Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1851

Chronique n° 471
30 novembre 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1851.

Nous ne consentons pas à désespérer du gouvernement parlementaire aussi entièrement qu’il semble en vérité désespérer de lui-même. Nous ne nous Joindrons pas contre lui à ceux de ses membres qui atrectent presque de se plaire dans le dénigrement de leur mandat, dans la déchéance de leur caractère, et qui font étalage de leur impuissance croissante, comme s’ils voulaient qu’on la prît pour une abdication méritoire. Nous ne nous joindrons pas aujourd’hui plus qu’hier à ces ennemis invétérés de toutes libertés publiques, à nos adversaires de tous les temps, que nous voyons triompher si fièrement du désastre apparent de nos institutions les plus chères. Nous ne nous joindrons pas, contre ces institutions trop attaquées, à ces ennemis de fraîche date qui tâchent d’avoir l’air de les détester encore plus vite que la foule, qui se piquent à qui mieux mieux de leur infliger un dernier coup, qui se disputent l’honneur de contribuer chacun pour la plus forte part à déprécier les idées et les droits au mépris desquels ils se sont si à propos convertis. C’est un spectacle qui nous dégoûte même plus qu’il ne nous navre que d’assister, comme nous y sommes obligés, à cet assaut livré de tous côtés au régime représentatif : ici la grosse artillerie des injures banales lâchée par les niais importans, là les déclamations sonores ou perfides des charlatans et des aventuriers ; enfin, derrière ces capitans de l’armée assiégeante, les petites bonnes gens qui se guindent sur leurs petites jambes pour obtenir l’honneur de décharger à leur tour leur petite escopette, et de faire feu avec la poudre que leurs chefs d’emploi n’ont pas brûlée.

Tout ce monde ne se déchaînerait certes pas avec cette ardeur, si l’on ne pensait livrer une bataille déjà gagnée, si on ne sentait, et nous demandons grace pour une expression encore faible à côté de la réalité, si l’on ne sentait derrière soi le souffle d’une multitude hébétée qui haleté après le repos, fût-ce le repos sous un maître. Oui, nous ne l’ignorons pas, le repos dans le silence et l’inertie, le repos même sans la dignité, c’est l’objet très sincère du vœu le plus universel qu’il y ait à présent sur toute la surface du pays. Cet immense désir d’en finir avec l’agitation et l’inquiétude a grossi d’heure en heure dans toutes les âmes : il les a submergées comme une marée montante ; elles ont perdu dans ce naufrage le ressort nécessaire pour la vie publique. Nous avons nous-mêmes, à différentes fois, tristement signalé cette détente progressive qui s’opérait dans l’esprit de la France ; nous avons dit les bonnes et les mauvaises raisons qui justifiaient ou qui couvraient cette cruelle défaillance d’un peuple chez qui l’on venait pourtant de multiplier à l’infini le nombre des citoyens. Et maintenant, en face de ceux dont nous parlions l’autre jour, en face des adeptes et des séides que nous entendons nier du droit suprême de la souveraineté révolutionnaire tous les gouvernemens qui ne sont pas à leur convenance individuelle, il n’y a plus que la masse exaspérée de ceux qui, tremblans de peur ou de colère, ne demandent qu’à s’incliner devant un gouvernement quelconque, pour ne pas avoir à faire eux-mêmes un gouvernement durable, ceux, en un mot, qui offrent à tout prix leur démission de citoyens, pour qu’on les débarrasse du fardeau de la responsabilité civique. Il y a les classes laborieuses qui reprochent à la politique d’étouffer le travail, il y a les classes bourgeoises qui poussent le repentir d’avoir été quelque chose dans l’état jusqu’à solliciter la grâce de n’être plus rien ; il y a même une certaine aristocratie qui n’a jamais compris sa grandeur de la façon dont l’aristocratie anglaise comprend la sienne, et qui accueille toujours trop volontiers la diminution des libertés publiques, comme si c’était l’accroissement de sa fortune particulière. Tous ensemble ne font qu’un même concert pour accabler le gouvernement représentatif et lui renvoyer le tort de leur détresse avec l’outrage de leurs malédictions. Ce sont les bavards qui nous ont perdus ! s’écrient tous ces parleurs qui ont tant parlé, et chacun, dans son langage, critique à fond le droit des assemblées délibérantes, jette par-dessus le bord le régime libéral et proclame l’excellence d’un pouvoir sans contrôle et sans contrepoids. Nous retombons ainsi de plus belle sous la loi fatale qui a trop dominé jusqu’ici les destinées de la France. Le pouvoir exécutif n’a presque jamais eu chez nous devant lui que des émeutiers ou des adorateurs ; on en est à baiser les pieds du prince aussitôt qu’on n’en est plus à le fustiger : la servilité après la révolte ; un excès amène l’autre, et c’est cette lamentable vie entrecoupée d’excès si opposés qui nous conduit au néant. Ou la France périra, ou il faudra qu’à la longue elle erre acquis enfin la science de discuter sans s’insurger et de transiger sans s’avilir. C’est pourquoi, même sous le coup de ce débordement insensé qui le menace, nous garderons, quant à nous, au principe de l’institution parlementaire, notre foi la plus vive et la plus ferme. Nous voyons bien, à travers le flot d’imprécations qui roule sur le parlement, qu’il y a dans sa disgrâce et de la faute des circonstances et de la faute des hommes ; nous ne voyons pas à l’institution elle-même de vice radical qui la condamne. Nous faisons la part des circonstances, celle des hommes, et celle-ci, nous l’avouerons, nous la faisons souvent, dans notre for intérieur, plus sévère que nous ne le voulons dire ; mais, cette part faite, le régime de discussion, pour appeler la liberté par son nom le plus simple et le plus essentiel, le régime de discussion demeure encore, à nos yeux, l’unique ressource et l’unique salut des sociétés modernes. Nous le croyons très capable de survivre à toutes les atteintes, à celles de ses antagonistes, à celles même que lui portent, pour leur plus grande honte, par vanité, par légèreté, par envie, par tant de motifs quelquefois si misérables, ses défenseurs et ses héros. Nous croyons encore autre chose ; nous croyons que le régime de discussion n’aurait pas été plus tôt mutilé ou étouffé par quelque prérogative exorbitante, qu’il ressusciterait plus énergique, et les prosélytes les plus passionnés qui soupireraient après cette résurrection, ce seraient justement, nous en sommes sûrs, les citoyens honorables et bien pensans qui vont se récrier de toutes leurs forces contre cet oracle, tant ils sont persuadés aujourd’hui qu’ils veulent tout de bon la mort de la liberté. Conjurons-les donc de s’épargner la peine qu’il faudrait, plus tard, pour la faire revenir, en ne se donnant pas le mal qu’ils se donnent à présent pour l’immoler.

Nous plaçons, sous le bénéfice des observations qui précèdent, le récit des quelques scènes que nous avons maintenant à raconter, et que nous ne nous soucions pas, on le conçoit, d’allonger outre mesure. C’est le récit d’une déroute, la déroute de la majorité. Nous n’essayons, on le voit bien aussi, ni d’atténuer ni de dissimuler le déplorable bilan de cette quinzaine ; il vaut mieux, en pareille extrémité, confesser nettement sa misère : c’est la seule voie qui mène à prendre un parti sérieux. Il était encore permis d’espérer, il y a quinze jours, que la majorité subsistait ; il était du devoir de prêcher cette espérance : il n’appartenait qu’à M. de Girardin d’annoncer que la majorité s’allait au contraire dissoudre, et d’encourager les divisions publiques ou les lâchetés intimes en leur prédisant d’avance l’excuse d’un succès si funeste. M. de Girardin avait trop grandement raison. La majorité, qui subsistait il y a quinze jours, s’est hier définitivement démantelée : il n’y a plus de majorité, puisqu’il n’y a qu’une majorité d’une seule voix sur une question aussi vitale que l’organisation du droit de suffrage. Et, qu’on ne s’y trompe pas, cette disparition de la majorité au moment et de la manière dont elle s’accomplit, ce n’est pas une mésaventure ordinaire, ce n’est pas un accident qui se puisse réparer pour peu qu’on s’en mêle, un accroc, si l’on ose ainsi parler, dans l’existence de l’assemblée ; c’est un abîme qui s’ouvre, un abime où l’assemblée elle-même, la seconde assemblée de la seconde république française peut s’enfoncer tout entière en compagnie de cette majorité qui a disparu. Qu’on ne s’y trompe pas non plus d’autre part : si le pouvoir législatif coule bas à l’heure qu’il est, le pouvoir exécutif, sous lequel il semblera succomber, n’aura jamais couru de risque plus effrayant. Deux vaisseaux sont aux prises sur les eaux profondes de l’océan ; l’instant suprême, la minute de vie ou de mort pour le vainqueur, c’est souvent quand le vaincu saute ou sombre ; le gouffre qui engloutit le vaincu attire en quelque sorte et plus d’une fois dévore dans son tourbillon l’ennemi triomphant. Nous ne voudrions point pousser à bout la comparaison qui vient sous notre plume ; nous ne pouvons cependant nous empêcher de voir un péril incalculable pour le pouvoir exécutif dans ce vide immense et subit que l’assemblée laisserait après elle en s’évanouissant. Le pouvoir exécutif y pourrait bien tomber au moment même où ses flatteurs lui chanteraient victoire de leur voix la plus enthousiaste.

Cette dissolution de la majorité parlementaire, c’est pourtant bien en effet la victoire du pouvoir exécutif sur le parlement. Il ne servirait à rien de pallier la défaite, et les choses sont trop avancées pour qu’on ait à l’autre bord la modestie de cacher le succès. Il faut accepter le résultat tel que l’a voulu la fortune, et s’arranger en conséquence pour que ce résultat ne soit point aussi nuisible qu’il pourrait l’être à l’une comme à l’autre des deux parties engagées. S’il est encore une chance de remédier à cette défaite doublement ruineuse, c’est de bien voir sur quoi elle porte, et de saisir au juste l’endroit où elle a frappé. L’avantage décisif du président sur la majorité, sur le parlement lui-même, ce n’est pas d’avoir échappé à la proposition des questeurs, ce ne sera même pas tant, s’il y réussit, d’empêcher la discussion et le vote d’une loi pénale qui définisse sa responsabilité et celle de ses ministres : c’est d’avoir démoli par une simple indication de son bon plaisir tout l’édifice de la loi du 31 mai, qui était le point de repère, la citadelle de la majorité. La loi du 31 mai avait été adoptée par 433 voix contre 231 ; ce vote constituait, au milieu de l’année dernière, une majorité solide et compacte de 192 voix. Déjà, l’autre jour, lorsqu’il s’était agi de prononcer sur la loi nouvelle, dans laquelle le nouveau ministère, organe de la présidence, demandait, comme pour lever son tribut de joyeux avènement, l’abrogation radicale de la loi du 31 mai, déjà la majorité s’était trouvée réduite à 333 contre 347, pour défendre son principe et son œuvre. On pouvait cependant encore expliquer par des motifs plus ou moins spécieux ce soudain abaissement du chiffre primitif des hommes de la majorité, sans qu’on fût obligé d’admettre que les défectionnaires eussent dès-lors renié le drapeau qui les avait ralliés ; on pouvait supposer, nous aimions à croire, et nous nous sommes empressés de dire que ce n’était pas devant le maintien du principe qu’on avait reculé en si grand nombre, que c’était devant la brusquerie d’un procédé trop désobligeant pour le président de la république représenté par son ministère, nous voulions penser que ce n’était point la loi du 31 mai qu’on abandonnait, que les explications et les concessions de M. de Vatimesnil lui conserveraient dans le véritable débat, aussitôt qu’il serait introduit, la plupart de ses anciens adhérens, que beaucoup enfin s’étaient effarouchés, à la seule crainte de passer devant le pays pour des tracassiers et des querelleurs, en rejetant dès la première lecture, par une sorte de question préalable, une proposition émanée du gouvernement. Ces illusions bénévoles ne sont plus de mise à l’heure où nous écrivons ; le vote d’hier a tout éclairci et tout tranché.

Nous avons assez expliqué la haute importance politique de la loi du 31 mai ; maintenant qu’elle est en morceaux, dilapidée, anéantie, on comprendra peut-être plus tôt qu’il ne serait à souhaiter l’intérêt qu’on avait à la conserver intacte. Elle ne l’était déjà plus d’ailleurs, on l’avait laissé ébrécher aux points les plus essentiels, on avait dépassé à plusieurs reprises les concessions de M. de Vatimesnil, lorsqu’hier est arrivé le dernier coup. Cette loi à laquelle on avait été le plus qu’on avait pu, le sens de son origine, qu’on avait rendue aussi petite qu’il fallait, afin qu’elle n’eût qu’une apparence de vie ; cette loi amoindrie et insignifiante, qui n’avait plus contre elle que d’être une dérivation lointaine, un pâle reflet de la loi du 31 mai, pour cela même, et pour cela seul, elle n’a été votée qu’à la faveur d’une voix : 321 contre 320. Comment donc s’est réalisé ce grand déplacement ? Qu’est-ce que sont devenues les 192 voix de la majorité du 31 mai 1850 ? Nous nions absolument que ce soient les légitimistes de l’appel au peuple qui aient opéré ce miracle par la vertu de leur propagande ; nous nions que toutes les statistiques électorales aient pu soulever en assez d’esprits des scrupules assez vifs pour déterminer cette grosse débandade. Le miracle s’est opéré, dans le cœur du plus grand nombre, sous la même influence qui l’a produit dans le cœur de MM. Lacrosse, Fortoul et Casabianca, ces anciens soldats de la loi du 31 mai qui font aujourd’hui campagne contre elle, et qui ne daignaient pas même la voter hier, si mitigée qu’on la leur servît sous sa nouvelle forme. Que voulez-vous ? ils ont pour sûr la haine de la réaction et des vieux partis, selon le langage à la mode ; c’était bien la peine de commencer par en être la queue ! Le miracle s’est opéré, grâce aux paroles magiques du message présidentiel : le pouvoir exécutif a tourné de droite à gauche, tout en protestant qu’il ne faisait que rester en son juste milieu. Il a dû trop aisément constater aussitôt le degré d’attraction qu’il exerçait, et la quantité de satellites qu’il entraînait dans ce mouvement inattendu. Après la tentation d’insulter le pouvoir, il n’y en a pas de plus efficace parmi nous que d’aspirer à l’honneur de le suivre quand même. On ne manque jamais d’excellentes raisons pour le rattraper au plus vite, lorsqu’on n’a pas été des premiers à saisir le mot d’ordre. Les intermédiaires complaisans, les négociateurs en sous-main circulent et pérorent ; une conversion en provoque une seconde ; les enjôlés se font enjôleurs ; la maison se divise, et toute maison divisée périra. Nous avons énuméré dernièrement les griefs qui s’élevaient contre le message ; nous en avons un de plus aujourd’hui : le message a divisé la majorité. — Pourquoi, direz-vous méchamment, la majorité s’est-elle laissé faire ? — Vous avez bien raison ! C’est comme lorsqu’on accusait le roi Louis-Philippe d’avoir corrompu la France ; pourquoi, pouvait-on dire, la France s’est-elle laissé corrompre ? Cela n’a pas empêché que le vieux prince fût jeté hors du trône, et s’en allât mourir en exil, pendant que, pour notre part, nous nous débattions contre le fléau révolutionnaire. Si la faute a été partagée, n’est-ce pas justice que l’expiation soit commune ainsi que la faute ?

Cet anéantissement de la majorité dans la discussion et dans le vote de la loi des élections municipales ne s’explique cependant tout-à-fait que par la stupeur ah l’échec de la proposition des questeurs avait préalablement plongé l’assemblée. Le rapport de M. Vitet précisait on ne saurait mieux cette question délicate. Fallait-il ou non la mettre en avant ? Ce qu’il y a malheureusement de plus clair dans de telles complications entre des pouvoirs rivaux, c’est qu’il en est toujours un, selon le gré du moment, qui a l’air de céder trop quand il veut être pacifique, et de courir après le tapage quand il ne veut plus céder. L’embarras de celui des deux pouvoirs qui n’a pas le plus de crédit dans l’opinion, c’est de saisir à point l’instant où l’opinion se déclare satisfaite pour lui, et sa prudence consiste à n’aller pas au-delà, quoi qu’il en coûte à son honneur. Le rapporteur qui a soutenu devant l’assemblée que l’assemblée avait le droit de réquisition directe sur les troupes nécessaires à sa défense, et qu’elle en disposait, aux termes de la constitution, dans le sens le plus large, — les orateurs qui se sont rangés à l’avis de M. Vitet et de la commission, — les 300 membres qui ont voté pour lui, ont-ils plus consulté l’honneur que la prudence ? Évidemment oui, puisqu’ils ont été battus par cette coalition élyséenne et montagnarde que M. Vitet lui-même signalait avec l’accent indigné d’un honnête homme. Était-on libre, après cela, de préférer la prudence à l’honneur ? Était-ce pur plaisir de chercher une querelle que de réclamer pour le parlement une protection plus immédiate et plus sûre, lorsque le message venait de le dénoncer au pays, lorsque la circulaire du général de Saint-Arnaud le supprimait presque à la face de l’armée, lorsque enfin la majorité avait de plus en plus sujet de redouter la protection vainement désavouée dont la montagne couvrait la nouvelle attitude du pouvoir exécutif ? Tel est cependant le vent qui souffle en de certaines régions, que ces précédens accusateurs se sont effacés tout de suite, qu’on n’a presque plus songé aux torts du message, et qu’on a bravement instruit le procès de la loi des questeurs, en lui imputant d’abord d’être au premier chef une loi offensive, — une arme de guerre. On a évoqué les principes généraux de la discipline militaire, qui ne comportent pas, bien entendu, le partage du commandement, et l’on a oublié que les principes généraux n’étaient point de mise dans les circonstances exceptionnelles qu’il s’agissait de prévoir. On a oublié l’appui manifeste et tutélaire qu’on recevait de la montagne, le motif perfide qu’elle assignait ouvertement à cette aide peu généreuse dont elle favorisait le ministère, l’amère jouissance dont elle se vantait en prêtant son appoint au président de la république pour détruire la majorité du parlement. La prudence pouvait peut-être apercevoir plus tôt des symptômes assez notoires de ces dispositions trop complaisantes, et se désister à temps d’une poursuite au bout de laquelle il n’y avait plus qu’un revers ; — mais après la dernière déclaration prononcée par le général de Saint-Arnaud du haut de la tribune, après qu’on savait d’une façon si catégorique, pour le tenir d’une bouche si hautaine, que les rapports jusqu’ici établis entre l’assemblée nationale et l’autorité militaire venaient d’être si gravement altérés sur la seule injonction du ministre et à l’insu du parlement, la prudence alors n’était plus de saison, parce que le parlement n’avait plus qu’à soigner son honneur, et nous plaignons ceux qui ne l’ont pas fait. La montagne cependant n’avait pas de raison d’être si susceptible, et puisque la discorde ne pouvait qu’aboutir à son profit, le mieux que la montagne eût à faire, c’était d’envenimer la discorde, c’était de déchirer encore la plaie, afin de l’élargir toujours. Elle y a réussi, et de sa tactique, de son alliance en masse, s’est formée cette majorité des 408, qui, en se révélant, a du coup étonné, confondu, paralysé l’ancienne.

C’est dans cet état que l’on a pourtant abordé le chapitre des élections détaché par M. de Vatimesnil du texte de la loi d’organisation municipale et départementale. On se rappelle que c’était la méthode conciliante à laquelle on s’était arrêté pour soumettre derechef aux débats parlementaires le principe de la loi du 31 mai, ce principe que l’on n’avait pas même voulu discuter à propos de la loi de M. de Thorigny, parce que celle-ci le rayait. Nous avouons humblement que nous n’avons pas le courage de suivre l’assemblée dans les variations et les capitulations qui ont fait de son œuvre nouvelle cette belle chose qu’elle a failli rejeter hier après l’achèvement. On ne s’est pas relevé de la séance du 17 novembre, et l’on n’a pas senti qu’on se préparait un échec encore plus définitif, en abandonnant la loi du 31 mai qu’en perdant la partie sur la loi des questeurs. On s’est noyé dans les équivoques superflues et dans les transactions impossibles. On a rendu la besogne trop commode aux défectionnaires, on a été au-devant de presque toutes les exigences, et la commission, tantôt par l’organe de son rapporteur, tantôt par celui de quelqu’un de ses membres, a si bien sacrifié la plupart de ses principes d’il y a quinze jours, qu’on ne reconnaît plus du tout ses intentions primitives. La composition même de cette commission, qui, lorsqu’elle a été nommée, n’avait été destinée par personne à une tâche si ardue, donne le secret de ses incertitudes et de son impuissance. Les membres de l’extrême droite et de l’extrême gauche, M. Laboulie, M. Michel (de Bourges), ou M. Emmanuel Arago, délégués là pour étudier l’organisation communale, ne pouvaient traiter avec beaucoup de ménagement la loi d’élections politiques qu’un bizarre enchaînement de circonstances leur livrait par accident. Il avait d’abord été dit que la loi des élections municipales serait, à l’aide d’un simple amendement, toute la loi des élections politiques ; il sera fait maintenant deux autres lois distinctes, une pour les élections du département, une pour les élections générales. C’est du moins la dernière nouvelle ; mais que de contradictions et de vicissitudes pitoyables à chacune des séances où l’on a débattu tout le système : — la durée du domicile d’origine réduite à six mois au lieu d’un an, la preuve bornée non plus à l’inscription sur la liste du recrutement, mais à la production de l’acte de naissance, puis la facilité d’avoir à discrétion un domicile d’origine étendue sans plus de limites que n’en comportait le suffrage illimité du gouvernement provisoire, puis enfin le domicile d’adoption déclaré lui-même acquis après deux ans, malgré les efforts de M. de Kerdrel et de M. Faucher ! Comment s’étonner qu’après avoir ainsi battu constamment en retraite, on n’ait empêché hier que d’une voix le vote du domicile d’un an comme garantie suffisante pour l’exercice du droit électoral ? Ajoutez au tableau de cette retraite en désordre les clameurs de la montagne, qui n’a pris part à la discussion que pour l’interrompre par des scandales. Elle s’abstenait de voter, parce que rien ne la contentait encore dans ce gâchis dont l’assemblée lui faisait pourtant hommage sous les auspices du pouvoir exécutif : elle a renoncé à l’abstention aussitôt qu’elle a vu chance de combiner un jeu de scrutin qui coupât l’assemblée en deux. Voilà l’histoire de ce grand abaissement dont l’assemblée s’est frappée elle-même ; il n’en est pas qui nous ait été plus pénible à raconter.

L’abaissement de l’assemblée, est-ce bien après tout un avantage concluant pour le pouvoir exécutif, est-ce une victoire sans compensation et sans lendemain ? On le supposerait peut-être, à voir l’enivrement des subalternes, à lire ces articles de journaux pleins de mépris et de menaces pour le gouvernement parlementaire, lequel, soit dit en passant, ferait mieux de les ignorer tout-à-fait que de s’en occuper à demi. Que dirons-nous aussi du discours tenu par M. le président de la république en personne aux fabricans qu’il allait récompenser des succès obtenus à Londres par l’industrie française ? Si ce discours a, comme on l’affirme, réussi merveilleusement auprès de ceux auxquels on l’adressait, ce n’est pas seulement un signe de l’homme, c’est un signe du temps ; c’est la meilleure démonstration du vague qui s’est produit de plus en plus dans les idées, et de l’étrange penchant que nous avons aujourd’hui à prendre les paroles vides pour de grandes paroles.

Ce qu’il y avait cependant de très réel dans ces paroles, qui pourraient être trop fécondes en commentaires, c’était le sentiment d’une force que l’orateur semblait croire à toute épreuve, la conscience hautement avouée d’une sorte d’autocratie morale et sociale qui n’avait plus à compter avec aucune résistance. Encore une fois, est-ce donc la dispersion de la majorité qui peut justifier tant d’exaltation, et l’autocratie est-elle en soi aussi absolue qu’on la rêve ? Comment le serait-elle, quand les tacticiens de la montagne ont si bien réussi jusqu’à présent à prendre en main la balance des deux intérêts qui luttent l’un contre l’autre, quand ils font à volonté pencher la balance du côté qui leur plaît, — du côté du président et au détriment de la majorité dans la loi des questeurs et dans la loi électorale, — du côté de l’assemblée, nous assurent-ils, et au détriment de la présidence dans la future loi de responsabilité ? De leur propre aveu, de l’aveu plus vaniteux encore que téméraire échappé à leur fausse gloire, les montagnards s’estiment les maîtres de la situation et se flattent d’user dans de mutuelles revanches les deux pouvoirs conservateurs qui nous ont sauvés de leur joug. C’est au président de la république qu’il convient maintenant d’aviser. Puisse-t-il voir le péril qui est à côté de lui dans cette heure même où sa fortune semble l’inviter à lever la tête plus haut que jamais ! Que le président n’en doute pas : c’est l’égarer pour son malheur que de lui persuader qu’il gagnera quoi que ce soit à effacer toute autorité voisine de la sienne, dût-il employer dans cette destruction de pareils auxiliaires, et qu’il sera plus grand le jour où il demeurera tout seul vis-à-vis d’eux, fût-ce avec l’idée de les traiter le lendemain comme d’irrémissibles ennemis. D’autre part, si la majorité défaite hier retrouve encore un peu de vie, qu’elle s’emploie jusqu’au bout non plus à chercher des représailles pour lesquelles la force lui manque, mais à empêcher autant qu’il dépendra d’elle les fatales conséquences soit d’une intimité trop étroite, soit d’une lutte trop personnelle entre ces deux principes dont on ne saurait bien dire s’ils sont l’un à l’autre ou hostiles ou alliés, entre l’idée impérialiste et l’idée radicale ! Dans son meilleur temps, l’assemblée n’aura peut-être pas rendu de plus grand service au pays.

Pendant que nous nous consumons dans ces démêlés dont l’issue échappe à tous les regards, les états européens s’appliquent à se préserver du mieux qu’ils peuvent des difficultés de l’avenir. Nous craignons que le gouvernement prussien, dont les chambres viennent de se rouvrir, ne suive point la voie la plus sûre, et nous ne comprenons pas comment il réussira jamais à combiner ses états féodaux des provinces et des cercles ou du moins l’esprit qui a rappelé ces institutions vieillies avec l’esprit moderne qui préside dans le parlement central. Les jeunes royaumes constitutionnels, la Belgique, le Piémont, doivent se féliciter d’avoir accepté plus sincèrement le régime sous lequel ils vivent.

Le parlement sarde est maintenant en pleine session. Si nouveaux que soient les Piémontais dans l’usage du régime constitutionnel, ils ont su affranchir leur tribune des lenteurs qu’entraînait toujours chez nous le débat de l’adresse. Ils arrivent tout de suite au fait, à la manière anglaise, comme il convient à leur esprit pratique, toujours mieux disposé pour l’action que pour la parole. Malheureusement, cette expédition sommaire n’arrange pas une demi-douzaine d’avocats plus ou moins radicaux, qui, ne sachant plus où placer leur éloquence, se rabattent alors sur le droit d’interpellation. Ils en usent et en abusent, témoin M. Broflerio, le moins emprunté de ces tribuns, toujours un peu nos plagiaires, et le seul, à vrai dire, dont la verve excentrique et amusante ait quelque chance d’être écoutée. M. Broderio s’en est ces jours-ci donné de tout son cœur. Il a interpellé successivement d’abord chaque ministre en particulier sur tel ou tel point compris dans ses attributions spéciales, puis le cabinet en masse sur l’ensemble de la politique intérieure et extérieure. Par ce détour, M. Brotlerio a ressuscité les inconvéniens d’une discussion de l’adresse que la sagesse précoce des législateurs piémontais avait cru abolir. Il a donc causé finances, travaux publics, guerre, universilé, diplomatie, le tout du même aplomb. M. Farini, M. de Cavour et le général délia Marmora ont à grand’peine arrêté le débordement de cette faconde encyclopédique, comme l’a plaisamment nommée le ministre du commerce. Ils ont montré le vide caché sous cette ébullition de phrases ; l’orateur de l’opposition avait parlé de trop de choses pour en bien parler. C’est ce qu’ont prouvé les fermes répliques de M. de Cavour et du ministre de la guerre.

Quant à M. Farini, le nouveau ministre de l’instruction publique, accusé par M. Broderio de sacrifier les droits et les intérêts de l’université aux exigences du clergé en même temps qu’il est dénoncé ailleurs comme un corrupteur de la religion et de la jeunesse, il a répondu aussi d’une manière très précise. Le tact qu’il a déployé dans une situation assez délicate lui a même concilié beaucoup d’esprits que son entrée aux affaires avait plutôt indisposés. M. Farini est un homme des plus distingués et des plus considérés en Italie. En 1848, il faisait partie, comme sous-secrétaire d’état, de l’administration du comte Rossi à Rome ; il est l’ami de MM. Minghetti, Pantaleoni et des autres constitutionnels que la république romaine proscrivit avec lui. Le livre qu’il vient de publier, lo Stato Romano dal 1815 al 1830, a eu un grand retentissement, et les honneurs d’une traduction anglaise de la main de M. Gladstone. En donnant à M Farini dans le cabinet la place de M. Gioia, M. d’Azeglio était donc fondé à croire que les opinions bien connues du collègue qu’il s’adjoignait ne pourraient déplaire au parti à la fois libéral et modéré qui forme la majorité de la chambre des députés. L’objection sérieuse qu’il y avait contre M. Farini était tout autre. Il était à craindre qu’après la publication de son dernier ouvrage, on ne le rangeât au nombre des ennemis du pape, et que sa présence dans le cabinet ne devint ainsi un obstacle aux négociations avec Rome ; mais si maintenant l’opposition l’accuse de livrer l’instruction aux prêtres, n’est-ce pas à dire que ces imputations contradictoires sont de part et d’autre également fausses et exagérées ? M. Farini a été poursuivi et il a couru des dangers personnels à Rome, en 1849, à cause de l’attachement qu’il gardait au pape, et aujourd’hui parce que, dans un livre très bien fait d’ailleurs et très circonspect, il signale les abus du gouvernement romain, ainsi que les remèdes qu’il faudrait y apporter, on le transforme aussitôt en révolutionnaire. Aujourd’hui vraiment, M. Rossi lui-même encourrait le même reproche, et nous aurions presque envie de croire qu’il est mort à temps. Ce fanatisme intolérant fait mieux qu’on ne pense les affaires de M. Mazzini et des vrais ennemis du gouvernement pontifical, qu’il isole peu à peu en éloignant de lui ceux qui seraient ses partisans ou ses auxiliaires les plus raisonnables.

Pour en revenir à M. Farini, la véritable cause des difficultés qu’il rencontrera en Piémont, c’est qu’il est Romagnol. Voilà pourtant où l’on en est en Italie en 1851 ! Après les rêveries inapplicables de l’unité, après les plans beaucoup plus sensés de l’union et de la fédération, Romains, Lombards, Toscans, Piémontais, se retrouvent aussi divisés, aussi jaloux les uns des autres qu’au temps de Machiavel. On revient donc, en Piémont autant qu’ailleurs, à l’esprit de particularisme comme disent les Allemands pour nommer chez eux le même penchant. On est bien d’ailleurs réduit à reconnaître que l’issue de la campagne de Lombardie et les insupportables allures de l’émigration tapageuse, qui se comporte à Turin comme en pays conquis, justifient trop cet inévitable retour aux traditions plus positives de l’ancienne politique piémontaise. Si cependant les Piémontais de la vieille roche ne veulent plus entendre parler d’italianiser le Piémont, ce n’est pas une raison pour se refuser à fortifier l’influence du Piémont dans toute l’Italie, en lui assurant les bons services dont s autres gouvernemens italiens croient plus habile de se priver. De ce point de vue, nous regretterions que de mesquines antipathies prévalussent contre un homme de mérite dont le plus grand tort est de n’être pas né Sarde, et dont l’élévation n’est pourtant pas, après tout, sans exemple à Turin. M. Farini succède à un Napolitain, M. Gioia, et il compte parmi ses collègues un Vénitien, M. Palcocapa, ministre des travaux publics.

Les interpellations de M. Brofferio ont été closes, cela va sans dire, par un ordre du jour pur et simple, voté à une écrasante majorité. L’opposition fait plus de bruit que de mal à la tribune du parlement piémontais, et nous ne devons pas mesurer l’importance qu’on lui accorde à la large place que sa rhétorique occupe dans les colonnes des journaux. Ce sont là les ennuis de la liberté politique ; nous sommes toujours d’avis qu’elle vaut bien qu’on l’achète même au prix de ces désagrémens. Ces médiocres désagrémens ne sont mortels qu’aux peuples dont le bon sens et le patriotisme sont encore plus médiocres. Dieu merci, ce n’est pas le cas du Piémont. Des bruits fâcheux avaient couru sur la santé du président du conseil. La blessure qu’il a reçue en 1848 au siège de Vicence s’est rouverte, et l’on craignait que le soin de sa santé ne le contraignît à quitter les affaires. Nous espérons que ces appréhensions ne sont point fondées. La retraite de M. d’Azeglio, même pour un motif étranger à la politique, serait un événement très grave et très fâcheux ; elle donnerait le signal d’un changement regrettable, en quelque hypothèse que ce soit, car elle amènerait la défaite de l’un ou de l’autre des deux partis, du parti conservateur ou du parti libéral que l’autorité d’un beau nom, d’un caractère bienveillant et impartial, réunit et maintient en équilibre dans le parlement comme dans le cabinet du roi Victor-Emmanuel.

Le roi de Hanovre est mort le 18 de ce mois, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Cette longue carrière, dont il avait seulement passé la fin sur le trône, a été mêlée aux plus fameux événemens de notre époque ; l’histoire de ce prince tient essentiellement à toute l’histoire de l’Angleterre depuis les dernières années de l’autre siècle, à celle de l’Allemagne depuis tantôt quatorze ans. Ernest-Auguste, prince de Cumberland et de Teviotdale en Grande-Bretagne, comte d’Armagh en Irlande, roi de Hanovre après le décès de Guillaume IV, était le dernier survivant des fils de George III. Il avait eu beaucoup de part dans la confiance de son père, tant que celui-ci n’avait point perdu l’usage de ses facultés, et cette confiance lui avait été continuée par son frère George IV. Tout jeune encore, il servait dans les rangs de l’armée anglaise, lorsque commença la guerre entre l’Europe et la France. De 1794 à 1796, il se battit bravement en Flandre et dans les Pays-Bas, à la tête du régiment des chevau-légers de Hanovre, dont il était colonel. Il retourna sur le continent faire la triste campagne de Prusse en 1807. C’était à ce moment de sa vie un rude soldat, qui ne se ménageait pas. Il avait perdu un œil dans une rencontre auprès de Tournay ; dans une autre, auprès de Nimègue, assailli par un dragon français, il jette son sabre qui venait de se briser, prend l’homme corps à corps, l’enlève de dessus son cheval et l’emporte en travers sur le sien. Ces souvenirs de soldat ne tiennent d’ailleurs qu’une place fort secondaire dans l’existence du roi Ernest, qui appartient presque toute entière aux luttes et aux passions politiques dont l’Angleterre devait être le théâtre, aussitôt qu’on allait toucher à sa constitution.

Le duc de Cumberland avait la raideur et l’obstination de son père ; mais il n’avait pas, comme George III, ce fond d’habitudes et de mœurs privées, ce tempérament vraiment anglais avec lequel celui-ci se donnait volontiers pour un simple gentleman du Berkshire : il avait gardé une empreinte plus dure de l’origine allemande des princes de son sang. Il était allemand de sa personne, de ses goûts, de ses manières. Il y a tel instant de sa vie où on lui trouverait tout l’air d’un des mauvais petits souverains de l’Allemagne du XVIIIe siècle ; il devait pourtant, à l’heure de sa mort, compter dans le petit nombre des souverains allemands de ce siècle-ci qui n’ont point été au dessous de leur position. C’est qu’il avait gagné du moins à la pratique des vieilles institutions anglaises une sorte de droiture et d’inflexible consistance qui lui a fait un caractère distinctif, un vrai mérite au milieu des esprits vacillans et des contradictions perpétuelles de ses frères en royauté.

C’était un pur tory de la plus ancienne école, a staunch and sterling tory ; seulement il n’avait rien de ces qualités ou même de ces défauts britanniques avec lesquels il eût pu compenser ou couvrir l’impopularité de ses opinions. Aussi peu scrupuleux dans ses plaisirs que son frère George IV, il ne se conciliait point l’indulgence par la bonne humeur et la bonne grâce qui faisaient aimer son frère. Autant celui-ci était prodigue, autant le duc de Cumberland était économe et rangé dans ses dépenses. Il administrait avec sévérité le médiocre revenu qui constituait toute sa fortune, 12, 000 livres qu’il tenait du vote des chambres, — et qu’il a même gardées, une fois monté sur le trône de Hanovre, malgré les remarques désobligeantes qu’il s’est attirées par là. Il n’avait d’aucun côté l’humeur démonstrative et parleuse. Tout en voulant être un homme politique, il n’aimait point ces exhibitions bruyantes qui sont inséparables de la vie publique en Angleterre ; il ne lui allait pas de présider des meetings ou des dîners ; il lui manquait cette essentielle vertu d’un Anglais de distinction, d’être un bon chairman et de bien porter un toast. C’est ainsi que la physionomie du duc de Cumberland prit de plus en plus aux yeux de ses contemporains d’autrefois je ne sais quel sombre aspect, dont la mémoire ne s’est un peu effacée qu’à mesure que les colères qu’il avait soulevées ont elles-mêmes disparu de la scène. Les radicaux et les whigs l’exécraient. Les tories, qu’il protégeait de sa hautaine assistance, n’avaient alors pour lui qu’une affection très tempérée, qui ne les empêchait pas d’accueillir les rumeurs odieuses dont on essayait d’accabler sa réputation. Ce fut de la sorte qu’en 1810 circula sur son compte l’une des histoires les plus scandaleuses d’un temps trop fertile en scandales. Il fut sourdement accusé d’avoir tué un de ses domestiques. Une enquête dirigée par un homme qui jouait presque alors le rôle de tribun dans une certaine partie de la société, par M. Francis Place, le tailleur radical de Charing-Cross, démontra que c’était au contraire le duc qui avait failli être assassiné pendant son sommeil, et que l’assassin s’était ensuite lui-même coupé la gorge avec un rasoir ; mais la répugnance presque maladive que le duc de Cumberland avait à poursuivre publiquement les diffamateurs, et peut-être aussi son mépris pour l’opinion, laissèrent la calomnie se propager trop. De même, lorsqu’en 1830 la couronne passa sur la tête de Guillaume IV, dont les inclinations libérales étaient d’avance bien connues, le duc de Cumberland se trouva tout aussitôt en butte aux soupçons les plus injurieux pour sa loyauté de prince et de sujet. M. Joseph Hume l’accusa ouvertement de viser à changer l’ordre de la succession et de tramer un vaste complot à l’aide des loges orangistes dont il était le grand-maître. La vérité est que les tories les plus extrêmes, privés de l’appui qu’ils avaient eu sous George III et George IV dans les sympathies personnelles du monarque, comptaient naturellement, pour le remplacer, sur l’attachement opiniâtre que le duc de Cumberland avait voué à leurs principes. Tous ceux qui croyaient, et peut-être n’avaient-ils pas tort, que le maintien de la constitution anglaise tenait au maintien des bourgspourris et des sinécures, tous ceux qui ne voulaient entendre parler ni d’émancipation religieuse, ni de réforme électorale, tous ceux qu’épouvantait Cobbett, qui détestaient Brougham, qui murmuraient le reproche d’apostasie contre un roi whig, tournaient les yeux vers le duc de Cumberland, qui était le prince selon leur cœur. Le duc avait en effet combattu à outrance le bill d’émancipation catholique de 1829 ; il avait déclaré « qu’on ne pouvait plus avoir confiance dans les hommes dangereux qui apportaient au parlement cette mesure fatale. » Il rompit même alors d’une façon éclatante avec le duc de Wellington, et résigna le commandement des horse-guards. Il ne lutta ni avec moins d’énergie, ni avec plus de succès contre la réforme électorale de 1831, contre la réforme des corporations municipales, contre la nouvelle loi des pauvres : c’étaient, à son sens, autant de mesures spoliatrices. Rien cependant n’eût été plus contraire à toutes ses idées que de ne point accepter sans arrière-pensée ce qui était une fois devenu la loi positive ; il ne connaissait et ne comprenait rien au-delà. Le jour où lord John Russell lui annonça que les loges orangistes d’Irlande ne seraient plus autorisées par la loi, le duc de Cumberland répondit qu’il était prêt à exécuter la loi « telle que l’avaient faite les trois états du royaume, the three estâtes of the realm. » Sa science constitutionnelle ne dépassait point les limites du vieux droit représentatif, mais elle s’attachait à ce vieux droit comme à la forte base de l’état.

Tels étaient les auspices sous lesquels le duc prit le gouvernement du royaume de Hanovre, dont la loi germanique excluait la reine Victoria, sa nièce. La constitution hanovrienne de 1819 avait été élargie en 1833 par le duc de Cambridge, qui administrait le pays au nom de Guillaume IV, Le nouveau roi commença par supprimer, sans autre forme de procès, la charte de 1833, qui lui déplaisait, d’abord parce qu’elle était l’oeuvre de son frère, et surtout parce qu’elle ne s’accordait point assez avec ses principes de monarchie aristocratique. On sait l’histoire des sept professeurs de Goettingue qui protestèrent en pure perte contre la violation du pacte dont le Hanovre jouissait depuis quatre ans. On se rappelle peut-être l’impression que produisit alors dans toute l’Allemagne la brutalité avec laquelle ils furent expulsés de leurs chaires et presque de leurs logis. En Hanovre même, ils ne furent point autrement soutenus. C’est un pays essentiellement agricole, une population de paysans et de seigneurs, grands et petits, où les classes industrielles et commerçantes ne sont qu’une minorité dépourvue d’influence. L’armée, recrutée dans les campagnes, commandée par la jeune noblesse, est entièrement dévouée à la personne du prince. Le coup d’état de 1837 ne rencontra donc pas de résistance, et d’ailleurs le roi Ernest, revenu à la charte de 119 qui lui donnait plus de satisfaction, s’appliqua scrupuleusement à l’observer, et, si peu libérale que fût cette constitution, il se montra, dans les termes qu’elle admettait, un roi très constitutionnel. D’autre part, ne cherchant point à faire quand même d’un pays agricole un pays de manufactures, il épargnait à ses sujets le poids onéreux du régime de protection. L’union douanière dont le Hanovre était le centre, le Steuerverein, maintenait le principe de la liberté commerciale contre les protectionnistes du Zollverein prussien, et les empêchait de céder autant qu’ils eussent fait sans ce voisinage aux exigences tout-à-fait prohibitives de l’Allemagne du midi. Le traité conclu le 7 septembre dernier entre le Zollverein et le Hanovre n’a dissous le Steuerverein qu’au prix d’un notable abaissement dans les tarifs de l’union prussienne, et la politique douanière du Hanovre n’y a rien perdu. On peut dire sans doute que c’était une politique anglaise, et les patriotes protectionnistes de la grande patrie allemande ont cent fois anathématisé les séparatistes du nord. Le Hanovre en particulier ne se plaignait point. Aussi, lorsque vinrent les révolutions de 1848 et 1849, plus heureux que ses voisins de Berlin et de Cassel, le roi Ernest-Auguste resta paisible sur son trône. Il accepta un ministère plus en rapport avec les circonstances nouvelles, et, assisté de simples bourgeois, M. Detmold, qui fut chargé d’importantes missions au dehors, M. Stuve, qui dirigea surtout l’intérieur, il prit pour tâche de se maintenir dans un sage équilibre entre tous les courans contraires, entre les exigences extrêmes et changeantes des cabinets et des opinions, ne uivant jamais jusqu’au bout ni les unes ni les autres, et leur résistant plutôt que de se laisser emporter. Au dedans, il ne céda que ce qu’il était impossible de ne pas céder, et, les concessions accordées, il ne les reprit pas. Même après la retraite de M. Stuve, il continua les travaux d’organisation administrative commencés par le ministre dont il se séparait pour battre en brèche la prérogative féodale dans ses derniers retranchemens. Les chevaliers hanovriens réclamèrent, comme on sait, dans ces derniers temps, auprès de la diète, en faveur de leurs privilèges abolis ou menacés, et leur cause, toujours pendante, a sans doute aujourd’hui des chances meilleures. Le vieux roi ne s’était pas du tout ému de leurs instances, et, comme il n’avait point parlé le langage de la révolution durant la fièvre révolutionnaire, il ne voulut pas non plus parler celui de la réaction insensée qui risque de prévaloir en Allemagne. Tous les princes allemands n’en pourraient autant dire. De même, dans ses relations avec les deux cours de Vienne et de Berlin, le roi Ernest-Auguste ne s’est jamais donné au point de ne pouvoir plus se reprendre, et, au milieu des complications de ces dernières années, il a voulu par-dessus tout réserver à son royaume une assiette indépendante. Il avait commencé par suivre l’impulsion prussienne, par accéder, sous la haute main de la Prusse, au projet de cette unité allemande qui n’allait à rien moins qu’à exclure l’Autriche de l’Allemagne ; mais, lorsque l’Autriche reprit le dessus et balança la fortune de la Prusse, bientôt tout-à-fait compromise par les incertitudes et les équivoques du cabinet de Berlin, le roi de Hanovre entra dans l’union des quatre rois, formée, si l’on s’en souvient, contre l’union prussienne. Ce fut ce rapprochement du Hanovre et de l’Autriche qui fraya les voies à la prépondérance autrichienne dans les affaires du Holstein et de Cassel. M. Stuve, qui ne s’était point assez prêté à ce changement de front, fut remplacé par M. de Munchhausen, sans que cette phase nouvelle de la politique extérieure modifiât ou suspendît l’œuvre de réformation entreprise au dedans. Puis, tout récemment encore, le roi Ernest avait semblé derechef incliner vers la Prusse par ce traité du 7 septembre qui rattachait au Zollverein l’union douanière hanovrienne. L’ascendant de l’Autriche à la cour de Hanovre ne peut plus maintenant que gagner toujours, et c’est à l’influence très directe de la cour de Vienne qu’il faut attribuer l’avènemnt du nouveau ministère que le fils du roi Ernest, le roi George V, a, dès les premiers jours de son règne, appelé près de lui. Ce prince, affligé d’une entière cécité, est réduit à gouverner dans des conditions tout-à-fait exceptionnelles, entouré d’un conseil dont le secrétaire a mission de contresigner, sous sa responsabilité, la signature du souverain aveugle. C’était même la difficulté de ces arrangemens à la fois domestiques et politiques qui avait un instant suggéré aux princes de la maison de Cambridge quelque espoir d’arriver au trône de Hanovre, et la charte de 1833 paraissait donner raison à ces calculs par une clause spéciale ; ce fut encore un motif de plus qui poussa le roi Ernest à l’abroger si vite, et depuis lors il s’était constamment, minutieusement occupé du soin d’assurer la couronne dans sa dynastie, malgré l’infirmité du prince héréditaire. Le roi George a été de bonne heure exercé, avec l’habileté la plus ingénieuse, à dissimuler autant que possible, aux autres et presque à lui-même, la perte du sens dont il est privé. Il a épousé une princesse de Saxe-Altenbourg dont il a un fils, âgé de six ans. La reine passe pour une personne très active, en même temps qu’elle est très dévouée à la cour de Vienne. On conçoit l’autorité qu’elle ne peut manquer de prendre et le sens dans lequel elle en usera. Ainsi M. de Munchhausen a cédé la place à M. de Schele, le fils de celui qui, en 1837, aida le roi Ernest à détruire la constitution de 1833. Ce nom seul est assez significatif, et les réformes intérieures, les organisations, comme on les appelle en Hanovre, risquent fort de disparaître dans ce revirement. Nous ne voulons pas croire cependant encore que le nouveau cabinet aille jusqu’à choisir pour maxime de conduite l’arrogante devise des hobereaux hanovriens : « tout par et pour la noblesse. » Il n’en est pas moins vrai que le roi vient d’annoncer qu’il prenait lui-même le commandement de l’armée, ce qui signifie simplement qu’il l’ôte des mains du ministre responsable, pour en disposer selon sa seule volonté, il n’y a là rien de moins qu’une de ces grandes réserves monarchiques que les princes allemands se ménagent contre le principe des constitutions parlementaires. Nous traçons avec quelque détail ce tableau des choses et des hommes du petit royaume de Hanovre ; nous nous sommes arrêtés volontiers devant cette figure caractérisée du roi défunt ; c’est une figure naturelle et vraie. Il était fort simple qu’elle ne plût pas à tout le monde : si amoureux de despotisme que soient à cette heure nos bourgeois français, nous doutons même qu’ils s’accommodassent long-temps d’allures pareilles à celles qu’avait souvent le feu roi Ernest ; mais, faite comme elle était, cette personne originale était du moins tout d’une pièce, sans masque, et pour ainsi parler sans placage. Ces physionomies sincères deviennent de plus en plus rares de nos jours ; l’histoire du monde se remplit d’acteurs qui jouent un rôle de convention en se dupant eux-mêmes par leur propre vanité presque aussi complètement qu’ils voudraient duper les autres par leur fantasmagorie. L’histoire touche ainsi, en mille endroits, au mélodrame, parce que ses modernes héros faussent les situations les plus réelles à force, de systématiser, de dramatiser leur personnage. Voyez M. Kossuth tel qu’il apparaît définitivement à l’Europe, au moment d’aller exécuter en Amérique une représentation nouvelle. Est-il maintenant une figure plus mélodramatique et plus fausse ? Tout son talent, son imagination, sa souplesse, son éloquence, n’ont abouti qu’à laisser chez ses plus chauds admirateurs, quoi ? une sympathie plus vive pour la Hongrie, pour l’indépendance constitutionnelle et nationale des Magyars ? non, si l’on est franc, mais une sorte d’enthousiasme de dilettante pour la verve de l’orateur qui vocalisait si merveilleusement sur tous les tons. M. Kossuth a déconcerté sans relâche ceux qui ont eu la prétention de le mettre d’accord avec lui-même pour faire de ce patriote quelqu’un de plus grave qu’un artiste politique. Il s’est promené trop long-temps en Angleterre et a pris l’un après l’autre trop de visages différens pour être bien vrai sous aucun d’eux, ou, pour mieux dire, il s’est rabattu au seul rôle dont on puisse toujours se tirer avec des phrases : il était arrivé à Southampton en personnage constitutionnel, il en est reparti en tribun radical.

Venons à nos nouvelles de Chine. On s’occupe toujours à Canton des troubles du Kwang-si. On assure que la bande de brigands qui désolait cette province a pris des proportions formidables. Ces insurgés auraient, dit-on, saccagé la ville de Kwei-lin-fou, capitale de la province. Le gouverneur général Seu était parti pour essayer, en intervenant de sa personne auprès des rebelles, d’arriver enfin à quelques résultats. Seu n’est pas un grand général, mais c’est un habile homme. Chinois jusqu’au bout des ongles, et très bien fait pour venir à bout de ses compatriotes sans avoir le chagrin de les combattre. On a beaucoup ri, à Hong-kong et à Canton, de la simplicité des journaux anglais, qui ont transformé en mandarin du Céleste Empire un couli ou artisan embarqué sur la jonque le Ki-ing. Le mandarin Hising, ce parfait gentleman chinois, cet illustre étranger présenté à la reine et au duc de Wellington comme le délégué de l’empire du Milieu, et supportant son rôle avec un si complet sang-froid, avec une sérénité si narquoise, ce mandarin improvisé aura du moins prouvé quelque chose : c’est que l’Angleterre, à compter les ministres et les membres du parlement aussi bien que les cockneys de Londres, ne connaît pas plus la Chine que la Chine ne connaît l’Angleterre. Les progrès des missions françaises dans cet extrême Orient sont toujours chèrement achetés. Le gouveinernent chinois continue à montrer des dispositions hostiles envers les chrétiens ; mais l’insurrection du Kwang-si lui inspire de vives inquiétudes et fait diversion à ses projets contre les Chinois catholiques. Dans les missions annamites, le sang a coulé de nouveau. Le 1er  mai 1851, M. Augustin Schœffer, arrivé depuis trois ou quatre ans au Ton-king, a été décapité. En Corée, un diacre indigène a cependant pu pénétrer dans sa patrie, où il va tâcher de frayer encore à ses maîtres des voies trop souvent ensanglantées. Il serait d’ailleurs question de rapprocher encore du théâtre de ces périls le principal siège des missions. Le procureur des lazaristes s’est rendu à Ning-po, afin d’examiner s’il ne pourrait pas transporter dans cette ville la procure de Macao et l’établissement des sœurs de Saint-Vincent de Paul.

ALEXANDRE THOMAS.

Considérations sur l’idée et le développement historique de la philosophie chrétienne, par le docteur H. Ritter, professeur à Gœttingue[1]. — L’ouvrage traduit par M. Nicolas est une exposition sommaire des rapports divers dans lesquels se sont trouvés la philosophie et le christianisme depuis l’avènement de cette religion ; c’est aussi une sorte d’introduction à la philosophie allemande. À ces deux titres, il se recommande également à notre attention. La philosophie, chez les peuples chrétiens, compte, d’après M. Ritter, trois époques principales en chacune desquelles son attitude est fort différente. La première époque comprend elle-même deux périodes, dont l’une, qui se ferme avec les temps antiques, nous présente la philosophie luttant, unie à l’église, contre l’immixtion des idées païennes et concourant à la formation du dogme. Trois points la préoccupent surtout alors : le dogme de l’unité divine, le dogme de la rédemption humaine, l’idée de l’unité du génie humain. Dans l’autre période, c’est-à-dire dans le moyen-âge, les bases de la foi étant posées, la raison n’eut plus qu’un devoir : se ranger à son service. Sous le nom de scolastique, la philosophie démontra purement et simplement les doctrines de l’église, sans emprunter rien d’Aristote, qu’elle disait son maître, sinon son instrument logique. L’époque théologique se clôt ici ; avec la renaissance commence pour la philosophie une nouvelle évolution. La science, restée jusqu’alors dans le sanctuaire, en sort, et ses yeux, qui ne s’élevaient que vers Dieu, se portent sur le monde. Devant son regard curieusement investigateur bien des voiles tombent ; l’antiquité se découvre aux temps modernes, une terre inconnue apparaît aux vieux continens, tandis que la nature révèle à l’homme des secrets qui l’étonnent. La philosophie a cru voir au-delà de la foi ; cela décide de sa direction future. Son premier soin sera de se faire son domaine à part de celui de la religion. Bacon et Descartes ne rejettent pas le divin, ils l’écartent pour exercer au dehors plus librement leur pensée. Cependant après l’heure de la sagesse celle de l’hostilité sonne. Les philosophes du XVIIe siècle ont poussé de préférence l’esprit humain vers l’observation des phénomènes physiques et des lois mathématiques : leurs successeurs, au siècle suivant, nient le surnaturel, n’admettent pour la certitude qu’une base, le monde extérieur, qu’un principe pour la connaissance, les sens.

À ce moment naît avec Kant la philosophie allemande et s’ouvre une dernière époque philosophique dont le caractère propre, au dire de M. Rilter, consistera à réunir les tendances opposées des époques antérieures, la tendance théologique et la tendance à l’étude de la nature. L’école sensualiste, essentiellement objective, plaçait le moi dans la dépendance du non moi, puisque, d’après elle, toute connaissance venait à l’homme du dehors par l’intermédiaire de ses sens, et que nous ne jugions des choses que par la simple réflexion en nous des phénomènes du monde sensible. Kant démontra, en opposition à de telles idées, qu’une fois dans notre esprit, les sensations y prennent les formes de l’esprit même, qu’elles s’y transfigurent en objets extérieurs ; que, loin donc de dépendre du non moi, le moi le crée en réalité pour nous. De cette critique sceptique, quelle théologie pouvait sortir ? On va l’apprendre de la bouche de Fichte, disciple du philosophe de Kœnigsberg, qui, de l’aveu de M. Ritter, poussa plus loin la partie transcendante de la doctrine de Kant, et travailla à développer d’une manière plus positive ce que celui-ci n’avait établi que dans des formes tout-à-fait générales. « Il n’existe que le moi, c’est-à-dire le sujet pensant, et le non moi, c’est-à-dire le monde extérieur. C’est le moi qui se crée lui-même en prenant conscience de soi ; mais, en se créant par l’activité de la pensée, le moi crée, par ce même acte, tous les objets extérieurs. Du moi jaillit l’existence de tout ce qui peut être pensé. Dieu est une des choses qui peuvent être pensées, et Dieu appartient au non moi…Dieu, c’est donc la pensée humaine ayant l’idée de Dieu. »

Ne nous laissons point éblouir ici par la forme sophistique du discours. M. Proudhon, en les empruntant à l’Allemagne, nous a habitués à ces manières de dire familières à des gens moins préoccupés dans leurs paroles d’un désir d’exactitude scientifique que de frapper les imaginations. Fichte, il faut lui rendre cette justice, n’a point prétendu que Dieu fût créé par l’homme dans son existence même, chose trop absurde en vérité, mais seulement que l’image que nous nous en faisons est le pur produit de notre intelligence, variant de siècle en siècle et de peuple à peuple, d’où le mot d’Hegel ; Dieu n’est pas, il devient. Tel est aussi le mot de la soi-disant théologie allemande. Mais appeler un pareil système de ce nom, le peut-on bien ? Et ne fait-on pas de la sorte une volontaire confusion de la théodicée des philosophies et de la théologie des religions, dont l’une flotte dans ses doctrines à tous les vents de la libre raison, et l’autre se maintient immobile dans ses dogmes sous la garde de la foi ? Les philosophes allemands devaient pourtant invoquer quelque titre à l’appui de leur prétention de théologiens, et de théologiens chrétiens ! Leur

titre, c’est leur effort pour s’appuyer sur la révélation positive afin de poursuivre le développement historique des idées religieuses, leur parti-pris de chercher dans le commentaire vivant du vieux dogme l’accord de la raison et de la foi. Se trompent-ils ou non ? Nous penchons pour l’affirmative. Nous n’avons pas plus de confiance dans un accouplement monstrueux de la philosophie et de la religion que dans les croyances religieuses issues d’une pure démonstration logique.
p. rollet.
V. de Mars.
  1. Traduction de M. Michel Nicolas, Paris, chez Marc Dacloux, 2, rue Tronchet.)