Chronique de la quinzaine - 30 juin 1916

Chronique n° 2021
30 juin 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Tandis que la Chambre française se formait en un comité secret d’où le ministère devait sortir, après sept longues séances, raffermi par un vote qui exprime d’abord l’union perpétuée et renouvelée de tous les partis dans une inébranlable volonté de vaincre, en Italie le Cabinet Salandra est tombé, sur un incident, savamment ménagé, de vie parlementaire. Voici comment en fut montée la mécanique. Le député Chiesa commença par demander au gouvernement de faire à la représentation nationale, sur la situation militaire (au lendemain de l’offensive autrichienne et pendant que la bataille se poursuit), « les communications compatibles avec les exigences de la guerre, » c’est-à-dire de s’expliquer publiquement au sujet d’événemens en cours, dans la mesure où il croirait pouvoir parler et dans la forme qu’il jugerait convenable. M. Salandra répondit qu’il en aurait une occasion toute naturelle si l’on entamait au plus tôt la discussion des crédits provisoires, qui, comme à l’ordinaire, mettrait en jeu la politique générale du gouvernement : on était alors au jeudi, on pouvait bien prendre le lundi suivant; car il n’avait pas moins hâte que la Chambre de voir s’ouvrir le débat attendu. Là-dessus, des conciliabules : ah ! le gouvernement était pressé ? on allait donc marcher très vite. Et, coup sur coup, au galop, les budgets de quatre ministères étaient adoptés sans observation. Adoptés, oui, mais avec un nombre non négligeable et croissant de bulletins « contre, » comme si l’on voulait rassembler, entraîner et tenir en haleine une opposition que les derniers scrutins, en énorme majorité favorables au gouvernement, n’avaient encore jamais permis de dégager. Le rapport étant prêt, le rendez-vous fut avancé au samedi 10 juin. Ce jour-là, dès le début de la séance, le président du Conseil prit la parole. Il rappela, d’un trait bref, l’œuvre qu’il avait accomplie, dit, simplement et noblement, en face de quels devoirs et de quelles difficultés il se trouvait : « Nous devons avoir et, nous avons avec nos Alliés une communauté de joies et de douleurs; nous devons avoir, et, — ce qui vaut mieux, — nous avons en commun les fins immédiates et les fins les plus lointaines de la guerre. Pour le matériel de guerre, dont la consommation dépasse toute prévision humaine, nous donnons et nous recevons, avec une mutuelle générosité, tout le secours possible. » La « puissante offensive » des Autrichiens aux limites du Trentin, leur ruée vers la plaine fait que l’Italie soutient, en ce moment, une dure épreuve. Mais si c’est encore l’heure de la vigilance et du souci, l’heure de l’angoisse est déjà passée. Il faut élargir ses vues, ne point regarder seulement un coin de l’immense champ de bataille, ne point penser seulement à soi, mesurer et peser le travail que font les autres, et auquel aident grandement la résistance que l’on oppose et la peine même que l’on supporte. Surtout il ne faut ni subir ni, bien pis, affecter ou provoquer du découragement. « C’est une besogne néfaste, même si elle est inconsciente, que celle des gens qui répandent de soudaines alarmes et propagent des idées noires; ils échappent d’autant plus aisément à la répression que leur action ne se borne pas aux couches populaires, mais s’étend jusque dans les plus hautes sphères sociales et politiques, où elle devrait être aussitôt corrigée et étouffée par une réaction spontanée du milieu. » Sans doute des erreurs ont-elles pu être commises, et peut-être des fautes. Ici M. Salandra a prononcé une phrase qui, relevée avec habileté, détournée de son véritable sens, et interprétée tendancieusement, allait fournir un prétexte à l’attaque. Par ses mauvaises frontières, si artificieusement tracées en 1866 afin de laisser à l’Autriche la porte toujours ouverte, l’Italie eût été, en tout état de cause, placée dans des conditions défavorables pour empêcher que la poussée de l’ennemi n’obtienne un premier et rapide succès. « Cependant, il convient de reconnaître virilement que des défenses mieux préparées. (le compte rendu officiel note, en cet endroit : commentaires vifs et prolongés, suivis d’un tumulte de voix incompréhensible); il convient donc de reconnaître que des défenses mieux préparées l’auraient, à tout le moins, arrêtée plus longtemps et plus loin des bords de la zone montagneuse. »

Ainsi le gouvernement entrait en conflit avec le haut commandement ; le président du Conseil blâmait le général en chef ; et Salandra venait de découvrir Cadorna ! Rien de moins vrai ; rien de plus étranger à la pensée et aux intentions de l’orateur, qui, tout au contraire, s’appuyant sur l’opinion du haut commandement, du général Cadorna lui-même, faisait allusion aux négligences punies par la mise à la retraite d’office d’un des deux frères Brusati. Mais M. Salandra avait eu le tort de ne pas s’exprimer en termes nets et qui ne pussent prêter à l’équivoque ; quand, un instant plus tard, il le fit, il était trop tard. Le prétexte avait été fourni, et il avait été saisi. Quiconque a tant soit peu l’habitude des assemblées sent bien que désormais l’affaire était jugée et que la Chambre n’écoutait plus. Elle se dressa certainement, ou tout entière, ou presque tout entière, pour applaudir l’armée, dans une acclamation qui dura plus de trois minutes. Mais vainement M. Salandra chercha et rencontra, ou rencontra naturellement sans les chercher, les plus dignes, les plus fiers accens. Vainement il se retrouva, il s’affirma tel qu’on l’avait connu aux meilleurs jours du mois radieux de mai 1915. Il se rassit dans le silence. Seuls la droite et le centre, quelques fidèles à gauche, marquaient une de ces approbations molles, timides et tristes qui, dans les Chambres, ont des airs de consolation et comme de condoléance : furtive poignée de main d’amis pressés de quitter le convoi. Les « démocrates constitutionnels, » « les socialistes réformistes » et les radicaux, hier ou avant-hier fervens et vibrans, demeuraient immobiles. Et cette immobilité était une condamnation, ou plutôt une exécution, car la condamnation avait été portée en secret et d’avance, sans avoir rien entendu, dans la volonté longuement mûrie de ne rien entendre.

Ce fut, pendant quelque temps encore, selon le rite accoutumé, le défilé des « interventions » annoncées et des explications de vote. Les socialistes Graziadei et Turati, le républicain Pirolini, qui se chargea d’exploiter le pseudo-dissentiment Salandra-Cadorna, le radical Alessio, apparurent successivement. Puis la Chambre fut mise en face de deux ordres du jour; l’un, de M. Luciani : « La Chambre, confiante dans l’œuvre du gouvernement, approuve le projet de loi; » l’autre, de M. Turati : « La Chambre ne consent pas au ministère actuel l’exercice provisoire des budgets, et passe à l’ordre du jour. » M. Salandra déclara accepter le premier, repousser le second, et demander le vote par division, pour ne pas lier au sort du Cabinet les nécessités de l’État, et pour que, même le ministère renversé, la vie de la nation en guerre ne fût pas interrompue. Alors se levèrent tour à tour le radical Girardini, le giolittien à demi repenti, autrement dit non neutraliste, rallié à l’intervention, Leonardo Bianchi, le nationaliste Medici del Vascello, le socialiste réformiste Berenini, le catholique Meda, un autre giolittien converti, M. Carlo Schanzer; et, par surcroit, MM. Gallenga, Cavagnari, Arlotta. Et tous, à l’exception des deux derniers, refusèrent leur confiance à M. Salandra ; et tous, à peu près, dirent la même chose: les circonstances exigeaient que l’Italie eût un ministère vraiment national, et elle n’aurait de ministère vraiment national que lorsque tous les partis y seraient représentés. À quoi bon insister longuement ? On vota. Il n’y eut que 158 voix pour l’ordre du jour Luciani; il y en eut 197 contre; le ministère Salandra était en minorité de 39 voix. Dans la majorité hostile, on compte : 35 socialistes officiels; une dizaine de socialistes indépendans, genre Enrico Ferri, Arturo Labriola, Ettore Ciccotti; autant de républicains; 16 socialistes réformistes; 48 radicaux ; 4 députés du groupe Luzzatti, et M. Luzzatti en personne, dont le non, inattendu de beaucoup, a soulevé une certaine émotion ; deux ou trois nationalistes; autant de syndicalistes catholiques; sept ou huit « isolés » de la droite et du centre, une quinzaine de démocrates de gauche; autant de démocrates-constitutionnels; enfin une trentaine de députés, plus ou moins étroitement attachés à l’ancienne majorité giolittienne : entre autres, MM. Schanzer, déjà nommé, Facta, Cocco-Ortu, et le confident, le correspondant, le disciple à qui le maître adresse ses épîtres, le dépositaire des grands secrets du parecchio, l’ex-chef du cabinet de M. Giolitti, M. Peano, et le propre gendre de M. Giolitti, M. Chiaraviglio. Quant au « patron » lui-même, il n’a pas bougé de Cavour, au moins pour venir à Rome. Il est, dit-on, amateur de rosiers, et voici la saison des roses. Qu’il soit à Cavour ou ailleurs, un homme qui a joué le rôle qu’il a tenu dix années durant, ne manque pas de quoi s’occuper, ne fût-ce qu’à se souvenir. Détail que la chronique peut transmettre à l’histoire, et où la morale aussi est intéressée : au moment du scrutin, on vit entrer en troupe dans la salle un nombre assez important de giolittiens repêchés, sous la conduite de M. Peano, et l’on en vit sortir une cinquantaine de membres des différens partis, amis de Platon certainement, mais plus encore amis de la Fortuna, stoïciens surtout en ce qu’ils supportent sans peine les tribulations d’autrui, et en ce que, dans le doute sur l’issue de la bataille, ils s’abstiennent volontiers. C’est pourquoi, de 415 députés dont la présence avait été pointée, il n’y eut que 355 votans. Une soixantaine livrèrent la place, en la quittant, à la façon dont les rats de la fable abandonnèrent le vaisseau qui naufrageait.

M. Salandra ne pouvait que se retirer, ou du moins qu’offrir sa démission. Il n’hésita pas. Le Roi, revenu en hâte du front, n’hésita pas non plus sur la solution à donner à la crise. Le motif le plus honorable pour lequel elle s’était ouverte, c’est que, dans la situation où était l’Italie, particulièrement à l’heure où l’effort ennemi se déployait pressant vers Vicence et les débouchés du pays lombard-vénitien, il fallait à la nation un ministère national. Pour quelle l’eût, il fallait d’abord que l’homme qui le constituerait portât un nom qui dit quelque chose à la nation, qui, avant toute déclaration ministérielle, fût, à soi seul, un programme, un symbole, et comme un drapeau. M. Salandra, quand, du consentement et presque sur la désignation de M. Giolitti, il avait reçu le pouvoir, n’était pas cet homme. Il l’était devenu peu à peu depuis le mois d’août 1914, plus encore depuis le mois de mai 1915, tout à fait depuis l’admirable et mémorable discours du Capitole. Lui parti, il fallait quelqu’un qui arrivât, possédant d’emblée ce qu’il avait mis deux ans à acquérir, deux années toutes pleines, deux très grandes années, qui ont compté comme deux siècles. Le Roi fit appeler M. Paolo Boselli. Officiellement ou protocolairement, M. Boselli est le doyen de la Chambre des députés, né en 1838, — âgé, par conséquent, de soixante-dix-huit ans, — le dernier membre survivant du Parlement subalpin, le chancelier des ordres du royaume d’Italie; mais, bien plus, il est le président de la Société Dante Alighieri, à la tête de laquelle il succéda à Ruggero Bonghi. Or, la Société Dante Alighieri, c’est, pour Trieste, pour le Trentin, et pour toute terra irredenta, ce qu’a été, avec Paul Déroulède, pour l’Alsace-Lorraine, notre Ligue des Patriotes ; mais c’est une Ligue des Patriotes portée à la plus haute puissance, et dont les actes ont failli dix fois faire rompre l’alliance et dix fois compromis les relations entre l’Italie et l’Autriche, unies, en 1882, par un traité qui faisait violence au sang, au cœur, à l’esprit, à la langue et à l’histoire de l’Italie. Dès 1890, à la suite de la dissolution par l’autorité autrichienne d’une autre société, la Pro Patriâ, considérée comme une de ses filiales et dont le siège était à Trente même, les choses avaient été sur le point de se gâter, tout un chapitre des Mémoires de Crispi en témoigne. M. Boselli, président de la Société Dante Alighieri, par cela seul qu’il en est le président, incarne donc aux yeux des Italiens du dedans et du dehors le patriotisme italien levé et armé contre l’Autriche. D’autres qualités, d’ailleurs, ou d’autres vertus, contribuent à donner à son nom la valeur d’un symbole : en premier lieu, la parfaite droiture d’une vie qui mérite et attire le respect de tous. Né à Savone, en Ligurie, dans une de ces familles où c’était la tradition de conspirer pour la liberté, fonctionnaire à ses débuts, puis professeur d’économie industrielle à l’Université de Turin, puis professeur de science des finances à l’Université de Rome, où il est venu avec la Monarchie, il n’est point sorti de la Chambre depuis sa première élection, le 27 novembre 1870. Comme député, pendant quarante-six ans, il a pris une part importante aux travaux et aux débats parlementaires, notamment en 1876, dans la discussion sur le régime des chemins de fer, en 1881, à l’abolition de la taxe sur le sel; par-dessus tout, il a été l’incomparable rapporteur de l’enquête sur la marine marchande : « Un peuple de marins forts et hardis, s’écriait-il, placé sur la grande route des nations, voit et sent que, dans les entreprises et les risques de la navigation et des commerces maritimes, il doit retrouver de nouvelles destinées. » Cette foi dans les destinées de l’Italie, c’est le fond du caractère de M. Boselli, c’en est l’élément permanent, c’est son principe et sa règle, c’est sa marque. A quarante-quatre ans de distance, elle lui fait tenir le même langage, le 20 novembre 1871, quand, dans un discours d’une forme classique, il montre à la Chambre enthousiaste « l’Italie pensive et émue sur la tombe d’Ugo Foscolo, » et tout dernièrement, le 20 mai 1915, à la veille de la résolution définitive, quand il lui dépeint « la douleur des populations italiennes arrachées à l’Italie par les usurpations de la force et le déchirement des nationalités » ou quand, il évêque devant elle « les grands esprits des auteurs de la rédemption et de l’unité nationale saluant avec nous les événemens tant appelés et désirés. » Cinq fois ministre, de 1887 à 1906, — trois fois, avec Crispi, une fois avec le général Pelloux, une fois avec M. Sonnino ; trois fois à l’Instruction publique, une fois aux Finances, une fois au Trésor, — il y avait déjà dix-sept ans qu’il était député lorsque, pour la première fois, Crispi lui confia un portefeuille, celui de l’Instruction publique. Auparavant, il l’avait essayé dans une mission à Paris, après la dénonciation du traité de commerce italo-français du 3 novembre 1881. A peine installé à la Consulta en août 1887, Crispi avait envoyé M. Boselli auprès de M. Rouvier, alors président du Conseil, qu’il avait connu comme négociateur de la Convention de navigation, et nous avons de lui, dans cette circonstance, trois lettres très intéressantes, des 5, 7 et 10 septembre, qui non seulement traitent du point un peu spécial sur lequel portait principalement sa mission, mais touchent accessoirement à la politique générale, à la politique internationale. Au ministère de l’Instruction publique, il fut prompt à faire ses preuves, et ses talens, la finesse, l’agilité de son intelligence, son aisance à se mouvoir dans les questions techniques, lui eurent bientôt assuré les plus précieux suffrages. Que ce temps paraît loin, lorsque le hasard vous remet sous la main et qu’on se distrait à feuilleter la collection de quelque vieux journal, celle, par exemple, du Don Chisciotte, disparu avec beaucoup d’autres, où il se dépensa, par la plume et par le crayon, un tel trésor de verve et de fantaisie, et qui ne fut pas toujours juste, mais qui fut toujours amusant ! Il nous était resté, avouons-le, grâce au Don Chisciotte, le souvenir d’un Boselli, — Paolino, comme il l’appelait, à cause de sa petite taille, à peu près celle de M. Combes, — d’un Paolo Boselli, sentencieux, archi-prudent et enveloppant de précautions oratoires excessives, — per avventura! — les propositions les moins téméraires. Et voilà que ce petit homme, à la pensée et à la parole craintives, s’est fait, au jour du suprême sacrifice, la voix magnifique d’un grand peuple, qui, dans le danger, ayant cherché son âme, est unanime à la retrouver en lui !

Sous sa présidence se sont groupés dix-huit ministres : quatorze secrétaires d’État, pour les diverses administrations (quelques portefeuilles ayant été dédoublés), et quatre ministres sans portefeuille. Du ministère Salandra survivent ou revivent : en premier lieu, M. Sidney Sonnino, à l’acceptation ou au refus de qui a été un après-midi suspendue la combinaison ; M. Orlando, naguère garde des Sceaux, maintenant ministre de l’Intérieur; — en novembre 1915, ses amis avaient fait pour lui un autre rêve; — le vieux garibaldien Carcano, ministre du Trésor ; le général Morrone, ministre de la Guerre, et le vice-amiral Corsi, ministre de la Marine. Des quatre nouveaux ministres sans portefeuille, le plus actif sera M. Leonida Bissolati-Bergamaschi, — tout court, Bissolati, socialiste réformiste, qui entre dans le Cabinet avec une sorte de délégation permanente aux armées, en qualité de commissaire civil de la guerre (quoiqu’il ne veuille pas de ce titre) et pour servir, comme représentant du président du Conseil, d’agent de liaison entre le gouvernement et le commandement. La position est délicate ; elle réclame un rare crédit et politique et personnel, que seul peut-être offrait l’initiateur et l’inspirateur de l’Alliance démocratique, maître, depuis des mois, de l’existence, sinon de l’action, du ministère Salandra. Les autres sont : le sénateur Vittorio Scialoja, brillant avocat, juriste éminent, protagoniste déclaré de l’Alliance de la Culture latine, et qui veut la réaliser pratiquement jusque dans le domaine du droit civil et du droit commercial ; le giolittien « interventiste » Leonardo Bianchi, et le républicain Ubaldo Comandini, qui prend lu place du républicain Salvatore Barzilaï. Notons encore la présence d’hommes remarquables à différens égards, comme M. Francesco Ruffini, nommé ministre de l’Instruction publique, hier professeur et recteur de l’Université de Turin, spécialiste réputé du droit ecclésiastique, dans l’étude duquel il aura marqué une trace, par ses travaux et par son enseignement, auteur, en un autre genre, de deux charmans et piquans volumes sur la Jeunesse de Cavour; M. Ivanoe Bonomi, professeur, lui aussi, et publiciste distingué, MM. Sacchi et Luigi Fera, M. Filippo Meda, dont la participation au pouvoir fera date en ce qu’elle consacre et enregistre pour l’avenir la participation des catholiques à la vie politique du royaume. Au point de vue de leur classification parlementaire, les dix-neuf ministres auxquels se sont adjoints ou vont s’adjoindre, en nombre à peu près égal, des sous-secrétaires d’État, se répartissent de la sorte : douze libéraux de toute nuance, et de droite ou de gauche, deux radicaux, deux giolittiens, deux socialistes réformistes, un catholique. C’est bien un ministère national, puisque tous les partis, — à l’unique exception des socialistes officiels, qui s’en sont eux-mêmes exclus en se séparant de la nation, — y ont au moins un représentant; et c’est encore un ministère national, parce que toutes les régions y figurent au moins par un de leurs fils ou de leurs élus, condition tacite de la formation d’un Cabinet durable dans l’Italie depuis un demi-siècle unifiée, mais divisée pendant des siècles. M. Boselli, d’origine figure, représente une circonscription piémontaise; M. Ruffini vient de Turin; M. Meda, de Milan; M. Carcano, de Côme ; M. Raineri, de Plaisance; M. Bissolati est de Crémone; M. Sonnino est Toscan ; l’amiral Corsi est Romain: M. Bonomi, avant d’être député, a été conseiller municipal et assesseur ou adjoint de la ville de Rome; M. Comandini est Romagnol ; le général Morrone et M. Arlotta sont Napolitains; M. Colosimo est Calabrais, comme M. Luigi Fera; M. Orlando est Sicilien. La crise ouverte par la chute du ministère Salandra a donc été parfaitement résolue en ses raisons mêmes, ou en ses motifs, ou en ses prétextes. On a dit de cette crise qu’elle remontait au mois de janvier ou de février, que M. Salandra l’avait rendue inévitable quand, dans son discours de Turin, il avait hautement fait entendre que son ministère resterait jusqu’au bout ce qu’il était, conservateur et libéral, qu’il vivrait et qu’il mourrait dans la même doctrine et avec les mêmes hommes. Ce n’est pas encore assez dire. Dès le mois de novembre ou de décembre 1915, des menées que nous nous refusons le droit de qualifier d’intrigues, le minaient et le rongeaient déjà, et il allait ou il traînait, se dépouillant chaque jour de sa substance, quels que fussent ses mérites et ses services. Qu’est-ce qu’on lui reprochait alors ? Une seule chose, qui revenait dans toutes les conversations ; nous l’avons cent fois entendue là-bas et nous l’avons dix fois répétée ici : une certaine mollesse, una certa fiacchezza. Mais il ne faut pas être injuste et, pour notre part, nous ne voulons pas l’être. Nous ne laisserons pas partir sans un hommage M. Salandra, à qui, dans notre gratitude, nous associons M. Martini. Tous les deux, avec un troisième, M. Sonnino, furent les bons artisans de la grande œuvre ; il y eut un jour où ils se révélèrent non inférieurs aux plus grands.

Dans la séance du 10 juin, un orateur, M. Graziadei, je crois, s’est ingénié à écraser M. Salandra sous le poids de la mémoire de Cavour. « Cavour, à votre place, aurait fait ceci, aurait fait cela. » Qui le sait ? C’est le cas de le dire : Chi le sà ? Cavour n’eût peut-être pas fait du tout, dans le détail de la conduite à tenir, ce que croit M. Graziadei, — nous nous en remettons là-dessus à l’arbitrage de l’expert M. Ruffini, qui, sans doute, connaissant à fond le sujet, entourerait de réserves sa sentence. Mais, pourtant, j’ose bien écrire que, dans l’ensemble, Cavour eût fait précisément ce qu’a fait M. Salandra. Comme lui, il eût vu, dans le même ciel, à la même place, « l’étoile d’Italie. » Comme lui, entre le « oui » et le « non, » il eût du même ton, à la même heure, prononcé le « oui » solennel sans détour et sans retour. Parlant, comme lui, du Capitole, il eût exactement dit ce que dit le « modeste citoyen » de Lucera, haussé par la majesté du lieu à la majesté même des consuls de Rome. Pas plus que lui peut-être, il n’eût fait fléchir ses principes, ni élargi son gouvernement; pas plus que lui, et peut-être moins encore, car un Cavour s’accommode mal de se détendre et en quelque sorte de se dissoudre, en se multipliant, en se monnayant. Que M. Salandra retourne donc avec sérénité à ses études de politique et de législation, qui ne cessèrent jamais de lui être plus chères que le pouvoir ou ce qu’on nomme ainsi dans le train courant des temps ordinaires. Le pis que l’histoire, même partiale, puisse dire de lui, c’est ce qu’il a, de sa propre main, dans son élégant essai sur Manfred au Chant troisième du Purgatoire, noté que Dante dit de Virgile : « Ce fut l’homme à la conscience pleine de dignité et nette, qui ne pécha tout au plus que par «ne pas faire. » Nous ne demandons pas mieux que de saluer d’avance, en ses successeurs, l’énergie dont ils l’ont accusé de manquer, et qui se mesurera à ce qu’ils feront.

L’état-major italien, au milieu de ces agitations, a déjà donné des preuves de sa fermeté. Qu’il soit vrai ou qu’il ne le soit pas qu’une défensive mieux préparée eût pu arrêter plus longtemps et plus loin l’attaque de l’armée autrichienne, cette attaque est maintenant contenue. Lentement, par une répétition d’efforts locaux, puis brusquement par une opération plus ample, vers Arsiago et Arsiero, la situation s’est renversée. Les troupes royales qui, depuis la première, surprise, n’avaient plus reculé, recommencent à avancer. Évidemment, ou très probablement, la vigoureuse, la furieuse et victorieuse offensive prise à l’improviste par les Russes sur une grande partie de leur front n’y a point été étrangère. L’Autriche s’est vue subitement en tout autre posture qu’en posture de conquérante. A-t-elle dû, comme on le croit à Pétrograd, rappeler des troupes engagées ailleurs, et, de cette manière, la Volhynie ou la Bukovine ont-elles allégé le Trentin ? Les Italiens, qui sentent encore l’étreinte, ne paraissent pas en être convaincus. Pourtant il est certain qu’un corps d’armée, et peut-être plusieurs corps d’armée allemands, ont été enlevés de chez nous ; à moins qu’on ne se soit contenté de les faire passer d’un secteur à un autre et de les amener, c’est une supposition, des Flandres ou de l’Artois à Verdun ; mais, dans ce cas, comment et de quoi, sur la Dwina, Hindenburg s’est-il renforcé ? De quoi et comment se sont tant bien que mal regarnis les rangs autrichiens vidés par les assauts foudroyans de Broussilof ? Plus de 180 000 hommes, près de 200 canons, un matériel de guerre considérable, une province presque tout entière, des villes comme Czernovitz, des milliers de kilomètres carrés, pris ou repris ; une des armées autrichiennes séparée des autres, coupée en deux tronçons, eux-mêmes réduits à l’état de squelettes, rejetée dans les passes ou clouée à la muraille des Carpathes ; les Bavarois, au Centre, et les Prussiens, au Nord, ayant assez et trop à faire que de secourir leurs alliés en déroute ; Kimpolung et Kouty occupés après Czernovitz ; Kolomea menacée; tels sont, en une quinzaine, les résultats proprement militaires. Les conséquences politiques ne sont pas moindres ; elles sont plus importantes encore. C’est premièrement un effet moral, la démonstration, à la face du monde, amis, ennemis et neutres, que cette Russie qu’on disait morte depuis l’année dernière vit, au contraire, d’une vie intense et formidable, tirant de ses immenses réservoirs des ressources que toute la voracité d’une guerre infernale n’épuiserait pas en dix ans. C’est aujourd’hui, ou ce sera demain, le contre-coup d’événemens heureux sur la Roumanie, à la frontière de laquelle tout se passe, vers qui refluent les débris de l’armée Pflanzer pourchassée, et qui regarde, troublée et nerveuse revenir à elle une occasion, une chance, une possibilité. Sans doute, dans le même temps, Verdun est pressé et Vicence ne respire pas encore tout à fait librement. Mais si, avec une coordination que tant d’obstacles font imparfaite, bien qu’on ait pu dire récemment qu’elle se resserre de jour en jour, de si grands avantages ont été obtenus, que ne serait-on pas fondé à en espérer quand, par la concordance exacte des mouvemens dans le temps, la formule: une action unique sur un front unique, serait devenue une vérité ? Elle ne le deviendra absolument que lorsque l’action unique aura été assurée par une direction, tranchons le mot : par un commandement unique ; au commandement unique est liée cette concordance nécessaire. C’est la faiblesse des coalitions, de celles surtout dont les membres sont séparés par de vastes espaces, sans même tenir compte des autres différences, d’être des machines très lourdes et très difficiles à régler. Il n’y a qu’un remède à cette faiblesse, et c’est d’assembler, de réunir, autant qu’il se peut, malgré la politique et la géographie, tous les ressorts dans une seule main. Ce remède, l’antiquité l’avait trouvé : Saluberrimum in administratione magnarum rerum est, summam imperii apud unum esse. Les nations modernes n’en ont point trouvé d’autres, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Mais, dira-t-on, ce serait à merveille si nous avions un César, un Napoléon. Même sans César et sans Napoléon, l’unité vaut mieux que le partage. « On peut légitimement conclure qu’il vaut mieux confier une expédition à un seul homme de commune prudence, qu’à deux hommes ensemble, fussent-ils de génie, s’ils étaient revêtus de la même autorité. »

De concert, les trois Puissances protectrices de la Grèce, — la France, l’Angleterre et la Russie, — se sont enfin décidées à prendre vis-à-vis du gouvernement du roi Constantin l’attitude qui convenait. Elles ont signifié à Athènes leurs conditions: 1° démobilisation réelle et totale de l’armée grecque; 2° remplacement immédiat du ministère Skouloudis par un cabinet d’affaires, provisoire; 3° dissolution de la Chambre des députés, suivie, dans le délai le plus court, de nouvelles élections, réellement générales et libres; 4° remplacement, d’accord avec les Puissances, de certains fonctionnaires de police plus spécialement compromis. L’Italie, qui ne pouvait agir comme Puissance garante, a fait de son côté une démarche parallèle visant la démobilisation des troupes grecques en Epire : l’Entente, ici encore, se présente donc au complet. Il n’y a pas eu lieu d’insister. M. Zaïmis, par commission du Roi, s’est rendu auprès des représentans des trois Puissances protectrices, pour leur apporter sans retard toute satisfaction. Le ministère Skouloudis est parti ; l’armée va être remise sur le pied de paix ; la Chambre va être dissoute, et des élections sont prévues pour la première semaine d’août; quant aux fonctionnaires de la police, on en sacrifierait de plus intéressans. — En résumé, il a suffi que, du Pirée, les Athéniens subtils aperçussent à l’horizon la fumée des navires de l’amiral Moreau : tout est rentré sur-le-champ dans une apparence d’ordre. Mais ne nous y trompons pas et disons-nous sans illusion : une apparence. Les résolutions du roi Constantin étant ce qu’elles ont dû être, on n’a pas de peine à imaginer quels peuvent être ses sentimens, attisés à la flamme du foyer domestique. Il sera sage, après avoir fait approcher l’escadre, de ne pas la faire éloigner : Patras, Calamata, le Pirée et Volo, décrivent et ferment, pour un moment, le cercle de ses évolutions.

Ce n’est certes pas de gaieté de cœur que Guillaume II a laissé son beau-frère incliner et même immoler son orgueil. L’impassibilité, de sa part, ne peut être, en la circonstance, que de l’impossibilité. Et de fait, en dépit de l’acharnement contre Verdun, à quoi que les hécatombes accumulées doivent aboutir, les affaires de l’Empire, somme toute, vont mal. L’Allemagne, par force et par rage, se montre plus hargneuse, plus perfide, plus effrontée et éhontée que jamais. Elle intime à la Suisse une sommation insolente; elle suscite aux États-Unis tous leurs embarras mexicains, dans un dessein qu’il n’est pas malaisé de percer, mais qui échouera. Si l’on veut se rendre compte de ce qu’elle a dès à présent perdu dans l’opinion universelle, on n’a qu’à observer le jeu des deux candidats à la présidence de la République américaine : aussi bien le républicain M. Hughes que le démocrate M. Wilson, tous deux se défendent, et chacun d’eux accuse son concurrent, d’être le favori des Allemands de l’ancien ou du nouveau monde. En d’autres temps, ils se seraient disputé leur appui. Mais il en est d’un mauvais pas comme d’un mauvais ouvrage : plus n’ont voulu l’avoir fait l’un ni l’autre. Ce n’est pas seulement le mark qui baisse. L’Empereur n’est pas déprécié seulement en effigie. Le désert se fait autour de l’Allemagne; autour d’elle s’établit comme un blocus moral auprès duquel le blocus naval n’est rien. Les peuples, grands et petits, s’écartent. Il n’est pas jusqu’aux Arabes qui ne se soient, à cause d’elle, brouillés avec les Turcs. — Encore une indication du dynamomètre.


CHARLES RENOIST.

Le Directeur-Gérant. RENE DOUMIC