Chronique de la quinzaine - 30 juin 1854

Chronique n° 533
30 juin 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1854.

L’Europe marche-t-elle en ce moment vers une pacification prochaine ? La question d’Orient entre-t-elle plus simplement dans une phase nouvelle après avoir subi déjà tant de transformations et s’être montrée sous tant d’aspects divers ? La Russie, en présence de l’Europe prête à combattre, se résout-elle tardivement aux concessions que réclament les plus légitimes intérêts de l’Occident, ou bien le rappel de ses troupes du Danube et des principautés n’est-il encore qu’une évolution politique ou stratégique masquant d’autres desseins ?

Voilà la question qui est venue se poser subitement ces derniers jours et éveiller toutes les conjectures, tous les commentaires. Le fait caractéristique du moment où nous sommes en effet, c’est le mouvement de retraite de la Russie. Annoncé, démenti, discuté partout et à tous les points de vue, ce mouvement est aujourd’hui avéré, et devient un des élémens de la situation actuelle ; il la domine à vrai dire. Or il n’est point inutile peut-être d’observer en quelles conditions cet événement trouve les différentes puissances engagées dans la guerre ou à la veille de s’y engager, la Russie elle-même vis-à-vis de la Turquie, et toutes les questions nées des complications présentes.

D’abord, dans une affaire ainsi remise au sort de la guerre, n’est-il point juste de signaler l’honneur que s’est fait jusqu’au dernier moment, surtout au dernier moment, cette armée turque qui se bat avec intrépidité depuis sept mois pour l’indépendance de son pays sans doute, mais aussi dans l’intérêt de l’Europe, puisque l’Europe a placé une des bases de la sécurité du continent dans l’intégrité de l’empire ottoman ? Qu’on se souvienne des craintes qu’excitait la simple pensée d’une rencontre entre les deux armées mises en présence ! On s’exagérait même la supériorité et le prestige des forces du tsar ; on ne doutait pas de leurs succès. Les deux armées se sont rencontrées pourtant, et non-seulement les Turcs ont eu de leur côté l’avantage moral du droit, ils ont eu de plus l’avantage matériel. Depuis le passage du Danube et l’occupation de la Dobrutscha par l’armée russe, toutes ses opérations se sont bornées au siège mis devant Silistria, et là encore elle n’a pas été plus heureuse qu’à Oltenitza, à Citaté, à Kalafat ; elle l’a été beaucoup moins même : toutes ses attaques ont été victorieusement repoussées, tous ses travaux de siège ont été détruits. Le commandant turc de Silistria, Mussa-Pacha, a été tué, il est vrai, mais les pertes de l’armée russe ont été autrement nombreuses ; le maréchal Paskevitch lui-même a été atteint et s’est retiré à Iassy ; le général Schilder, commandant des travaux du génie, vient de mourir à la suite d’une amputation nécessitée par une blessure. Le général Luders et le prince Gortchakof ont été également blessés et mis hors de combat. Les officiers les plus distingués et les plus braves ont payé avec honneur de leur sang l’erreur de la politique de leur maître. Le dernier assaut livré à Silistria date à peine de quelques jours ; il n’a pas eu plus de succès que les précédentes attaques. Et qu’on le remarque, c’est par elle-même, sans nul secours, que l’armée ottomane a soutenu ces luttes, où les forces russes se sont épuisées, où sont tombés les meilleurs généraux du tsar. Tel était donc l’état de la guerre sur ce point.

La France et l’Angleterre marchaient de leur côté. Les deux puissances occidentales n’en sont plus depuis longtemps aux protocoles ; elles sont engagées dans l’action, et si elles n’ont pu encore accomplir rien de décisif, elles sont du moins sur le terrain de la guerre : elles occupent la Mer-Noire et la Baltique par leurs flottes, et bloquent les ports russes ; leurs forces de terre sont en mouvement en Turquie. Au nord, l’escadre française vient de rallier la flotte anglaise dans la Baltique, et l’amiral Napier peut disposer aujourd’hui de plus de cinquante bâtimens de guerre. En Orient, une portion considérable des armées alliées est déjà rassemblée à Varna, où elle se trouve à peu de distance de Schumla, quartier-général turc, de Silistria et du Danube. La Russie et les puissances occidentales se rapprochaient, on le voit, et il n’est point impossible certainement que la présence des troupes anglo-françaises à Varna ne soit aussi venue en aide aux assiégés de Silistria, et n’ait exercé quelque influence sur le mouvement de retraite de l’armée russe. Toujours est-il que dès ce moment l’Angleterre et la France sont en mesure de jeter dans la balance le poids de leur épée, et d’agir d’une manière prompte et décisive. Si elles ne trouvent pas la Russie sur le Danube, elles la trouveront sans doute ailleurs ; les flottes combinées de la Mer-Noire peuvent favoriser tous les mouvemens de leurs armées.

Tandis que l’Angleterre et la France arrivaient ainsi sur le théâtre de la guerre, où en étaient cependant les puissances allemandes ? Leur politique se dégageait de ses incertitudes et se dessinait chaque jour davantage. On n’a point oublié les divers actes intervenus entre l’Autriche et la Prusse pour régler leur action. On sait aussi les difficultés momentanées soulevées en Allemagne par les états secondaires réunis à Bamberg. La conférence de Bamberg émettait plusieurs prétentions étranges comme condition de son acquiescement à la convention austro-prussienne du 20 avril ; mais la plus singulière, à coup sûr, était que la sommation adressée à la Russie pour l’évacuation des principautés eût pour pendant une sommation semblable adressée aux autres puissances belligérantes, et réclamant également leur retraite du théâtre de la guerre. Ces embarras intérieurs n’ont pas tardé à se dissiper devant la fermeté de l’Autriche et de la Prusse. C’est le 2 juin que partait pour Saint-Pétersbourg la note du cabinet de Vienne, invitant le tsar à évacuer les principautés. Cette note a dû être appuyée par le cabinet de Berlin, et les deux souverains allemands, à la suite de l’entrevue de Tetschen, ont ajouté, dit-on, à cet acte officiel de leur diplomatie une démarche personnelle auprès de l’empereur Nicolas. L’Autriche ne s’arrêtait pas là ; elle signait le 14 juin avec le divan une convention spéciale qui l’autorise éventuellement à entrer dans les provinces moldo-valaques. L’Autriche s’engage à poursuivre, fût-ce par la force, l’évacuation des principautés dans le cas d’un refus du tsar d’obtempérer à la sommation qui lui a été adressée. Du reste la base essentielle du traité est celle de l’intégrité de l’empire ottoman, qui a été consacrée par toutes les délibérations de la conférence de Vienne. L’Autriche réunissait en même temps ses forces dans la Transylvanie. La convention du 14 juin signée avec la Turquie, l’armée autrichienne mise en position d’agir, il ne restait plus qu’à attendre la réponse de Saint-Pétersbourg à la note du 2 juin. C’est dans ces conditions que survient l’évolution nouvelle de la politique du tsar. Le siège de Silistria est levé, les positions sur le Danube sont abandonnées, l’armée russe se replie de toutes parts vers la Moldavie, pour se retirer, assure-t-on, derrière le Pruth. Ainsi la situation semblerait se simplifier et se compliquer à la fois. Elle se simplifierait, parce qu’une des conditions de la paix se trouverait remplie ; elle se compliquerait en remettant en question peut-être la politique de l’Allemagne, selon le sens réel de cette subite évacuation des principautés.

Quel est le caractère de ce mouvement de retraite de la Russie ? Toute la question est là aujourd’hui. Le rappel de l’armée russe serait-il un acte suprême de déférence envers l’Autriche ? Cache-t-il d’autres desseins au contraire ? Est-ce une combinaison stratégique destinée à faire face par une puissante défensive à tous les périls à la fois ? Il est certain que l’empereur Nicolas, ne fût-il mû que par la pensée de continuer la guerre, n’agirait point autrement, puisqu’il serait insensé à lui d’exposer son armée à être cernée par toutes les forces coalisées des puissances intervenantes. Par elle-même, l’évacuation des principautés n’est donc point absolument un signe de paix. Ce n’est point sans raison que nous résumions les élémens principaux de la situation actuelle en montrant l’Angleterre et la France présentes sur le terrain de la guerre, l’Autriche disposant son armée et décidée, à faire prévaloir sa dernière sommation, la Turquie soutenant victorieusement la lutte, et la Russie s’obstinant vainement jusqu’ici dans un siège où elle ne réussit qu’à faire périr ses soldats, à perdre ses meilleurs officiers. La première impression qui en résulte, c’est qu’en se rendant à la nécessité de la paix dans de telles conditions, le gouvernement russe se résignerait sans coup férir à la plus grande défaite morale que puisse essuyer un état de premier ordre. Ce qu’il aurait pu faire il y a un an avec honneur, sans rien perdre de sa position dans le monde, le tsar le ferait aujourd’hui avec ses armes humiliées, sous le coup d’une sommation impérative de l’Europe ! C’est là, il faut le dire, ce qui laisse quelque mystère sur le récent mouvement de l’armée russe, surtout quand on se souvient que le jour même où l’Autriche suppliait l’an dernier le cabinet de Saint-Pétersbourg de ne point envahir les principautés, l’empereur Nicolas donnait l’ordre à ses soldats de passer le Pruth. Si la retraite actuelle n’est qu’une opération stratégique de nature à garantir l’armée russe et à assurer l’efficacité de son action ultérieure, cela ne changerait pas essentiellement, il nous semble, les conditions des divers états qui ont pris un rôle dans cette triste affaire. La question qui a mis les armes dans les mains de l’Europe n’en resterait pas moins entière, de quelque côté du Pruth que fussent les troupes moscovites. Si, acceptant la force des choses, le cabinet de Saint-Pétersbourg, dans sa réponse à la note de Vienne du 2 juin, donnait à l’évacuation des principautés le sens d’un acte de considération envers les puissances allemandes, alors il est évident que la situation serait modifiée. Le premier résultat serait de poser la question de la paix. Quelque importance qu’eût un tel fait cependant, est-il vrai qu’il s’ensuivit un changement aussi profond qu’on le pense dans les rapports réciproques des quatre gouvernemens qui ont pris part aux travaux de la conférence de Vienne ?

Le système de conduite de ces gouvernemens n’a point été le même, il est vrai, dans la pratique ; la mesure de leur action a varié. L’Angleterre et la France sont en état flagrant d’hostilité avec la Russie, l’Autriche et la Prusse sont sur le bord seulement et ont réservé l’indépendance de leur politique ; mais au fond, qu’il s’agisse de la paix ou de la guerre dans la question présente, les mêmes intérêts ne lient-ils pas les quatre puissances à un point de vue général ? La communauté de leurs vues et de leurs pensées n’a-t-elle point trouvé son expression dans les actes itératifs de la conférence de Vienne ? L’Autriche et la Prusse ne se sont-elles point associées à la politique de l’Angleterre et de la France jusqu’à la déclaration de guerre inclusivement, et n’ont-elles point reconnu la nécessité pour l’Europe de poursuivre une pacification qui assurât l’indépendance de l’Orient ? Ce qui a pu inspirer quelques doutes, c’est un passage de la communication adressée par les cabinets de Vienne et de Berlin à leurs représentans près la diète de Francfort, passage où il est dit que l’intégrité territoriale actuelle de l’Europe, c’est-à-dire celle de la Russie comme celle de la Turquie, doit être maintenue : d’où on conclut que l’Autriche et la Prusse nourrissent encore la pensée de rétablir l’état des choses avant la guerre. La question n’est pas là ; elle est dans les rapports qui devront exister désormais entre la Russie et la Turquie, dans le règlement de l’état de l’Orient, dans les conditions d’une paix protectrice et forte, de nature à garantir le continent contre une prépondérance qui l’a conduit à la crise où nous sommes. C’est là ce qui a jeté l’Europe dans la terrible extrémité du conflit actuel. Il est si peu dans la politique de l’Autriche de se borner au rétablissement de la situation antérieure, qu’indubitablement elle a songé à faire cesser le protectorat russe sur les principautés ; elle a mis au nombre des conditions de la paix la liberté des bouches du Danube, la liberté de la Mer-Noire. C’est là un intérêt universel, on peut le dire, mais aussi avant tout autrichien. S’il y a d’autres intérêts à satisfaire, surtout en présence d’une guerre commencée et qui a eu déjà ses résultats, l’Autriche évidemment ne songe point à méconnaître leur puissance. La plus étrange de toutes les guerre serait celle où il n’y aurait aucun risque pour celui qui l’aurait provoquée, et la plus étrange de toutes les pacifications serait celle qui laisserait subsister des causes permanentes de crises nouvelles. Il y a une double pensée, dans tous les cas, qui doit rester la règle de toutes les puissances : celle de ne poursuivre aucun avantage trop exclusivement personnel celle d’arriver à une paix solide, environnée de toutes les garanties. Les récens mouvemens de la Russie eussent-ils le sens qu’on leur prête au surplus, l’Autriche pourrait peut-être se demander encore si ce ne serait pas simplement un moyen de la désarmer pour le moment, d’embarrasser l’Allemagne en lui jetant sur les bras cette terrible difficulté de la paix dans les circonstances actuelles, et de parvenir à dissoudre cette imposante coalition formée en Europe au nom du droit et de la sécurité universelle. L’Autriche est trop engagée désormais pour séparer sa cause de celle de l’Angleterre et de la France, et elle ne dissimule nullement, assure-t-on, sa résolution sur ce point.

Toutes ces questions, toutes ces éventualités à peine aperçues, étaient récemment l’objet d’une discussion des plus animées dans le parlement anglais sur une interpellation de lord Lyndhurst, qui se faisait l’organe de certaines craintes relativement à la politique de l’Allemagne. Lord Lyndhurst le disait avec raison : « Si vous voulez rétablir le statu quo, qui vous répondra de l’union des quatre puissances pour qu’il ne dégénère pas de nouveau en péril ? » Seulement cette crainte n’était point justifiée sans doute à l’égard de l’Autriche. Un des incidens les plus remarquables de cette discussion, c’est que le ministre des affaires étragères, lord Clarendon, était beaucoup plus explicite sur la nature de la pacification à poursuivre que lord Aberdeen, si bien que le chef du ministère anglais s’est cru obligé, ces jours derniers, de saisir le prétexte du dépôt d’une dépêche écrite autrefois par lui au sujet du traité d’Andrinople pour amender ou interpréter son premier discours. Le traité d’Andrinople est sorti fort meurtri du débat ; il est à croire que l’homogénéité du cabinet de Londres aura profité de l’immolation. N’est-ce point là un signe nouveau de cette double tendance qui s’est si souvent montrée dans le ministère anglais, et qui eût menacé son existence dans d’autres conditions ? Quoi qu’il en soit, il y a souvent un moment dans les grandes affaires où une certaine confusion se produit tout à coup. Il suffit, pour rester dans le vrai, pour se diriger sûrement, de revenir aux élémens mêmes de la situation. Or quelle est aujourd’hui cette situation au point où en est venue la crise orientale ? Pendant un an, l’Europe a multiplié les efforts pour le maintien de la paix, ne demandant à la Russie aucun sacrifice, aucune abdication ; elle n’a rien obtenu, elle a été réduite à placer sa sécurité, ses plus essentiels intérêts sous la sauvegarde de ses armes ; elle a engagé ses soldats, grevé ses finances, exposé son industrie aux inévitables perturbations de la guerre. Toute la question est maintenant de savoir si une puissance quelconque peut mettre une moitié de l’Europe en armes sans qu’il sorte de là une paix nouvelle qui soit un frein et une garantie. Ce n’est pas seulement l’affaire de l’Angleterre et de la France, c’est aussi bien l’affaire de l’Autriche et de la Prusse et de tout le continent.

Certes, s’il est une puissance désintéressée à un point de vue restreint, purement national, c’est la France. La France n’a point le même intérêt que l’Autriche, elle n’a point le même intérêt que l’Angleterre ; elle n’a rien à gagner. pour elle-même à une diminution d’influence de la Russie sur le Danube, non plus qu’à l’affaiblissement de la marine moscovite. Son but est la préservation du droit de l’Europe, de la civilisation de l’Occident ; son mobile est dans cet instinct qui la pousse à embrasser et à soutenir les grandes causes, bien qu’il ne puisse être toujours vrai sans doute qu’elle tienne absolument à payer sa gloire. La fortune a voulu que cette lutte lui échût dans des conditions intérieures entièrement renouvelées. Voici plus de deux ans déjà que s’est accompli ce changement dans l’état intérieur de la France. Il serait hors de propos, on le conçoit, d’en examiner tous les caractères, tous les résultats. On peut voir quelques-uns de ces résultats dans un rapport récent adressé à l’empereur par le ministre de l’intérieur, sorte de testament de M. de Persigny au moment de se retirer du ministère qu’il occupait depuis le 23 Janvier 1852. M. de Persigny en effet vient de quitter le pouvoir, et il a quitté Paris en même temps que le pouvoir : c’est là le principal incident de ces derniers jours. L’ancien ministre est remplacé par le président du corps législatif, M. Billault. Ce n’est point évidemment, ainsi que le dit le ministre nouveau, un revirement politique. Quel est cependant le régime où les changemens ne s’expliquent pas par un motif, où les influences ne trouvent pas à s’exercer ? Toujours est-il que M. de Persigny n’est plus ministre aujourd’hui. Il ne se donne point lui-même, selon ses expressions, comme un administrateur expérimenté ; il se donne comme un homme dévoué à l’empereur et à sa pensée depuis de longues années. C’est à titre d’homme de confiance, selon ses paroles encore, qu’il était placé en 1852 au poste principal de l’administration intérieure, pour communiquer à tous les fonctionnaires le sentiment de la force de la cause qui avait triomphé le 2 décembre, et la foi dans son avenir. Le rapport que publiait M. de Persigny à la veille de sa retraite est le résumé de ce travail de deux années. État de la presse, élections, réformes accomplies dans l’organisation administrative de la France, situation financière des communes, cités ouvrières, services télégraphiques, le rapport passe en revue tous ces élémens, toutes ces questions, qui sont du ressort de l’administration intérieure, et, comme de raison, le ministre du 23 janvier 1852 n’a à constater que des résultats pleinement satisfaisans.

C’est au sujet de la presse particulièrement que M. de Persigny constate les meilleurs résultats du décret organique auquel elle est soumise. Comme il le dit, il n’y a plus de procès de presse, le régime disciplinaire suffit, en quoi il faut être de l’avis du rapport. Du reste le ministre se plaît à reconnaître la modération de la presse, la dignité du langage des écrivains, les sentimens patriotiques exprimés dans les circonstances actuelles. On pourrait ajouter qu’en toute autre situation l’appui prêté par la presse au gouvernement à l’occasion des affaires extérieures n’eût point été peut-être moins efficace. Dans la partie plus indépendante de la politique, on le sait, l’administration publique a été l’objet, depuis quelques années, de nombreux remaniemens que constate le rapport de M. de Persigny. C’est ainsi qu’a été réalisée la décentralisation administrative, qui au fond n’est qu’une extension des attributions des préfets. Une des réformes les plus utiles, relativement aux fonctionnaires administratifs, est celle qui permet au gouvernement d’élever ces fonctionnaires à un rang supérieur dans la hiérarchie sans les déplacer, en rendant en un mot l’avancement indépendant de la résidence. Pourquoi en effet l’administrateur habile qui s’est distingué par son zèle ne recevrait-il pas le prix de ses services là justement où il s’est rendu utile, et où sa connaissance de tous les intérêts locaux peut assurer son influence, l’efficacité de son action ? Il n’est point certain qu’il y ait le même avantage dans une réforme récente qui a créé pour les fonctionnaires civils ce qu’on nomme un cadre de disponibilité. La mesure peut être protectrice pour les hommes ; pour l’état, pour le gouvernement, elle crée cette tentation toujours périlleuse de mettre en disponibilité un fonctionnaire qu’on n’aurait aucune raison de révoquer. Les changemens de direction, des circonstances exceptionnelles, le besoin d’avoir une place vacante, peuvent accroître singulièrement, ce nous semble, les cadres de la non-activité. Ce n’est point au début, c’est à la longue que ce danger se manifeste. Si l’on veut un exemple, on n’a qu’à observer l’Espagne, où ce système est appliqué sur une vaste échelle, il est vrai, et où ce qu’on nomme les classes passives, c’est-à-dire en grande partie les fonctionnaires disponibles, sont une des plus lourdes charges du budget de l’état. C’est là un objet digne de l’attention du nouveau ministre, M. Billault. Les changemens de ministère ne sont point toujours sans doute un revirement politique, ils ne l’ont même jamais été autant qu’on l’a dit, autant que l’eussent voulu les oppositions surtout ; mais sous tous les régimes les mêmes principes peuvent recevoir une application plus ou moins intelligente, plus ou moins large, selon les hommes chargés de les interpréter. M. Billault a trop l’expérience de notre histoire politique pour ne point comprendre la diversité et la complexité des intérêts qui vivent toujours dans un pays comme la France.

Lorsque le cours singulier des choses a voulu que notre histoire d’il y a cinquante ans recommençât en quelque sorte, passant par les mêmes phases pour aboutir aux mêmes résultats, il s’est trouvé que parmi les hommes qui avaient eu leur part dans cette première histoire beaucoup avaient déjà disparu, les autres étaient en train de disparaître. Par une de ces coïncidences étranges, c’est vers le 2 décembre 1851 que mourait le maréchal Soult. L’heure semblait venue pour toutes ces révélations, pour tous ces témoignages directs qui, en éclairant les événemens passés, tirent des événemens plus récens eux-mêmes une force nouvelle. De là l’intérêt particulier de ces publications diverses qui se succèdent. Ce sont aujourd’hui les Mémoires du maréchal Soult, c’était hier la Correspondance du roi Joseph arrivée maintenant à sa fin ; c’est encore l’Histoire de la Campagne de 1800, écrite par M. le duc de Valmy avec les papiers recueillis dans la succession de son père, le général Kellermann. Tous ces ouvrages d’un caractère différent, politique ou militaire, racontent et remettent sous les yeux toute une époque ; ils reproduisent la physionomie vivante des choses, expliquent les faits, comblent les lacunes des récits officiels, et marquent les jalons à travers toutes ces périodes républicaines et impériales. Avant d’être maréchal de l’empire en effet, le duc de Dalmatie n’était-il pas le soldat de royal-infanterie de 1791, l’officier de l’armée du Rhin, le général de l’armée de la Moselle et de l’armée d’Italie ? C’est de ces premiers temps d’abord que parlent les Mémoires du maréchal Soult.

On a voulu bien des fois, avec raison, dissiper ces confusions à l’aide desquelles les sophistes ont essayé de jeter le lustre de la gloire sur les forfaits gigantesques de 1793, en faisant, pour ainsi dire, de l’énergie révolutionnaire du comité de salut public le ressort des victoires de nos armées. Le maréchal Soult, sans y songer peut-être, révèle dans ses Mémoires ce qui en est sur ce point. Au milieu des opérations les plus vigoureuses et les plus intelligentes, le comité de salut public brise l’épée victorieuse de Hoche. Comment en 1794 la victoire de Fleurus devient-elle possible ? C’est parce que Jourdan, au risque de sa tête, refuse obstinément de scinder son armée. S’il eût obéi à un ordre de Saint-Just, la victoire eût été sans doute une défaite. Voilà comment tous ces grands politiques révolutionnaires aidaient nos soldats à vaincre. La vérité est au contraire que les chefs de nos armées n’avaient pas seulement à marcher sur l’ennemi, ils avaient à se débattre contre la présomptueuse ignorance de quelques tribuns qui croyaient avoir tout fait quand ils avaient appuyé d’une menace de mort des ordres souvent contradictoires. C’est en tournant le dos aux factions, c’est en faisant de leurs camps le refuge du patriotisme français que nos armées ont trouvé le courage de la victoire. Les Mémoires du maréchal Soult n’offrent pas moins d’intérêt, quelque peu personnels qu’ils soient, quand ils arrivent à des temps moins sombres, à la seconde guerre d’Italie, à la défense de Gènes, et nul n’avait plus de titres pour raconter cet héroïque fait d’armes que l’intrépide lieutenant de Masséna à l’armée de Ligurie ; mais ici les Mémoires du maréchal Soult se mêlent au récit de M. le duc de Valmy sur la campagne de Marengo, ils rejoignent la Correspondance du roi Joseph, avec laquelle ils auront sans doute à se retrouver sur un autre terrain, en Espagne par exemple. Le mérite de ces divers ouvrages, c’est de montrer dans l’époque consulaire et impériale l’origine éclatante, le début magnifique, avant la décadence que les lettres du frère de l’empereur viennent peindre en même temps aujourd’hui dans ce qu’elle a de plus tragique. Ainsi apparaissent à la fois les deux faces opposées de ce règne gigantesque.

Il n’est point de contraste plus saisissant, quand on se laisse aller à l’intérêt de cette Correspondance du roi Joseph, et quand on en ressaisit l’ensemble. Voyez à l’origine : la jeunesse semble jeter un lustre immortel sur ces commencemens d’une grande fortune. Tout est bonheur, tout réussit. Cette bataille même de Marengo, sur laquelle le récit de M. de Valmy jette des lumières nouvelles, qu’est-elle ? À part la puissante conception du plan de campagne, la bataille elle-même n’est d’abord rien moins qu’un triomphe. Il faut qu’un des lieutenans de Bonaparte arrive à propos, et Desaix arrive pour rétablir le combat. Il faut un coup d’audace pour ressaisir la victoire, et Kellermann, agissant de lui-même, se précipite sur une colonne autrichienne qu’il coupe et qu’il disperse. Dès lors commence à se développer cette pensée immense de domination universelle qui pendant longtemps ne connaît point d’obstacle. Les armées impériales jusqu’en 1810 se répandent sur l’Europe, et vont de Dantzik à Séville. Tournez maintenant la feuille et arrivez aux derniers volumes de la Correspondance de Joseph : le mouvement de retraite a commencé ; ces années conquérantes se replient l’une après l’autre — du nord et du midi. Napoléon a certes toujours des lieutenant fidèles mais il en est souvent à les gourmander et à réveiller leur activité. Dans les victoires même, il y a quelque chose de sombre, au lieu de cet éclat merveilleux de Marengo. Il n’y a pas moins de génie, il y a de moins la jeunesse, le bonheur, et il y a de plus l’impossible, qui est venu rendre inutiles tous ces prodiges. En 1809 et 1810, Napoléon dit : « Mes armées atteindront jusqu’aux colonnes d’Hercule, mon pouvoir ne trouvera point de limites en Espagne ! » Il agite dans sa pensée le démembrement de la Péninsule. En 1813 et 1814, il écrit à son frère : « Vous n’êtes plus roi d’Espagne. Je ne veux pas l’Espagne pour moi, ni n’en veux disposer. Je ne veux plus me mêler des affaires de ce pays que pour y vivre en paix et rendre mon armée disponible. » Cet homme qui est entré en victorieux dans toutes les capitales de l’Europe, on le voit, quelques années après, donnant précipitamment des ordres pour couvrir sa frontière, et réduit à se défendre sur le territoire même de la France envahie, comme un lion assailli et cerné de toutes parts.

Tel est le tableau dramatique des faits, éclairé par une multitude de détails saisissans. Et ici encore, dans cette dernière campagne de 1814, recommence ce drame intime, personnel, dont la correspondance entre l’empereur et son frère offre tant de traces. Seulement, sur ce nouveau terrain, ce n’est plus à Joseph désormais qu’appartient un certain avantage moral, comme lorsqu’il donnait des conseils de modération à l’empereur dans l’enivrement de sa puissance. Joseph en parle à son aise, quand, au milieu des héroïques extrémités de la campagne de France, il presse son frère, qui se prodigue sur les champs de bataille, de renoncer « à un caractère factice, à de grands efforts journaliers, » de faire succéder « le grand roi à l’homme extraordinaire, » quand il demande à Napoléon de faire la paix à tout prix. L’empereur lui répond à peu près : — Je n’ai que faire de vos sermons, je n’ai pas besoin d’être prêché, si la paix était possible. — Joseph semblait croire que le règne de Napoléon et de sa maison était compatible avec toutes les conditions de paix, et c’était là l’illusion. Que faut-il conclure de ces oppositions de caractères ? C’est que Napoléon était une de ces natures extraordinaires destinées à tenter l’impossible, faites pour être à la hauteur de toutes les adversités, mais qui ne peuvent en aucun cas se plier à des conditions vulgaires. Joseph était au contraire une nature honnête, incapable de céder à l’enivrement de la puissance, et peu faite aussi pour se mesurer avec ces extrémités de la fortune contre lesquelles se débattait son frère. Tel il se révèle dans ses lettres.

Ce n’est pas seulement sous ce rapport historique que la Correspondance du roi Joseph, continuée jusqu’en 1840, offre un intérêt réel ; on peut y voir en quelque sorte le moment où à la politique de Napoléon vient s’ajouter une interprétation toute démocratique. Joseph était de bonne foi sans doute quand il faisait sortir le libéralisme du système de son frère ; Napoléon lui-même a pu se faire des illusions rétrospectives. C’est un point de vue cependant qu’il ne faudrait point exagérer, sous peine d’ajouter ses propres idées aux idées de l’empereur. Le système de Napoléon, il ressort de ses actes, de ses pratiques de gouvernement, de ses paroles même. Encore aux derniers momens de son règne, au milieu des effrayantes complications de 1814, qu’écrivait l’empereur à son frère au sujet de quelque tendance à rehausser la garde nationale de Paris ? « La garde nationale de Paris fait partie du peuple de France, et tant que je vivrai, je serai le maître partout en France. Votre caractère et le mien sont opposés. Vous aimez à cajoler les gens et à obéir à leurs idées, moi j’aime qu’on me plaise et qu’on obéisse aux miennes. Aujourd’hui comme à Austerlitz, je suis le maître… Je suppose qu’on fait une différence du temps de Lafayette, où le peuple était souverain, avec celui-ci, où c’est moi qui le suis. » — La démocratie ! soit, pourrait-on dire en interprétant le système de Napoléon, mais à la condition qu’elle parle et qu’elle agisse par l’empereur, ce qui n’est peut-être pas aussi entièrement libéral que le pensait Joseph. Au fond, on peut croire que l’empereur, dans l’intimité de son âme, songeait peu à ce rôle d’un prince libéral, même pour l’avenir ; il était trop naturellement dominateur, trop conquérant, c’est sa grandeur et sa faiblesse. Faiblesse ou grandeur, c’est à ce titre qu’il est entré dans l’histoire, laissant après lui non un système à suivre, mais des exemples à méditer.

N’en est-il point ainsi de tous ces hommes extraordinaires qui ont vu le jour en des siècles différens et qui ont été tourmentés de cette idée de domination, de monarchie universelle ? Tous y ont échoué. Napoléon de notre temps comme au xvie siècle Charles-Quint, qui est en ce moment même l’objet d’une des plus remarquables études historiques de M. Mignet. Chose étrange, qui montre combien la lumière est lente à se faire sur certaines époques et sur certains hommes ! ce n’est que depuis peu qu’on est parvenu à éclaircir complètement un des plus curieux épisodes de la vie de Charles-Quint, sa retraite dans le monastère de Yuste. De nouveaux et précieux documens publiés déjà ou encore inédits ont pu être interrogés. De ce nombre est un manuscrit de D. Tomas Gonzalez, qui est passé des archives de Simancas dans nos archives. Une autre relation manuscrite d’un moine hiéronymite a été découverte il y a quelques années seulement. M. Gachard, achiviste général de Belgique, publiait récemment une collection de dépêches de Charles-Quint et de pièces relatives à sa retraite et à sa mort au monastère de Yuste. Des correspondances du même prince ont été mises au jour à Leipzig, à Vienne, à Madrid. Ainsi de la poussière des documens se dégage la vérité sur cette grande figure du xvie siècle, sur cet empereur qui nourrit l’ambition de la monarchie universelle pour aller mourir dans un cloître.

Portant dans ses veines le sang de quatre familles souveraines, celles d’Aragon, de Castille, d’Autriche et de Bourgogne, — roi héréditaire d’Espagne, empereur élu d’Allemagne, maître d’une portion de l’Italie et des Pays-Bas, ayant à lutter constamment contre la France ou à repousser les Turcs en Hongrie et presque toujours heureux dans ses entreprises, étendant sa domination jusqu’au Nouveau-Monde qui venait d’être découvert, Charles-Quint pouvait certes passer pour le premier souverain de la chrétienté. C’est pourtant à ce moment que, dans la plénitude de la puissance, il se dépouillait successivement de toutes ses couronnes pour aller se retirer et mourir bientôt dans un petit monastère de l’Estramadure, à Yuste. C’est cette dernière période de la vie de Charles-Quint que raconte M. Mignet, non sans revenir naturellement sur les faits les plus saillans de cette grande existence. Le récit de M. Mignet, abondant et nourri, est instructif comme l’histoire, attachant comme toute étude qui sait reproduire toutes les particularités intimes d’une destinée exceptionnelle qui s’achève. L’auteur a réussi à tracer un portrait plein de force et de vie qui se détache sur le fond du xvie siècle. Que faut-il conclure cependant de l’histoire de cet empereur qui allait mourir à Yuste ? C’est que les grands hommes coûtent souvent cher à un pays. Charles-Quint est en réalité le premier auteur de la décadence de l’Espagne. Il s’est servi de ce peuple héroïque comme d’un instrument pour l’accomplissement de ses desseins de domination. Le mouvement de la civilisation espagnole a été proprement faussé à cet instant. Charles-Quint a été l’inaugurateur de cette politique qui a fait dire ce mot singulier et juste : « La maison d’Autriche est une parenthèse dans l’histoire d’Espagne. » Seulement, si l’on nous permet de continuer la figure, la parenthèse a été un peu longue, et il s’est trouvé au bout que l’Espagne avait perdu le fil de ses destinées. C’est là le résultat de la fausse impulsion donnée à un peuple par le génie lui-même. C’est la forte instruction de l’histoire que l’étude dégage, que la politique recueille, en présence de ces autres enseignemens de la vie contemporaine.

Au milieu du mouvement universel où s’agitent tant de questions, tant d’intérêts divers, voici deux pays voisins que leur situation même place à l’abri des grandes luttes actuelles, et dont la vie dans ses conditions normales n’en a pas moins ses épisodes. Ces deux pays sont la Belgique et la Hollande, qui viennent de passer en même temps, le même jour, par une épreuve électorale. C’est le 13 juin que les élections belges et hollandaises ont eu lieu. À Bruxelles comme à La Haye, le gouvernement s’est senti atteint par le résultat du scrutin, c’est-à-dire que dans son ensemble le vote n’a pas été absolument en rapport avec la situation actuelle des deux cabinets ; mais si des deux côtés à ce point de vue le résultat a été le même, c’est par une raison inverse : à Bruxelles, c’est parce que le parti libéral a éprouvé un échec ; à La Haye, c’est parce que les élections ont été trop favorables aux libéraux. L’animation excitée un moment par le travail électoral en Belgique n’a pas tardé à se dissiper ; elle a disparu avec la cause qui l’avait provoquée. Au sortir de cette agitation passagère, qu’avait produit réellement le dernier scrutin ? Le renouvellement partiel de la chambre des représentans entraînait la nomination de cinquante-quatre députés : quarante-quatre ont été réélus. À Bruxelles notamment, les animosités locales sont restées sans effet, et n’ont point empêché la réélection de M. Ch. de Brouckère et de quelques ; uns de ses collègues. Parmi les représentans qui ne rentrent point à la chambre, six appartenaient au parti libéral, quatre au parti catholique ; parmi les députés nouveaux au contraire, chaque opinion en compte cinq. La différence est légère, on le voit, elle n’est que d’une voix, qui s’est déplacée au détriment du parti libéral et forme l’avantage des catholiques. Le ministère ne s’en est pas moins ému, plus encore sans doute à cause des tendances manifestées par le corps électoral qu’en raison du résultat réel. Il en a délibéré et il s’est mis à la disposition du roi. La suite de cette démarche a été ce qu’elle devait être : le ministère reste en fonctions, et l’époque ordinaire de la convocation des chambres ne sera point devancée. Il n’en pouvait être autrement. Le cabinet actuel de Bruxelles, en effet, bien qu’arrivé au pouvoir au nom de l’opinion libérale, exprimait cette opinion dans ce qu’elle avait de plus modéré, et avait pour mission de tempérer les irritations des partis par une politique de conciliation. Si c’était là sa raison d’être à son avènement, cette raison n’a point cessé d’exister en présence d’un résultat trop peu décisif, qui ne fait que neutraliser encore plus les opinions sans en changer l’équilibre essentiel.

À un certain point de vue cependant, le dernier scrutin n’est pas sans gravité, si l’on songe que depuis 1847 le parti libéral en Belgique avait constamment obtenu une majorité suffisante pour lui assurer la possession ininterrompue du pouvoir, et le fait est d’autant plus remarquable que l’exclusion a porté justement sur M. Ch. Rogier, le ministre de l’intérieur du dernier cabinet, l’un des hommes les plus éminens du libéralisme belge. M. Ch. Rogier a échoué à Anvers, où les électeurs de la ville lui sont restés fidèles, mais où il a eu contre lui la masse des électeurs des campagnes. M. Rogier expie peut-être aujourd’hui les entraînemens d’une politique parfois trop exclusive, et ainsi interprété, le vote récent des électeurs belges ne ferait que venir à l’appui d’un système conciliant et mesuré. Il est seulement fâcheux qu’un des hommes les plus considérables de la Belgique se trouve momentanément exclu du parlement.

La Hollande se trouvait aussi le même jour, comme nous le disions, en travail d’élections, et ce mouvement électoral lui-même se produisait au lendemain de débats législatifs qui n’ont point été sans importance. Ici comme en Belgique, il s’agit de savoir quel parti prédominera. Sera-ce le parti libéral, que M. Thorbecke a déjà représenté au pouvoir ? Sera-ce le parti anti-révolutionnaire ou protestant, dont l’un des chefs principaux est M. Groen van Prinsterer ? Entre ces deux tendances tranchées et opposées, le cabinet actuel de La Haye exprime une sorte de juste-milieu. Ces différentes nuances se manifestent naturellement dans la discussion des questions que la seconde chambre des états-généraux a eu à résoudre avant d’être renouvelée par l’élection. L’une des plus graves de ces questions avait trait à l’assistance publique. C’est là un ordre de matières délicates qui a donné lieu déjà à bien des combinaisons et aux opinions les plus divergentes ; mais en définitive toutes les divergences portent sur un seul point, qui est le principal, il est vrai : c’est le degré de surveillance de l’état sur les institutions de charité. Un premier projet, présenté par le ministère Thorbecke, avait soulevé la plus vive opposition de la part des communautés religieuses. Le cabinet actuel a cherché une sorte de terme moyen. Comme il arrive souvent, ce tenue moyen a eu contre lui les opinions extrêmes dans les deux sens divers. Le parti anti-révolutionnaire reprochait au projet ministériel de n’être autre chose que l’immixtion organisée de l’état dans les œuvres de charité. Le parti libéral au contraire lui reprochait d’énerver le principe de la surveillance publique par des ménagemens inutiles. Ces deux opinions opposées étaient exprimées surtout par M. Groen van Prinsterer et M. Thorbecke. Une lutte des plus animées s’engageait sur l’article de la loi qui stipule la communication à l’état des règlemens organiques et administratifs des institutions de charité. Malgré tout ceiiendant, la loi était votée par 37 voix contre 28, et elle vient récemment d’être adoptée également par la première chambre. La question de l’enseignement n’a pas soulevé des discussions moins vives.

Un incident d’une nature différente et assez singulier par lui-même est venu animer les dernières séances de la seconde chambre. Il s’agissait d’une interpellation de M. Thorbecke au sujet de l’apparition d’un bâtiment de guerre français, la Favorite, dans la rade d’Hellevoetsluis. M. Thorbecke demandait au ministère s’il était vrai que des bâtimens appartenant aux puissances aujourd’hui en guerre avec la Russie eussent pour instructions de faire la garde devant les ports de la Hollande, de visiter les navires néerlandais en pleine mer. En tout cela, il y avait évidemment une exagération singulière. Le sens de la réponse du ministre des affaires étrangères, V. van Hall, c’est que la Hollande reste dans une stricte neutralité, que le gouvernement n’a nullement l’intention d’empêcher l’entrée dans les ports néerlandais des vaisseaux de guerre étrangers, et qu’il n’y a rien de fondé les craintes inspirées par l’apparition du bâtiment français la Favorite. M. van Hall, en reconnaissant le droit de visite des puissances belligérantes en pleine mer, exprimait du reste la conviction que le commerce hollandais ne s’exposerait pas à transporter des objets de contrebande de guerre. Peut-être au fond de cet incident y avait-il autre chose qu’on n’a point dit. Le gouvernement russe, à ce qu’il paraît, cherche à négocier un emprunt sur diverses places de l’Europe. Il s’est adressé particulièrement à Amstersdam. Or l’Angleterre et la France ne peuvent évidemment accepter que l’emprunt russe soit négocié à Amsterdam, par la raison très simple que la Hollande est un état neutre qui ne peut intervenir en rien pour fournir des ressources à une puissance belligérante. Il se peut que des représentations aient été adressées à ce sujet à La Haye. De là une certaine émotion qui a pu se manifester à l’occasion de la présence de la Favorite. Qu’en résulte-t-il, si ce n’est simplement la nécessité pour la Hollande de se borner à une stricte neutralité ?

Le cabinet hollandais, en résumé, avait subi assez heureusement l’épreuve de ces derniers débats parlementaires, et semblait se trouver à l’abri de vicissitudes nouvelles, lorsque sont venues les élections du 13 juin. Le fait caractéristique de ces élections, c’est le succès marqué du parti libéral, qui s’est accru de cinq ou six voix. Ce succès, il est vrai, a été obtenu aux dépens du parti protestant ; mais comme ce dernier parti votait souvent avec le ministère, le résultat électoral ne laisse point d’avoir son côté menaçant pour le cabinet, qui peut se trouver à la merci d’une coalition entre les diverses oppositions de la fraction catholique, des libéraux et même du parti anti-révolutionnaire ou protestant. Une autre particularité à signaler dans ces élections, c’est que le chef du parti anti-révolutionnaire, M. Groen van Prinsterer, a eu en Hollande le sort de M. Ch. Rogier en Belgique : il n’a point été réélu, et il a précisément échoué en concurrence avec M. van Zuylen van Nyevelt, ancien ministre des affaires étrangères du cabinet Thorbecke. Les élections qui viennent d’avoir lieu ont eu pour résultat, dans leur ensemble, la nomination de trente et un députés ministériels, de dix-huit libéraux avancés ou partisans de M. Thorbecke, de quatorze députés catholiques, et de cinq seulement du parti anti-révolutionnaire. Pour le moment, la situation politique de la Hollande et du cabinet de La Haye n’en est point changée sans doute ; c’est dans la session prochaine, au mois de septembre, que les partis se dessineront en mesurant leurs forces, et que le ministère, à son tour, pourra se rendre un compte exact de la situation nouvelle qui vient de lui être faite par les élections.

Si l’on veut observer sur le vif un exemple d’anarchie politique et sociale, c’est en Amérique qu’il faut aller, dans ces malheureuses républiques, autrefois espagnoles. On n’a qu’à choisir entre les divers pays : partout il y a un levain de révolution ou de guerre civile ; mais la Nouvelle-Grenade offre certainement à un degré spécial le spectacle de cette anarchie, qui vient encore une fois d’éclater de la manière la plus bizarre à Bogota. La république grenadine, peut-être s’en souvient-on, est depuis quelques années livrée à la domination du parti démocratique. C’est ce parti qui a porté au pouvoir le président actuel, le général Obando ; c’est à lui que la Nouvelle-Grenade doit une constitution ultra-libérale, qui établit le suffrage universel, met au scrutin toutes les fonctions publiques, et dépouille à peu près de toute autorité le pouvoir exécutif. Or il est résulté de cette situation deux choses que ne prévoyaient pas les auteurs de la constitution.

D’un côté, le suffrage universel a singulièrement favorisé les conservateurs, qui ont été élus en assez grand nombre gouverneurs des provinces, sénateurs, députés ; de l’autre, le général Obando, dès qu’il a été nommé président, n’a pu se soumettre qu’avec impatience à une constitution qui lui liait les mains et le dépouillait de tout pouvoir. À mesure que cette situation s’est développée, le parti démocratique s’est scindé ; une fraction s’est de plus en plus enfoncée dans la démagogie, dans le socialisme ; l’autre s’est groupée autour du président et a favorisé chez lui des idées de dictature. Ces détails sont nécessaires pour comprendre la tentative de révolution qui vient d’avoir lieu à Bogota. Qu’est-il arrivé en effet ? Dans le désordre d’idées et d’institutions qui règne dans la Nouvelle-Grenade, le malaise n’a fait que s’accroître, les partis n’ont fait que s’irriter. Il y a peu de temps le congrès discutait une loi qui tendait à réduire l’armée à huit cents hommes. Les conservateurs faisaient pourtant élever le chiffre à douze cents ; mais les partisans du président n’en étaient pas moins violemment exaspérés de ce coup porté à l’armée. C’est cette occasion qu’ils choisissaient pour agir, dans l’espoir de tourner à leur profit le mécontentement de l’armée. Le 17 avril, le général José-Maria Melo prenait à Bogota l’initiative d’un mouvement révolutionnaire qui proclamait la dictature du général Obando. Ce dernier cependant ne tardait pas à voir que le mouvement révolutionnaire restait sans écho dans la masse de la population, et alors il le désavouait. Le général Melo, ne voulant point sans doute avoir fait une révolution pour rien, retint le général Obando prisonnier, et prit lui-même la direction du mouvement en se déclarant chef du suprême gouvernement provisoire. Le général Melo s’est mis immédiatement à l’œuvre. Il a supprimé la constitution démocratique, et il a rétabli dans ses dispositions principales celle de 1843, s’appliquant à donner à ses actes un certain caractère conservateur. Le général Melo était resté maitre de Bogota, lorsque la résistance est venue bientôt s’organiser dans les provinces. Un des vice-présidens de la république, le général Herrera, retiré dans la province de Carthagène, a pris en main le pouvoir exécutif. Sur un autre point, un ancien président, le général Mosquera, qui vivait depuis quelques années aux États-Unis et qui se trouvait par hasard en ce moment dans la Nouvelle-Grenade, a adressé une proclamation au pays. Le drapeau qu’il lève, c’est tout simplement celui du rétablissement constitutionnel du général Obando Rien n’est donc moins certain que le succès de la tentative accomplie par le général Melo à Bogota ; mais quelle sera la situation du général Obando, prit en quelque sorte en flagrant délit de complicité avec la révolution du 17 avril et rétabli par ses adversaires ? Peut-être après tout n’est-il point impossible que de cette confusion il ne finisse par sortir une amélioration pour la Nouvelle-Grenade.

ch. de mazade
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V. de Mars