Chronique de la quinzaine - 30 juin 1899

Chronique n° 1613
30 juin 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin.


Il y a quinze jours, le ministère Dupuy ayant été renversé sans avoir encore été remplacé, il nous paraissait impossible de prévoir quel serait celui du lendemain. Comme nous avions raison ! Il faudrait avoir toute la richesse d’épithètes avec laquelle Mme de Sévigné exprimait la plus profonde surprise, pour faire comprendre par quelle série d’étonnemens nous sommes passés depuis l’ouverture de la crise, et par quel étonnement final elle s’est close pour nous. Qui trompe-t-on ici ? disait tel personnage du Mariage de Figaro, Ce qu’il y a de piquant, c’est qu’on ne trompe personne, excepté peut-être un petit nombre de gens que l’on trompe toujours, et qui se trompent eux-mêmes lorsque personne ne consent à prendre la peine de les tromper. Les acteurs principaux de la comédie à laquelle nous assistons savent parfaitement bien qu’ils jouent un rôle dans lequel il n’y a rien de sérieux, sinon les résultats qu’ils poursuivent, mais qu’assurément ils n’atteindront pas tous à la fois. À la fin de cette aventure, il y aura des dupes : toute la question est de savoir de quel côté elles seront.

À voir l’ardeur inopinée avec laquelle les radicaux et les socialistes soutiennent le cabinet, on peut conclure qu’ils espèrent bien être les dupeurs ; et ils ont malheureusement quelques bonnes raisons de le croire. On leur a fait faire un pas considérable, énorme, dans la voie qui peut, un jour ou l’autre, les amener à être maîtres du gouvernement, et tout cela pour rien, car le péril dont on a tant parlé est imaginaire. Mais, sous prétexte qu’il existait, on a fait servir la concentration républicaine à introduire les socialistes au gouvernement, de même qu’on l’avait fait servir autrefois à y introduire les radicaux. Avons-nous besoin de dire que cela est très grave ? En tout cas, personne ne se serait attendu à ce que l’initiateur responsable de ce mouvement fût M. Waldeck-Rousseau, c’est-à-dire l’homme qui, dans les rangs de l’opposition, avait protesté avec le plus de vigueur, le plus d’éloquence, le plus de dédain, le plus de mépris même, contre les ministères de concentration. Nous vivons dans un temps où il faut sans doute s’attendre à bien des choses : cependant on ne s’était pas attendu à celle-là. Autrefois, les hommes politiques tenaient à honneur de donner et de conserver une signification précise à leur nom ; ils représentaient des idées, des principes, un programme, des procédés, et même un personnel de gouvernement particuliers. Quand on les appelait au pouvoir et qu’ils en acceptaient la charge, on savait d’avance, à peu de chose près, ce qu’ils feraient, et encore plus sûrement ce qu’ils ne feraient à aucun prix. Les malentendus étaient rares, les surprises aussi. La lutte, alors, était franche et loyale entre les partis, parce qu’elle était claire. Le pays pouvait la comprendre et, d’après elle, se former une opinion. Tout cela est bien loin ! C’était au temps où M. Thiers, après avoir fixé son idéal politique, terminait un de ses plus éloquens discours en s’écriant : « On nous dit souvent que cela viendra, mais que cela viendra tard. Eh bien, soit ! Je me rappelle en ce moment le noble langage d’un écrivain allemand qui, faisant allusion aux opinions destinées à triompher tard, a dit ces belles paroles que je vous demande la permission de citer : — Je placerai mon vaisseau sur le promontoire le plus élevé du rivage, et j’attendrai que la mer soit assez haute pour le faire flotter. » — Le nautonier d’aujourd’hui descend modestement de son promontoire élevé jusqu’au niveau de la marée basse, et il se contente de radouber pour un nouveau trajet la barque qu’il trouve misérablement échouée sur la plage. C’est une autre conception et une autre pratique gouvernementales : elles méritent une moindre admiration.

Telles sont les observations générales que nous suggèrent la crise d’hier et la manière dont elle a été dénouée. Si nous entrons dans le détail, il s’en faut de beaucoup que notre surprise soit diminuée : elle ne perd rien de son intensité, ni de son amertume. Toutefois il serait difficile de garder jusqu’au bout un langage grave et sérieux, en présence d’une pièce qui n’est pas une tragédie, ni un drame, ni même un mélodrame, mais un simple vaudeville. Les quiproquo, les malentendus, les reconnaissances imprévues, les entrées et les sorties des personnages, tout cela est le fait du pur hasard et suit la marche la plus extravagante et la plus désordonnée. Le dénouement arrive parce qu’il en faut un, mais le spectateur s’en va avec la conviction que tout sera bientôt à recommencer.

Le premier homme politique que M. le Président de la République a fait appeler est M. Poincaré. Tout le monde a applaudi et s’est montré rassuré. M. Poincaré a depuis quelque temps affecté de se tenir en dehors de la scène politique, et de se consacrer d’une manière presque exclusive à sa profession d’avocat. C’est un jeu dangereux et qu’il ne faudrait pas conseiller à tout le monde, mais qui, quelquefois, réussit aux forts. Il avait réussi à M. Poincaré. Sa situation personnelle, loin de diminuer, avait plutôt grandi à la suite de cette éclipse volontaire. On savait d’ailleurs qu’il n’avait pas perdu son temps au Palais de Justice, et qu’il s’y était fait rapidement une place importante comme au Palais-Bourbon. Le succès est toujours bien vu, et, quand il se produit sur un théâtre, il sert ensuite sur un autre. La rentrée de M. Poincaré était donc escomptée avec faveur. On appréciait son talent, on estimait son caractère. Enfin, parmi les hommes de sa génération et, si on nous permet le mot, de sa promotion politique, on s’accordait à reconnaître qu’il avait occupé le premier rang, et à dire qu’il le reprendrait quand il voudrait. N’a-t-il pas voulu le reprendre encore ? Comment le savoir ? Ayant accepté la tâche de faire un ministère, il faut bien croire qu’il s’y est appliqué de son mieux ; mais, en fait, il lui aurait été difficile de s’y prendre autrement s’il n’avait pas voulu réussir. Ceux qui, du dehors, assistaient à ses opérations, passaient d’un étonnement à un autre avec une rapidité telle qu’ils avaient de la peine à respirer. Mais ces premiers exercices ont eu pour avantage de les préparer à ce qu’ils devaient voir par la suite. De plus fort en plus fort, suivant le vieux dicton ! Les radicaux ont paru d’abord accueillir avec sympathie la combinaison de M. Poincaré, et on se l’explique sans peine. M. Poincaré se proposait de la faire reposer, comme on dit dans le vocabulaire du jour, sur la base d’une très large union républicaine. Ne s’attendant pas à cela, ils en ont été fort satisfaits ; mais, comme l’appétit vient même avant d’avoir mangé et se développe en proportion du dîner qu’on voit déjà servi et offert, les exigences radicales se sont en vingt-quatre heures prodigieusement accrues.

M. Poincaré a un ami personnel et un ami politique, qui est d’ailleurs un homme fort distingué, M. Barthou : il a déclaré dès le premier moment qu’il ne ferait pas de ministère sans lui. Il lui fallait M. Barthou à tout prix ; malheureusement, les radicaux n’en voulaient à aucun prix. Les deux prétentions étaient difficiles à concilier. M. Poincaré a pourtant essayé de le faire à force de concessions. Que voulez-vous, a-t-il dit aux radicaux, en échange de M. Barthou ? Demandez et vous recevrez. Les radicaux ont volontiers consenti à tout demander et à tout recevoir, après quoi ils ont conclu quand même qu’ils ne voulaient pas de M. Barthou. Ils avaient gagné à ces négociations de pouvoir se montrer de plus en plus difficiles, et d’amener leurs prétentions au point d’où il faudrait partir ensuite pour traiter de nouveau avec eux. C’était tout bénéfice. Pour faire accepter M. Barthou, M. Poincaré a eu l’idée de s’adresser à M. Léon Bourgeois, le chef nominal du parti radical, qui, comme l’Europe le sait, était occupé à représenter la France à la conférence de la Haye. Il a télégraphié à M. Bourgeois pour lui demander son concours, et pour mettre à sa disposition le portefeuille qui lui conviendrait le mieux. Il lui laissait la liberté absolue de choisir, ce qui était se mettre à sa discrétion, et même un peu sous sa protection. M. Brisson, appelé à la rescousse, a bien voulu insister auprès de M. Bourgeois pour le déterminer à accepter. Rien n’y a fait : M. Bourgeois a répondu, avec une modestie charmante, qu’il avait conscience d’être plus utile à son pays en restant où il était. Il s’abuse peut-être en croyant faire de grandes choses à la Haye, mais il a certainement raison d’estimer qu’il n’en ferait que de petites à Paris. Il aime mieux contribuer à la pacification du monde entier qu’à la satisfaction de son parti, et il s’est refusé, avec une bonne grâce déjà toute diplomatique, aux sollicitations dont il était l’objet. Dès lors, la combinaison projetée n’était plus viable. M. Poincaré a bien demandé à M. Brisson d’y remplacer M. Bourgeois ; mais M. Brisson est malade, et les ménagemens qu’exige sa santé ne lui permettent pas de déployer en ce moment une activité ministérielle. Privé de M. Brisson et ne pouvant pas compter sur M. Bourgeois, M. Poincaré est resté seul avec M. Barthou. Il est allé dire à M. le Président de la République qu’il avait échoué dans sa mission, et n’a pas eu besoin de lui expliquer pourquoi : les faits parlaient tout seuls.

Il faut toujours se donner le spectacle de la bonne foi des partis : c’est une leçon qui, à la vérité, ne sert pas à grand ‘chose, mais qui, si elle n’est pas instructive, est au moins intéressante. Pourquoi M. Poincaré n’a-t-il pas abouti ? Parce qu’il s’est mis, dès le premier jour, entre les mains des radicaux, et que ceux-ci, se voyant maîtres de sa combinaison, ont jugé spirituel et avantageux de la faire avorter. Dès le lendemain, ils ont publié partout que le grand tort de M. Poincaré était d’avoir voulu faire un ministère uniquement avec ses amis. Il aurait dit, d’après eux, qu’il réservait à son parti l’honneur de dénouer une situation délicate et difficile. C’est pour cela, sans doute, qu’il avait demandé le concours de M. Brisson, de M. Bourgeois, de M. Sarrien et de quelques autres ! Nous reprochons, au contraire, à M. Poincaré de n’avoir pas fait et de n’avoir pas voulu faire ce dont on l’accuse si injustement. S’il avait voulu le faire, il aurait réussi sans beaucoup de peine à former un ministère. Tout le monde s’y attendait, et il y avait à la Chambre une majorité toute prête à l’appuyer. Le moment semblait venu pour lui d’accepter une grande responsabilité, et de montrer des épaules propres à la soutenir. Mais il a couru après les radicaux ! Ceux-ci l’ont conduit très loin et l’ont planté là : après quoi ils l’ont accusé d’avoir voulu faire exclusivement un ministère de parti.

M. le Président de la République a fait appeler M. Waldeck-Rousseau. n’y aurait quelque exagération à dire que celui-ci s’est mis aussitôt en mouvement ; il s’est d’abord remué infiniment peu ; il avait l’air d’attendre quelque chose. Les bruits les plus divers couraient sur la combinaison qu’il projetait, et quelques-uns paraissaient si extraordinaires qu’on ne voulait pas y croire. On racontait, par exemple, qu’il ferait entrer M. Millerand dans son ministère. M. Waldeck-Rousseau et M. Millerand dans un même cabinet ! Cela semblait paradoxal, et non sans motifs. M. Millerand était le chef attitré, officiel, du parti socialiste. Quant à M. Waldeck-Rousseau, après avoir déserté la politique pendant plusieurs années, il y avait fait une rentrée assez retentissante, il y a environ cinq ans. Nommé alors sénateur de la Loire, ce n’est pas tant au Sénat qu’il a déployé son activité et son éloquence, que dans un grand nombre de banquets et de réunions, soit à Paris, soit en province, où il s’appliquait à compléter et à fixer l’idée qu’on se faisait déjà de lui. Il avait laissé le souvenir d’un ministre qui avait eu au moins les intentions d’un homme de gouvernement, et nul depuis n’avait défini avec plus de talent, ni de vigueur, les conditions dans lesquelles un gouvernement pouvait s’exercer. A l’entendre, il fallait rompre résolument avec les radicaux, lesquels n’avaient plus d’autre moyen de vivre que de s’appuyer sur les socialistes : or, paraphrasant un mot célèbre, M. Waldeck-Rousseau aurait dit volontiers que le socialisme, c’était l’ennemi, et il le prouvait avec une abondance d’argumens, une puissance de logique, enfin une énergie de diction, bien faites pour entraîner la conviction de ses auditeurs. Personne ne se serait permis de douter de la sienne. Il était devenu l’adversaire personnel du radicalisme et du socialisme. Il avait fondé à Paris un grand cercle Républicain pour entretenir contre eux un éternel combat. Il traitait avec une sévérité impitoyable les gouvernemens composés de pièces et de morceaux, qui se condamnaient à l’impuissance, mais où, les plus violens l’emportant toujours sur les plus modérés, les partis révolutionnaires trouvaient en fin de compte des instrumens plus ou moins dociles. Sa parole nette, précise et mordante, inventait pour dire tout cela des formules brèves et condensées qui avaient le poids spécifique et le relief d’une médaille. L’esprit était pleinement satisfait en l’entendant, et, si les cœurs n’étaient pas également échauffés, c’est que, par sa nature même et par sa facture, l’éloquence de M. Waldeck-Rousseau s’adresse à la seule raison ; mais elle en devient vraiment maîtresse, et peu d’orateurs, à notre époque, ont exercé sur elle une prise plus forte. Sa pensée était presque intransigeante ; la forme en était impérieuse. Grâce à ces rares qualités, et malgré l’éloignement dédaigneux qu’il a toujours professé pour le profane vulgaire, M. Waldeck-Rousseau était devenu l’espoir des progressistes et des libéraux. On ne savait pas s’il occuperait de sitôt le pouvoir, mais tout le monde était certain que, s’il l’occupait jamais, ce serait pour pratiquer une politique que ses ennemis qualifiaient déjà de réactionnaire, et que ses amis annonçaient devoir être un peu autoritaire sans doute, mais ferme, résolue et réparatrice. Aussi n’a-t-on pas été peu étonné d’apprendre que l’accord n’avait pas pu s’établir entre lui et les membres modérés de l’ancien ministère qu’il avait d’abord exprimé le désir de garder dans le sien. La combinaison de M. Poincaré échouant par la faute des radicaux, celle de M. Waldeck-Rousseau échouant par la faute des progressistes, qui l’aurait cru ? On ne le croit pas encore. Ce n’est donc pas pour le motif qu’on en a donné que la première combinaison de M. Waldeck-Rousseau n’a pas réussi, mais bien parce qu’il rêvait déjà la seconde et qu’il l’avait arrêtée dans son esprit. Toutefois, avant de la produire, il a jugé à propos de la faire précéder d’un intermède de tout repos. Il est allé annoncer à M. le Président de la République qu’il avait tristement échoué dans sa mission, et il lui a donné le conseil de faire appeler M. Léon Bourgeois.

Celui-ci ne songeait qu’à se faire oublier. On le soupçonnait déjà, s’il a les idées qui conviennent au chef du parti radical, de n’en avoir pas le tempérament, et ses amis commençaient à le lui reprocher avec un peu d’aigreur. Les responsabilités se sont quelquefois offertes ou imposées à lui sans qu’il les ait beaucoup recherchées : pour le moment, il ne s’applique qu’à les fuir. Est-ce en son parti qu’il n’a pas confiance ? Est-ce en lui-même ? Assurément, c’est en l’un ou en l’autre. Il semble éprouver quelque dégoût pour les intrigues de la politique intérieure où il a dépensé autrefois tant d’activité, peut-être en pure perte, et s’être épris, au contraire, d’un chaud intérêt pour la diplomatie, bien qu’à dire la vérité, elle ait été souvent, elle aussi, fertile pour nous en déceptions. Quoi qu’il en soit, M. Bourgeois, depuis quelque temps, a l’air de se trouver d’autant plus à son aise qu’il est plus éloigné du Palais-Bourbon. Il est allé faire un premier voyage à Constantinople et le long du Danube ; on l’a reçu partout comme un Français distingué, qui a joué un rôle important dans son pays, et qui peut être appelé par la suite à y en jouer un plus considérable encore. Ce début l’a charmé, et, lorsque la Conférence de la Haye a été sur le point de se former, il a accepté avec empressement d’y représenter la France, si même il n’a pas demandé à y être envoyé. Pourquoi ne lui aurait-on pas donné cette satisfaction ? Il a l’esprit fin, souple, délié, la pratique des assemblées, enfin une véritable ingéniosité à trouver des solutions moyennes et des formules conciliantes et lénifiantes, toutes qualités qui pouvaient trouver leur emploi dans une réunion diplomatique. Mais, quand les radicaux ont appris qu’il les quittait une fois de plus, ils en ont montré un redoublement de mauvaise humeur. Le ministère Dupuy, ayant duré quelques mois déjà, paraissait quelque peu usé, et on n’avait pas besoin d’être prophète pour prévoir que sa chute était prochaine : était-ce le moment pour un chef de parti de passer la frontière et d’aller s’enfouir dans les labeurs poudreux d’une conférence ? Au moment où sa présence pouvait leur devenir le plus utile, M. Bourgeois glissait sans bruit entre leurs doigts. On s’est demandé où il était, il avait déjà disparu. La crise a éclaté, comme il fallait s’y attendre : alors, ce ne sont pas seulement les amis de M. Bourgeois qui ont protesté contre sa disparition, mais aussi les autres. Ils ont trouvé que cela n’était pas de jeu, et qu’après tout, lorsque tout le monde s’épuisait dans des efforts plus ou moins infructueux, un homme politique aussi en vue que M. Bourgeois devait prendre sa part de l’usure commune. On lui a envoyé d’abord des télégrammes pour lui proposer des portefeuilles, et nous avons dit avec quel admirable détachement il avait répondu. On a insisté, mais en vain. Il a été, nous ne dirons pas inflexible, — le mot ne contiendrait pas à son allure, — mais doucement obstiné à se trouver bien où il était. De tous les actes de la comédie gouvernementale qu’on vient de nous donner, celui ou ceux qui ont été consacrés à M. Bourgeois ont été de beaucoup les plus piquans. Non pas qu’ils aient fait grand bruit, ni que les incidens s’y soient produits avec éclat ; tout, au contraire, a été mis en demi-teinte, s’est passé en chuchotemens que personne n’a entendus, a été empreint d’une réserve quasi ecclésiastique, et nous croirions volontiers que M. Bourgeois a appris ces manières nouvelles parmi les diplomates qu’il fréquente, si, tout juste au même moment, ces diplomates ne s’étaient pas mis eux-mêmes à parler tout haut, presque avec intempérance, et à prendre les journalistes pour confidens quotidiens de leurs travaux.

Bref, volens, nolens, bon gré, mal gré, M. Bourgeois a dû revenir à Paris : M. le Président de la République l’y appelait formellement. Il s’y est donc rendu, mais personne ne l’y a vu, et jamais encore homme chargé de former un cabinet n’avait soulevé si peu de poussière. On a dit qu’il avait déjeuné avec quatre ou cinq de ses amis, à qui il avait conseillé d’accepter tous d’entrer dans le ministère si on le leur offrait, et de le soutenir énergiquement quand il serait formé. Lui seul, avait le droit de se refuser ; les autres ne sauvaient pas la paix du monde à la Haye. M. Bourgeois prêchait d’ailleurs des convertis, et, si on l’a fait venir de si loin uniquement pour conseiller aux radicaux d’accepter des portefeuilles, ce n’était vraiment pas la peine de lui imposer la fatigue du voyage. Après avoir décliné la mission dont la confiance de M. le Président de la République avait voulu l’investir, qu’a fait M. Bourgeois ? Un grand silence l’a enveloppé. Il serait peut-être difficile de préciser la date de son départ pour la Haye ; on sait seulement qu’il y est revenu. Tout cela a été doux, estompé, ouaté. En somme, l’incident a fait perdre quarante-huit heures ; mais, grâce à lui, le principe a été sauvé, que, dans toute crise ministérielle, il faut d’abord proposer le pouvoir aux radicaux, et que c’est seulement si ces messieurs n’en veulent pas que les modérés peuvent décemment y toucher. M. Bourgeois n’en a pas voulu. Quelques radicaux plus farouches que les autres ont poussé contre lui de sourds rugissemens. Mais peu lui importait : il s’était déjà dilué dans l’air ambiant. Ariel ne s’évaporait pas plus subtilement.

Alors, M. Waldeck-Rousseau a paru de nouveau et a découvert son jeu. Les bruits qui avaient couru sur ses intentions avaient déjà préparé à de l’imprévu, mais non pas assez pour que l’ébahissement n’ait pas été prodigieux. On nous permettra de négliger, au moins aujourd’hui, les autres collaborateurs de M. Waldeck-Rousseau : son ministère se caractérise par la juxtaposition de M. Millerand et du général de Galliffet. C’est assurément le dernier mot de la concentration républicaine. Tout arrive en France, le tout est de vivre, a dit autrefois le prince de Talleyrand. Il avait vu dans son temps des choses bien étonnantes ; nous ne sommes pas sûrs qu’aucune l’ait été à ce degré.

Ce qui nous étonne, est-il besoin de le dire ? n’est pas de voir le général de Galliffet au ministère de la Guerre. Il y a longtemps qu’il aurait dû y être. Le général de Galliffet ne représente pas seulement, comme on l’a dit, notre vieille armée avec les héroïques qualités guerrières qui l’ont rendue ou maintenue si grande, même dans ses malheurs ; mais encore l’armée intelligente et laborieuse qui a su reconnaître ses défauts et se corriger elle-même, l’armée moderne, l’armée actuelle, à laquelle, surtout dans l’arme de la cavalerie, il a plus que personne contribué à donner l’impulsion réformatrice, la forte cohésion, l’entrain, l’élan qu’on aime lui reconnaître aujourd’hui. Si on songe aux ministres de la Guerre que nous avons vus défiler depuis une quinzaine d’années, et qui tous, certes, n’ont pas apporté dans leurs fonctions une compétence ni une autorité incontestables, on se demande pourquoi tant d’hommes politiques qui ont été chargés de former des ministères n’ont pas songé au général de Galliffet. Mais, soyez-en sûrs, ils y ont songé ; seulement ils n’ont songé à lui que pour l’écarter ; et pourquoi ? Parce qu’il déplaisait aux radicaux, et encore plus aux socialistes. Ce n’est pas assez de dire qu’il leur déplaisait : il était pour quelques-uns d’entre eux un objet d’épouvante et de haine. Autour de son nom ils avaient construit une légende, en faisant retomber sur lui, et bientôt même sur lui tout seul, la responsabilité de ce que, d’après l’histoire telle qu’ils l’ont faite, il y avait eu d’odieux dans la répression de la Commune en 1871. On se rappelle ces jours terribles, Paris en feu, les otages massacrés, et l’armée de Versailles frémissante d’horreur, obligée de se défendre contre des Français après avoir échappé aux balles et aux obus allemands ! Mais nous ne voulons pas insister sur ce crime de la Commune, le plus grand peut-être de notre histoire. Aussi bien M. Brisson, et cela l’honore, a-t-il rappelé que ces faits avaient été couverts par une amnistie, et que cette amnistie devait faire l’oubli sur tous, sans exception. L’oubli, oui, nous le voulons bien ; mais, s’il s’agit de pardon, tout le monde n’en a pas besoin, et moins que personne n’en ont besoin les officiers qui commandaient l’armée de Versailles, c’est-à-dire l’armée de la France : ils ont dû, avant tout, protéger la vie de leurs soldats. S’il y a eu alors des choses pénibles, comme il y en a dans toutes les guerres, mais surtout dans les guerres civiles, et plus encore dans les combats étranglés entre les murs d’une rue, à qui la faute ? Tous nos généraux, tous nos officiers ont fait leur devoir ; ils l’ont fait avec tristesse, mais avec résolution, le général de Galliffet comme les autres. Bien loin de s’en excuser, il a mis plus que de l’indifférence à laisser les rancunes et les colères des factieux de cette époque ou de leurs héritiers s’acharner presque exclusivement sur lui. Il ne lui déplaisait pas de servir de paratonnerre à ses camarades, et la réputation de terreur dont on l’entourait n’avait à ses yeux d’autre conséquence que de le désigner parmi tous comme le soldat de l’ordre et de la loi. Ceux qui se réclament de la Révolution française, même dans ses momens les plus implacables, devraient se rappeler comment les hommes qu’ils admirent imposaient l’obéissance à Lyon ou à Toulon insurgés. Mais laissons le passé à l’histoire. Le général de Galliffet est-il, oui ou non, un de nos officiers les plus distingués, les plus intelligens, les plus instruits, les plus propres à occuper utilement pour l’armée, surtout dans les circonstances actuelles, le ministère qui lui a été confié ? Nul ne le conteste. Dès lors, M. Waldeck-Rousseau a eu raison de l’y nommer ; et nous dirions qu’il a fait là un acte de courage civique, s’il n’avait pas cru devoir en donner immédiatement la rançon aux radicaux et aux socialistes en nommant M. Millerand ministre du Commerce. M. Poincaré, pour faire accepter M. Barthou, acceptait lui-même M. Bourgeois ou M. Brisson : M. Waldeck-Rousseau, pour faire accepter le général de Galliffet, ce qui était encore plus difficile, a accepté M. Millerand. Eh bien ! c’est trop cher, et, s’il ne se sentait pas la force d’imposer le général de Galliffet au nom des services qu’il a déjà rendus au pays et qu’il peut lui rendre encore, M. Waldeck-Rousseau aurait mieux fait de résilier son mandat.

Il est très vrai, comme il l’a dit, que le général de Galliffet, par l’ascendant qu’il a déjà sur son esprit, peut, avec le minimum d’effort, obtenir de l’armée tout ce qu’il importe en ce moment d’obtenir d’elle, — et nous sommes convaincus d’ailleurs qu’elle est prête à le donner, pourvu qu’on la protège contre d’indignes outrages. — Mais, si le général de Galliffet peut faire beaucoup de bien, M. Millerand, rien que par sa nomination, fait un mal irrémédiable, en donnant en quelque sorte aux socialistes droit de cité dans le gouvernement. On ne formera plus désormais un ministère tant soit peu avancé sans se croire obligé d’y comprendre un ou plusieurs socialistes, et c’est un pas de géant qui a été fait en quelques minutes dans un sens où il n’y a, selon nous, que dommage pour la République et ruine pour le pays. M. Bourgeois lui-même, lorsqu’il a formé son funeste cabinet, n’était pas allé si loin. Il ne s’était pas contenté de ne pas y introduire de socialistes ; il avait dit, quelques Jours auparavant, que les socialistes ne devaient pas entrer en ligne de compte dans une majorité gouvernementale. Qui aurait cru que M. Waldeck-Rousseau ferait ce que M. Bourgeois n’avait pas voulu faire, et que, la porte que celui-ci n’avait pas voulu ouvrir aux socialistes dans la majorité, l’autre la leur ouvrirait dans le gouvernement ? On parle beaucoup de l’éducation politique du pays, et certes elle n’est pas faite ; mais on la retarde de dix ans, sinon de plus, lorsque, par un caprice inexcusable, on donne à ce pays encore inexpérimenté des leçons à rebours, aussi troublantes pour sa conscience, aussi obscures pour son esprit. Ce n’est pas ainsi non plus qu’on forme un parti ; c’est plutôt ainsi qu’on les détruit tous. Nous n’en voulons pour preuve que la division produite par le nouveau ministère dans tous les groupes, socialistes contre socialistes, radicaux contre radicaux, modérés contre modérés. Dans la majorité de 25 voix qu’il a eue, tous ces groupes sont représentés par une fraction de leurs membres ; mais ils le sont pareillement dans la minorité. Majorité de coalition, minorité de coalition, désordre partout. Seule, la droite a pu rester unie et compacte, s’amusant de ce qui se passe et y prenant un plaisir ironique. Seule, en effet, avec les socialistes, elle peut en tirer avantage. Ceux de ces derniers qui ont voté pour le ministère ont, croyons-nous, bien fait. Ils ont eu un sens très juste de leur intérêt. Tous leurs chefs, d’ailleurs, les y ont invités avec insistance, et M. Brisson a fait tout ce qui dépendait de lui pour les y décider au nom de leurs amis radicaux. Sans l’horreur tout animale que quelques-uns d’entre eux éprouvent pour le général de Galliffet, ils auraient voté pour le ministère comme un seul homme. Qu’il le veuille ou non, M. Waldeck-Rousseau est leur protégé.

Mais il ne s’en défend pas. Il a cherché délibérément l’appui du parti républicain tout entier. Il l’a convié à une œuvre commune, qui est la défense de la République. Il a abusé pour cela de l’ordre du jour par lequel la Chambre avait renversé M. Dupuy, et qui semblait effectivement vouloir dire que la République avait besoin d’être défendue, tandis qu’il signifiait beaucoup plus simplement qu’on en avait assez de M. Dupuy. Les ordres du jour parlementaires sont souvent des formules insignifiantes par elle s-mêmes : leur importance n’est pas dans ce qu’elles paraissent dire, mais dans le but immédiat où elles tendent. Le 12 juin, la Chambre a voulu renverser un ministère, voilà tout. M. Waldeck-Rousseau prétend s’être inspiré de son vote : la vérité est que la Chambre aurait été saisie de stupeur, comme elle l’a été du reste après coup, si on lui avait annoncé à ce moment que, en vertu de l’interprétation qu’on donnerait à son scrutin, elle aurait, quinze jours plus tard, un ministère où figurerait M. Millerand. Pas un seul député, s’il est sincère, n’oserait dire qu’il s’attendait à ce dénouement, aussi imprévu pour les socialistes que pour les modérés. Quant à la République, qui la menace ? Elle n’a pas besoin pour se défendre de réunir en faisceau toutes ses forces, même les plus indisciplinables, même celles qui confinent à la révolution et à l’anarchie. Gambetta, après la victoire définitive du 16 mai, a prononcé un mot qui dénotait chez lui, avec une pénétrante intelligence politique, une claire vision de l’avenir. « L’ère des périls, a-t-il dit, est finie ; nous entrons dans l’ère des difficultés. » Il aurait sans doute été bien surpris et quelque peu indigné si on lui avait prédit qu’après vingt ans de République incontestée, des hommes politiques, formés pourtant à son école, déclareraient que l’ère des périls était rouverte, uniquement parce qu’ils se sentiraient embarrassés pour résoudre quelques difficultés. On donne le change à l’opinion en lui parlant de dangers qui n’existent pas : et, s’ils existaient réellement, ce serait une raison de plus pour mettre avant tout un peu d’ordre dans la République, en lui rendant l’apparence d’un gouvernement régulier, au lieu de lui prêter celle d’une coalition épouvantée, organisée pour la défensive, appelant à son secours même les barbares, sans songer qu’il est quelquefois très difficile ensuite de se débarrasser d’eux. Mais, encore un coup, nous ne croyons ni à l’existence du péril qu’on dénonce, ni à la sincérité des alarmes qu’on manifeste, et ce qui nous choque le plus dans ce ministère, c’est qu’il est parfaitement inutile, que nous n’avions pas besoin de lui, qu’il n’est pas le résultat des circonstances, qu’il n’est ni expliqué, ni justifié par la situation, enfin qu’il est le simple produit d’une fantaisie jouant avec le paradoxe, sans ménager assez le sens critique, ni même le sens moral du pays.

Il semble pourtant qu’il ait produit une assez bonne impression au dehors, ce dont nous ne pouvons être que fort aises. C’est qu’au dehors, on connaît peu M. Millerand, tandis qu’on y connaît beaucoup le général de Galliffet et qu’on y a souvent entendu parler de M. Waldeck-Rousseau. Celui-ci reste encore pour l’Europe, malgré l’alliance bizarre qu’il vient de conclure, un homme d’autorité et de gouvernement. On lui croit la main ferme, la décision rapide, la volonté énergique. Quant au général de Galliffet, son nom seul inspire confiance. On sait bien que, s’il a accepté d’être ministre de la Guerre, c’est pour servir l’armée et la protéger, soit contre les entreprises ou les exigences du dehors, soit contre ses propres entraînemens, si elle était tentée d’y céder, ce qu’elle n’a pas fait jusqu’ici. Nous sommes les premiers à reconnaître que ce sont là des garanties sérieuses et précieuses, peut-être même les plus précieuses de toutes. Ce que nous avons plus de peine à comprendre, c’est comment des, hommes aussi divers que le général de Galliffet, M. Waldeck-Rousseau, M. Millerand, M. Pierre Baudin, M. de Lanessan pourront gouverner ensemble, et comment pourra se maintenir, pour leur prêter son appui, une majorité qui va de M. Aynard à M. Viviani. On nous dit que cette seconde difficulté sera supprimée par le prochain départ des Chambres ; soit, et c’est tant mieux ; mais il reste la première. Si un pareil gouvernement, même en l’absence des Chambres, peut se maintenir trois mois, nous nous demanderons pourquoi M. Naquet a introduit le divorce seulement dans nos mœurs privées, alors qu’il serait si utile dans nos mœurs publiques. Faudra-t-il croire que tous les embarras des ministres viennent des Chambres ? Cette constatation serait sans doute peu flatteuse pour les Chambres, mais elle le serait encore moins pour les ministres. Il y a dans le ministère deux élémens trop opposés pour que l’un n’élimine pas l’autre. C’est une question de temps, et sans doute de peu de temps.

Quelques augures disent, il est vrai, que le ministère ne désire pas lui-même se perpétuer au pouvoir et que, dans sa pensée, ses jours sont mesurés à la durée de l’affaire qui va être soumise au Conseil de guerre de Rennes. Nous ne voulons pas le croire, car ce serait la première fois qu’un ministère aurait été constitué uniquement en vue de l’affaire Dreyfus, et, malgré toute l’importance que celle-ci a prise, il y aurait quelque chose de pénible à penser qu’elle a pesé d’un pareil poids sur notre gouvernement. Nous rendons d’ailleurs au ministère la justice qu’en ce qui concerne cette affaire, qu’il ne pouvait pas avoir l’air d’ignorer, sa déclaration a été parfaitement correcte, et de nature à satisfaire les susceptibilités les plus ombrageuses. « Il ne dépendra pas de lui, a-t-il dit, que la justice n’accomplisse son œuvre dans la plénitude de son indépendance. Il est résolu à faire respecter tous les arrêts. Il ne sait pas distinguer entre ceux qui ont la redoutable mission de juger les hommes, et, si le vœu du pays est avant tout écouté, c’est dans le silence et dans le respect que se prépareront ses décisions. » Il n’y a pas, en effet, de distinction à faire entre des juridictions également constituées par la loi : qu’elles soient militaires ou civiles, elle s’méritent le même respect, et les arrêts de l’une sont sacrés comme ceux de l’autre. Prise dans son ensemble, la déclaration du gouvernement est très incolore ; elle ne donne pas du tout le sentiment que nous sommes dans des circonstances extraordinaires ; c’est une déclaration banale, que nous avons déjà entendue vingt fois, et le tumulte de la séance n’a malheureusement pas permis à M. le Président du Conseil de la compléter par les explications qu’on attendait de lui. Sur un point, toutefois, elle ne laisse rien à désirer et nous en prenons acte : c’est sur celui que nous venons d’indiquer. Le Conseil de guerre de Rennes jugera dans sa pleine indépendance, son arrêt sera respecté. C’est ce que tout le monde doit demander, mais aussi ce qui doit satisfaire tout le monde. Au reste, il n’y avait aucune raison préalable de douter des intentions du gouvernement à ce sujet, et nous enregistrons sa promesse, celle-là du moins, avec confiance. Mais, pour la faire, M. Waldeck-Rousseau avait-il besoin d’y ajouter la consécration de M. Millerand ? Non, certes : il pouvait s’en passer. La garantie ne nous semblerait pas moins bonne quand même elle manquerait de ce supplément d’autorité.

Qui nous aurait dit, il y a quelques jours seulement, que nous ferions un accueil si froid à un cabinet formé par M. Waldeck-Rousseau, et qui comprendrait le général de Galliffet ? Mais qui nous aurait dit qu’il comprendrait également M. Millerand ? Cela déroute, et on est bien obligé de laisser le soin d’approuver et de soutenir ce ministère à M. Brisson et à M. Viviani. Ils s’en sont d’ailleurs acquittés fort bien jusqu’ici.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.