Chronique de la quinzaine - 14 juin 1916

Chronique n° 2020
14 juin 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le fait caractéristique de la dernière quinzaine, qui déjà s’ébauchait dans la précédente, a été la reprise ou le redoublement de l’offensive ennemie sur tous les théâtres de la guerre. Ce sursaut général d’activité, ce revif simultané du corps germanique et de ses pattes ou de ses antennes, était-il impossible de le prévoir ? N’est ce pas, au contraire, en un certain sens, une suite logique, un aboutissement de la conférence solennelle que les Alliés tinrent à Paris, à la fin de mars, et des résolutions qu’ils annoncèrent ? Qu’une telle réunion ait eu lieu, c’était, nous l’avons noté sur-le-champ, un événement de l’histoire, et, pour notre cause, un événement de toute manière excellent en soi, mais qui prendrait surtout une valeur positive par les conséquences qu’on lui ferait porter. Rien d’étonnant à ce que nos. adversaires, nous devançant, s’efforcent d’en couper l’effet. Autrefois la première qualité recommandée au Prince était le secret, et la seconde, la connaissance de l’occasion. Assurément, l’État a bien changé ; tout y est maintenant public, le secret est difficile et les occasions s’éventent. Il reste pourtant à savoir si ces maximes d’État ne sont pas immuables, et si ces vertus d’État ne sont pas toujours nécessaires, quoique plus malaisées à pratiquer. « Ne menace pas, disait la sagesse politique de l’ancienne école, quand tu te prépares à frapper ; car, en menaçant, tu invites ton ennemi à se garder et tu l’excites à te frapper toi-même. » En style moderne : « Taisons-nous ! Méfions-nous ! » L’avertissement est bon pour les gouvernemens comme pour les foules. Nous parlons trop. A tout le moins, si nous ne pouvons plus être secrets, soyons discrets, et si nous ne savons plus saisir l’occasion, ne nous prêtons pas à ce qu’elle se retourne contre nous.

C’est le dimanche 14 mai que s’est dessinée l’offensive autrichienne. Elle n’a été une surprise pour personne en Italie, ni pour le commandement, ni pour l’armée, ni même pour le gros de la nation. On la voyait venir. Dès le début du mois, dès la fin d’avril, on savait que plusieurs divisions ennemies avaient quitté la péninsule balkanique pour être envoyées dans le Trentin : que, dans le Trentin aussi, avaient été formées quelques autres divisions, par l’appel des nouvelles classes, et avec ce qu’avait restitué d’utilisable, sur le déchet des classes antérieures, une revision plus sévère. De notables contingens encore avaient été transférés là de la ligne de l’Isonzo, et même, bien qu’en moindre nombre, du front de Galicie ; puis, les effectifs étant rassemblés, le matériel amassé, les Autrichiens, à l’imitation des Allemands, suivant leur tactique habituelle, avaient enveloppé leurs projets d’une émission de nouvelles aveuglantes. Au préalable, du 15 au 30 mars, ils avaient répandu le bruit qu’en effet ils allaient « déclencher » une puissante attaque, et que ce serait dans le Val Sugana ; mais, sagement, on ne les en crut point. La presse dont ils disposent dans un pays neutre imprima ensuite que, décidément, cette offensive montée pendant cinquante jours ne se produirait pas ou ne serait menée que sur une échelle très réduite ; qui sait même si la réunion de 300 000 hommes dans le Trentin n’avait pas pour but d’aller donner la main aux armées allemandes, sous Verdun ? On peut se représenter sans peine que de pareilles bourdes n’étaient guère faites pour la finesse italienne. Les feintes mêmes, au moment de l’action, ne devaient pas mieux réussir ; par exemple, la pointe assez vive contre Monfalcone, à l’autre extrémité de la ligne, sur l’Adriatique Détail curieux, et peut-être un peu plus que curieux. Lorsque les Italiens, cette affaire terminée, interrogèrent les prisonniers qu’ils avaient faits, ils en tirèrent une réponse unanime : « On nous a dit : Les Allemands prendront Verdun. Nous prendrons, nous, Monfalcone. Alors Français et Italiens demanderont la paix, et la guerre sera finie. » En attendant, le piège mal tendu avait été évité. Le secteur réellement marqué pour l’offensive autrichienne paraît délimité, à l’Ouest, par le Val Lagarina (qui est la vallée où coule l’Adige, dans le district de Rovereto), au Nord de Zugna Torta ; à l’Est, par le Val d’Arsa, au Nord d’Asiago. Ce serait, en ligne droite, un front d’une quarantaine de kilomètres, mais il ne saurait être question de ligne droite en ce pays où tout ce qui n’est pas montagne est fleuve, rivière ou torrent.

Le terrain disputé s’étend donc, ou plus exactement se tord, s’élève et s’abaisse, comprenant la vallée de l’Adige, avec les villes d’Ala et de Rovereto ; la vallée de l’Arsa, parcourue par la route qui unit Rovereto à Schio et à Vicence ; le Val Terragnolo, qui conduit de Rovereto à Arsiero ; le Val de l’Astico, qui, de Lavarone, en territoire autrichien, conduit également à Arsiero, en territoire italien ; plus au Nord, dans la zone contiguë à celle-là, s’ouvre le large et fertile Val Sugana, que suit la belle route conduisant d’un côté à Feltre, de l’autre à Bassano, et, beaucoup plus bas, à Padoue. Entre toutes ces vallées, pour la plupart étroites, surgissent des masses rocheuses et neigeuses dont les sommets avoisinent ou dépassent 2 000 mètres. Durant la première période de la guerre, pendant l’été et l’automne de 1915, les troupes italiennes avaient pu franchir la frontière dans la vallée de l’Adige ; ainsi que le rappelle M. Romano Guerra, du Giornale d’Italia, à qui nous empruntons ce résumé, elles étaient arrivées à y conquérir Borghetto, Ala, Brentonico, Serravalle, et, en dernier lieu, le village de Marco, à 7 kilomètres, à peine, au Sud de Rovereto ; dans le Val d’Arsa, elles s’étaient emparées de Val morbia, à 9 kilomètres au Sud-Est de Rovereto ; dans le Val Terragnolo, elles avaient presque atteint le petit village de Piazza, à 8 kilomètres à l’Est de Rovereto. Ainsi Rovereto se trouvait placé comme au centre d’un cercle de fer qui lentement se resserrait, mais que l’Autriche ne pourrait laisser se fermer tout à fait, car, Rovereto défendant d’une part Trente même, de l’autre la formidable ligne de forts dont se hérisse la frontière si artificieusement tracée : Dosso del Sommo, Sommo Alto, Chérie, Belvédère, Folgaria, la Fricca, Finonchio et Luserna, d’où les obus tombent sur Arsiero, à 11 kilomètres, ce serait, aux mains des Italiens, non seulement la clef de leur propre maison, désormais close et interdite, mais la clef du Trentin méridional, de cette autre maison que l’Autriche prétend à elle, qu’ils disent à eux par héritage, où ils ne sont jamais rentrés depuis qu’elle leur a été prise, et qui leur serait désormais ouverte.

Tel est donc l’aspect du terrain. À l’Ouest, sur le front du Val Lagarina à la tête du Val d’Arsa, l’artillerie autrichienne exécuta, le 11 mai, un violent bombardement qui fut suivi, le lendemain lundi 15, d’une attaque d’infanterie, à l’allemande, en colonnes profondes, contre la partie du front italien comprise entre l’Adige et le haut Astico. Au bombardement du 14, l’artillerie italienne avait riposté avec vigueur et efficacité ; le 15, après avoir résisté vaillamment aux assauts répétés de l’infanterie autrichienne et lui avoir infligé des pertes considérables, les troupes royales se replièrent de leurs positions les plus avancées sur leurs lignes principales de défense. Le 16, tandis que, sur le reste du front, continuaient à se développer des actions d’artillerie et des attaques partielles qui n’étaient que des diversions, la lutte devenait de plus en plus âpre dans le secteur entier du Val Lagarina au Val Sugana. Les Autrichiens, repoussés chaque fois, et dix fois de suite, avec d’énormes pertes, ne se lassaient pas de revenir à la charge, dans le dessein évident d’enfoncer le front italien. Tout ce qu’ils purent faire fut de contraindre les Italiens à le rectifier, en abandonnant encore quelques positions avancées, dans la zone entre le Val Terragnolo et le haut Astico. Mais ils n’étaient pas à bout de souffle ; ils insistèrent le 17, toujours avec des diversions ailleurs, pour faire ventouse sur l’armée italienne, et n’eurent pas un meilleur succès ; dans le Val de Ledro, ils durent redescendre un peu vite, ceux, peu nombreux, qui les redescendirent, les pentes du mont Pari. Le jeudi 18 mai, le général Cadorna prit un grand parti ; une de ces décisions qui exigent d’un chef le plus de sang-froid et de courage : il ramena franchement ses armées en arrière, évacuant la position de Zugna Torta, entre le haut Adige et le Val Terragnolo, reculant la ligne de résistance de Monte Maggio à Soglio d’Aspio, entre le Val Terragnolo et le haut Astico, préoccupé par-dessus tout d’épargner des sacrifices inutiles et d’économiser des hommes qu’on ne retrouverait pas, plutôt que de conserver à tout prix du terrain qu’on pourrait recouvrer. Ainsi se passèrent les cinq premières journées de la bataille du Trentin, qui furent, pour les Italiens, les journées critiques. Quand elles s’achevèrent, l’action était demeurée concentrée dans la courte zone entre le Val Lagarina et le haut Astico ; le seul avantage acquis par les Austro-Hongrois était, en somme, de s’être fait ou de s’être vu céder les positions avancées de Zugna Torta et de la ligne de Mont e Maggio à Soglio d’Aspio.

Depuis lors, ou depuis la fin de mai, le nouveau front semble à peu près fixé, et jalonné, en croissant, de l’Ouest au Nord-Est, par Goni Zugna, Pasubio, Forni Alti, Xonio, le mont Cogolo, le mont Novegno, le mont Summano, le Sud-Est d’Arsiero, le mont Cengio et, à travers le plateau des Sette Comuni, l’Est d’Asiago, le mont Interrotto, la Cima Dodici, la Cima Undici, jusqu’à Ospedaletto, sur la Brenta, où s’appuie la droite italienne. L’armée royale tient fortement les deux ailes, et si le centre est secoué encore par de rudes coups de bélier, vers Arsiero et Asiago, dans la direction de Vicence, le général Cadorna, dont on connaît l’extrême prudence, déclare, à la date du 2 juin : « L’offensive autrichienne est nettement arrêtée ; » prélude de la contre-attaque. Quant à l’archiduc héritier Charles-François-Joseph, ou à l’archiduc Frédéric, ou à l’archiduc Eugène, ou qui que ce soit des princes de la maison d’Autriche qui commande dans le Trentin, peut-être tous les trois ensemble, comme s’il se fût agi pour eux de rentrer en possession d’un antique domaine de famille, ils ont si bien l’impression que sur ce point ils ne perceront pas, qu’ils songent, dit-on, à faire glisser leur offensive sur une autre voie d’invasion, à l’Ouest du lac de Garde, par Riva, vers Brescia. Pas plus là qu’à Rovereto, les Italiens ne seront surpris.

Il n’est pas un coin, pas un pouce de ce territoire prédestiné qui ne soit parfaitement connu de chacun des deux adversaires : pour s’y conduire sans tâtonnemens, ils n’ont qu’à consulter les archives de leurs états-majors. Le général Cadorna, en particulier, marche jusqu’à l’Isonzo dans les pas paternels. À bien d’autres égards, les Italiens ont sur les Impériaux une supériorité certaine. Si les Austro-Hongrois occupent les positions dominantes, celles que leur politique, en traçant les confins, avait eu soin de leur ménager, et si, de là, leur grosse artillerie peut couvrir d’obus de vastes circonférences, en revanche, l’armée italienne les guette, bien retranchée, elle aussi, au débouché des montagnes dans la plaine. Sortir d’un défilé et se déployer à la sortie est toujours, au dire des experts, une opération difficile, en face d’un ennemi déjà déployé ; dangereuse ici où il n’y a dans la muraille qu’une brèche, large seulement de dix à douze kilomètres, entre le costone d’Arsiero et le costone d’Asiago, que les Italiens ont garnis l’un et l’autre et qui prendraient l’envahisseur sous leurs feux convergens. Les Autrichiens, par conséquent, ont pour eux la hauteur, mais les Italiens ont l’espace. Et pour toute sorte de raisons, l’armée italienne a une liberté de manœuvre beaucoup plus grande. Elle a derrière elle un réseau serré de chemins de fer ; trois lignes aboutissant aux Alpes, directement au front : Padoue-Vicence-Thiene-Schio ; Venise-Padoue-Castelfranco-Gittadella-Bassano ; Venise-Trévise-Montebelluna-Feltre ; avec leurs transversales, doublées, multipliées par de bonnes routes qui lui permettent d’amener des réserves, de s’approvisionner, de se ravitailler. Or, elle a des réserves en abondance ; de quoi noyer, si même elles ne les écrasaient pas, les quarante-deux divisions que les Autrichiens ont, paraît-il, sur toute l’étendue du front italien, les seize ou dix-huit divisions qu’ils ont sur la partie présentement active du front, entre le Val Lagarina et le Val Sugana, entre l’Adige et la Brenta. L’Italie a le nombre ; elle a un matériel qui s’accroît de jour en jour, et qu’elle travaille à accroître encore, le tirant de partout où elle peut le trouver. Plus que tout cela, plus que les hommes et les canons, plus que la force et le nombre, plus que la chair et le fer, l’Italie a la volonté, elle a l’âme. La guerre qu’elle fait n’est point une guerre ordinaire : c’est une guerre populaire, et non point vulgaire ; mais populaire dans toute la plénitude du terme, nationale au degré le plus éminent, et, en même temps, dynastique. C’est l’acte final d’une série qui procède de la Renaissance parle Risorgimento ; c’est un achèvement, qui ne peut à aucun prix Être un avortement. L’Italie ne saurait s’y tromper, l’archiduc héritier l’en a instruite dans une proclamation de style pseudo-napoléonien : ce que l’Autriche poursuit au delà des monts, c’est une réparation. François-Joseph ne veut pas que sa vieillesse désavoue sa maturité ; au bout de soixante ans, il n’a pas reconnu « le vœu des populations, » dont il ne reconnaît pas le droit. Pour l’Italie, comme en 1848, comme en 1859, comme en 1866, comme toujours depuis le premier frémissement de l’unité, il y va aujourd’hui des conditions nécessaires de son existence, c’est-à-dire qu’il y va de son existence même. Cette fois comme l’autre, cette fois vraiment, jusqu’au bout, Italia farà da se ; elle fera, elle maintiendra avec les armes, selon la parole immortelle. Avec ses armes, ses propres armes, et les armes de l’alliance où elle s’est librement, spontanément, noblement engagée. Le premier mot qu’elle a prononcé, quand les Tedeschi se sont rués de Rovereto, celui qui est venu sur toutes les lèvres, a été le nom de Verdun ; et par là s’est marquée dans l’épreuve la solidarité complète qui se marque dans l’effort et qui se marquera dans la récompense. Assaillie, l’Italie n’avait pas besoin de demander de l’aide : tout aussitôt, à l’autre extrémité de l’immense champ de bataille, le colosse russe a fait pesée : la Bukovine va décongestionner le Trentin. L’Orient et l’Occident, à ce jeu du monde, sont comme les deux plateaux d’une balance que les Empires du Centre ne peuvent charger qu’alternativement. Contraignons donc l’ennemi à charger les deux plateaux à la même heure ; ni l’un ni l’autre ne le sera plus assez ; il est perdu.

Voici, justement, que l’Orient vient de ressentir une autre secousse, plus légère, mais qui peut grandir. Après avoir depuis trois mois pourfendu verbalement la péninsule balkanique sans bouger d’une semelle ou en ne bougeant que pour des promenades militaires, les Germano-Bulgares se sont mis en mouvement. Les Germano-Bulgares ou les Bulgaro-Allemands, car il n’importe guère que Guillaume soit devant ou que Ferdinand soit derrière. Ils ont, sans coup férir et surtout sans coup subir, occupé Rupel et, en aval, quelques forts de la Strouma. Ce n’est pas que la poudre n’ait point parlé, mais, si j’ose le dire, pour suivre la métaphore, elle a parlé d’une voix blanche. L’enfant des Orientales était peut-être là, mais en lui donnant de la poudre, on avait oublié les balles. À peine les pièces de Rupel eurent-elles tiré leurs vingt-quatre coups pour rien que des officiers se détachèrent de la bande en parlementaires. Le commandant grec n’hésita pas, sur l’on ne sait quel signe, à les reconnaître pour Allemands, et tout de suite il s’inclina. Il fit mieux que de s’incliner : par déférence, il leur céda la place. On raconte que, comme il se retirait avec sa garnison, il rencontra, à une certaine distance, un détachement anglo-français : « Quel dommage, dit-il, que vous n’ayez pas marché plus vite ! J’avais ordre de remettre le fort au premier qui se présenterait. » Et c’est, apparemment, pour la Grèce, une manière de garder la neutralité.

Mais il était temps que cette comédie cessât. Cette comédie ou cette farce, qui a des côtés tristes. Le général Sarrail a proclamé l’état de siège dans le territoire de Salonique. Opiniâtrement neutre et ambigu, le gouvernement grec s’est empressé de protester, d’une part contre l’occupation par les Bulgaro-Allemands des forts de la Strouma, à laquelle il a consenti ; de l’autre, contre l’établissement par les Anglo-Français de la loi martiale, que sa dupbicité ou sa complicité avait rendu indispensable. Nous ignorons, mais nous devinons comment les Allemands ont accueilli sa protestation. Quant à nous, nous passerons outre à la plainte, puisque les Germano-Bulgares ont impunément passé outre aux coups de semonce. Où voulaient-ils aller ? On a cru que leur objectif prochain était Sérès, et leur objectif principal, Cavalla. Ils s’en sont défendus. Malgré tout, malgré leurs sermens, on n’avait pas tort de le croire, et c’est maintenant qu’on aurait tort de les en croire. Un de leurs hommes politiques les plus en vue, dont on ne peut pas dire qu’il soit de ceux qui aient, dans les derniers temps, affiché le plus de zèle pour la cause allemande, ne se gênait pas, l’autre hiver, pour le déclarer : « Je suis, comme mon ami, M. Rizofï, Macédonien de Monastir. Mais nous ne nous battrions, ni lui ni moi, pour la possession de notre ville natale. Au contraire, lui et moi, nous nous battrons, à fond et à mort, pour Cavalla. » Cavalla, c’est la troisième mer, la mer étincelante, c’est l’Egée. Si les Grecs n’y tiennent pas plus qu’au fortin de Rupel, c’est leur affaire. Mais c’est notre affaire, à nous que Cavalla, en elle-même, laisse indifférens, de ne pas souffrir que la Grèce ait pour ceux que nous contenons et refoulons à son profit des attentions ou des faiblesses qui puissent nous nuire.

Nous disons, par abréviation, la Grèce, mais il faut distinguer. Il y a, en Grèce, le Roi, le gouvernement et le peuple : négligeons le Parlement, qui n’est plus un Parlement et ne compte plus, après le tour de passe-passe d’élections sans vertu et comme vidées par l’abstention des deux tiers du corps électoral. Le Roi est avant tout un excellent parent, invraisemblablement féru de la famille de sa femme et qui reste étourdi de l’honneur autant que du bonheur qu’il leur doit ; peut-être un peu aiguillonné aussi de cette crainte qui ajoute un charme, amer et exquis, à l’amour. Quand des flatteurs, — tout prince a les siens, — le comparent aux plus grands hommes de la Grèce, même antique, et remontent à des milliers d’années avant de trouver son pareil, ils l’assomment sous le pavé d’un compliment dont il ne peut manquer d’être plus étonné que personne. Ce n’est pas cette cloche qui tintait aux oreilles du diadoque Constantin après la première guerre gréco-turque, et les officiers ne faisaient pas alors des cabales pour l’acclamer. On ne lui décernait les surnoms ni de Nicator ni de Poliorcète. Il a fallu, pour en faire un stratège, la seconde guerre balkanique : ce sont des réputations qui se perdent plus facilement qu’elles ne s’acquièrent, et les rois ne mesurent jamais assez tout ce qu’ils peuvent perdre.

Quant au gouvernement, il a pour chef, en M. Skouloudis, un vieillard, comblé d’ans comme Nestor, et fécond en ruses comme Ulysse, avec la barbe, sinon la tête, de Platon. La secte des philosophes auxquels il se rattache est celle des philosophes embarrassés, parce qu’ils ont entrepris témérairement de résoudre des questions insolubles. Dans le conflit déchaîné autour de la Grèce, il y avait pour elle deux positions possibles et une position impossible : faute de fermeté de cœur ou de clarté d’esprit, son gouvernement a choisi l’impossible. Elle pouvait se ranger avec les Empires du Centre ; elle pouvait, et sans doute elle devait, en considération plus encore de son avenir que de leur passé, prendre parti pour les Puissances qui furent ses créa triées et sont restées, en dépit d’elle-même, ses protectrices : la seule chose qu’elle ne pût pas faire, c’est celle qu’on s’épuise à lui faire faire, de se cacher, de se terrer dans une neutralité qui ne peut durer que par l’hypocrisie et cesser que par la trahison. Le peuple a deux horreurs trop justifiées, mais contradictoires, qui se paralysent l’une l’autre et s’annulent : celle du Bulgare et celle de la guerre. Lorsqu’il est admis à manifester, pourvu que ce ne soit qu’une manifestation, ses sympathies ne sont pas douteuses ; dans la circonscription même de Sérès-Drama-Cavalla, par une majorité accablante, il élit un vénizéliste. L’armée ne serait pas une armée, si la bataille toute proche ne lui donnait pas d’impatience ; mais, tout à l’opposé du peuple, ses sympathies, ou, pour être plus vrai, la préférence des officiers, ou, pour être tout à fait vrai, l’admiration de son état-major vont à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, sans que la haine du Turc et le mépris du Bulgare les retiennent. Au surplus, elle est mal équipée, mal vêtue, mal nourrie, mal payée : elle s’est usée autant par la mobilisation oisive qu’elle se serait usée par la guerre. Voilà la situation de la Grèce en face de nous ; et nous, quelle est notre situation en face de la Grèce ? Le pire péril, pour nous, aurait été de ne pas savoir où elle en est, et où nous en sommes. Si nous ne le savions pas dorénavant, c’est que nous serions incapables de voir et d’entendre. Mais nous le savons, et nous commençons à montrer que nous le savons. Inutile de nous fâcher : nous n’avons qu’à nous souvenir que ce magnifique et malheureux pays n’aurait pas devant lui quarante-huit heures de vie, s’il était coupé de la mer. Il y a dans cet axiome toute une politique.

Mais aucune nation, grande ou petite, riche ou pauvre, ne vit longtemps, ou très longtemps, si la mer lui est interdite. C’est pourquoi, le 31 mai, la flotte allemande a tenté de se la rouvrir. Elle s’est aventurée hors de ce que M. Winston Churchill appelait, en langage pittoresque, « ses trous à rats. » L’escadre anglaise de croiseurs, aux ordres de l’amiral Beatty, qui se trouvait dans ces parages, lui a barré la route. Le combat s’est engagé en face des côtes du Jutland, entre l’entrée du Skagerrak et le Horns Riff. Il a duré tout l’après-midi et toute la soirée du 31 mai. Autant qu’on peut le reconstituer d’après les renseignemens publiés, il s’est divisé en trois phases. Dans la première, une forte escadre allemande rencontre l’escadre légère de sir Francis Beatty, qui, hardiment, vient se placer entre elle et sa base. Dans la deuxième, survient le reste de la flotte allemande de haute mer. Dans la troisième, c’est, du côté anglais, l’amiral Jellicoe qui apparaît avec quelques dreadnoughts, et la flotte allemande, virant de bord, file à toute vitesse vers la terre. D’urgence, les bureaux de Berlin se sont mis à lancer la nouvelle dans le monde par un radiotélégramme soigné, que nous eûmes à Paris le 2 juin. L’amirauté allemande prenait ses précautions, et, — une fois n’est pas coutume, — le faisait assez habilement. Le ton de la dépêche était modéré ; l’évaluation même des pertes de l’adversaire se tenait plutôt au-dessous de la vérité, telle qu’à son tour, avec sa loyauté traditionnelle, l’amirauté anglaise l’a fait connaître. Mais, sur les pertes allemandes, beaucoup plus de discrétion encore. Un croiseur, deux peut-être, et peut-être un troisième, mais vieux et petits, et, en outre, des torpilleurs, on ne savait combien. C’avait été une grande bataille, et c’était une grande victoire ; mais on ne le disait pas, on se contentait de dire que la flotte allemande de haute mer avait eu brusquement affaire à toute la flotte anglaise, et l’impression qui faisait exulter de joie l’Allemagne résultait de la précision des détails sur les pertes anglaises, de leur imprécision sur les pertes allemandes. Victoire donc ; on carillonna, on illumina, les enfans des écoles eurent encore un jour de congé. Leurs mères eussent préféré pour eux un jour de viande. Peu à peu, on dut déchanter, jusque dans le Reichstag, où l’on confessa « de graves dommages. » Et peu à peu l’opinion générale s’est renversée : il n’y a point eu de victoire allemande, mais une victoire anglaise, qui a coûté très cher, et qui n’a pas été écrasante comme elle eût pu l’être, par suite de circonstances défavorables. La flotte allemande a perdu tout autant et sans doute plus que la flotte britannique, mais, même à égalité de pertes, elle serait battue, puisqu’elle n’était pas, qu’elle n’a jamais été à égalité de forces, et que la flotte anglaise, avec les constructions nouvelles, représente maintenant, en valeur militaire, non plus deux fois, mais de trois à quatre fois la flotte allemande. Et puis il y a ce qu’on ne nous dit pas. Sur le coup, on a signalé l’absence de huit ou neuf navires allemands qui, supposait-on, se seraient réfugiés dans les ports danois ; depuis lors, silence absolu. Ces vaisseaux fantômes, où sont-ils ? Mais d’abord, où allaient-ils ? Il reste là une inconnue.

Six jours après la bataille navale du Skagerrak, le croiseur cuirassé le Hampshire, qui portait en Russie le feld-maréchal Kitchener, a coulé, au Nord de l’Ecosse, aux îles Orcades ; et c’est au moins une coïncidence, si ce n’est une corrélation. Des pertes que l’Angleterre a faites, et qu’elle n’a essayé ni de dissimuler ni de diminuer, voici la plus douloureuse comme la plus irréparable. Dans un moment où de si grandes choses sont à faire, où de si grands intérêts sont enjeu, la vie d’un homme tel que lord Kitchener ne peut s’éteindre sans que la vie de la nation, et peut-être, en une certaine mesure, ses destinées mêmes,’en soient affectées. En temps de crise, et quelle crise ! la plus formidable de tous les temps, rien n’est plus nécessaire à une nation qu’un chef : tout le reste se crée ou se remplace, ou l’on s’en passe ; mais la nation vit ou meurt d’avoir ou de ne pas avoir un chef qui utilise, économise et, d’un mot qui dit tout, organise sa puissance. Lord Kitchener fut, au degré le plus rare, cet homme national, ce chef, cet organisateur. Son esprit était, comme son corps, droit, sain, haut, robuste. On a dit de lui que ses membres vigoureux montraient bien qu’ils avaient été, suivant l’expression shakspearienne, « faits en Angleterre. » Mais la lumière qu’il y avait dans son esprit, comme dans ses yeux bleus de Celte à demi Breton, nous autorise à nous rappeler qu’il avait été formé chez nous, et à penser avec orgueil que du sang français l’avait nourri. Il avait fait sous le drapeau français, contre le même, commun et universel ennemi, contre l’Allemagne, l’apprentissage des armes, avant de mener la véritable vie du soldat anglais, la vie errante. Il la mena, ou elle le conduisit, quarante années durant, à Chypre et dans tout l’Orient méditerranéen, au Soudan, aux Indes, dans l’Afrique australe et de nouveau en Égypte, tantôt militaire, tantôt administrateur, tantôt diplomate, et le plus souvent faisant les trois métiers ensemble. Comme organisateur, il fit ses essais en Égypte, sur l’armée du vice-roi ; il les acheva, à Bombay et àCalcutta, sur l’armée indienne. Quand la guerre éclata, il allait repartir, irrésistiblement attiré par cet Orient qui n’avait pas de secret pour lui, et dans lequel il dédaignait seulement un peu ou voulait ignorer l’Orient balkanique. La Grande-Bretagne avait besoin de lui ; on le lui dit ; il resta. Il s’attela à la tâche gigantesque de donner non pas une, mais trois ou quatre armées à l’Angleterre, qui n’en avait pas, et qui, pendant des siècles, avait refusé d’en avoir. Changer les institutions d’un peuple, surtout quand il faut commencer par changer ses idées et ses habitudes, presque son caractère et ses mœurs, c’est une œuvre qui, ordinairement, réclame la collaboration du temps. Lord Kitchener n’avait pas le temps ; il lui fallait, à lui seul, en un instant, face à l’ennemi, faire une révolution pour un peuple qui n’avait pas voulu, et ne voulait que faiblement encore, faire une évolution. Un autre, qui eût mieux connu l’Angleterre, se fût peut-être dérobé ; le feld-maréchal y avait peu vécu, il la connaissait mal, mais il se connaissait, et il osa. Tous les grands politiques agissent sur leur temps et sur leur pays autant et plus par opposition avec eux que par accord ou adaptation. Grand chef de guerre, grand organisateur, lord Kitchener était par surcroît un grand politique, si c’est la marque d’un politique de réduire autant qu’il se peut la part de la fortune dans les affaires de ce monde, comme l’a écrit un de nos maîtres, ou, comme l’a écrit un autre, de ne rien livrer au hasard de ce qui peut lui être ôté par conseil et prudence. Pourtant, à quel fatal hasard ce calculateur s’est livré ! Ainsi en est-il finalement de tous : « J’avais tout prévu, disait César Borgia, méditant sur sa chute, sauf que je serais malade lorsque mon père mourrait. » Le jour où lord Kitchener s’embarqua, il faisait un si mauvais temps qu’on le pressa de retarder, pour la sécurité de son voyage, que les torpilleurs ne pouvaient pas éclairer. Il refusa. Il dort maintenant dans la mer, terre britannique, où des braconniers peuvent bien sournoisement venir à la maraude, mais qui ne sera jamais leur terre et d’où ils seront à jamais chassés. Ils ont pu le frapper, mais son œuvre survit. En lui, une force anglaise disparaît ; mais la force anglaise est intacte, accrue par lui, et, par lui, croissante après lui.

Mes douze pages sont remplies, douze pages, forme fixe pour les quinzaines vides des étés paisibles, des étés passés, et pour ces terribles quinzaines où les événemens poussent si dru que chacune de nos chroniques exigerait un volume. On me pardonnera de ne pouvoir que noter, en éphémérides, tant de faits qui auraient mérité d’être retenus. Paris et la France ont fait au général Galbéni de triomphales funérailles. Galliéni avant Kitchener, ce n’est pas la mort seule qui rapproche ces deux noms ; les deux hommes furent très près l’un de l’autre ; l’un plus carré, plus musclé, plus trapu, l’autre plus fin, plus nerveux et plus souple sous une apparente raideur. — Au loin, encore une fin de vie qui est la fin d’une histoire : celle de ce Yuen-Chekai, président et empereur, dictateur de la Chine, dont la Revues, retracé récemment la carrière romanesque, entretenue par l’intrigue, ensevelie dans le mystère. — Par-dessus ces vies et ces morts, par-dessus la vie et la mort, la victoire, celle-là certaine et grandissante, des Russes en Volhynie. — Et, comme c’est la loi de l’humanité que le comique se mêle au tragique et à l’épique, le discours du chancelier de l’Empire allemand, s’excusant pour la dixième fois d’avoir provoqué la guerre, se défendant contre une brochure que tout le monde à présent voudra lire, tonitruant, en une fanfaronnade qui tremble, que l’Allemagne ne veut ni d’un demi-triomphe, ni d’une demi-paix, ni d’un demi-butin. La paix, « sur le terrain de la carte de guerre. » Soit, nous verrons cette carte dans quelques mois. Douaumont et Vaux ne sont pas Verdun, qui n’est pas la France. Jusque là, nous dirions, si nous parlions tout net, que les propos de M. de Betbmann-Hollweg sont extravagans. Il vaut mieux dire, avec une périphrase, que c’est le discours d’un homme que Jupiter a déjà touché.


Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.