Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1851

Chronique n° 470
14 novembre 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1851.

M. Victor Hugo qualifiait l’autre jour, avec toute la pompe de sa parole creuse et sonore, le conflit engagé sur la loi du 31 mai : il l’appelait, et il ne savait pas sans doute jusqu’à quel point il entrait par hasard dans le vrai, tout en faisant une phrase ; il l’appelait le duel de la loi, forme périssable, contre le droit, principe éternel. L’autre jour aussi, non pas en France, mais en Prusse, non pas dans un club ultra-républicain, mais dans un journal ultra-monarchique, la même sentence apparaissait presque sous les mêmes mots, écrite de la main de M. de Gerlach, l’un de ces conseillers irresponsables qui ont été si funestes au roi Frédéric-Guillaume IV. S’abandonnant en aveugle à la fougue de ses passions rétrogrades, comme M. Victor Hugo s’enivre du bruit de son éloquence démagogique, M. de Gerlach recommandait au prince de ne tenir son serment constitutionnel qu’autant qu’il pourrait l’accorder avec les prescriptions du droit éternel, du vieux droit divin des couronnes. Il disait de ce droit des rois justement la chose que dit M. Victor Hugo du droit divin des peuples, du prétendu droit inné au suffrage ; il le déclarait supérieur à toutes les lois positives par lesquelles on pourrait vouloir ou l’on aurait voulu le modifier : Que la légalité positive s’efface devant le principe éternel du droit, que la lettre cède à l’esprit !

Ce rapprochement n’est pas si fortuit qu’il semblerait l’être : il y a maintenant, de tous les côtés en Europe, une disposition pernicieuse à proclamer, pour le besoin d’une cause ou de l’autre, des droits antérieurs et supérieurs que chacun entend à sa façon, et dont tous s’autorisent pour se dégager des strictes obligations du droit formellement établi. Ce ne sont pas seulement les chartes républicaines, ce sont les théories des docteurs et des courtisans de l’absolutisme qui élèvent ainsi bien au-dessus du texte matériel de la loi vulgaire ces droits antérieurs et supérieurs qu’on ne précise pas, qu’on ne définit pas, et dont le vague se prête si merveilleusement aux ambitions chimériques des Césars ou des multitudes. Or, il n’y a point de société possible sous cet empire obscur du droit abstrait, pas plus une société restaurée dans le goût féodal qu’une société régénérée dans le goût des radicaux. Une société ne vit pas de songes eu l’air, elle vit d’une loi écrite, comme l’homme vit de pain. Ce n’est point assurément parce que la loi est écrite qu’elle est une sauvegarde et une force, c’est parce qu’elle correspond autant qu’il est dans la faiblesse humaine aux sentimens impérissables de l’ordre et de la justice. Que si vous ne trouvez point la part de la justice assez largement faite, servez-vous de la loi pour réformer la loi ; mais n’allez point prêcher que la loi n’est rien, qu’elle ne compte pas, qu’elle n’astreint pas, et qu’il faut s’incliner de préférence devant ce droit supérieur que l’on suppose sans l’expliquer, que l’on remet au jugement de chaque individu, et qui, par cela même, livré comme il l’est au caprice des interprétations individuelles, ne saurait jamais devenir la règle de l’état. Non, nous ne voulons pas dans l’état, si l’on ose ainsi parler, cette règle irrégulière ; nous ne voulons pas accepter qu’après que la loi aura été conçue, discutée, sanctionnée par les pouvoirs légitimement institués pour la rendre valable, il soit encore loisible au premier apôtre ou au premier tribun de la fouler sous les pieds et de dire : Ce n’est que la loi, ce n’est pas le droit. Nous disons, nous, qu’il n’y a point de droit contre la loi, et qu’en un temps où il n’est pas toujours facile de démêler son devoir, on est encore trop heureux de posséder cette claire et visible lumière de la loi pour guider sa conscience. Nous n’avons pas d’illusion sur le prestige ou même sur le mérite des lois qui sortent de nos grandes assemblées modernes, nous ne les croyons pas toutes également vénérables et parfaites ; nous assistons de trop près au travail d’où elles émanent, nous sommes trop avant dans les secrets de leurs auteurs, nous avons trop aisément la clé de leur origine et de leur signification. Telles qu’elles sont pourtant, si mauvaises qu’on les prétende et que nous les connaissions, nous aimons mieux encore nous y tenir et les prendre pour inviolables que de les sacrifier à l’autorité arbitraire de ce droit transcendant que l’on invoque contre elles. Il est sage d’être en garde vis-à-vis de quiconque se réclame ainsi du droit éternel sous prétexte d’en faire jouir les autres : c’est plus souvent parce qu’il espère commander que parce qu’il a l’envie d’obéir. Sous les dehors dont se pare le missionnaire du droit éternel sous le manteau d’une foi si sublime, nous n’avons presque jamais vu que la fantaisie et quelquefois la rage de la domination. La mission même qu’il s’attribue est l’argument révolutionnaire par excellence : c’est l’exaltation de l’orgueil personnel s’appuyant, pour nier la règle commune, sur cette règle mystérieuse et souveraine du droit antérieur et supérieur.

C’est parce que nous comprenions tout le danger qu’il y a dans cette sorte d’argument, que nous nous sommes toujours abstenus d’y recourir, même lorsque la loi n’avait point notre affection. Nous ne pouvons nous vanter d’une sympathie bien profonde pour la constitution de 1848 : nous en avons ardemment sollicité la révision ; nous nous sommes bien gardés de la demander jamais en vertu de ces maximes avec lesquelles on renverse au lieu d’édifier. Nous avons demandé la révision légale, persuadés qu’on ne doit jamais désespérer de la légalité, persuadés par-dessus tout que la légalité, si lente, si laborieuse qu’elle soit, est encore un plus sûr chemin pour une nation que les voies de hasard et d’aventure où l’on peut l’entraîner en lui répétant qu’il n’y a point d’obstacles contre le droit suprême dont elle est naturellement investie. Ce violent conflit entre la légalité positive, qui seule fixe, qui seule détermine le droit, et l’idée révolutionnaire d’un droit indéfini, qui réside confusément au sein de la nation, qui brise et supprime à volonté tout ordre légal, — ce conflit s’est donc élevé sur la loi du 31 mai : il s’est élevé avec tout le sens que lui prête l’expression de M. Victor Hugo. Nous regrettons d’avoir à dire que le président de la république, qui l’a provoqué, aurait voulu le trancher comme l’eût tranché M. Victor Hugo lui-même. Dans toute sa partie politique, le message du 4 novembre n’est que la paraphrase et la glose du mot avec lequel M. Hugo l’a résumé ; le président se déclare pour le droit, principe éternel, contre la loi, forme périssable.

Qu’y avait-il en effet dans le message ? et comment justifiait-il l’abrogation de la loi du 31 mai ? Laissons de côté les raisons tirées de cette peur immense sous laquelle on se figure faire marcher le pays, allons au fond même du litige et de la situation. La loi du 13 mars 1849 n’était point, à proprement parler, l’organisation du suffrage universel ; c’était la consécration presque servile du droit absolu de suffrage proclamé comme une nécessité, comme une conquête révolutionnaire par le gouvernement provisoire. On restait ainsi sous le coup de cette toute-puissance originelle que les doctrines radicales décernent au peuple souverain ; on restait sous le régime tyrannique de ce droit éternel qu’on se plaît à reconnaître aux masses pour en faire la négation de tous les autres droits. Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, ce sont les apologistes de la loi de 1840. La loi du 31 mai 1850 a donné une base meilleure au droit électoral ; par cela seul qu’elle le limite et le régularise, elle substitue en principe la souveraineté raisonnable et réfléchie d’un pouvoir législatif à cette vague souveraineté cachée, à ce qu’on nous assure, au plus profond des multitudes. Elle ramène l’exercice des facultés politiques à des conditions plus normales, plus sérieuses, plus dignes d’un véritable citoyen. Elle place la source de la vie politique dans un milieu plus réel ; l’électeur créé par la loi a de son mandat une notion plus pratique, plus certaine que l’électeur enfanté par la victoire du radicalisme. Celui-ci se perd dans la métaphysique qui plane sur ses origines ; à force de représenter et d’incarner le peuple souverain, il se déshabitue d’agir en individu libre et n’use plus de sa prérogative que pour obéir à la consigne qui lui vient des dictateurs du peuple.

Entre la loi du 15 mars 1849 et la loi du 31 mai 1850, il est à jamais déplorable que le président de la république ait fait son choix comme il l’a fait. Le président sans le vouloir, nous l’en croyons, sans se rendre compte de la tendance à laquelle il cède, le président est pour l’idée révolutionnaire et non pas pour l’idée de légalité. Il n’a pas même semblé saisir ce côté si grave de la loi du 31 mai ; il ne paraît pas se rappeler que ç’a été le premier triomphe du gouvernement légal sur la philosophie sociale des radicaux ; il ne veut plus voir là qu’une « véritable mesure de salut public. » Si la loi du 31 mai n’était pas davantage, elle n’aurait été ni si vivement attaquée ni si résolument défendue. Les mesures de salut public passent avec les circonstances qui les ont motivées ; les maximes d’état subsistent autant que les états eux-mêmes. Le principe de la loi du 31 mai est une maxime d’état, c’est la maxime qui ne veut point qu’on accorde aux membres du souverain, comme aurait dit Rousseau, un droit quelconque, un droit latent supérieur à la loi que le souverain décrète. Le message, au contraire, a proclamé très haut la perpétuité de ce droit latent, il trouve dans le suffrage conféré, non point au citoyen, mais à l’homme, « le seul principe qu’au milieu du chaos général la Providence ait maintenu debout. » Il espère rallier la France autour de ce principe, qui n’est fait que pour tout bouleverser, parce qu’il assied la base de tout dans le vague et dans le vide. Le président, c’est lui qui nous l’avoue, n’a jamais mis sa confiance dans cet autre principe de la loi du 31 mai, qui était pourtant le terrain solide sur lequel ses ministres s’unissaient de prédilection à la majorité, parce que sur ce terrain, qui est en même temps administratif et dogmatique, on résistait ensemble à la révolution. « Je n’ai jamais cessé de croire, dit le message, qu’un jour viendrait où il serait de mon devoir de proposer l’abrogation de la loi du 31 mai. » Autant vaudrait dire qu’on n’a jamais rompu avec la logique révolutionnaire. Il est vrai que le Moniteur prussien veut bien se joindre à nos nouveaux doctrinaires du suffrage universel, et nous prouver, d’accord avec ces convertis de fraîche date, qu’en la position actuelle de la France nous n’avons point de meilleure panacée. C’est pour cela sans doute que le cabinet de Berlin, qui jouit d’une fortune si prospère, retourne à présent d’un si grand train vers le beau idéal des diètes du moyen-âge, et ne cherche plus qu’à se débarrasser du peu qui demeure encore des récentes institutions parlementaires.

Ce n’est pas de nous-mêmes que nous expliquons ainsi le sens révolutionnaire qu’aurait eu fatalement chez nous, quoi qu’on dise en Prusse, l’abrogation pure et simple de la loi du 31 mai. La majorité de l’assemblée nationale ne l’a pas compris autrement, et les hommes qu’elle a chargés de parler pour elle se sont exprimés de la même façon. Que disait par exemple le rapport si complet et si ferme dans lequel M. Daru, examinant le projet de loi électorale annexe au message, proposait sans marchander de le rejeter à la première lecture ? Nous citons exprès ces paroles lumineuses, qui précisent on ne saurait mieux la question et la posent exactement comme nous l’avons posée : « Que nous demande-t-on ? L’on veut faire dater notre législation électorale non plus de l’époque où un ordre légal et régulier a été rétabli en France, mais de l’époque où des circonstances exceptionnelles avaient créé une autorité dictatoriale. On nous demande d’accepter, de reconnaître un principe qui ferait résider la souveraineté nationale dans les masses confuses et absolues, comprenant tout le monde, au lieu de le faire résider dans la généralité de tous ceux auxquels la loi reconnaît la capacité d’élire et d’être élus. » — Et plus bas : « Peut-on admettre cette imprudente théorie, que le suffrage universel n’est susceptible d’aucune règle ; qu’il est la souveraineté même du peuple toujours en action ; que ce droit de suffrage est indestructible dans l’homme, et qu’on lui doit réparation pour toute précaution, pour toute garantie légale dont on l’aura entouré ? »

Voilà bien le mauvais principe auquel on avait si sagement opposé le principe salutaire de la loi du 31 mai, ce principe tout différent, que M. Daru formule encore ailleurs en termes si catégoriques, à savoir que l’électoral doit être « la distinction du citoyen et non la faculté inhérente à l’homme. « Le rapport de M. Daru admettait sans doute dans la loi du 31 mai telle modification de détail que l’expérience aurait suggérée ; mais il ne tolérait point qu’on pût accueillir une solution qui eût ressemblé à une désertion, — et loin de céder à l’émoi contagieux du message présidentiel, loin de suivre le président que personne pourtant ne respecte davantage dans les sentiers du radicalisme, où il a si malheureusement glissé, l’honorable rapporteur exhortait la majorité à ne point céder le poste où elle s’est établie pour la défense des véritables idées d’ordre et de droit ; il l’exhortait énergiquement à ne point permettre qu’en dépit de la raison et de la sécurité publique, on remplaçât l’éleclorat conditionnel par l’éleclorat sans condition.

M. de Vatimesnil a soutenu comme il convenait le drapeau arboré par M. Daru. Le débat d’hier, quelle que soit la singularité du résultat sur lequel nous allons tout à l’heure revenir, le débat d’hier et le discours de M. de Vatimesnil n’ont pas endommagé, tant s’en faut, ils ont éclairci, confirmé le système de la loi du 31 mai. M. de Vatimesnil n’a eu garde de sacrilier les conditions qu’il s’agit toujours d’attacher à l’électoral. Il estime toujours que la constatation du domicile est indispensable pour l’exercice du droit de suffrage, et il ne reconnaît de domicile sérieux qu’après trois ans révolus, sauf une exception qu’il indique en faveur du domicile d’origine pour l’homme qui revient s’établir dans son pays, et qui n’a pas très sensiblement besoin de trois ans avant d’y avoir repris son assiette. Il ne reconnaît enfin la possession de ce domicile triennal qu’au moyen des preuves irréfragables dont l’ensemble est détaillé dans la loi du 31 mai. Aux cinq espèces de preuves admises par cette loi, il propose seulement d’en ajouter une sixième, vu l’insuffisance de la liste des imposables, sur laquelle on avait compté. Toutes ces modifications spontanément préparées pour la loi du 31 mai, M. de Vatimesnil ne veut pas cependant qu’on les discute au sujet du nouveau projet de loi que le ministère apporte à la suite du message : il les réserve pour la loi de l’administration municipale et départementale, dont il est le rapporteur et dont il détache ainsi le chapitre relatif aux élections, qui sera mis, comme on l’a décidé aujourd’hui, à l’ordre du jour de lundi prochain. De cette loi d’administration intérieure, la nouvelle organisation électorale passera facilement dans la sphère des élections politiques auxquelles un amendement spécial l’aura bientôt appliquée.

Est-ce donc par un vain amour de contradiction et de représailles que M. de Vatimesnil a refusé de discuter la loi du gouvernement ? est-ce par tendresse paternelle pour la sienne et pour ménager à l’assemblée l’honneur d’une initiative que le gouvernement pouvait peut-être ambitionner ? Personne ne prendra le change. La conduite de M. de Vatimesnil et de la majorité, qui s’est rangée de son avis, est aussi claire que le rapport de M. Daru. Elle procède du même point de départ. La loi du 15 mars 1849 est une loi d’esprit révolutionnaire ; la loi du 31 mai rétablit au contraire l’esprit de légalité. Entre les deux, il est un abîme infranchissable ; le président a peut-être cru l’enjamber avec son message et avec son projet, maintenant avorté, d’un nouvel électoral. La majorité ne saurait l’imiter, elle ne peut plus que souhaiter pour lui qu’il ne soit point tombé dans le gouffre, quand il pensait le traverser d’un bond. La majorité, qui veut retenir dans la loi électorale la condition du domicile, n’avait point à débattre une loi où il n’y avait plus de condition du tout. Bref, encore une fois, la majorité raisonnant avec l’idée du droit positif, — du droit périssable, soit, mais précis du moins et pratique, — la majorité n’était pas faite pour dériver jusqu’à cette idée radicale d’un droit éternel du peuple, sur laquelle le président croit devoir bâtir sa fortune.

Nous sommes très fâchés d’en être aujourd’hui à dénoncer ainsi le message ; mais la situation qu’il a créée est de celles sur lesquelles il vaut toujours mieux s’éclairer à temps que s’abuser à moitié. La pente révolutionnaire que nous avons signalée dans ce document remarquable n’est pourtant pas l’unique ; il y a un autre point par où le message s’inspire encore du génie des révolutions. Le président, qui n’a pas été servi dans cette occasion par son bonheur ordinaire, ne se contente pas de déclarer qu’il est et sera toujours conservateur ; il a l’air de plus absolument persuadé qu’il est le conservateur par excellence, qu’il l’est de son propre chef, sinon à l’exclusion de l’assemblée, tout au moins à titre très supérieur et par une influence très dominante. Nous ne doutons pas un instant que le prince Louis Bonaparte n’ait la conviction d’être l’homme qu’il annonce ; il est d’autant plus fâcheux que ses démonstrations les plus récentes ne répondent pas à son désir. Cette opinion que le président a de lui et de son autorité personnelle, cette opinion dont on lui rebat les oreilles dans son intimité et qu’il eût été plus avise d’enfermer davantage, n’est en effet ni plus ni moins qu’un surcroît de menace pour la vraie politique conservatrice, à laquelle on essaie ainsi de faire concurrence. La politique de conservation, telle qu’elle ressort du message, c’est bien d’abord de supprimer la loi du 31 mai, que la majorité de l’assemblée persiste à prendre pour une garantie indispensable d’ordre et de sécurité ; — mais c’est aussi, et rien de plus grave n’avait encore été risqué, c’est de subordonner hardiment, publiquement, le rôle de l’assemblée dans l’état à celui du pouvoir exécutif.

Le parti conservateur ne pensait point que ce fût trop pour se défendre d’avoir par devers soi la loi du 31 mai et l’accord général des deux pouvoirs. Le message renonce à la loi et déclare implicitement, en attaquant de front la majorité de l’assemblée, qui n’y renonce pas, que c’est assez, pour gouverner la France, des illuminations du pouvoir exécutif. Le message, qui a le tort de discuter là-dessus beaucoup plus qu’il n’expose, discute, pour comble de malheur, en s’aidant des argumens trop connus dont on s’est déjà tant de fois servi contre l’assemblée. Plus poli, mais non moins significatif que certains organes de la presse, il aboutit assez directement à diminuer l’assemblée nationale au profit conjoint du peuple souverain et du président de la république. Le message rentre donc par trop de côtés dans cette polémique prétendue conservatrice dont on ne fera jamais une justice trop sévère, quand on pense au mal qu’elle a causé, quand on aperçoit combien elle est plutôt un instrument de révolution que de salut.

Écoutez ces infatigables détracteurs des institutions libres et des assemblées délibérantes. Ils ne cachent point assez qu’ils ne visent à ruiner les assemblées en France que pour dresser sur ces ruines mêmes le piédestal de leur idole ; mais ils s’imaginent qu’ils sauvent les dehors et qu’ils grandissent leur petitesse en s’alfublant à propos de l’aspect contre-révolutionnaire. « Ce qui recommande la théocratie, disait il y a déjà long-temps M. Royer-Coliard, c’est qu’elle a un aspect contre-révolutionnaire. » Pourquoi ne tenterait-on pas de recommander ainsi l’impérialisme ressuscité ? Vraiment, écoutez-les : s’ils ont, eux aussi, dans leur for intérieur ou sur leur écritoire, prèle contre les assemblées politiques ce fameux serment d’Annibal, s’ils ont juré de délivrer le pays de la féodalité parlementaire, c’est que le zèle de la contre-révolution les enflamme. Laissez-les faire : ils vont organiser la contre-révolution dans le peuple et par le peuple ; ils ont leur étoile ! Les assemblées sont le dernier refuge de l’agitation révolutionnaire, l’obstacle malfaisant entre le peuple et le pouvoir ; leur étoile prévaudra contre les assemblées ! Non, le pays ne s’y trompera point. Le révolutionnaire, le démagogue dans le sens antique et toujours jeune du mot, n’est-ce pas au contraire celui qui, n’estimant de rien les institutions établies, seuls instrumens d’un gouvernement régulier, s’arroge du droit de son orgueil, ou par l’infirmité même de sa propre infatuation, une sorte de commerce privilégié avec la masse entière du peuple, avec la masse vague, flottante, irresponsable ? N’est-ce pas celui qui dit sans cesse : « Le peuple et moi ! moi et le peuple ! « comme si les deux étaient incarnés l’un dans l’autre, comme si tout intermédiaire légal devait aussitôt disparaître dans l’intimité de ce rapprochement providentiel !

Nous ne voulons pas, quant à nous, croire le gouvernement des assemblées aussi malade qu’on essaie de nous le persuader. Nous pensons même que le pouvoir législatif ne serait à aucun moment plus près de retrouver tout le prestige dont il a jamais été investi qu’au lendemain du jour où il aurait une fois semblé sérieusement menacé dans sa légitime prépondérance. L’attitude de l’assemblée en face de cette communication singulière qui lui venait du pouvoir exécutif a été suffisamment forte et contenue. Nous ne nous résignons pas à nous figurer que ce soient là les derniers tressaillemens de l’indépendance parlementaire. Cette quinzaine a été tout entière occupée par la grande pièce du message ; le drame a eu son exposition et son dénoûment. Qu’il se soit rencontré durant ces jours qui passaient si vite des hésitations, peut-être même des défections ; que tous n’aient pas été aussi jaloux de l’honneur parlementaire ou aussi rassurés sur les intentions du président, ce n’est pas de quoi s’étonner beaucoup. L’essentiel, c’est que la majorité prise en corps n’aura été ni faible ni provocatrice vis-à-vis du prince Louis Bonaparte ; faiblir, c’était donner sa démission ; provoquer, c’était s’exposer à porter devant le public toute la faute d’une brouille dont le parlement cette fois n’est en rien coupable. Nous le disons du fond de l’aine, parce que nous l’éprouvons autant que qui que ce soit, il y avait aussi dans bien des esprits un sentiment qui les invitait à la modération plutôt qu’à la rancune. C’était le chagrin de voir briser l’union si nécessaire du président et de la majorité, c’était la crainte de manquer de reconnaissance pour les services rendus, et peut-être aussi de se priver, par une brusque rupture, des services qu’on pouvait encore attendre. Ces incertitudes ont probablement pesé beaucoup, au moment du scrutin d’hier, sur la conscience des membres de la majorité qui ont jugé à propos de l’abandonner, et c’est ainsi qu’elle aura été réduite à 353 contre 347. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons cependant prendre sur nous de reconnaître, chez tous les dissidens sans exception, des motifs aussi purement évangéliques. Fallait-il aller jusqu’à une seconde lecture pour rejeter le projet de loi électoral du ministère ? Quelques âmes scrupuleuses auront trouvé dur d’y mettre si peu de procédé ; n’en est-il point pourtant, parmi ces quarante ou cinquante défectionnaires, qui ont reculé, soit par l’appréhension de quelque fâcherie, soit par le désir de faire une certaine figure à eux en se distinguant des autres et d’avoir aussi leur petit bout de pavillon ? Nous n’ajoutons rien, nous ne nommons personne ; mais nous ne pouvons franchement supposer que lorsque, d’une manière ou de l’autre, la question électorale sera remise en jeu, les défectionnaires ou s’abstiendront ou voteront encore avec la gauche. L’éloquence de M. Michel (de Bourges), tout en devenant chaque jour plus engageante et plus civilisée, n’est pas assez pleine de raisons et de choses pour produire à elle seule le miracle de ces conversions. Il faudrait donc leur chercher d’autres causes.

Ainsi la majorité n’a point encore failli dans cette épreuve, dont les périls croissent à mesure qu’elle se prolonge ; elle s’est retirée très à temps de tous les faux pas ; elle a laissé tomber la proposition d’un comité d’enquête mise en avant par M. Berryer, qui s’est tout de suite aperçu, avec son tact ordinaire, que le vent ne soufflait pas à ces excès d’audace ; elle a ramené, par le grand calme dont elle l’a reçue, la proposition trop guerrière des questeurs à n’être plus qu’une manifestation raisonnable et peut-être nécessaire pour rehausser l’autorité effective du parlement. Enfin, jusque dans l’empressement avec lequel elle va discuter lundi le droit électoral, elle a montré l’amour de la conciliation ; irait-elle oublier maintenant mal à propos que cet amour n’est plus une vertu dès qu’on l’exagère ? Le message a donc joué de malheur : il a rencontré des adversaires de sang-froid. Ce n’est pas tout : il a été soutenu par la montagne ; cela va de soi. Quelque chose de pire encore : il a été défendu par le ministère ! La séance d’hier nous empêche de parler comme il faudrait des ministres qui ont si tristement fourni leur première campagne ; il n’est jamais séant d’accabler les malheureux, et ceux-là ont été tellement abattus sous le faix de leur propre impuissance, qu’on serait presque tenté de les plaindre plutôt que de les accuser, s’ils avaient eu seulement quelque raison pour s’embarquer dans cette galère. On ne s’improvise pas orateur, et l’on ne saurait faire un crime à quelqu’un de n’avoir point la langue déliée ; mais si mal qu’on parle et si excusable qu’on soit de mal parler, on est toujours tenu d’avoir un grain de consistance, lorsque l’on aspire à la qualité d’homme public, et c’est un bizarre échantillon de gouvernement que ce cabinet dont les membres semblent prendre à tâche de se contredire entre eux après s’être autant que possible contredits eux-mêmes. Il y a quelque chose qui donne aux plus simples mortels de la suite dans les idées et de la fermeté dans la tenue : c’est ce qu’on appelait autrefois le caractère. Le peu qu’il en reste dans ce temps-ci s’est assurément réfugié ailleurs qu’au sein du ministère. On a beau y porter haut la tête, c’est toujours le masque de la fable, et la meilleure excuse de la grande aventure que l’on court, elle est là ! Autrement, comment pardonner, je suppose, à M. Giraud, d’être devenu si vite un amant si passionné du suffrage universel ?

M. de Thorigny n’a pas été non plus très heureux dans la façon dont il a soutenu les interpellations de M. Sartin. Ç’a été un précédent de mauvais augure pour son naufrage d’hier. M. Léon Faucher lui a montré, avec un à-propos auquel l’assemblée a rendu tout de suite hommage, ce que c’était que d’accepter la responsabilité du pouvoir : ce n’est pas lui qui consentirait si légèrement à désavouer du haut de la tribune les agens places sous ses ordres, et qui les eût abandonnés au lieu de les couvrir.

À quoi l’on répond, nous le savons bien : Vous avez un ministère insuffisant qui vous propose une transaction mauvaise sur une loi de première nécessité politique ; n’importe, il fallait accepter docilement le ministère et sa loi, car autrement vous aurez la guerre civile, à moins que vous n’ayez les coups d’état. — Nous n’aurons, si nous le voulons bravement, ni les coups d’état, ni la guerre civile. Des discours imprudens et des velléités impatientes il y a plus loin qu’on ne pense à l’exécution. Entre l’exécution et les discours, il y a plus de temps qu’on ne croit pour la réflexion, pour les sages et patriotiques pensées. Quant à ces hypocrites qui pleurent de fausses larmes en nous disant de leur voix la plus touchante que nous leur percerons le cœur, si nous les forçons à nous tirer des coups de fusil pour nous être trop refusés à leur obéir ; quant à ces déclamateurs de méchant aloi qui menacent sous air de gémir, nous ne savons qu’une chose : c’est que le premier qui prendra le fusil ne commencera point la guerre civile ainsi qu’il la nomme d’un nom si fier, mais seulement l’insurrection. Or il en est de l’insurrection à coups de fusil, comme de l’insurrection à coups d’état : — on les embarrasse fort l’une et l’autre, lorsqu’on les attend à son poste l’arme au bras et le pied ferme.

Le jour même où s’ouvrait l’assemblée française, les chambres belges reprenaient aussi leurs séances. Le discours du loi Léopold, qui est venu lui-même inaugurer la nouvelle session, ne laisse pas de faire un contraste significatif avec le message du président de la république française. Sans pousser le rapprochement jusqu’à la comparaison toujours délicate des personnes, et pour n’en prendre que les points les plus généraux, on peut dire qu’il n’est guère à l’avantage de la constitution de 1848. C’est bien là qu’on aperçoit tout ce qu’il y a de défectueux dans notre établissement de février, c’est lorsqu’on met la situation qu’il nous vaut en regard de celle que la Belgique a su conserver, même dans une passe laborieuse, grâce à sa monarchie parlementaire. On voit où nous en sommes avec une assemblée unique contre laquelle il n’y a point de recours, et un pouvoir exécutif ainsi placé comme en dehors de l’assemblée. Du moment où ces deux autorités ne fonctionnent plus d’accord, elles tendent incessamment à s’isoler davantage, et la paix une fois rompue entre elles, il devient presque impossible de savoir comment finira la guerre. La guerre, au contraire, s’arrête d’elle-même dans un état où l’on a, comme en Belgique, le culte et la pratique sincère des véritables institutions représentatives, où la représentation du pays se trouve en quelque sorte pondérée par le sage équilibre des deux chambres, où l’appel au pays est toujours facile, puisque la couronne jouit du droit de provoquer d’autres élections. Quelle que soit la mauvaise humeur qui perce encore dans certaines démonstrations du sénat belge, il ne peut manquer de subir ces influences salutaires.

On se rappelle la division regrettable qui éclata entre le sénat et le ministère belge au sujet de l’impôt dont celui-ci voulait grever les successions en ligne directe. Cet impôt rentrait dans un ensemble de projets qui avaient le double but d’améliorer la position financière de la Belgique, et, selon les termes du discours royal, « de lui procurer des travaux publics, dont l’exécution, élément de sécurité, importe surtout à sa prospérité matérielle. » Après l’épreuve assez pénible des discussions de la seconde chambre, tout le système a définitivement échoué au sénat par un côté que le cabinet tenait pour essentiel. Quelques objections plus spécieuses que réelles contre la loi elle-même, quelques procédés maladroits de la part des ministres, quelques susceptibilités perfidement éveillées au sein de la première chambre, tels étaient les griefs apparens sous lesquels la loi succombait. Au fond, ce qu’il y avait de vrai, c’est que le parti catholique, trop faible encore pour attaquer à découvert le gouvernement qui a préservé la Belgique de la commotion de février, saisissait avec empressement l’occasion d’une mesure contestée dans une portion du camp libéral pour former une majorité contre le ministère. Tout en publiant qu’il ne s’agissait point de politique, mais d’un intérêt moral et du bon ordre administratif, le parti catholique ne se faisait pas faute de démanteler les retranchemens du parti libéral, et se préparait à reconquérir le pouvoir qu’heureusement pour la Belgique il avait perdu dès avant 1848. Il était pour manœuvrer ainsi plus à l’aise dans le sénat que dans la seconde chambre. Le roi, qui appuyait le cabinet de ses sympathies comme il est lui-même appuyé par celles du pays, a donné raison à ses ministres et dissous le sénat. Nous avons expliqué comment les élections, roulant nécessairement sur un petit nombre d’éligibles, n’ont pas renvoyé une assemblée beaucoup plus favorable. On ne peut cependant se dissimuler que les électeurs des grandes villes se sont prononcés très énergiquement pour le ministère aussitôt qu’il a été visible que la fortune du parti libéral était en question. La population des campagnes a seule maintenu la balance, parce qu’elle a obéi avec sa docilité accoutumée aux prescriptions du clergé, qui a le tort de trop se mêler, en Belgique, des choses de ce monde. Les campagnes ont fourni toutes leurs voix aux candidats de l’église, aux adversaires du gouvernement ; mais les campagnes ne pèsent pas autant par leur crédit que par leur masse, et si faible que soit l’appoint acquis au ministère dans le nouveau sénat, les membres du parti libéral qui tiennent pour lui n’en représentent pas moins les élémens les plus considérables et les plus actifs de l’esprit public.

L’esprit public s’est d’ailleurs manifesté tout dernièrement dans deux rencontres différentes de manière à ne pas laisser de doute sur la direction qui lui plaît. Le mouvement de 1847, qui a enlevé si fort à propos la Belgique à la domination du parti catholique, s’affermit et se consolide, bien loin de décroître. On en a pu juger encore durant l’intervalle qui vient de s’écouler en Ire les élections et l’ouverture de la session parlementaire. Le mauvais effet produit sur l’opinion par l’attitude du clergé vis-à-vis des écoles de l’état, le résultat général des élections, qui ont renouvelé les pouvoirs de toutes les municipalités du royaume, sont deux preuves excellentes des dispositions réelles de la grande majorité du peuple beige.

La loi du 1er juin 1850 a organisé en Belgique l’enseignement de l’état dans les établissemens d’instruction secondaire. Cette loi a été votée malgré les réclamations du parti clérical, qui criait comme chez nous au monopole de l’état, parce que l’état avait la prétention très modeste d’exister et de compter pour quelque chose à côté de l’église. L’église belge a pris une revanche singulière. C’est une église militante, plus accessible aux passions politiques qu’aux inspirations de la charité : elle a jeté autant qu’il dépendait d’elle une sorte d’interdit sur les écoles de l’état ; elle leur a refusé son concours, et les classes ont recommence cette année sans que le clergé voulût nulle part célébrer la messe du Saint-Esprit. Ce refus de concours, par sa rigueur systématique, par les chicanes misérables auxquelles il a nécessairement réduit les autorités ecclésiastiques dont on sollicitait en vain le ministère, par les tracasseries mesquines dont il a été le prétexte, est devenu un véritable sujet d’offense et de scandale pour tous les honnêtes gens. M. l’archevêque de Malines a cru devoir justifier, au nom de l’épiscopat belge, la conduite qui avait été tenue dans cette circonstance. La réponse du ministre de l’intérieur, si péremptoire qu’elle fût, n’a cependant pas découragé M. l’évêque de Liège, qui est revenu à l’assaut avec les mêmes argumens. Pour peu qu’on soit au courant de cette étrange polémique, on comprendra sans peine qu’elle ait aidé l’opinion libérale à se rallier contre des exigences par trop téméraires. Il est impossible à la société moderne de souffrir tranquillement qu’on lui dénie les conditions les plus essentielles, qu’on ébranle les bases les plus sacrées de son existence. La liberté des cultes et l’égalité des droits pour tous les citoyens, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont, pour la Belgique comme pour la France, des principes fondamentaux.

En fait, sur plus de quatre millions d’habitans que compte la Belgique, les dissidens sont à peine au nombre de dix mille, dont sept mille protestans. Le clergé, qui ne veut point recevoir dans ses écoles ces rares dissidens, ne veut pas non plus qu’on les admette dans celles de l’état, et lui retire son assistance, parce qu’on n’a point eu égard à de pareilles prétentions ; il ne veut point d’élèves dissidens, point de professeurs dissidens. Qu’on fasse, si l’on a cette envie, des collèges à part pour les protestans ou pour les juifs ; qu’on y entretienne, comme on pourra et si l’on peut, cette population disgraciée : il fermera les yeux ; mais, tout petit qu’est en réalité le chiffre des non-catholiques, quoique ce chiffre insignifiant les rende forcément inoffensifs, le clergé prétend, pour l’honneur de la doctrine, qu’il ne doit point y en avoir un seul dans une école véritablement religieuse. Et comme entre l’église et l’état, les deux grands entrepreneurs d’instruction publique, il n’y a guère de place pour les entreprises particulières, les non-catholiques iront s’instruire, s’il plaît à Dieu, partout ailleurs qu’en Belgique. Puis, à côté de cette proscription décrétée contre les élèves, il y a la domination réclamée sur les maîtres, c’est-à-dire une substitution complète du pouvoir spirituel au pouvoir temporel dans l’enseignement public ; M. l’évêque de Liège a là-dessus une théorie qu’il désigne d’une manière très discrète : il demande l’homogénéité du corps professoral, et le moyen, selon lui, d’obtenir cette homogénéité, c’est d’accorder plus ou moins directement aux évêques la nomination des professeurs. En Belgique, les bureaux d’administration des écoles et des collèges recommandent au choix du gouvernement les candidats qu’ils désirent voir occuper leurs chaires. Ces recommandations n’ont pourtant rien d’obligatoire. L’évêque de Liège revendique pour tout l’épiscopat un droit analogue ; ce seraient les évêques qui serviraient d’intermédiaires à l’état pour juger de la moralité des professeurs et de leurs principes religieux, comme les bureaux d’administration lui servent pour juger de leur capacité. Seulement l’évêque ne pourrait décemment tolérer que le candidat indiqué par lui comme le plus moral ne fût pas le candidat préféré. Il s’ensuivrait donc, ou que l’épiscopat nommerait réellement tous les professeurs, s’il obtenait qu’on lui cédât toujours, ou qu’il prendrait le parti violent qu’il a pris aujourd’hui, si on ne lui cédait pas. C’est ainsi qu’on tourne en pure perte, sous l’empire de ces exigences altières, dans ce cercle fâcheux où la Belgique s’irrite à la fin qu’on veuille ainsi l’enfermer.

Les libéraux n’en ont été que plus forts aux élections communales. La dureté dont le clergé avait usé par ordre envers les collèges laïques n’était pas de nature à lui concilier les populations. Ces messes refusées, ces enfans presque chassés des églises où il leur était défendu de s’asseoir, ces anathèmes immérités ont sans doute aigri beaucoup les mécontentemens déjà provoqués par le parti clérical. Aussi ce ne sont pas seulement les villes qui avaient renommé des sénateurs libéraux aux dernières élections politiques, ce sont les villes mêmes où les libéraux avaient succombé, qui ont renouvelé pourtant leurs municipalités dans le sens libéral. Namur, Alost, Ypres, et jusqu’à Louvain, le siège de l’université catholique, ont ainsi recomposé leurs conseils communaux. À Anvers, la lutte offrait un intérêt assez piquant. Les sociétés dramatiques flamandes, qui sont naturellement en assez mauvaise odeur auprès de l’église, s’unissaient cependant au parti catholique pour porter au scrutin le nom de M. Conscience, le patron de la réaction flamande en Belgique, le conteur favori qui a entrepris la tâche difficile de faire du flamand une langue littéraire. La coalition n’a pas été heureuse, et M. Conscience n’a pas eu l’avantage que sa popularité permettait d’espérer pour lui. Les communes belges sont constituées dans un tel esprit d’indépendance et pourvues de libertés si larges, que le gouvernement ne saurait même avoir la pensée de diriger leurs choix municipaux. Les élections communales, telles qu’elles ont eu lieu, peuvent ainsi être considérées comme une adhésion presque unanime des villes à la politique du cabinet. L’imprudence avec laquelle le parti opposé s’était hâté de proclamer sa victoire a réveillé l’opinion avant qu’il fût trop tard.

Prononcé dans ces conjonctures, le discours du trône pouvait être suffisamment net et modéré. Le roi a défendu l’utilité, l’opportunité des mesures qu’un dissentiment partiel, « et qu’il aimait à croire passager, » avait empêché de mener à bonne fin. « Je fais des vœux, a-t-il dit, pour que cette difficulté puisse se résoudre dans un sage esprit de conciliation, » et il a insisté à plusieurs fois sur le besoin qu’on avait de rester unis en présence des difficultés de l’avenir. Le sénat n’a pas semblé d’abord répondre à cet appel avec beaucoup de déférence. Il a composé son bureau dans un esprit ouvertement hostile au cabinet, et tous les membres de la commission de l’adresse ont été choisis parmi les adversaires déclarés de la loi de succession. Le projet d’adresse présenté par M. d’Omalius d’Halloy, plus savant géologue que politique expérimenté, était, même à sa première édition, un manifeste assez provocateur ; mais la forme en était si malheureuse et, pour tout dire, si peu grammaticale, qu’il a fallu le refondre, et, chemin faisant, la réflexion est venue, de sorte que le projet définitif s’offre aujourd’hui sous un aspect beaucoup plus pacifique, et s’accorde mieux avec les souhaits de bonne harmonie formulés dans le discours du trône. Ces vœux, émanés de la bouche du roi, ont produit une impression étonnante sur toutes les classes de la société, sur les plus humbles même ; il serait trop extraordinaire que l’agitation vînt précisément à cette heure, dans une constitution aussi démocratique que la constitution belge, du corps qui y a été placé pour servir de contre-poids aux entraînemens de la démocratie. La chambre des représentans a, de son côté, pris à tâche de ne point envenimer le conflit. Elle a modifié son adresse autant qu’il était nécessaire pour ménager la position du sénat. Ainsi l’adresse disait d’abord : « Il n’a dépendu ni de votre majesté ni de nous que la dernière session ne fût plus fructueuse encore. » Sur la proposition de M. Rogier, ce reproche, qui atteignait indirectement le sénat, a été effacé. On a de même renoncé à une phrase qui comportait également un sens agressif : « La chambre des représentans, émanation la plus libre et la plus large des corps électoraux. » En un mot, on a voulu sincèrement suivre les conseils de la couronne et relever plus haut que jamais la devise belge : L’union fait la force ! Ce sont là les sentimens qui remplissent tous les cœurs en Belgique, et il suffit de connaître un peu le pays pour être sûr que l’immense majorité de la population se rallie du fond de l’ame à ces belles paroles de l’adresse des représentans : « L’avenir nous cache peut-être de grandes difficultés ; mais il n’en est pas que ne puisse vaincre un peuple uni dans un même amour pour son indépendance et appuyé sur une dynastie populaire. Votre dynastie, sire, quoique jeune encore, a jeté, par le bien qu’elle a fait, des racines profondes et indestructibles dans le cœur de la nation belge. »

Le ministère danois a été récemment modifié par la retraite de deux de ses membres les plus importans, M. de Moltke et M. de Reedtz. Nous désirons appeler quelque attention sur cette crise intérieure, qui est restée ici assez obscure et qui doit cependant avoir sa place au milieu des complications contemporaines. Les partis en Danemark ne sont pas seulement des partis politiques divisés sur des questions sociales ou sur des principes de gouvernement ; ils sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, des partis territoriaux divisés par des questions de frontières et par des doctrines de race. D’un côté, toutes les fractions qui composeraient la droite, selon le vocabulaire des états occidentaux, s’accordent pour conserver au royaume danois la plus grande étendue possible, en lui gardant, fût-ce comme une annexe presque indépendante, la souveraineté plus ou moins nominale des deux pays de Schleswig et de Ilolstein. D’autre part, toutes les fractions de la gauche et du centre s’entendent sur un point tout opposé, à savoir que la vraie limite du Danemark est l’Eyder, que le Schleswig se trouve ainsi incorporé de droit à la monarchie danoise, qu’il n’y a point à chercher d’autres rapports avec le Holstein que des rapports purement fédéraux. On al)andonnerait ainsi complètement le Holstein aux influences allemandes, mais on rattacherait davantage le Schleswig au Danemark, et l’on romprait cette espèce de solidarité qui les enchaîne l’im à l’autre vis-à-vis de l’Allemagne, parce qu’ils sojit unis sous une même administration intérieure, quoique le Holstein soit seul représenté à la diète de Francfort comme portion intégrante du corps germanique. On consentirait même, avec assez d’indifférence, à perdre le Holstein, qui n’est pas du tout danois, si l’on gagnait seulement en échange le droit d’effacer ou d’exclure tout ce qu’il y a d’allemand dans le Schleswig, et d’incorporer la province entière au royaume sans plus laisser subsister de trace des anciennes distinctions. Le parti du « Danemark jusqu’à l’Eyder » avait déjà obtenu de nombreuses satisfactions depuis la fin de la guerre : les lignes des douanes avaient été supprimées entre le Schleswig et le Danemark ; les impôts étaient perçus sur le même pied et versés dans les mêmes caisses que ceux du royaume ; l’armée s’y recrutait selon les mêmes règles. Les plus ardens du parti étaient ainsi contenus par ce progrès croissant des autorités danoises en Schleswig. Ce progrès a tout d’un coup alarmé les grandes puissances, qui ont voulu y mettre un terme. L’Autriche, la Prusse et la Russie ont demandé au cabinet de Copenhague le rétablissement pur et simple des anciennes assemblées provinciales du Schleswig-Holstein. C’était abonder dans le sens de ceux qui en Danemark même travaillaient toujours à restaurer la monarchie sur ses bases d’avant 1848, et qui espéraient préserver l’antique union des différentes parties du royaume, sauf à se contenter de l’union la moins étroite ; mais c’était aussi soulever l’orgueil national de ceux qui plaçaient autrement leur patriotisme, et qui préféraient faire à leur guise avec le Schleswig tout seul un pays exclusivement danois plutôt que de voir le Danemark régner nominalement sur les deux duchés à la fois sans pouvoir assez les défendre contre la germanisation. Ces instances étrangères ont ému vivement l’opinion, M. de Reediz et M. de Moltke, qui étaient d’avis de ne point trop résister aux grandes cours, ont dû quitter le ministère, et le ministère recomposé n’en est pas dans une situation plus facile. Il est pressé entre les obsessions du dehors et le mouvement du parti avancé dans l’intérieur. Les hommes qui ont eu le pouvoir en 1848 profitent de la chaleur avec laquelle le public embrasse la cause du Danemark jusqu’à l’Eyder pour essayer de reprendre leur influence. Ils demandent, par exemple, que l’on nomme immédiatement des députés en Schleswig pour venir siéger à Copenhague dans la diète nationale. Le parlement danois ne se dissimule pas les embarras du gouvernement, et ces embarras ont été assez visibles lors de la dernière communication ministérielle qui a été faite aux chambres. Le ministre des affaires étrangères ne leur a remis les pièces diplomatiques relatives à la situation que sous la promesse qu’on les tiendrait secrètes et qu’elles ne seraient discutées qu’à huis-clos.

Les fêtes en l’honneur de M. Kossuth se sont prolongées sans interruption de Southampton à Londres, de Londres à Manchester et à Birmingham ; mais de plus en plus les personnages officiels s’écartent de la scène où le héros du jour exécute avec un talent si mobile la représentation de son personnage. Les maires de Birmingham et de Manchester ont eu le bon sens de voir qu’ils n’avaient point qualité publique pour parlementer avec son excellence l’ancien gouverneur de Hongrie. M. Kossuth, qui n’avait voulu d’abord accepter d’invitations que des autorités constituées, a déféré beaucoup plus humainement aux vœux des démocrates de Birmingham et de l’Anti-Corn-Law League de Manchester. La manifestation des classes ouvrières qui rappelait d’un peu loin le 10 avril, les discours révolutionnaires prononcés au banquet qui a suivi la promenade de Koponhagen-field ont été un avertissement un peu tardif à la sagesse anglaise. La sagesse anglaise ne résiste jamais assez au plaisir d’avoir un lion pour se distraire. M. Kossuth a remplacé l’exhibition du palais de cristal, il est venu à point au moment où il n’y avait pour lui disputer le public ni l’Académie royale ni Exeter-Hall. Nous ne voulons point dire que M. Kossuth n’ait pas beaucoup d’esprit et qu’il n’ait pas joué un grand rôle : nous nous permettons seulement de soupçonner que son rôle eût été plus grand, s’il n’avait pas eu pour le broder mal à propos cet esprit d’avocat et de romancier qu’on ne se serait point attendu à trouver en Hongrie comme en France.

ALEXANDRE THOMAS.


Le réseau de négociations dans lequel le gouvernement français, d’accord avec les autres gouvernemens de l’Europe, enveloppe la contrefaçon des œuvres littéraires, n’est pas du goût, on le conçoit sans peine, de la petite tribu qui a ses officines à Bruxelles. Le message du président de la république (il a du moins ce mérite à nos yeux), qui fait connaître officiellement la conclusion de deux traités récens avec l’Angleterre et le Hanovre, qui annonce une convention touchant à une heureuse issue avec l’Espagne ; la nouvelle aussi que la Belgique songe à s’honorer en offrant à la France de rayer de son sein une violation du droit de propriété mise au ban des cabinets conservateurs : tout cela est bien fait, il faut le dire, pour troubler une industrie déjà si près de sa ruine, bien que jusque-là on ne l’eût guère inquiétée dans ses nobles spéculations, « si favorables, dit-elle, à la civilisation et au progrès des lumières ! » Telles sont en effet les niaises prétentions que l’on fait porter par de pauvres ouvriers à un gouvernement sérieux !

On le voit, la contrefaçon, qui écrit peu de sa nature, comme on sait, s’est mise en frais de phrases : c’est qu’elle sent que sa dernière heure approche. Elle s’en émeut, elle s’agite pour la retarder ; elle pétitionne, elle fait, bon Dieu ! des articles de journaux, elle publie des brochures, — en quel style, avec quels argumens ! nous n’essaierons pas de le dire. Un seul exemple suffira pour donner une idée du reste : les écrivains, les savans, les penseurs qui mettent des années à créer une œuvre, el qui veulent vivre de leurs travaux, les éditeurs qui achètent à grands frais, à leurs risques et périls, le droit de publier ces œuvres, sont des monopoleurs ! Le mot est tout au long dans la pétition remise aux ministres de l’intérieur et des affaires étrangères de Belgique, et c’est un représentant de Bruxelles, M. Cans, qui conduisait cette singulière manifestation ! Il est vrai que M. Cans est un représentant sui generis, un représentant comme il n’y en a pas d’autres dans notre Europe, si labourée qu’elle soit par les excentricités modernes. M. Cans est un législateur et un contrefacteur tout à la fois ; il prend part à la confection des lois de son pays, qui font respecter apparemment le droit et la morale en Belgique, et il montre en même temps de quelle façon, en se postant à quelques lieues d’une frontière, on peut violer les lois d’un pays voisin et allié, les éternels principes de la propriété et de la famille humaine. Cependant, tout contrefacteur que soit ce représentant, il a dû, nous aimons à le croire, acquérir quelquefois le droit de publier des livres d’écrivains belges, à moins qu’il n’ait toujours trouvé plus économique et plus simple de s’emparer des œuvres des écrivains français ; d’autres libraires belges signataires de cette fameuse pétition ont pris aussi à Bruxelles des titres de propriété pour certains ouvrages de leur cru. Nous voudrions bien voir la figure que feraient ces grands théoriciens du monopole à la façon des socialistes, si le voisin, trouvant que cela en valût la peine, venait sans façon mettre la main sur leur chose, pour travailler au progrès des lumières ! En vérité, de pareilles bouffonneries ne devraient pas se produire dans le monde , et nous plaignons des hommes graves comme M. Ch. Rogier et M. d’Hoffschmidt d’avoir à subir les harangues de ces messieurs. M. Ch. Rogier surtout, qui, le 18 mars 1851, a pris en plein parlement l’obligation de présenter une loi en faveur de la propriété littéraire, est engagé d’honneur à effacer la contrefaçon de la législation de son pays ; il sait mieux que personne d’ailleurs que cette industrie n’est ni prospère ni convenable pour la Belgique, et il doit avoir le courage de s’associer aux nobles sentimens de M. Ch. de Brouckère, qui a refusé, dit-on, de prêter son appui à la manifestation de M. Cans. Qu’auraient à répondre en effet les pétitionnaires de la contrefaçon, si M. Ch. Rogier leur tenait ce langage : « Outre qu’elle n’honore guère notre pays, que ferez-vous de votre industrie, si le marché étranger vous est fermé, si la France fait un blocus autour de vous ? Ajouterez-vous la contrebande à la piraterie, pour écouler en secret vos produits dans les pays étrangers qui vous seront fermés légalement ? Mais vous savez bien que la contrebande n’est possible qu’avec de gros bénéfices en perspective. Or votre contrefaçon n’enrichit personne ; loin de là, elle a ruiné plus d’une famille, et, si nous comptions bien, elle a absorbé en pure perte plus de sept ou huit millions que vos sociétés en commandite ont su attirer dans leurs caisses. Croyez-moi : il vaut mieux s’entendre avec la France, qui fera vivre votre imprimerie et votre librairie en leur ouvrant un grand débouché, qui vous livrera aussi des œuvres littéraires que vous pourrez exploiter d’une façon légitime. Vous deviendrez ainsi d’honnêtes commerçans. »

Tel est le langage que doit tenir M. Rogier, s’il comprend les vrais intérêts de son pays, et s’il ne veut laisser au parti catholique le mérite de l’initiative dans le parlement. D’ailleurs, le nœud de la question est plus à Paris qu’à Bruxelles. Le gouvernement français est entré dans une bonne voie : qu’il continue ses négociations avec les puissances ; qu’il refuse résolument, comme le voulait le précédent ministre des affaires étrangères, M. Baroche, à qui revient le principal mérite de tout ceci ; qu’il refuse à la Belgique le renouvellement de la convention de 1845, qui lui est indispensable pour alimenter les ouvriers des Flandres et du Hainaut, si elle ne consent pas à abolir chez elle la contrefaçon de nos produits littéraires, et le cabinet de Bruxelles comprendra qu’il est de son honneur et de son devoir d’accorder à la France ce qu’on ne se refuse pas entre honnêtes gens : le respect de sa propriété. Dans un moment où les principes éternels des sociétés sont remis en question par des utopistes d’un autre temps, le gouvernement du roi Léopold n’osera pas se déclarer solidaire des doctrines que professent les démagogues, d’accord en cela sous plus d’un rapport avec les pétitionnaires de la contrefaçon belge. Ce n’est pas tout : le gouvernement français doit rendre inviolable chez nous (il le doit aujourd’hui plus que jamais) la propriété intellectuelle étrangère. Il vient de traiter pour cela avec l’Angleterre : il lui reste à porter à l’assemblée nationale une loi en faveur des œuvres littéraires de l’Allemagne, dont la législation si formelle fera dès-lors respecter les nôtres. Il appartient à la France de prendre cette initiative et de répondre de cette façon aux hypocrites arguties de Bruxelles, qui nous accusent de favoriser chez nous la contrefaçon, que notre gouvernement offre depuis si long-temps de détruire. En même temps qu’elle serait honorable, cette initiative serait une mesure utile à notre librairie, puisqu’elle lui rendrait exclusivement le marché de l’Allemagne, et que la contrefaçon belge serait condamnée à mourir de sa belle mort, si elle persistait plus long-temps à s’agiter dans le vide.

F. BULOZ.