Chronique de la quinzaine - 14 juin 1899

Chronique n° 1612
14 juin 1899


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin.


Le Ministère est renversé et nous en attendons un autre. Ceci n’est qu’un incident. Personne ne regrette M. Dupuy. Après avoir un moment amusé la galerie par la légèreté inattendue de ses exercices de voltige sur la corde raide, il avait fini par lasser tout le monde. La situation est trop grave pour n’être pas prise très au sérieux. Au milieu de la crise morale et matérielle qu’il traverse, le pays avait besoin d’avoir à sa tête un groupe d’hommes avisés et résolus, ayant quelque prévision dans l’esprit et quelque résolution dans le caractère : nous avons eu un homme vivant au jour le jour, sans idée fixe, sans principe directeur, sans haute intelligence politique et surtout sans, prévoyance, qui cherchait le vent et y tournait, et cela dans un moment où tous les vents soufflaient à la fois. Il est tombé, cela devait arriver ; mais il l’a fait de la manière la plus maladroite pour lui et la plus malencontreuse pour nous. Pourquoi sa chute ne s’est-elle pas produite huit jours plus tôt ? Il est tombé sous les coups des socialistes ; ce sont les modérés qui auraient dû lui demander des comptes. Il est tombé le lendemain des courses de Longchamps, accusé par les socialistes de n’avoir pas suffisamment refréné les ardeurs de la police ; il aurait dû succomber sous les coups des modérés, pour n’avoir rien compris à la situation générale, et avoir compromis police et gouvernement dans une échauffourée un peu ridicule. Il a donné rendez-vous aux socialistes à Longchamps : ce sont eux qui, le lendemain, ont sonné son glas funèbre. Quelle leçon ! D’autres en profiteront-ils ?

Mais, pour la bien comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Le seul moyen pour nous de rendre compte des événemens de toute cette quinzaine, et d’une quinzaine remplie, est de suivre autant que possible l’ordre chronologique. Tout s’y tient d’ailleurs, s’y suit et s’y succède logiquement.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation dans l’affaire Dreyfus a été le point de départ de tout ce désordre. Avant qu’il fût rendu, tout le monde, ou à peu près, annonçait le ferme propos de le respecter ; mais les uns le faisaient du bout des lèvres, et les autres du fond de leur conscience. Nous avons été de ces derniers. En nous refusant à résoudre de notre seule autorité la question obscure que d’autres tranchaient avec tant d’assurance et d’intolérance, nous faisions déjà acte de respect envers ceux qui ont pour mission souveraine d’interpréter et d’appliquer les lois. Il ne nous est jamais venu à la pensée de substituer notre jugement au leur. Ils ont fait une vaste enquête, ils ont entendu de nombreux témoins, ils ont eu sous la main des pièces importantes, ils ont pu réunir mille moyens d’information qui nous manquaient. On sait de plus quel scrupule s’est emparé de beaucoup d’esprits, et comment il y a été fait droit. Ce n’est pas le gouvernement qui a pensé le premier, mais on a pensé pour lui, et il s’est empressé d’accepter cette opinion toute faite, qu’il y avait lieu d’adjoindre à la chambre criminelle les deux autres chambres de la Cour de cassation, afin, disait-on, de donner plus de solennité à l’arrêt qui serait rendu par la Cour plénière.

Ennemis des lois de circonstance, si nous n’avons pas approuvé celle-là, nous l’avons pourtant acceptée. Elle avait pour objet de rendre la revision plus difficile, mais il semblait par là qu’elle dût lui ajouter un surcroît d’autorité, si elle était finalement prononcée. En accumulant les obstacles, on exigeait une force de conviction plus grande de la part de la Cour de cassation. Pendant quelques semaines, les deux partis ont gardé leurs positions respectives, chacun d’eux annonçant sa victoire comme certaine, et la célébrant d’avance avec un éclat évidemment destiné à produire de l’effet sur la Cour de cassation, mais qui n’en a produit aucun. Tout le monde sentait d’ailleurs et se rendait compte que les conclusions du rapporteur auraient un poids décisif, lorsque la Cour aurait à conclure elle-même. M. Ballot-Beaupré avait l’estime et la confiance de ses collègues, et sa conviction personnelle devait déterminer beaucoup de celles qui restaient en suspens. Ceux qui ont assisté à la lecture de son travail ont rendu justice à son ordonnance méthodique et claire, à l’impartialité avec laquelle les argumens pour et contre y ont été exposés ; et tous se sont laissé gagner à sa propre émotion, lorsqu’il a fini par dire qu’en son âme et conscience, il y avait, dans l’état actuel des choses, un fait nouveau susceptible d’établir l’innocence du condamné. À partir de ce moment la cause de la revision était gagnée. La Cour n’a pas tardé à rendre son arrêt, qui cassait celui de 1894, et renvoyait l’affaire devant le conseil de guerre de Rennes. Celui-ci reste d’ailleurs entièrement libre de sa décision future. La Cour s’est bornée à préciser la question qu’il aura à résoudre, et qui est celle-ci : « Dreyfus est-il coupable d’avoir, en 1894, provoqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère ou un de ses agens, pour l’engager à commettre des hostilités ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour lui en procurer les moyens en lui livrant les notes et documens renfermés dans le bordereau ? »

Tel est l’arrêt. Nous nous inclinons purement et simplement devant lui, comme nous nous y sommes engagés, et cela pour trois motifs, dont le premier est précisément que nous nous y sommes engagés. Ce n’est pourtant pas le principal ; et, même si nous ne l’avions pas proclamé par avance, notre respect pour la chose jugée serait égal, c’est-à-dire absolu. Nous avons toujours prêché ce respect, mais nous ne l’entendions pas de deux manières ; et, après l’avoir professé envers l’arrêt de 1894 aussi longtemps qu’il a subsisté, nous devons le professer encore et nous le professons envers l’arrêt de cassation qui vient d’être rendu. Nous tenons pour constant que, depuis 1894, des faits nouveaux se sont produits, ou ont été découverts, qui sont de nature à établir l’innocence de Dreyfus. Le conseil de guerre de Rennes dira s’ils l’établissent en effet. Le sincère respect de la chose jugée est notre second motif de nous incliner devant l’arrêt de la Cour. Mais il y en a un troisième, qui n’est pas à nos yeux le moins important. À la lecture de l’arrêt, nous avons été tentés de nous écrier : « Enfin ! Enûn Dreyfus va être éliminé de sa propre affaire, telle qu’elle s’est accrue, développée, transformée, déformée par suite des circonstances ! Sa question personnelle va être résolue et réglée. S’il est innocent, son innocence va être proclamée. Et alors il ne restera, sans confusion désormais possible, que les autres questions qui ont été greffées sur la sienne, et sous lesquelles la sienne a si souvent disparu. » Combien de fois n’avons-nous pas été obligés de relever les odieuses attaques dirigées contre l’armée, contre le clergé, contre la magistrature elle-même ! On nous répétait que les ardeurs de la lutte, peut-être même les nécessités de la polémique, expliquaient ces attaques. Nous ne l’avons jamais admis. Nous n’avons pas cessé de protester contre l’emploi de moyens qu’aucune fin, même la plus légitime, ne pouvait excuser. Toutefois, s’il était vrai qivun homme innocent souffrît sous le poids de la plus cruelle des condamnations, il suffisait de le croire, comme beaucoup l’ont fait, sincèrement, ou même d’avoir un doute à ce sujet, pour jeter dans les consciences un trouble dont bénéficiaient les partisans de la revision. Sous le couvert de l’innocence présumée du condamné de 1894, ils ont pu se permettre bien des choses ; ils se sont laissé entraîner à bien des alliances dont nous pouvons espérer que le faisceau est désormais rompu.

Le caractère de ces alliances, et la direction des coups qui étaient portés à nos institutions les plus chères, devaient singulièrement augmenter le désordre mental dont le pays souffrait. Grâce à l’arrêt de la Cour, ce désordre va cesser. On saura enfin si ceux qui ont poursuivi cette campagne n’avaient vraiment pour but que la réparation d’une erreur judiciaire. Ce but une fois atteint, ils doivent s’arrêter. Le feront-ils ? Nous le verrons bien. En tout cas, ceux qui ne se sont servis de Dreyfus que comme d’un prétexte manqueront désormais de celui-là : il faudra qu’ils en trouvent un autre, et cet autre, quel qu’il soit, nous embarrassera beaucoup moins. Déjà ils parlent de représailles : nous ne voulons pas de représailles. Déjà ils cherchent à s’assurer la complaisance et la complicité du gouvernement, et il est triste de dire qu’ils avaient à peu près réussi auprès du ministère qui vient de succomber. Mais, demain, chacun devra reprendre son véritable visage, sans déguisement et sans masque, et nous verrons alors nos adversaires tels qu’ils sont : grand avantage pour la clarté et la loyauté des luttes prochaines ! Dès aujourd’hui l’arrêt de la Cour a remis les choses dans l’état où elles étaient à l’origine, en 1894 ; il a replacé la question sur le terrain judiciaire d’où elle n’aurait jamais dû sortir ; il l’a dégagée de toutes les questions accessoires qui étaient venues s’y ajouter comme une excroissance malsaine. C’est là notre dernier motif, non seulement d’accepter l’arrêt, mais d’y applaudir. Quel soulagement, et quel bienfait ! Quand le conseil de guerre de Rennes, à son tour, aura rempli sa tâche et prononcé une fois pour toutes sur l’innocence ou sur la culpabilité du condamné, le champ de bataille sur lequel les partis se déchirent comme dans un nuage s’éclairera subitement. Tout le monde, alors, pourra se regarder face à face et se reconnaître. En vérité il en était temps.

Nous avons parlé de responsabilités et de représailles. C’est la question d’aujourd’hui et de demain ; il ne faut pas la laisser s’obscurcir. S’il y a vraiment eu des responsabilités criminelles, encourues par des hommes de mauvaise foi, nul ne peut demander qu’on les couvre. Mais la recherche et la poursuite des représailles est autre chose. Après tant d’agitations, le pays désire le repos ; il en a besoin ; il ne pardonnerait pas ceux qui, sans une obligation morale absolue, le jetteraient dans d’autres agitations encore, où il achèverait de perdre les forces qui lui restent. Le renouvellement ou la prolongation des épreuves qu’il vient de traverser serait pour lui intolérable. Pourtant il y a des gens qui les demandent. Ils se complaisent dans les conséquences qu’ils ont su tirer de l’affaire Dreyfus, et ils veulent en tirer de nouvelles. De judiciaire qu’elle était au début, l’affaire est devenue entre leurs mains non seulement politique, mais sociale. Les partis se sont classés relativement à elle de la manière la plus artificielle à coup sûr, mais aussi la plus passionnée et la plus violente. Radicaux et socialistes se sont mis d’un côté ; la plupart des conservateurs se sont aussitôt mis de l’autre : les premiers attaquant l’armée, la magistrature et le clergé lui-même, comme s’ils pouvaient être rendus responsables des fautes de quelques hommes ; les seconds les défendant quelquefois avec des moyens dont la bonne intention n’était égalée que par la maladresse.

Mais que venaient faire ici l’armée, et surtout le clergé ? De quel droit les mêlait-on à cette querelle ? Si quelques très rares militaires, sous les injures et les outrages dont ils étaient assaillis, ont laissé échapper un cri de douleur, ou même de colère, nous ne saurions leur en vouloir ; — la patience humaine a ses bornes ! — mais ils ont été une exception. L’armée, prise dans son ensemble, s’est tue comme elle a coutume de le faire, et jamais peut-être l’autorité de la discipline ne s’y était montrée plus forte, ni plus respectée. Pour ce qui est du clergé dont on parle tant, nous serions curieux de savoir où, quand, comment, un seul de ses membres a manqué à la discrétion et à la réserve que son caractère lui commandait ; et que ses adversaires observaient si peu. Les radicaux et les socialistes ont continuellement dénoncé l’ingérence « cléricale » sans la découvrir jamais. N’importe ! ils ne parlent aujourd’hui de rien moins que de porter atteinte à la liberté de l’enseignement, ou même de la supprimer, car, paraît-il, c’est elle qui est la grande coupable. Voilà les représailles ! Elles consistent à multiplier les dénonciations, à ouvrir précipitamment des poursuites contre des officiers dont les responsabilités ne sont pas encore certaines, enfin à menacer, au nom « des droits de l’homme et du citoyen, » nos libertés les plus précieuses, et, quoi qu’on en dise, les plus innocentes du mal présent. Le supporterons-nous ? À cette question, la conscience publique a répondu non ; mais il semble bien qu’au moins sur quelques points le défunt ministère, moins courageux, avait répondu oui. Pourquoi, sans même attendre l’arrêt de la Cour de cassation, a-t-il fait arrêter le colonel Du Paty de Clam ? Nous n’en savons rien ; nous le saurons sans doute plus tard. Mais nous savons dès maintenant pourquoi il a déposé devant la Chambre une espèce de demande de poursuites contre le général Mercier. Il s’est appuyé pour cela sur un des passages de l’arrêt de cassation, celui qui se rapporte à une pièce communiquée incorrectement au conseil de guerre de 1894. Si M. Dupuy était encore ministre, nous lui demanderions qui était président du Conseil à cette époque. N’était-ce pas lui ? N’est-il pas, dès lors, solidaire du général Mercier ? N’est-il pas responsable de ce qui s’est passé ? Dira-t-il qu’il n’a pas tout su, ou même qu’il n’a rien su ; mais il aurait dû savoir ; il aurait dû exiger qu’on le tînt au courant de la conduite d’une affaire aussi grave ; et, à supposer que le ministre de la Guerre d’alors ait été coupable d’une action criminelle, le président du Conseil l’a été d’une négligence qui ne le serait guère moins. N’insistons pas : M. Dupuy n’est plus ministre. Cela le mettra plus à l’aise pour dénoncer son ancien collègue, s’il y tient encore, avec plus de convenance et de liberté qu’auparavant.

Chose extraordinaire, la Chambre, pour une fois, s’est montrée plus prudente et plus sage que le Gouvernement : elle a refusé de le suivre dans la voie imprudente où il voulait l’engager. Au surplus, voici les faits. M. le Garde des sceaux a écrit à M. le président Deschanel une lettre pour lui faire part, comme si la Chambre l’ignorait, de la partie de l’arrêt de la Cour qui semblait s’appliquer au ministre de la Guerre de 1894. Il y avait là une imitation indirecte, mais pourtant formelle, à mettre en accusation M. le général Mercier devant la Haute Cour, c’est-à-dire devant le Sénat. Le gouvernement avait-il le devoir de faire cette communication à la Chambre ? Non, sans nul doute. En avait-il le droit ? On peut le contester. M. Ribot l’a fait. Il a soutenu que l’initiative en cette matière appartenait à la Chambre seule et que c’était là une de ses prérogatives. Les précédens historiques sont, croyons-nous, en faveur de cette thèse. En tout cas, elle semblait de nature à plaire au gouvernement, qui a presque toujours mauvais air à mettre criminellement en cause un de ses prédécesseurs. L’intervention de M. Ribot a été utile ; elle a donné le temps de réfléchir. Un membre de la gauche socialiste, M. Viviani, a eu beau reprendre à son compte le projet de mise en accusation de M. le général Mercier, la Chambre était avertie ; elle s’était ressaisie. Deux propositions se sont alors trouvées en présence : l’une, de M. Viviani, demandait pour le lendemain le renvoi de son projet aux bureaux, qui nommeraient pour l’examiner une commission de 33 membres ; l’autre, de M. Pourquery de Boisserin, était ainsi conçue : « La Chambre, résolue à respecter la complète liberté du conseil de guerre de Rennes, donne acte au gouvernement de sa communication, et passe à l’ordre du jour. » On a demandé au gouvernement son opinion : il a répondu qu’il n’en avait pas, et qu’il avait épuisé son initiative en écrivant la lettre de M. le Garde des sceaux. Il avait en réalité usurpé celle d’un autre. La proposition de M. Pourquery de Boisserin a été votée à une grande majorité. En fait, la Chambre a plutôt ajourné la question des représailles qu’elle ne l’a définitivement tranchée ; mais, après le désarroi produit par l’initiative ministérielle, c’est sans doute tout ce que, pour l’instant, on pouvait obtenir. Il était d’ailleurs nécessaire, quelque opinion que l’on eût sur le fond des choses, d’attendre l’arrêt du conseil de guerre de Rennes avant de prendre une résolution définitive. La Chambre aurait été encore plus sage, — mais il ne faut pas lui demander trop à la fois, — si elle avait également repoussé la proposition qui lui a été faite d’ordonner l’affichage de l’arrêt de cassation. L’affichage est une manifestation coûteuse, dont le moindre défaut est d’être à peu près inutile, personne ne s’avisant aujourd’hui d’aller lire sur un mur un document qui est dans tous les journaux. De plus, l’expérience a prouvé qu’on regrette quelquefois le lendemain un affichage ordonné la veille. C’est peut-être même pour ce dernier motif, et par suite d’un remords dont elle voulait se délivrer, que la Chambre a fait afficher l’arrêt de la Cour. Mais, en se plaçant même à ce point de vue, et si elle éprouvait le besoin de faire afficher quelque chose, n’aurait-elle pas mieux fait d’attendre l’arrêt final du conseil de guerre de Rennes ? Elle a demandé au gouvernement ce qu’il en pensait : il a répondu encore une fois de plus qu’il n’en pensait rien ; et l’affichage a été ordonné.

Y a-t-il un lien intime entre l’arrêt de la Cour de cassation et les incidens qui se sont produits, le 4 juin, au champ de courses d’Auteuil ? Cela est possible : une émotion peut en provoquer une autre, même en dehors de toute logique. Cependant les cris proférés à Auteuil se rattachaient moins à l’affaire Dreyfus qu’à une autre, plus lointaine, au sujet de laquelle M. Loubet a été l’objet d’outrageantes imputations. Elles étaient déjà oubliées et, nous ne doutons pas qu’elles ne le soient de nouveau dans quelques jours. Mais elles avaient été reproduites à la cour d’assises, à l’occasion du procès de M. Paul Déroulède. Nous en demandons pardon à M. Déroulède : nous avons failli oublier son procès. Il aurait eu probablement plus d’éclat dans d’autres circonstances ; l’intérêt en a pâli à côté de celui de Dreyfus. C’est à peine si l’on se souvient que, le jour des obsèques de M. Félix Faure, M. a arrêté un cheval par la bride, et tenté de lui faire prendre le chemin de l’Elysée : acte coupable, certes, mais qui n’a pas été regardé comme très sérieux, et que le jury a cru suffisamment expié par trois mois de prison préventive. Disons en passant que la durée de cet emprisonnement a été en effet excessive, et ne peut se justifier par rien : si l’on a voulu faire acquitter M. Déroulède, il était difficile d’user pour cela d’un meilleur moyen. Pendant une des audiences de la cour d’assises, M. Quesnay de Beaurepaire, appelé en témoignage par M. Déroulède, a réédité oralement un récit qu’il avait déjà mis en brochure, et qui se rapporte aux affaires de Panama. Nous ne prendrons pas la peine de défendre M. Loubet contre les accusations dont il a été l’objet à ce propos, mais ces accusations, renouvelées dans un moment où les imaginations fermentaient et cherchaient un prétexte à éclater, ont provoqué, sur l’hippodrome d’Auteuil, des cris injurieux, et pis encore, car, dans le désordre qui a suivi, une canne s’est levée sur la tête de M. le Président de la République. On a accusé le comité des courses d’Auteuil ; le bruit s’est répandu bientôt que le complot, — c’est le mot dont on s’est servi, — avait été monté par les gens du monde, ou, comme on a dit, par les gens de cercle, et que cette origine en déterminait le caractère. S’il en était ainsi, il faudrait traiter sévèrement des hommes qui, après avoir invité M. le Président de la République à honorer les courses de sa présence, se seraient conduits ainsi à son égard. Mais la vérité est que, si la police avait été avertie que des manifestations se préparaient, personne n’avait pensé qu’elles pouvaient éclater dans l’enceinte du pesage, où tout le monde pourtant entre au moyen d’un louis. Les membres du comité des courses, désolés et indignés, se sont empressés d’apporter leurs excuses à M. le Président de la République, et M. Loubet leur a déclaré aussitôt qu’il ne les rendait en rien responsables d’un incident qui échappait à toute prévision. Depuis, il a eu le bon esprit et le bon goût d’en atténuer encore l’importance, en se bornant à dire qu’il regrettait qu’une telle scène se fût produite dans un moment où il était entouré des représentans de l’étranger.

L’incident, néanmoins, méritait d "être pris au sérieux : le malheur est que le ministère l’a pris terriblement au tragique. Il suffisait de laisser les choses à leur cours naturel, et le simple jeu de l’action et de la réaction aurait amené dimanche dernier une éclatante manifestation de sympathie envers M. Loubet. L’indignation avait été si vive après Auteuil qu’une réparation spontanée se serait produite à Longchamps : cela était immanquable. Mais les radicaux et les socialistes entendaient accaparer l’affaire à leur profit. Ils ont annoncé bruyamment qu’ils allaient venger le Président de la République : eux seuls, et c’était assez ! En un mot, ils voulaient une journée. Le mot d’ordre a été répandu dans les faubourgs. On a fait appel au ban et à l’arrière-ban du parti révolutionnaire. On a sonné le tocsin d’alarme, comme à la grande époque. Il fallait faire rentrer sous terre les manifestans d’Auteuil et leurs adhérens, qu’on présentait comme des suppôts de la réaction, artisans d’une conspiration qui ne pouvait être que royaliste à moins qu’elle ne fût impérialiste : c’est un point qu’on éclaircirait plus tard. M.Dupuy s’est empressé d’entrer dans cet ordre d’idées : les socialistes ayant besoin d’une manifestation, il a bien voulu la leur préparer. Il est monté à la tribune pour dénoncer le complot de ceux qu’il a appelés les chevaliers de l’œillet blanc, — tout cela parce qu’un M. de Christiani avait bu un peu trop de Champagne le 4 juin ! Contre les chevaliers de l’œillet blanc il a mis en campagne les chevaliers de l’églantine rouge, armée grouillante et confuse qui, en arrivant à Longchamps, a paru venir en partie de la cour des Miracles. Mais quoi ! la République était attaquée, elle devait se défendre.

Les nouvelles, à Paris, se répandent si vite que l’impression qu’elles produisent paraît quelquefois les précéder. Les courses, que cela plaise ou non, sont affaire de luxe : si un certain monde n’en prend pas et n’en soutient pas l’initiative, elles tombent aussitôt à rien du tout. C’est ce qui est arrivé. Quand le public habituel de Longchamps a su qu’on voulait en faire le théâtre d’une manifestation socialiste, il a très galamment cédé la place. Faites, Messieurs ! Au lieu de partir pour la campagne le lendemain du Grand Prix, il est parti la veille. Le bon bourgeois de Paris, qui adore les fêtes, mais qui craint les bagarres, s’est contenté de rester chez lui. M. Dupuy, averti de ce qui se préparait, ou, si l’on veut, de ce qui ne se préparait pas, s’est inquiété de remplir les vides inévitables, et il n’a rien trouvé de mieux que d’y entasser des agens de police et quelques milliers de soldats. On raconte même qu’il a mobilisé le parquet du tribunal de la Seine et une demi-douzaine de juges d’instruction, pour instrumenter sur la pelouse même en cas de délits. Célérité, sécurité : mais l’une a paru mieux garantie que l’autre. Peut-être aussi M. le président du Conseil n’était-il pas absolument rassuré sur ce qui allait se passer. L’empressement avec lequel il s’était conformé aux vues des socialistes le rassurait ; mais celui avec lequel ils avaient paru eux-mêmes se conformer aux siennes lui paraissait plus suspect. Il ressemblait un peu à ces sorciers de la légende qui, après avoir évoqué les esprits infernaux, se prennent à trembler au moment de les voir apparaître, et se demandent s’il sera bien facile de s’en débarrasser Bref, M. Dupuy, après avoir, par la seule puissance de ses adjurations, mis en fuite l’armée de la réaction, a laissé face à face l’armée de la révolution et la police. Ceci n’a jamais tué cela, mais les deux n’ont jamais vécu en bonne intelligence. Les choses se sont pourtant passées infiniment mieux qu’on ne pouvait l’espérer. D’abord, M. le Président de la République a été très chaudement applaudi. Ensuite, il n’y a eu que quelques horions, encore n’ont-ils été distribués sérieusement que tout à la fin de la soirée. Mais M. Vaillant, député socialiste, veille tard, et il a été témoin de scènes qui ont attristé et agité son sommeil. Il s’en est plaint, le jour d’après, à la tribune du Palais-Bourbon, et M. Dupuy a été renversé pour avoir perpétué les pires procédés de l’Empire. On serait tenté de rire d’un pareil grief, si la situation ne restait pas aussi grave. Veut-on toute la vérité ? Eh bien ! malgré ses travers et ses insuffisances, M. Dupuy ne manque pas d’intelligence ni d’adresse, mais il manque de mesure et de tact, et cela est irréparable. Il s’est montré dimanche dernier lourdement provocant, et s’est exposé à un ridicule qui’a perdu. Mais mourir d’un coup de pied des socialistes, après tout ce qu’il avait fait pour eux, c’est mourir deux fois

Tant d’émotions de toutes sortes ont eu sur le parlement un contrecoup dont les effets méritent d’être signalés. À voir les conciliabules que l’on y tient dans tous les coins, les marches, les démarches, les contremarches des uns et des autres il semblerait vraiment que nous fussions revenus aux époques les plus troublées de notre histoire. On se demande si la République est en péril, ou si elle ne l’est pas. Le groupe socialiste a déclaré qu’elle ne l’était pas, mais qu’il fallait faire comme si elle l’était, c’est-à-dire réunir toutes les forces républicaines pour en écraser la réaction. En d’autres temps, un appel à l’union, conçu dans de pareils termes, ayant un tel objet, et surtout venant d’un tel côté, n’aurait pas été entendu, aujourd’hui, il a été. Est-ce une comédie qu’on joue, ou croit-on sincèrement à un danger véritable ? Nous penchons plutôt vers la première hypothèse. Quoi qu’il en soit, tous les groupes républicains du parlement, Chambre et Sénat réunis, — ont formé une espèce de Comité de salut public, qui constitue l’assemblage le plus étrange, le plus hétérogène, le plus hétéroclite d’hommes divers et de principes contradictoires. Ce Comité se tenait déjà en permanence sous le ministère Dupuy, et il envoyait à M. le président du Conseil des délégués qui entretenaient avec lui un dialogue continuel sur tous les sujets courans de politique et d’administration. Les délégués revenaient ensuite auprès du Comité pour lui rendre compte des confidences qu’ils avaient faites et de celles qu’ils avaient reçues, et cette intrusion du Comité dans le gouvernement, ce délayage, qu’on nous passe le mot, du gouvernement dans le Comité, rendaient de plus en plus difficile de savoir non seulement comment, mais encore par qui nous étions gouvernés. Par qui, maintenant, allons-nous l’être ? Ce ne serait pas un spectacle banal que celui d’un ministère qui réunirait M. Millerand, M. Viviani, M. Pelletan, à un même nombre de modérés et de progressistes. Nous plaignons M. le Président de la République, si le parlement, par la confusion qu’il a introduite en lui-même, s’est mis dans l’impossibilité de fournir des indications plus claires. Où est aujourd’hui la majorité ? Y en a-t-il une ? Y a-t-il moyen d’en faire une ? On n’aperçoit pas, dans celle qui a renversé M. Dupuy, même le germe d’un principe de gouvernement. Elle est en effet plus mélangée encore, et, s’il est permis de le dire, plus anarchique dans sa composition, que le Comité de salut public, puisque, à côté des socialistes, des radicaux et des progressistes, on y voit figurer un nombre important de membres de la droite. La majorité qui a renversé M. Dupuy est une majorité de coalition, et ce n’est pas non plus en elle que M. le Président de la République peut trouver une indication utile. Mais alors que faire, et de quel côté s’orienter ?

Un seul point, au milieu de tant d’inquiétudes, nous paraît de nature à rassurer, pourvu toutefois qu’on s’y tienne avec énergie. C’est par là que nous avons commencé nos observations, et que nous les finissons. Si on le veut bien, l’affaire Dreyfus peut être terminée dans quelques semaines. Radicaux et socialistes regardent la revision du procès de 1894 comme un triomphe politique pour eux, un premier succès dont ils espèrent faire sortir plusieurs autres. Nous n’y voyons, nous, qu’un arrêt de justice, dont nous sommes loin assurément de nier l’importance, mais qui ne doit pas servi ?, de régulateur à toute notre évolution politique, ni surtout en précipiter le mouvement. Nous y voyons plutôt un moyen d’expurger définitivement de l’affaire Dreyfus notre politique intérieure et même extérieure, sur lesquelles elle a pesé si lourdement, et à ce titre nous serions tentés d’appeler l’arrêt de la Cour « un document libérateur, » si le mot n’avait pas été déjà si étrangement employé. Loin de se mêler dans une masse confuse, les partis doivent tendre de plus en plus à redevenir eux-mêmes et à reconstituer leur personnalité compromise. Cette affaire a agi sur beaucoup d’esprits comme une maladie véritable. Elle les a si complètement hypnotisés qu’ils ont ramené tout le reste à leur idée fixe, et n’ont plus regardé les intérêts généraux du pays qu’à travers le cadre le plus artificiel et le plus étroit. Grâce à Dieu, nous sommes libérés de cette douloureuse affaire, ou nous le serons bientôt; mais il nous reste à nous affranchir de ses conséquences, à nous dégager de son obsession, à reconquérir toute notre liberté d’esprit, à reprendre chacun notre allure naturelle, enfin à redevenir ce que nous étions avant qu’elle eût jeté au milieu de nous le pire élément de perturbation. Elle a agi comme ces corps durs qui, introduits dans un organisme, en dérangent toute l’économie jusqu’à ce qu’on ait réussi à les en extirper. Cessante causa, cessât effectus : du moins il devrait en être ainsi. C’est dire que la tentative de concentration que les radicaux entreprennent avec leur audace et qu’un trop grand nombre de modérés subissent avec leur docilité ordinaire, va tout juste au rebours de ce que conseillent la logique et le sens commun. C’est dire surtout que, si on veut faire un ministère à l’image de la plupart de ceux qui ont précédé, on peut le prendre où l’on voudra, mais que si on veut faire un gouvernement, on ne peut en confier la charge qu’à des hommes capables de grouper une majorité autour d’un programme, d’une idée, d’une volonté.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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