit qui pouvait s’élever à de pareilles considérations n’était pas indigne du génie qui a écrit le Don Juan et la messe de Requiem.

Il y aurait de curieux rapprochemens à établir entre certaines lettres de Mozart et quelques-unes de Weber. En étendant cette investigation à la vie de Beethoven, d’Haydn, de Gluck, de Haendel, de Bach, etc., on pourrait en extraire un vrai trésor d’observations, de remarqués et de menus propos où, à travers la diversité des génies et des caractères, on trouverait cette vérité générale qui est de tous les temps et de toutes les écoles. Nous qui avons souvent l’honneur d’approcher de Rossini et de Meyerbeer, deux esprits qui se valent par la finesse des aperçus, l’étendue et la solidité du jugement, nous pouvons affirmer que l’auteur de Guillaume Tell et celui de Robert le Diable n’ont pas deux manières de voir sur les vrais principes de l’art. Ce sont ces principes qui nous préoccupent aussi, nous, humble propagateur de la bonne nouvelle. Et tant que nous pourrons tenir une plume, nous ne ferons pas de lâches concessions au mauvais goût triomphant.

P. Scudo.

DICTIONNAIRE DE L’ADMINISTRATION FRANÇAISE, par M. Maurice Block[3]. — La France est de tous les pays celui où l’administration tient la plus grande place. Alors même qu’elle n’était plus gouvernée, elle continuait à être administrée. L’administration française, avec ses principes sagement établis, avec ses traditions modérées, avec son personnel bien discipliné, a survécu à tous les gouvernemens ; elle a traversé, sans trop de dommages, les plus violentes crises révolutionnaires, et les orages passés, c’est toujours par elle que l’ordre est promptement rentré dans l’état. Nous n’avons pas à examiner en ce moment si parfois : elle n’aurait point, par sa jurisprudence, dépassé le domaine de la législation générale et entrepris sur les libertés locales ou industrielles. En définitive, le système, tel qu’il a été constitué sous l’ancienne monarchie, renforcé sous le consulat et maintenu jusqu’à nos jours sous tous les régimes, a produit de bons résultats. Aujourd’hui les nations qui par tradition et par instinct s’étaient montrées le plus rebelles à l’action administrative imitent peu à peu l’organisation française, et en Angleterre même nous voyons, par les débats du parlement, que les idées de centralisation, d’intervention officielle de l’état, gagnent chaque année du terrain. En présence des intérêts multiples et souvent contradictoires qui se sont créés ou développés au sein des sociétés modernes, on a reconnu que l’ordre et l’équité, nécessaires au bien-être général, ne sauraient trouver de garantie que dans une autorité supérieure, complétant, pour les détails de l’exécution, les règles établies par la législation, procédant avec unité et discipline, fortement armée pour résister aux pressions illégitimes, et pouvant concilier dans une juste mesure les prétentions respectives de l’état et de l’individu.

Le Dictionnaire qu’a récemment publié M. Maurice Block, avec la collaboration de nombreux fonctionnaires, a pour but de présenter un exposé fidèle et suffisamment détaillé de la législation administrative. Ce n’est point, dit l’auteur, un traité théorique, c’est un ouvrage pratique, qui ne perd jamais de vue l’application. Nous avons en effet remarqué, dans la plupart des articles, une grande sobriété de considérations générales et en même temps une grande abondance de faits, de décisions, de textes applicables à chaque matière : or le lecteur ne perd pas son temps à lire l’opinion de l’écrivain, alors qu’il ne demande qu’un renseignement précis et approprié aux divers aspects d’une question. Le soin qu’a pris M. Block de solliciter la collaboration des membres de l’administration qui, par la nature de leurs fonctions, devaient avoir acquis une compétence particulière pour traiter chaque sujet garantit l’exactitude des textes cités, la saine interprétation des décisions et l’exposé fidèle de la doctrine administrative, qu’il n’est pas moins essentiel de connaître que la loi elle-même. De plus, chaque auteur, informé, par une pratique journalière, des points qui, dans l’application d’une loi ou d’un règlement, soulèvent le plus souvent des difficultés ou des incertitudes, a pu consacrer à ces mêmes points des éclaircissemens plus étendus. C’est donc un bon et utile travail qui vient s’ajouter, en les résumant et en les complétant, aux nombreux écrits publiés depuis vingt ans sur les questions administratives. C’est un guide que l’on peut suivre sûrement. Nous ne saurions apprécier en détail les articles qui composent ce Dictionnaire, et dont quelques-uns forment de véritables traités où sont indiquées, grâce à la publication récente du livre, les modifications assez nombreuses qui, depuis la constitution de l’empire, ont été introduites dans le système administratif. Qu’il nous suffise d’émettre une appréciation générale : indépendamment de l’intérêt particulier que présente chaque article, on trouve dans cet ouvrage, dont toutes les parties paraissent avoir été habilement combinées, l’occasion de jeter un coup d’œil général sur le mécanisme de l’administration française, et on peut ainsi se rendre compte de la nature et de la multiplicité des services qu’elle est appelée à rendre.

C. Lavollée.


  1. Voyez la Revue du 15 mars 1849.
  2. Dans son discours de réception à l’Académie française, Alfred de Musset a dit quelques mots pleins de justesse sur la part et le rôle de la musique dans une action dramatique : « Tant que l’acteur parle, l’action marche, ou du moins peut marcher ; mais dès qu’il chante, il est clair qu’elle s’arrête. Que devient alors ce personnage ? Est-ce un maître irrité qui gronde ? Est-ce un esclave qui supplie ? Est-ce un amant jaloux qui jure de se venger ? Est-ce une jeune fille qui s’aperçoit quelle aime ? Non, ce n’est rien de tout cela, et il ne s’agit plus de savoir quelle circonstance naît de la situation. C’est la colère, c’est la prière, c’est la jalousie, c’est l’amour que nous voyons et que nous entendons. La musique s’empare du sentiment, elle l’isole. Soit qu’elle la commente, soit qu’elle l’épanche largement, elle en tire l’accent suprême. Tantôt lui prêtant une vérité plus frappante que la parole, tantôt l’entourant d’un nuage aussi léger que la pensée, elle le précipite ou l’enlève ; parfois même elle le détourne, puis le ramène au thème favori, comme pour forcer l’esprit à se souvenir, jusqu’à ce que la Muse s’envole et rende à l’action passagère la place qu’elle a semée de fleurs. »
  3. 1 vol. de 1,600 pages, Paris 1856, librairie administrative de Berger-Levrault.