Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1854

Chronique n° 534
14 juillet 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1854.

La question d’Orient touche au point extrême et décisif où elle ne peut plus tarder à prendre ses vraies proportions, et où il faut que la lumière se fasse sur toutes les politiques. Entre la guerre relativement restreinte qui se poursuit en ce moment et la guerre plus générale où tout semble conduire l’Europe, que reste-t-il désormais ? Il reste ce nuage qui planait il y a quinze jours sur les derniers incidens des affaires actuelles, et qui n’est encore qu’à demi dissipé. Ces incidens, on le sait, étaient les opérations récentes de l’armée russe du Danube et les dernières délibérations de l’Allemagne. Le nuage n’est dissipé qu’en ce qui concerne le véritable caractère du mouvement opéré par les troupes de la Russie dans les principautés. Ce mouvement se présentait au premier abord comme une évacuation des provinces danubiennes ; il n’en était rien cependant, et on n’a pas tardé à le voir : l’armée du tsar ne faisait simplement qu’exécuter un ordre antérieurement donné de se concentrer dans la Moldavie. Sur ce point donc le doute n’existe plus : si les forces russes ont levé le siège de Silistria et si elles quittent la n c’est par suite d’un changement dans leur plan d’opérations et pour la ligne du Sereth en Moldavie, où elles paraissent devoir se masser aujourd’hui. Dans tous les cas, les Turcs, par leur intrépide et heureuse résistance de Silistria, n’ont pas laissé à l’armée russe la satisfaction d’une retraite partielle illustrée par la victoire.

Ce mouvement ainsi expliqué et ramené à ses proportions réelles, toutes les Incertitudes se concentrent sur les dernières résolutions des cabinets de Vienne et de Berlin, mis en demeure de se prononcer par la réponse que vient de faire l’empereur Nicolas aux récentes notes de l’Autriche et de la Prusse : c’est là le nuage qu’il reste à dissiper. Il n’est point douteux d’ailleurs qu’un tel état ne peut plus durer longtemps. Comment se prolongerait-il sans compromettre tous les Intérêts et ce quelque chose qui est au-dessus des intérêts, la netteté des situations ? L’Allemagne est dans l’expectative armée la plus onéreuse, sans qu’il en résulte rien ni pour la paix, ni pour la guerre ; l’Angleterre et la France ont sans nul doute le droit de connaître ce qu’elles doivent attendre. La Russie est la seule puissance intéressée à ces atermoiemens successifs et prolongés ; elle en tire un double avantage, en ce qu’elle peut se flatter d’en profiter pour refroidir les alliances, pour créer des élémens de discorde en Europe par des propositions insidieuses, et surtout parce qu’elle gagne du temps en immobilisant une partie des forces occidentales, en ajournant des opérations plus sérieuses combinées pour la resserrer victorieusement dans ses limites ; voilà pourquoi ce qui est peut-être dans les désirs secrets de la Russie ne saurait être dans les désirs de l’Europe, voilà pourquoi tout se réunit pour imposer à l’Allemagne le devoir d’une résolution prompte et nette. L’Autriche et la Prusse ont sans doute une grave responsabilité à prendre, comme il arrive toujours lorsqu’on rompt la paix ; mais les lenteurs et les ajournemens à l’instant le plus décisif impliqueraient aussi une responsabilité qu’elles prendraient vis-à-vis du continent, vis-à-vis de cette politique de préservation européenne à laquelle elles ont adhéré dès le premier jour.

Le fait qui a donné heu à ces incertitudes prolongées sur les véritables dispositions de l’Allemagne, on le connaît déjà : c’est la réponse de l’empereur Nicolas aux dernières notes de l’Autriche et de la Prusse. Il faut se souvenir de la position prise depuis quelques mois par les puissances allemandes à côté des puissances maritimes dans la question d’Orient. La France et l’Angleterre ont vu dès l’origine ce qu’elles avaient à faire, et ce qu’elles avaient à faire, elles l’ont fait résolument, elles le font encore. L’Autriche et la Prusse ont attendu davantage ; elles ont tenu par-dessus tout à conserver l’indépendance de leur politique en poursuivant le même but. Elles se sont nées entre elles par la convention particulière du 20 avril, qu’un protocole de la conférence de Vienne rattachait à la convention anglo-française. Sûre désormais de l’alliance de la Prusse, l’Autriche ne se bornait pas là : elle négociait avec la Turquie un traité qui l’autorisait à occuper éventuellement les principautés, et elle faisait avancer son armée vers les frontières de la Valachie. Tandis que ces actes s’accomplissaient, les deux puissances allemandes, en vertu de leur convention du 20 avril, adressaient simultanément une note au cabinet de Saint-Pétersbourg, en l’accompagnant d’une communication personnelle des deux souverains à l’empereur Nicolas. Or quel était le sens de cette note, aussi bien que des communications qui l’accompagnaient ? Ce n’était point certainement une intimation hautaine. Le cabinet de Vienne cependant réclamait nettement de la Russie l’évacuation des principautés du Danube ; il demandait que le cabinet de Saint-Pétersbourg ne fît point dépendre cette retraite de conditions étrangères à l’Autriche et qu’il ne serait pas en son pouvoir de remplir. C’était dire que le gouvernement autrichien repoussait d’avance toute objection fondée sur la présence des armées de l’Angleterre et de la France en Orient. L’évacuation des principautés une fois accomplie purement et simplement par la Russie, les puissances allemandes se seraient interposées pour que toutes les questions qui se rattachent aux affaires d’Orient fussent remises à la décision d’un congrès européen. Jusque-là donc, on le voit, si les deux gouvernemens de l’Allemagne marchaient d’un pas plus lent que l’Angleterre et la France, ils arrivaient au même point, puisque l’Autriche était munie d’une autorisation d’entrer dans les principautés et de les faire évacuer au besoin par la force, puisque son armée était réunie sur la frontière de la Valachie, puisqu’enfin la note partie de Vienne et de Berlin le 2 juin demandait au tsar Justement la même chose que lui avaient demandée la France et l’Angleterre avant d’ouvrir les hostilités. Certainement les communications personnelles des deux souverains allemands devaient adoucir dans la forme le caractère péremptoire des dépêches officielles de leurs chancelleries ; elles devaient surtout invoquer bien d’autres motifs intimes et particuliers auprès de l’empereur Nicolas. Dans le fond, il ne restait pas moins une demande précise, appuyée d’une menace implicite d’agir par la force, s’il était nécessaire. Au bout de la note du 2 juin, il y avait évidemment la guerre. Telles sont les circonstances dans lesquelles la réponse du tsar est parvenue, après un mois, aux deux cours allemandes. C’est le colonel de Manteuffel, envoyé du roi de Prusse à Saint-Pétersbourg, qui a été chargé de la porter à Berlin. Le prince Gortchakof, frère du commandant en chef de l’armée du Danube, a été chargé d’aller la remettre à Vienne. La réponse du cabinet russe est arrivée aux deux gouvernemens le même jour, le 5 juillet.

Chose étrange, quand on décompose cette réponse telle qu’elle résuMe des versions les plus accréditées, on n’y retrouve en définitive que les prétentions émises dès l’origine par la Russie, et toujours maintenues par elle depuis sous la forme des propositions diverses qui se sont succédé ! Elle peut être évasive en ce sens qu’elle ne répond point directement à la demande qui était adressée au cabinet de Saint-Pétersbourg, et qu’elle semble accepter le principe de négociations nouvelles. Par le fait, rien ne ressemble moins à une politique visant sincèrement à la paix. La Russie accepte le principe de la protection commune des chrétiens d’Orient tel qu’il a été établi dans les protocoles de la conférence de Vienne, mais à la condition, ajoute-t-on, que cela ne préjudicie en rien à son droit spécial de protectorat religieux sur les populations grecques de la Turquie. S’il en était ainsi, à quoi servait le protectorat commun de l’Europe ? Il en résulterait que le continent n’aurait pris les armes que pour donner, par l’autorité de son intervention, une force nouvelle au droit que revendique le tsar. — La Russie, d’après sa réponse, ne consentirait pas à se retirer du territoire ottoman, et la raison qu’elle en donne et que les principautés sont le seul point où elle puisse agir avec avantage, tandis que ses flottes sont bloquées dans ses ports et que les armées anglo-françaises sont elles-mêmes sur le Danube. Elle continuerait donc à occuper la Moldavie pour des motifs stratégiques. Le cabinet de Saint-Pétersbourg enfin se montre prêt à entrer en négociations pour le rétablissement de la paix, pourvu qu’il lui soit garanti que rien ne sera tenté contre la Russie pendant ces négociations. En d’autres termes, œ que demanderait le cabinet russe, ce serait un armistice qui le garantirait contre toute entreprise sur mer aussi bien que sur terre. S’il est vrai, comme on le dit, que tel soit le sens de la réponse russe à la note austro-prussienne du 2 juin, on peut l’interpréter comme on voudra, on arrivera toujours à cette conclusion : la Russie maintient les privilèges religieux qu’elle a toujours revendiqués avec le plus de ténacité ; elle reste dans ses positions menaçantes vis-à-vis de la Turquie. Elle veut d’ailleurs être garantie contre toute attaque par un armistice, et maintenant sur ces bases on peut négocier la paix ! — Voilà le résumé de la situation telle que la ferait la note russe, si les versions qu’on en donne étaient exactes.

La vérité est qu’à Vienne la première impression paraît avoir été peu favorable. La réponse du tsar n’a point été jugée satisfaisante. Comment se fait-il que l’impression ne semble point avoir été la même à Berlin ? Cela s’expliquerait peut-être par une certaine différence calculée dont on a parlé dans la rédaction des documens adressés aux deux cours. Toujours est-il que le cabinet de Berlin a reçu plus favorablement la réponse de l’empereur Nicolas, et on dit même qu’il a cherché à faire partager son sentiment au cabinet de Vienne. Une telle démarche est sans doute destinée à avoir peu de succès. On peut certes mieux augurer de la fermeté du gouvernement autrichien. Après tout, de quoi s’agit-il en ce moment pour l’Allemagne ? Il s’agit de savoir si elle restera fidèle à la politique qu’elle a sanctionnée et consacrée elle-même, ou si elle se laissera aller à cette politique chimérique et flottante que semble caresser par instans l’esprit du roi Frédéric-Guillaume, et qui consiste, après avoir mis le droit tout entier d’un côté, à se tenir en équilibre entre les puissances occidentales et la Russie. Les affaires d’Orient ont pris un cours qu’il n’est donné à aucune puissance de détourner aujourd’hui.

Quoi qu’il arrive, c’est la question des rapports de l’Orient et de l’Occident. Il doit en sortir des garanties nouvelles et plus efficaces pour la paix et la sécurité de l’Europe. Lorsque la conférence de Vienne faisait de cette pensée le principe de ses protocoles, lorsque récemment encore en Allemagne on mettait au nombre des conditions de la paix l’affranchissement des bouches du Danube, la liberté de la Mer-Noire, que faisait-on autre chose que prendre des mesures contre la Russie et entrer dans cette voie du renouvellement de l’état de l’Orient, qui est désormais le but de l’Angleterre et de la France ? Telle est en effet la question, et le roi Frédéric-Guillaume semble la juger moins en elle-même que d’après ses goûts de paix universelle et peut-être ses craintes de voir une armée russe à Berlin. L’inconvénient de ce système, c’est de ne satisfaire personne, pas même la Russie, qui ne se sert des irrésolutions du souverain de Potsdam que parce qu’elles lui sont utiles, parce qu’elle espère, par ces irrésolutions, arriver à dissoudre l’alliance des deux principales puissances de l’Allemagne. Si, ce qu’on ne peut croire, la dernière réponse russe avait ce résultat, elle aurait atteint probablement le seul succès auquel elle vise. Le président du conseil, M. de Manteuffel lui-même, doit voir qu’il ne suffit pas de certaines complaisances. Les journaux partisans de la Russie ne le traitaient-ils pas récemment de « bourgeois homme d’état ? » Que le cabinet de Berlin ait pu fonder au premier abord quelque espérance de paix sur les dernières communications venues de Saint-Pétersbourg, cela se peut ; dans le fond, il ne tardera pas à reconnaître que la paix a besoin aujourd’hui d’autres conditions, et les résolutions de l’Allemagne se révéleront telles qu’elles doivent être, unanimes et décisives en faveur du droit de l’Europe et de la civilisation occidentale. L’Autriche et la Prusse entreront à leur tour dans cette coalition généreuse où la France et l’Angleterre les attendent.

Déjà, si nous ne nous trompons, on n’en est plus à de simples conjectures. Le cabinet de Vienne n’aurait point tardé à faire connaître à Saint-Pétersbourg qu’il insistait de nouveau pour l’évacuation immédiate et sans condition des principautés. En même temps, bien loin de suspendre ses mouvesiens de troupes vers la Valachie, l’Autriche est prête au contraire à franchir la frontière ; son armée n’attend qu’un dernier ordre, et elle n’est pas éloignée de donner cet ordre même immédiatement. L’Autriche seulement poursuit une autre pensée, qui serait celle de provoquer une nouvelle réunion de la conférence de Vienne, afin de lui soumettre la dernière réponse de la Russie, et de donner ainsi un caractère collectif à la décision qui sera prise. La Prusse serait de cette façon mise en demeure de se prononcer. Ou elle refuserait d’adhérer à l’acte qui sortira de la nouvelle conférence, et alors elle se trouverait rejetée dans un isolement qui serait le désaveu humiliant de tous les actes auxquels elle a pris part, ou bien elle adhérerait au nouveau protocole, et l’Autriche serait libre d’agir avec décision. Pour l’instant, le cabinet de Vienne a communiqué, assure-t-on, à l’Angleterre et à la France cette pensée d’une réunion nouvelle de la conférence, qui aurait pour résultat d’ajouter un acte de plus à la série de protocoles qui se sont succédé, et de manifester l’opinion commune sur la situation actuelle. Si la France et l’Angleterre accèdent à cette proposition, nous touchons évidemment à un dénoûment prochain, et ce dénoûment ne peut qu’être conforme à la politique suivie jusqu’ici.

Tandis que l’Allemagne passe par cette épreuve des plus sérieuses délibérations, la guerre se poursuit d’ailleurs et prend chaque jour des proportions nouvelles : non qu’il y ait eu précisément encore des opérations capitales, mais partout le déploiement des forces s’étend et les préparatifs se multiplient. En ce moment même, un corps d’armée français s’embarque à Calais pour la Baltique, et, par une nouveauté singulière, c’est sur des vaisseaux anglais que nos soldats vont être transportés : frappant symbole de l’alliance des deux peuples ! Une proclamation de l’empereur est venue marquer le caractère du départ de cette armée de la baltique.— En Orient, d’autres événemens se préparent peut-être où les forces européennes auront leur rôle. Jusque-là c’est l’armée ottomane agissant sur son double théatre qui soutient la lutte avec des chances inégales, battue en Asie, victorieuse encore une fois sur le Danube, à Giurgevo, où elle a passé le fleuve à la suite des Russes.

Ainsi se déroule sous ses aspects divers la situation actuelle. Par combien de phases n’a-t-elle point déjà passé pour en venir au point où elle est aujourd’hui ? Par combien de phases n’aura-t-elle pas à passer encore avant de toucher au but promis aux efforts de l’Europe ? Par malheur, la paix fût-elle dès ce moment possible comme elle est désirable, de longtemps ne s’effaceront les traces de cette grande perturbation. On n’a qu’à jeter les yeux sur un point de l’Orient, sur ce petit royaume de Grèce, bouieversé par les instlgations russes. Peu à peu toute cette ébullition passagère se calme sans doute ; des rapports se renouent entre le royaume hellénique et le gouvernement ottoman. Les chefs des insurrections désarment l’un après l’autre ; des commissaires français et anglais se sont rendus dans les provinces turques limitrophes pour aider à la pacification. Le cabinet nouveau d’Athènes multiplie les efforts pour ramener son pays à des conditions plus normales. Cependant il n’est point aisé d’effacer les traces de tant de violences et de faire prévaloir subitement une politique plus juste. Sur bien des points, les insurrections ont tourné en brigandages ;. la piraterie s’est développée. Ce n’est pas tout encore : les faits les plus tristes auraient été découverts, des faits de concussion où se trouverait mêlé l’ancien ministre de la guerre, aide de camp du roi. Tout ce mouvement grec, qu’a-t-il donc amené ? L’occupation étrangère, dernière garantie peut-être de la paix de ces contrées. Quant à ces provinces turques de l’Épire et de la Thessalie, le résultat est la dévastation qui a passé sur elles, œuvre des prétendus libérateurs au moins autant que des Turcs. Tout un pays ravagé, des populations massacrées, la Grèce occupée militairement, la guerre en Europe et en Asie, l’Occident en armes sans l’avoir voulu, tous les intérêts suspendus et éprouvés par ces crises, voilà ce qui rend témoignage dès ce moment contre la Russie. Si l’on remonte à la cause unique des événemens actuels, elle n’est point autre en effet que l’excès d’une ambition menaçante, l’invasion sans droit, sans déclaration de guerre même, du territoire ottoman par la Russie. Ce n’est point certes le spectacle le moins surprenant qu’au milieu du xixe siècle, au milieu des garanties nouvelles et des intérêts développés par la civilisation, il puisse être donné à une politique inexorable de troubler tout à coup cette paix que l’Europe croyait avoir achetée assez cher et assurée !

Tel est donc encore aujourd’hui l’état de cette crise générale où chaque peuple a son rôle. La politique extérieure de la France est là tout entière. Quant à la situation intérieure de notre pays, elle se manifeste moins peut-être par des événemens que par le cours uniforme des choses et par cet ensemble de faits journaliers où se peuvent lire les symptômes d’un temps. Voici bien des mois déjà que de toutes parts il se discute une question où il n’est point difficile de voir un des signes du travail qui s’accomplit. Il s’agit de l’observation du dimanche. Certes une telle question ne peut offrir aucun doute pour un esprit religieux. Il y a plus même : en dehors de toute considération religieuse, le simple bon sens la résout, et l’étrange expérience faite autrefois par nos réformateurs révolutionnaires est le plus éclatant témoignage en faveur de l’observation du dimanche, qui religieusement est le jour de la prière et humainement le jour du repos nécessaire ; mais il en est de cette question comme de beaucoup d’autres que la pratique résout aisément, et qui se compliquent en passant dans une certaine sphère. Par exemple, la loi garantira-t-elle l’observation du dimanche ? C’est à ce sujet que le gouvernement a cru devoir manifester sa pensée par une note officielle où il déclare que l’état donnera l’exemple de la suspension du travail le dimanche, mais qu’il n’a point à intervenir par la loi. Cette solution est assurément la meilleure au point de vue religieux aussi bien qu’au point de vue du rôle de l’état. Outre ce qu’il y a toujours de difficile dans l’exécution d’une loi de ce genre, il en résulte souvent que l’esprit d’opposition, prompt à saisir toutes les armes, tourne une contrainte légale contre la religion elle-même. On se fait à peu de frais le héros de la liberté de conscience violée. À tout prendre, les mœurs ont une autre puissance que la loi en semblable matière. C’est sur les mœurs qu’il faut agir, c’est à la liberté individuelle qu’il faut demander le respect d’une règle de la conscience confondu ici avec l’observation d’un repos utile aux forces de l’homme. Il y a malheureusement au fond de bien des esprits une tendance qui ne date point d’aujourd’hui, et qui consiste à faire partout intervenir l’état, à lui remettre le soin des œuvres difficiles, à le constituer l’arbitre, le régulateur universel. Il en résulte que dans notre pays tout tend incessamment à converger vers l’état, intérêts, affaires de conscience, plaisirs même : l’état semble être le gérant responsable de notre vie et de nos actions, et comme tout se coordonne à cette pensée de l’omnipotence du pouvoir public, on finit par arriver à un point où rien n’est possible sans lui.

On l’a vu récemment par la transformation nouvelle que vient de subir le crédit foncier. Depuis sa naissance, la banque foncière a marché pas à pas vers cette transformation, devenue définitive en ce moment. Déjà l’an dernier, lorsque la société de crédit foncier de Paris étendit ses opérations à la France presque entière, il était visible qu’une telle entreprise, embrassant tout le pays, serait inévitablement conduite à la place qu’elle vient de prendre parmi les établissemens soumis à la direction de l’état. Tel est en effet le sens des décrets qui viennent d’être rendus. C’est l’état qui nomme le gouverneur, les sous-gouverneurs, les agens de la banque du crédit foncier ; c’est lui qui surveille directement toutes les opérations. L’avantage de la mesure récente est de faire disparaître un certain nombre de formalités que le gouvernement avait cru devoir imposer à la société comme garantie d’ordre public en quelque sorte ; elle supprime par exemple le maximum du taux d’intérêt, elle facilite les prêts à courte échéance. Comme le dit l’exposé des motifs du ministre des finances, la société gagne en liberté d’action ce qu’elle perd en indépendance. Ainsi donc les institutions de crédit foncier entrent dans une période nouvelle. L’intervention active et permanente de l’état leur assurera sans nul doute des avantages. Ces avantages ne seront-ils pas compensés par des inconvéniens ? C’est l’expérience qui le dira. Ce que nous y voyons pour le moment, c’est la confirmation de cette tendance qui ramène tout à l’état, et semble laisser si complètement impuissans les efforts dus à l’initiative individuelle. Ne serait-il point préférable de voir cette initiative intervenir plus fréquemment, manifester son action et se suffire à elle-même ? La vie individuelle, la vie locale, voilà malheureusement ce que bien des causes ont affaibli par degrés dans notre pays depuis longtemps. L’état d’ailleurs gagne-t-il beaucoup à ces tendances ? S’il a plus de pouvoir. Il a plus de responsabilité, il est le point de mire de plus de haines et est exposé à plus de révolutions.

Quoi qu’il en soit, c’est une des conditions de notre pays, et ce qui se vérifia dans le domaine des intérêts, on peut le voir partout dans le domaine de l’esprit et des arts. C’est ainsi que l’Opéra vient d’être rattaché à la liste civile et d’être placé dans la dépendance du ministre d’état. C’est le premier président de la cour de cassation, M. Troplong qui a eu la mission d’exposer les motifs de cette transformation de l’Académie impériale de Musique. Ce n’est pas la première fois que l’Opéra se trouva dans ces conditions, et il y a an effet dans les institutions de ce genre quelque chose qui semble naturellement appeler une protection spéciale. On ne saurait cependant s’y tromper : l’état, sous quelque forme qu’il intervienne, peut encourager les arts et les artistes, il peut leur assurer des dotations somptueuses, il peut subvenir à l’éclat de scènes sans rivales ; mais il n’est point en son pouvoir de suppléer à cette inspiration individuelle qui fait la vie des arts, ou de la développer par des excitations artificielles.

En tous les temps, surtout aux époques de grands troubles humains, il y a un travail qu’il est donné à la pensée seule d’accomplir sur elle-même. On peut lui venir en aide, faciliter ses retours, la délivrer de ce poids oppressif des perturbations matérielles : il n’existe pas en vérité de moyen factice, de direction extérieure qui supplée à son initiative. C’est par son propre élan, c’est par une sorte de recueillement intime et fécond qu’elle se relève, et que, cédant au stimulant d’une inspiration nouvelle, elle se remet à parcourir tous ces domaines de la science, de l’observation, de l’histoire, de la poésie elle-même. Les événemens l’instruisent, les déceptions la ramènent à un sentiment plus vrai des choses, l’impuissance de tous les sophismes l’éclairé et la pousse à la recherche de notions plus saines, le désordre des imaginations finit par réveiller l’instinct de la simplicité et du bon sens : c’est-à-dire que l’action libre, spontanée et indépendante de l’esprit est toujours la première complice à invoquer en toute œuvre d’épuration ou de rajeunissement moral et intellectuel. Ce n’est pas en un jour que cette œuvre s’accomplit, quand on vit dans un siècle où toutes les tendances, toutes les idées, toutes les interprétations se sont confondues, où une certaine subtilité ardente est parvenue à affaiblir la vérité à force de la décomposer, et à populariser l’erreur à force de la présenter sous un aspect spécieux et séduisant. Suivons donc la pensée contemporaine dans ses tentatives et dans ses retours ; observons l’intelligence luttant avec elle-même pour se retrouver dans la confusion et démêler ces notions simples qui donnent à la fois la certitude et la force. On ne peut assurément s’étonner que beaucoup d’esprits absorbés dans leur méditation solitaire en soient toujours à rechercher les lois les plus mystérieuses du monde moral, le secret de toutes ces révolutions par lesquelles passent les sociétés contemporaines. Si l’on trouvait ce secret, il dispenserait de beaucoup d’autres, et c’est justement pour cela sans doute qu’on en est encore à le chercher, bien qu’une foule d’écrivains partant des points les plus opposés aient affirmé l’avoir découvert. On n’a qu’à compter toutes les philosophies, toutes les doctrines qui se sont produites depuis un demi-siècle, et qui n’avaient pas même toujours l’avantage d’être nouvelles. Un ecclésiastique dont le talent n’est point vulgaire, M. l’abbé Mitraud, agite une fois de plus aujourd’hui tous ces problèmes dans un livre sur la Nature des sociétés humaines ; le titre seul indique ce que l’œuvre a de général. Ce n’est rien moins que le principe des sociétés que l’auteur travaille à mettre en lumière dans ces pages, écrites souvent avec chaleur, toujours avec conviction et avec une sincérité qui n’a qu’un malheur, — celui de ne pas rendre fort clair pour tout le monde ce qui semble l’être si complètement pour l’auteur. « L’homme est né pour la liberté, la paix et le bonheur, dit M. l’abbé Mitraud, et partout il est esclave, en lutte et malheureux. » — À quoi tient cette contradiction ? C’est que partout le droit créé par l’homme triomphe là où le droit divin devrait être la règle universelle, partout la raison de l’homme se pose en souveraine et en arbitre là où il n’existe d’autre souveraineté que celle de Dieu. Rétablir l’empire du droit divin, tel est le but, en sorte que, prenant au point de départ la liberté, la paix et le bonheur comme destination de l’homme, M. l’abbé Mitraud arrive à la théocratie comme au seul moyen d’y atteindre. Le chemin peut sembler singulier ; mais la théocratie de M. l’abbé Mitraud ne ressemble pas aux théocraties ordinaires : ce n’est point la domination du clergé ; elle n’a d’autre mission que de conduire l’homme à Dieu. Si l’auteur veut dire que les sociétés modernes doivent se pénétrer de plus en plus du principe chrétien, et que le sacerdoce a pour mission spéciale de rappeler sans cesse aux hommes l’infaillible puissance de ce principe, cela est juste sans doute, bien que cela n’ait rien de nouveau et ne puisse devenir l’élément d’un système. Si la théocratie est investie d’un pouvoir coërcitif, en quoi se distingue-t-elle de toutes les théocraties ? Quand M. l’abbé Mitraud parle de la raison humaine pour nier sa souveraineté, quel est le philosophe assez troublé pour donner à ce mot un sens indéfini ? Ce qu’on veut dire, c’est qu’il est des vérités que la raison humaine peut d’elle-même découvrir et saluer dans sa liberté, c’est que s’il est des principes que le christianisme a donnés au monde comme des dogmes immuables, l’homme seul évidemment peut en régler l’application, et il ne peut le faire qu’avec les lumières de sa raison. C’est ainsi que M. l’abbé Mitraud nous semble parfois jeter plus de confusion que de clarté dans ces délicates et difficiles questions. Le but de tous les esprits élevés ne consiste point aujourd’hui à embarrasser de toute sorte de complications les problèmes qui pèsent sur les hommes de notre temps ; il consiste plutôt à rétablir les notions altérées, les vérités obscurcies, toutes ces lois simples et justes qui semblent avoir disparu dans la fantasmagorie des systèmes, en laissant les sociétés sans défense contre les excès les plus opposés.

Non sans doute, l’homme ne crée point les lois générales qui président au développement des sociétés, pas plus qu’il ne crée ces règles permanentes qui gouvernent les mondes, ou ces forces qui sont partout au sein de la nature ; mais ces lois, ces règles, ces forces, il les étudie, il les observe, il les fait tourner à son usage, et c’est le plus éminent témoignage de ce que peut encore Sun génie dans les limites qui lui sont tracées. Non-seulement le domaine de toutes ces sciences physiques et naturelles s’est agrandi singulièrement dans notre siècle par l’importance et la nouveauté des découvertes, mais il y a eu un fait plus caractéristique. De toutes parts, on s’est mis à rechercher les applications pratiques que pouvaient recevoir ces découvertes, et on est parvenu à asservir les élémens, à discipliner en quelque sorte les forces de la nature Jusqu’ici indomptées. De toutes parts aussi, il s’est élevé des talens pour populariser les sciences, pour divulguer leurs principes, leurs rapports, leurs applications infinies. — À quoi bon ? disait-on autrefois des sciences, comme le remarque un des plus ingénieux de ces talens. On ne le dira plus aujourd’hui après avoir vu les mathématiques, la chimie, la physique, la géologie, la minéralogie se mettre au service de l’homme, et traduire leurs théories en faits pratiques de tout genre. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les sciences se mêlent partout à notre vie. Elles ont sans doute une existence propre ; mais, par un certain côté, elles ont un caractère tout usuel. L’électricité sert à nos correspondances ; demain peut-être l’air, employé comme moteur dans nos machines, remplacera la vapeur ; déjà la zoologie a trouvé le moyen d’empoissonner nos lacs et nos rivières par des fécondations artificielles.

De toutes ces sciences appliquées et popularisées de nos jours, certes l’histoire naturelle, la zoologie en particulier, n’est pas la moins curieuse, la moins remplie d’attrait ; c’est celle peut-être qui agrandit le plus l’esprit de l’homme par la contemplation de tous les êtres vivans, et qui dans tous les cas vient poser devant lui les plus sérieux problèmes. De là l’intérêt d’un livre comme les Souvenirs d’un Naturaliste, de M. de Quatrefages. On n’a point oublié ces études attrayantes, qui ont paru déjà dans ce recueil, et auxquelles l’auteur aurait pu donner, comme il le dit, le titre d’Essais de Zoologie et de Physiologie générales. Ce que M. de Humboldt a fait dans ses Tableaux de la Nature, M. Arago dans ses Notices, M. de Quatrefages, en suivant ces exemples, le fait dans ses Souvenirs. Il intéresse à la science, il dissimule les aspérités de l’étude et des détails techniques dans l’enchaînement d’un récit substantiel et varié. Dans les Souvenirs d’un Naturaliste, il y a le touriste, l’observateur et le savant. Étudier les mœurs des termites semblerait peut-être un travail quelque peu rebutant pour celui qui ne serait point initié ; M. de Quatrefages en fait le tableau le plus curieux entre la description des côtes de Saintonge et le récit du siège de La Rochelle. Les plus sérieuses questions d’embryogénie se mêlent aux détails pittoresques des mœurs du pays basque, à la peinture de ces simples et vigoureuses populations du nord de l’Espagne, et même aux discussions de linguistique sur l’idiome basque. Une excursion à Favignana, sur les côtes de Sicile, amène une étude sur la circulation chez les mollusques et les autres animaux. Ainsi va l’auteur, de l’archipel de Chausey en Sicile, de Favignana à Saint-Sébastien, sur les côtes d’Espagne, voyageant, observant et décrivant. Il en résulte un ensemble où la science est en quelque sorte replacée dans son cadre naturel : elle se mêle aux choses vivantes et animées, à la description et à l’histoire, au lieu de rester une analyse sèche et abstraite des phénomènes de la nature. Il y a sans doute des savans qui n’acceptent point, pour toute sorte de motifs peut-être, cette intervention de l’art de l’écrivain dans les études scientifiques ; ils n’admettent pas que d’autres rendent la science intéressante et amusante. Pourquoi n’en serait-il donc pas ainsi, pourvu que l’art de l’écrivain et la description du voyageur ne coûtent rien à la sûreté des notions scientifiques ?

C’est là au surplus une observation applicable à tous les arts qui se rattachent à l’inteUigence. On peut le dire de la philosophie comme de l’histoire, on peut le dire de la littérature elle-même : instruire et amuser sans manquer aux conditions de l’art, là est le difficile. Le malheur est qu’il ne semble plus rien rester du sens élevé et juste inhérent à ce simple mot : amusant. Toutes les conditions qui trouvent dans ce mot leur expression, on croit les avoir remplies en irritant les curiosités, en flattant des goûts grossiers, en offrant un aliment malsain à toutes les corruptions des esprits qu’enflamment les aventures romanesques. Voilà comment tant d’œuvres qui se croyaient sûres du succès, qui l’ont eu pour un jour en effet, ont fini par ne plus compter dans la littérature et par ne plus exciter même cette ardente et frivole curiosité qui fut un moment la complice de leur triomphe éphémère Voilà comment cette inspiration superbe s’est rapidement épuisée ; elle était corruptrice et irritante, elle n’était nullement amusante, et c’est ainsi que l’art fait expier leur succès à ceux qui le cherchent en dehors de ses pures et sévères conditions. Maintenant le roman, tel qu’on l’a vu il y a dix ans, n’existe plus : s’il est quelqu’un de ces récits interminables qui se poursuive dans un lieu quelconque, nul ne s’en occupe, on le lit encore moins. C’est le conte qui règne, c’est l’histoire rapide contenue en quelques pages, resserrant le récit, l’observation, la peinture du caractère et des mœurs. Seulement il est des esprits qui imaginent peut-être qu’il est plus facile d’écrire un conte qu’un roman, en quoi ils tombent dans une erreur singulière. Les conditions sont au fond les mêmes.

Ce n’est point le nombre des pages qui décide de la finesse de l’observation, de la justesse des peintures, de la vérité des caractères, de l’originalité de l’inspiration, et c’est tout cela qui peut donner un relief saisissant au conte le plus rapide aussi bien qu’à un roman : le titre seul change, l’art est le même. Quel est le principal caractère de la plupart de ces contes qui se succèdent aujourd’hui ? Il y a le plus souvent une rebelle facilité de récit, parfois un esprit brillant, une apparence de distinction. Malheureusement l’invention manque, l’observation est remplacée par une analyse subtile et sans profondeur, le style est quelquefois plus prétentieux qu’original. M. Alexandre Dumas fils est un des héros du conte actuel, ou plutôt de ce roman diminué qui règne aujourd’hui. À ses histoires précédentes il vient de joindre, sous le titre d’Antoine, l’histoire d’une jeune fille qui se prend d’amour, un peu au hasard, pour un jeune homme phthisique, — qui l’épouse, qui le sauve à force de soins, et finit par en être délaissée. On ne saurait disconvenir qu’il n’y ait une certaine originalité dans le monde que peint habituellement M. Alexandre Dumas fils. N’y a-t-il point encore dans Antoine une mère, — une mère même d’un certain rang social, — qui est toute prête à servir les amours de son fils et qui s’inquiète de ses maîtresses ? C’est là certes une facilité tout aristocratique et qui s’accorde merveilleusement avec la tendresse maternelle ! ne savons seulement ce que l’art peut avoir à faire avec toutes ces peintures.

Au milieu de ses hasards et de ses diversions cependant, cette vie littéraire, qui voit grandir si peu d’intelligences généreuses et bien inspirées, vient de perdre un homme de probité et de talent, un conteur sérieux : c’est M. Émile Souvestre, mort jeune encore. L’auteur des Derniers Bretons suivait honnêtement et laborieusement la route qu’il s’était tracée ; écrivain convaincu, il n’aimait pas le bruit et ne cherchait point les vaines complaisances. Combien est-il donc de ces esprits qui se tiennent à l’écart et se font honneur à eux-mêmes par leurs œuvres ? Récemment encore M. Émile Souvestre était appelé en Suisse, dans un pays où ses romans jouissent d’une grande popularité, où ils sont lus le soir en famille. Il allait faire un cours sur la littérature. Les résultats de ce cours, il les a réunis dans un recueil qui a pour titre : Causeries littéraires et historiques ; ce sont des leçons sur Homère, sur Dante, sur Shakspeare, sur toutes les poésies. Ce n’est point là sans doute une critique profonde, ouvrant des aperçus puissans et neufs ; c’est une suite de causeries intelligentes sur les plus grands noms et les plus grandes choses de la pensée. C’est ainsi que l’auteur des Derniers Bretons est arrivé au bout comme un ouvrier laborieux qui finit sa tâche, et qui n’a jamais eu à rougir de l’usage qu’il a fait de son esprit, de son imagination. Il a donné plus d’une preuve ici même de ce talent distingué, de cette imagination toujours fidèle eu la vérité morale. M. Souvestre était de ceux chez qui l’homme égale l’écrivain et dont l’absence fait mieux encore sentir toutes les qualités. C’est le meilleur éloge qu’on puisse faire de lui, comme aussi c’est le titre au nom duquel il a son rang distinct dans la confusion de la littérature contemporaine.

De ces spectacles littéraires, qu’on revienne maintenant aux spectacles politiques. Au milieu des préoccupations des affaires d’Orient, qui semblent faire à tous les pays une même histoire, il y a un peuple qui a le privilège par momens de se faire une histoire à part, qui, depuis quelque temps, depuis quelques années même, s’agite dans une crise des plus périlleuses : c’est le peuple espagnol. Une insurrection militaire, dont plusieurs généraux ont donné le signal à Madrid, et qui n’est point terminée, vient de rappeler l’attention sur cette crise et de la montrer dans sa gravité. Quelle était la véritable situation de l’Espagne au moment où a éclaté le soulèvement du 28 juin ? Cette situation, par son principe, remonte à quelques mois déjà. La vérité est que, depuis son avènement au pouvoir, le cabinet présidé par le comte de San-Luis a rencontré la plus implacable hostilité. Le président du conseil avait espéré désarmer cette opposition en réunissant les cortès à la fin de l’année dernière ; il n’aboutit qu’à lui fournir une occasion de se manifester plus vivement dans une session de quelques jours, et il finissait par suspendre les chambres. Cependant la situation n’avait fait que s’aggraver. La Péninsule se trouvait dès lors par malheur placée entre un gouvernement obligé de recourir, pour vivre, à tous les moyens d’une autorité dictatoriale et une opposition ulcérée qui cherchait à tout prix à renverser le cabinet. En réalité, l’état de l’Espagne depuis six mois est celui-ci : l’opposition conspire évidemment ; il s’est opéré par degrés un travail sourd de coalition entre tous les mécontens. De son côté, le gouvernement menacé a multiplié les sévérités de la compression ; comme on s’en souvient, il internait, il y a quelques mois, un certain nombre de généraux. Des journalistes, d’anciens ministres même, étaient récemment encore envoyés aux Canaries. Comment, dans une telle situation, les chocs n’éclateraient-ils pas ? C’est ainsi qu’au mois de février la première insurrection militaire se produisait à Saragosse ; mais ce premier mouvement presque aussitôt comprimé manquait de chefs, ou, s’il en avait, la promptitude de la répression ne leur avait pas laissé le temps de se montrer. L’insurrection récente de Madrid s’est présentée dans des conditions plus graves ; elle avait ses chefs, elle a eu immédiatement des moyens puissans, presque une armée à son service. Le gouvernement soupçonnait quelque complot. Ce qu’il ne soupçonnait pas, c’est qu’un des principaux instrumens de ce complot était un de ses fonctionnaires les plus élevés, le général Dulce, directeur du service de la cavalerie. C’est le 28 juin au matin que le général Dulce, sous prétexte d’une revue, a conduit une partie de la garnison hors de Madrid. Là s’est présenté le véritable chef de l’insurrection, le général Léopold Ô’Donnell, qui avait réussi à se tenir caché depuis quelque temps. Les troupes se sont immédiatement rangées sous ses ordres, et le pronunciamiento a été accompli. Ce qu’il y avait de plus grave, c’est que la reine était absente ; elle se trouvait à la résidence royale de la Granja ; plusieurs ministres étaient également absens. Ce n’est que le soir que la reine rentrait à Madrid avec ses ministres. En présence d’un fait aussi déplorable qu’une insurrection militaire, il n’y avait point évidemment d’autre conduite à tenir que de se préparer à la vaincre. Seulement le gouvernement ne savait plus s’il pouvait compter sur la garnison de Madrid, moralement ébranlée et matériellement diminuée des forces passées aux insurgés. De là une certaine tergiversation au premier moment. Ce n’est que le 30 juin qu’un combat a eu lieu entre les troupes restées fidèles et les insurgés à Vicalvaro, presque aux portes de Madrid. La reine Isabelle, dit-on, voulait monter à cheval pour aller se présenter aux insurgés, et les ministres ont eu quelque peine à l’empêcher de réaliser son projet. Le combat de Vicalvaro, par une circonstance étrange, a été soutenu de part et d’autre avec une incroyable énergie. Était-ce un succès pour les troupes fidèles ? Il paraît que ce succès a été douteux ; mais le gouvernement avait obtenu un grand résultat : il était sûr des troupes et désormais il pouvait agir, tandis que les insurgés restaient isolés. Depuis le combat de Vicalvaro, il n’y a point eu du reste d’autre engagement ; mais en ce moment les insurgés, commandés par O’Donnell, se retirent vers l’Andalousie, et ils sont poursuivis par une colonne expéditionnaire aux ordres du ministre de la guerre lui-même, le général Blaser. L’insurrection ne semble pas avoir recruté de nouveaux adhérens dans l’armée, si ce n’est que le général Serrano, retiré Andalousie, s’est joint à O’Donnell. Elle n’a point non plus trouvé d’écho dans le pays ; l’Espagne est restée complètement tranquille. Madrid s’est vue même presque un jour entier sans garnison pendant que les troupes étaient à Vicalvaro, et aucune scène d’agitation n’a eu lieu, pas un cri hostile n’a été poussé. Jusqu’ici il n’y a eu qu’une bande qui a paru dans la huerta de Valence. Cette attitude de l’Espagne est assurément remarquable. Il faut en conclure que l’insurrection sera probablement dispersée, d’autant plus que de toutes parts les troupes royales sont mises en mouvement ; mais l’insurrection une fois vaincue, cela veut-il dire que la situation du ministère restera bien assurée ? Le malheur du cabinet du comte de San-Luis dans les circonstances critiques où se trouve l’Espagne, c’est de manquer d’autorité. Il aura réprimé le mouvement ; mais les séditions de ce genre ne se succéderont-elles pas ? Là est le danger pour la Péninsule. Nous savons bien que depuis longtemps les partis espagnols sont dans un état singulier de décomposition, et qu’ils ne peuvent guère offrir un point d’appui solide. Il y a cependant à considérer s’il peut être utile pour la reine Isabelle de tenir éloignés de son trône les hommes qui l’ont défendue avec le plus d’énergie et de talent, et qui ont une fois arraché l’Espagne à l’anarchie. Ce qui est certain, c’est que la division et l’animosité qui existent aujourd’hui ne peuvent que préparer des catastrophes nouvelles. ch. de mazade.

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V. de Mars.