Chronique de la quinzaine - 30 avril 1917

Chronique n° 2041
30 avril 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les événemens qui se succèdent et pour ainsi dire s’accumulent sur presque toute la surface du globe fournissent à la chronique, en attendant l’histoire, une matière d’une masse et d’une densité telles qu’on ne sait plus comment l’aborder. Nous n’avions pu, la dernière fois, et en toute dernière heure, qu’annoncer d’une mention hâtive la victoire anglaise au Nord de la Scarpe : « la crête de Vimy enlevée, onze villages délivrés, plus de six mille prisonniers. » Dans les journées qui ont suivi, cette victoire s’est magnifiquement développée, et comme épanouie ; elle a fleuri et fructifié, malgré le printemps le plus maussade dont on puisse se souvenir. La Revue n’avait pas encore paru que ce n’était déjà plus de 6 000 prisonniers qu’il fallait parler, mais de plus de 11 000, avec plus de 100 canons, 60 mortiers de tranchée et 160 mitrailleuses. Aujourd’hui, le compte semble établi à plus de 14 000 prisonniers et 228 canons. Mesurons maintenant le succès sur la carte. L’armée britannique, par de glorieuses étapes qui s’appellent Neuville-Saint-Vaast, Carency, Souchez, Givenchy-en-Gohelle, Angres, a investi et occupé Liévin, inaugurant ainsi la reprise du pays minier, du pays noir, qu’elle a naturellement trouvé dévasté et ruiné comme le pays vert. Elle s’est avancée jusqu’aux portes de Lens, jusque dans Lens même, puisqu’elle tient la cité Saint-Pierre, et que, d’ailleurs, Liévin, Lens, les deux villes s’allongent en quelque sorte l’une vers l’autre, ne sont, ou n’étaient, avant l’invasion, qu’une seule ville. Par une pression simultanée, le maréchal sir Douglas Haig accentuait énergiquement la menace que, depuis plusieurs semaines, il dessinait contre Saint-Quentin. Ses troupes s’en approchaient par le Nord-Ouest et par l’Ouest, s’établissant progressivement sur une ligne qui, au Sud de la route de Bapaume à Cambrai, et à peu près parallèlement à la route de Cambrai à Saint-Quentin, part de Boursies, pour aboutir à Fayet et à Sélency, qui ne sont qu’à « quelques centaines de mètres » de l’ancien chef-lieu du Vermandois. Ce n’est pas tout. L’armée britannique a une troisième et une quatrième pointes dirigées vers Douai et Cambrai. Quand on regarde une carte à petite échelle, on voit que son offensive rayonne d’Arras au Nord, vers Lens ; au Nord-Est, vers Douai ; au Sud-Est, vers Cambrai ; au Sud ou au Sud-Est toujours, mais plus bas, vers Saint-Quentin ; et elle y tend, par surcroît, du Nord-Ouest ou de l’Ouest, de Bapaume ou de Péronne. Et il est clair qu’entre ces quatre directions, l’espace ne demeure pas vide. Une formidable infanterie, une artillerie plus formidable encore, l’emplit de mouvement, de bruit et d’action. A l’Est d’Arras, des deux côtés de la Scarpe, la marche en avant a recommencé.

A cette brillante offensive des Anglais, notre offensive, à nous, ne pouvait manquer de donner la réplique. Elle s’est, en effet, déclenchée le lundi 16 avriI, de grand matin, « sur une étendue de quarante kilomètres, » et elle a, de prime assaut, réduit en notre pouvoir, dans le secteur le plus occidental, entre Soissons et Craonne, toute la première position allemande. Dans le second secteur, à l’Est de Craonne, nos troupes ont enlevé la deuxième position ennemie. Le mardi 17, nous avons élargi notre action à l’Est de Reims et, sur un nouveau front de quinze kilomètres, également « enlevé toute la première position allemande. » En même temps, nous conquérions, au Sud de Moronvilliers, et sur une distance de onze kilomètres, « une ligne de hauteurs solidement organisées, depuis le Mont-Cornillet jusqu’à l’Est de Vaudesincourt. » Puis, sur trois autres kilomètres, autour du village d’Aubérive, nous brisions le saillant puissamment fortifie que formaient les lignes ennemies. Ces résultats, qui n’étaient que de premiers résultats, étaient fort beaux ; mais il sera sans doute permis d’avouer, maintenant qu’ils ont été consolidés et agrandis, qu’ils parurent d’abord médiocres, au gré de notre impatience. Au gré aussi de notre ignorance, qui ne tenait nul compte des difficultés que la nature et l’art infernal des Allemands avaient comme à l’envi entassées dans ce coin. Un simple coup d’œil jeté, si l’on pouvait le faire, sur le « plan directeur » aurait vite fait de renverser cette impression non moins fausse qu’injuste. Loin de nous étonner que nos soldats n’aient pas, principalement à notre gauche, tout emporté du premier coup, il faut nous émerveiller qu’ils en soient venus à bout du second. Il faut les admirer, les féliciter et les remercier. Ce serait un énorme travail de débrouiller, sur le papier seulement, et de rompre, rien que par l’esprit, toutes ces mailles d’un filet diabolique qui s’entre-croisent et s’emmêlent. Jugez de ce que ce devait être sur une terre détrempée et fondante, sous des rafales de pluie et de neige, quand on était obligé d’y aller de tout le corps, des pieds et des mains, en face d’ennemis nombreux, serrés comme des grains de sable, couverts par une abondante artillerie, et animés à résister avec acharnement !

Pourtant, nos imaginations, affranchies de ce que la réalité comporte nécessairement de lenteur et de pesanteur, fouettées par d’immenses espérances, aiguillonnées par le spectacle affreux du martyre de la patrie, avaient volé, d’un battement d’ailes, jusqu’à Laon ; et le fait est que, le mardi matin, nos troupes, à bout d’haleine, s’étaient arrêtées au bas des pentes du plateau. Mais, le mercredi, elles les escaladaient, après avoir emporté les villages de Chavonne, de Chivy, tout le terrain jusqu’aux abords de Braye-en-Laonnois. Dans la suite, nous nous emparions, au Nord de Chavonne, du village d’Ostel, du village même de Braye-en-Laonnois, de tout le terrain jusqu’au Tilleul de Courtecon, où nous croisions le légendaire Chemin des Dames. L’un après l’autre, nous prenions, de gauche à droite, dans les coupures qui, du Sud au Nord, entament le plateau, Laffaux, Nanteuil-la-Fosse, Sancy, Jouy, Aizy. « Sur la rive Sud de la rivière, — ce sont les termes du communiqué, — une attaque vivement menée nous donnait la tête de pont organisée par l’ennemi entre Condé et Vailly, ainsi que cette dernière localité tout entière, » ce qui faisait aussitôt tomber le fort de Condé-sur-Aisne. Le deuxième secteur, celui de Craonne, est un pays prédestiné à l’histoire et tout retentissant de noms illustres. Voici, autour de Craonne même, à l’Ouest, la ferme de Heurtebise, le plateau de Vauclerc, que nous tenons ; à l’Est et au Sud-Est, Juvincourt, que les Allemands nous disputent âprement, la Ville-aux-Bois, contre laquelle ils exercent en vain leur fureur. Puis nous entrons, par Berry-au-Bac, Sapigneul et le Godat, qui forment liaison, dans le troisième secteur, à jamais célèbre, lui aussi, le secteur de Reims. Nous battons l’ennemi, à Berméricourt, à Loivre, à Courcy, dans le périmètre du fort de Brimont qui, dit-on, ne répond plus. De l’autre côté de Reims, nous nous sommes installés sur la chaîne de hauteurs qui court du Mont-Cornillet au Mont-Haut, à la Cote 227, au bois de Moronvilliers, positions réputées longtemps inexpugnables, et que, de la vallée de la Suippe, nos jeunes officiers allaient considérer, l’année dernière, avec envie, comme autant de cimes interdites.

Là semble s’arrêter, pour l’instant, ce qu’on appelle déjà, la « bataille de France ; » les combats qui, par intervalles, se livrent plus à l’Est, n’étant encore qu’épisodes accessoires ; et tel en est le bilan, topographiquement dressé. Soixante-dix kilomètres, ajoutés à la centaine de kilomètres, et plus, que couvre le front britannique, en font, répétons-le, un des drames les plus gigantesques de cette gigantesque guerre, et suffiraient à prouver que, pour vaste qu’il soit, le titre n’en est point usurpé, 14 000 prisonniers et 228 canons, à l’actif des Anglais, 19 000 prisonniers et plus de cent canons, chiffres provisoires, au nôtre, ce sont ensemble 33 000 hommes et 330 canons perdus, par lesquels se solde, ou du moins est en train de se liquider la retraite « géniale » de Hindenburg. Géniale ? Ah ! ici, sur cette terre consacrée par les plus grands souvenirs, et qui connut, il y a un siècle, une retraite vraiment « géniale, » à Craonne même, à la ferme Heurtebise, ne profanons pas l’épithète ! Tout de même Hindenburg n’est pas Napoléon. Qu’il l’ait étudié, et qu’il veuille l’imiter comme, lui et d’autres, ils imitent leur Frédéric, soit ; mais un Austerlitz ne se fabrique point dans les écoles. Peut-être quelques-uns de ceux qui se sont, contre toute raison, montrés surpris que nos troupes ne soient pas arrivées à Laon dans les quarante-huit heures, craignent-ils, de la part du maréchal, un arrêt subit, un retour brutal, le coup de tête du bélier. Tandis que nous pressons sur ses ailes, et que nous pesons dessus pour les briser, et que nous décrivons des cercles autour d’elles pour les paralyser et les abattre, qui sait, pensent-ils, ce qu’il médite et ce qu’il nous réserve sur notre centre ? Mais s’ils pensaient premièrement que nos généraux, à nous, pensent aussi, et que leurs moyens, dans tous les sens du mot, ne sont pas moindres ? Les Allemands avaient là dix-neuf divisions ; ils en ont, de plus, ramené douze : ils opèrent, vers Laon ou vers Saint-Quentin, une concentration énorme, on le veut bien, ou, du moins, c’est possible. Et après ? De même que les impatiens se seraient apaisés, s’ils avaient mieux connu les difficultés du terrain, de même leur inquiétude tomberait, leur vague-à-l’âme se dissiperait, s’ils savaient combien d’hommes de toutes armes et combien de pièces de tout calibre nous avons massées dans cette région. Nous ne pouvons qu’avoir confiance, et on oserait dire une confiance « joyeuse, » si tant de sang versé, tant de douleurs inévitables, ne devaient à l’avance bannir la joie de nos cœurs, pour en faire quelque chose de grave, de solennel, et comme de religieux. Mais, à nous en tenir au prestige de Hindenburg, c’est, à la vérité, une faute que de ne point assez estimer l’adversaire, et telle bataille, sans doute, a été perdue pour l’avoir commise ; mais c’est la faute contraire, qui se paie aussi cher, que de l’estimer trop, car un homme ne vaut jamais seulement ce qu’il vaut, mais ce qu’il vaut, plus ce qu’on croit qu’il vaut. Ne rapetissons pas celui-ci, mais non plus ne le grossissons pas outre mesure. Non far idolo un nome. Il y a une fente dans le bois de l’idole ; ne la bouchons pas de notre propre main. La foi populaire dans le maréchal baisse visiblement en Allemagne même : ne lui donnons pas d’aliment ; ne contribuons pas de nos deniers au culte du dieu étranger.

Les autres fronts, malgré quelques sursauts intermittens, sommeillent un peu. Ils dorment même un peu plus longtemps qu’on ne le souhaiterait pour une complète et pleinement efficace concordance des poussées. Le front italien a été depuis trois mois immobilisé par la précision, fondée sur de sérieux indices, d’une nouvelle et plus redoutable attaque austro-allemande débouchant du Trentin, et venant frapper le royaume à son point le plus sensible, en Lombardie ; péril qui, maintenant, paraît heureusement évité. L’armée de Macédoine est retenue, entravée par les machinations de la Grèce royale, qu’elle a toujours et qu’elle sent toujours dans son dos. Le front roumain a traversé toute sorte de péripéties : on a dit que Mackensen se préparait par là à une « chevauchée de butin, » à une razzia de blé, vers Odessa, la Bessarabie et les Terres Noires ; et puis, au contraire, que ce front allait être sinon raccourci, du moins aminci, et subir un « repli élastique, » dans le style de Hindenburg ; on dit, à présent, de temps en temps, que le canon y tonne. Non pas seulement le canon roumain, mais le canon russe, et la nouvelle en serait bien accueillie. L’Allemagne aurait reporté ses projets sur le secteur septentrional, sur la Dwina et le rivage de la Baltique ; et ces deux résolutions seraient plutôt successives que contradictoires ; entre les deux, il y aurait tout simplement la révolution russe. Il est impossible, Hindenburg ayant la tête faite comme il l’a faite, et ayant employé sa vie. comme il l’a menée, qu’il n’ait pas eu l’idée obsédante de profiter du désordre (c’est l’expression la plus modérée dont on puisse user) créé par la chute de l’ancien régime et prolongé par la peine qu’a à s’instituer solidement le régime nouveau, pour prouver son génie en satisfaisant sa monomanie et réaliser son grand dessein en marchant sur Petrograd. On signale, dans cette direction, des mouvemens de troupes qui coïncident et semblent combinés avec des mouvemens suspects de la flotte allemande vers Liban. Cependant, ce qui se passe en Russie, à l’intérieur, et aux frontières mêmes, demeure confus et obscur. Nous avons le droit et le devoir de le dire, au nom de la cause commune, précisément pour que nos amis l’entendent, et si l’ennemi doit l’entendre comme eux, nous ne courons pas le risque de lui apprendre ce dont il est aussi bien et probablement mieux instruit que nous. Ce qui continue de se passer en Russie, à l’intérieur et aux frontières, nous préoccupe. L’état de l’armée, en premier lieu, et celui des usines de guerre. Ce n’est guère, ce n’est point du tout, le moment de chercher des formes de discipline inédites, modernes, électives, démocratiques et socialistes, parce qu’il n’y en a pas, parce que l’armée est hiérarchie, et parce que la hiérarchie est subordination ; ou parce qu’alors il n’y a plus d’armée, il n’y a plus qu’une foule, qui, comme toute foule, n’est que cohue. En second lieu, l’état politique, la crise de l’autorité. Nous voyons bien un gouvernement, dont l’existence, la composition, les intentions, les actes, les discours, les propos nous rassureraient, si nous étions certains de ne pas entrevoir derrière lui un organe parasitaire qui tend, d’une volonté obstinée et têtue, à se faire le gouvernement du gouvernement. Et quel organe ! lrradiant et proliférant, envahissant, tentaculaire : un Comité, d’abord de seize cents membres, ouvriers et soldats, puis, comme nous l’avons noté, de deux mille quatre cents, puis, à présent, de trois mille cinq cents, avec des sous-comités, exécutif, consultatif, qui siègent en permanence, grouillent, s’agitent, pérorent, décrètent, disposent, imposent, font leur cuisine, mangent et couchent au Palais de Tauride. Ce Comité a, en paroles, la bonté de laisser au gouvernement provisoire la décision et la responsabilité, mais ce n’est qu’une sagesse toute verbale, puisqu’il se réserve le contrôle, avec sa sanction révolutionnaire, la désobéissance, ou l’opposition ouverte, et qu’il est aisé de deviner ce que peut être un contrôle exercé par trois mille cinq cents meneurs qui se sont en réalité désignés eux-mêmes, et de qui l’auto-investiture nous révèle que ce sont les plus exaltés, les plus remuans, les plus intrigans ou les plus violens, les plus audacieux. Quoique, dans l’armée, des efforts sincères soient faits pour restaurer le commandement, qui ne viennent pas seulement des généraux, et auxquels des soldats eux-mêmes s’associent, il y a encore trop de réunions, trop de manifestations militaires, trop d’ordres du jour votés par les troupes, lorsqu’il suffit qu’il y ait des ordres, et qui ne soient pas mis aux voix. Les désertions, au début, avaient été assez nombreuses. A l’image de la nation, l’armée russe est une armée de paysans. Spontanément ou sur provocation, tant on leur répétait ou ils se répétaient qu’on allait partager les terres, et que ce serait tant pis pour ceux qui ne seraient pas là, ils étaient partis pour leur village. On nous annonce qu’ils en reviennent, et on nous donne à espérer que, dans un mois ou dans six semaines, l’armée russe, remise en main, sera prête à recevoir le choc, instruite par la leçon du Stokhod, ardente à maintenir la jeune liberté, embrasée, comme d’un feu nouveau, de l’enthousiasme républicain. Il nous est agréable d’en accepter l’augure. Mais comment oublier que, d’ici à un mois ou six semaines, c’est le destin d’un siècle qui peut être joué ?

D’autant plus que la manœuvre perçante de l’armée allemande s’accompagne d’une manœuvre enveloppante de la diplomatie austro-allemande, à laquelle collaborent, en un accord édifiant, les chancelleries et la social-démocratie. Le signal de cette seconde manœuvre a été donné le 12 avril, de Stockholm, à un journal hongrois ; c’est le gouvernement autrichien qui l’a intercepté, et c’est le ministre impérial et royal des Affaires étrangères, le comte Czernin, qui, dès le 15, s’est empressé d’y répondre. Le gouvernement provisoire de Russie venait de publier, le 14, une déclaration, dont il plaisait au comte Czernin de retenir que ce gouvernement ne se proposait « ni d’opprimer d’autres peuples, ni de leur enlever leur patrimoine national, ni de s’emparer de territoires étrangers, mais qu’il veut, tout à l’opposé, déterminer une paix durable, fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Saisissant la balle au bond, l’Autriche-Hongrie, cette colombe, par la bouche de son ministre, roucoulait : « Mais alors, on peut s’entendre ! » — « Parfaitement, on peut s’entendre ! » appuyait, de Berlin même une plus grosse voix, sous le masque de l’officieuse Gazette de l’Allemagne du Nord. L’indépendance des peuples, le respect de leur patrimoine national, leur droit de disposer d’eux-mêmes, la paix durable, c’est notre affaire ! » Sans perdre une minute, on ramassait en Suisse tout ce qu’on trouvait de proscrits russes ; en Hollande, en Scandinavie, chez les neutres, et hélas ! chez certains belligérans, tout ce que le socialisme neutraliste et pacifiste entretient d’ambassadeurs en disponibilité. En dépit de l’encombrement, l’administration des chemins de fer de l’Empire faisait chauffer un train spécial, et par la voie la plus rapide acheminait les missionnaires vers le théâtre de leurs travaux. Tandis que la plupart s’arrêtaient, par force, en Suède, le Russe Lénine rentrait dans son pays, mais ses théories, si ce n’est sa personne, n’y rencontraient pas, il n’est qu’équitable de le reconnaître, auprès des extrémistes eux-mêmes, l’adhésion qu’il s’était promise. Les ovations qu’il souleva furent parfois des ovations au rebours ; et il semble que l’influence de Plekhanoff, montrant que l’avenir de la démocratie naissante était, pour la Russie, lié étroitement à la victoire sur l’Allemagne, ait finalement triomphé de la sienne. Mais voilà où l’on en est, à Pétrograd ; et c’est ce qui appelle et fixe la réflexion. On en est à établir, par raison démonstrative, la nécessité de la victoire. On discute l’indiscutable, la guerre, qui dure, s’exaspère, et se décide, pendant qu’on la discute. Notons qu’il ne s’agit plus des buts de guerre, mais du fait même, du fait acquis, actuel, urgent, impératif, impitoyable, de la guerre. Que le gouvernement provisoire, après le Comité du Palais de Tauride, que le prince Lvoff, son président, que M. Milioukofï, ministre des Affaires étrangères, revenant sur des déclarations antérieures, renoncent, pour le jour où la paix sera possible, à toute pensée d’annexion ou de conquête, qu’ils répudient la tradition russe, refusent le testament de Pierre le Grand, abandonnent Constantinople et les Détroits, cela les regarde, cela ne regarde qu’eux. Mais « pour le jour où la paix sera possible. » Ce jour n’est pas encore venu. La paix, présentement, est impossible. Elle est impossible, d’abord, il faut le dire franchement, parce que les Empires du Centre et leurs complices en ont un trop vif désir, marquent trop qu’ils en ont le désir, et, en même temps qu’ils le marquent, laissent trop voir qu’ils nous tendent un piège, et que ce qui serait pour eux une paix « pleine d’honneur, » et un bon marché, ne serait pour nous que déshonneur et duperie. Même s’ils nous disaient, ce qui pourrait arriver, dans la gêne extrême où ils sont, qu’eux aussi, ils se contentent d’une paix sans annexions et sans conquêtes, même dans ce cas, nous nous méfierions. Mais ils en sont toujours, au moins leur recteur de Munich et leur Reventlow, à parler de « saigner la France à blanc, » de ne point lâcher la Belgique, de garder le bassin de Briey, et de nous extirper à tous, les États-Unis compris, qui garantiraient la créance, une indemnité de cent milliards. C’est ce que la Russie doit savoir, c’est ce qu’elle ne peut pas, une heure de plus, négliger. Trop de forces de dissociation, de races, de classes, d’opinions ou de sentimens, tirent son unité et sa puissante à quatre chevaux, l’écartèlent et la désagrègent. Trop de politique et trop de politiciens la dissolvent. Il est indispensable, pour elle, pour nous, pour tous, qu’elle se ressaisisse et se raffermisse. Le premier besoin de la Russie, au sortir de ce bouleversement, est de se rasseoir dans une organisation quelconque, et de n’avoir ni deux gouvernemens, ni trois, ni plusieurs, mais d’en avoir un.

Les révolutions, comme les tremblemens de terre, se propagent par ondes qui vont s’affaiblissant. Par le grand ébranlement russe, l’Allemagne même a été secouée, ou obligée à feindre de l’avoir été, car la sincérité de ses social-démocrates et de ses radicaux d’antichambre est douteuse. Il n’empêche que Guillaume II, ne fût-ce que pour se donner figure de souverain libéral et pour soutenir le personnage que son chancelier s’est mis en tête de lui faire rétrospectivement représenter, du prince qui prodigue aux autres les bons conseils, a dû rendre un rescrit, en tant que roi de Prusse, promettant à son peuple la réforme du Landtag. Ce n’est qu’un engagement à terme, valable seulement après la guerre, mais il se pourrait que, sous la pression des circonstances, l’échéance s’en rapprochât. On connaît le système électoral par lequel est nommé le Landtag prussien ; à base jalousement censitaire, vraie pyramide d’impôts, dit système « des tiers, » et que Bismarck proclamait sans ambages, tout en le maintenant sans vergogne : « le plus misérable des régimes électoraux. » Il s’agit, pour les uns, du moins ils le font sonner haut, de lui substituer le suffrage universel, égal, direct et public ; pour d’autres, de trouver un compromis, un moyen terme, entre cet expédient démodé et le suffrage universel. Une Commission va s’en occuper ; c’est tout ce qu’on en peut dire, et c’est en dire tout. En 18i8, 1849 et 1850, une autre Commission s’est occupée déjà de quelque chose de pareil ; Frédéric-Guillaume IV lui préféra ses chasseurs et ses grenadiers. Cependant les grèves se multiplient et tournent à l’aigre, notamment dans les usines métallurgiques, à Berlin, à Essen, à Hambourg, un peu partout en Allemagne. Autant qu’on peut le discerner, elles procéderaient de deux causes. Il y aurait d’abord une question d’estomac, une Magenfrage, question redoutable en tout temps et en tout lieu, terrible en Allemagne, particulièrement en ce temps-ci. Et il y aurait, en outre, une question politique, mais ce pourrait n’être qu’une comédie. Sans vouloir faire une assimilation forcée, remarquons que c’est ainsi que la révolution russe a commencé et, au surplus, que toutes les révolutions commencent. La tête ne s’échauffe jusqu’à l’explosion que quand l’estomac se refroidit. A quoi le gouvernement prussien se flatte d’obvier en prenant des airs généreux, en invoquant ou évoquant « la royauté populaire des Hohenzollern. » Nous connaissons l’antienne ; tous les théoriciens et les juristes des neuf universités de la Prusse l’ont chantée. Elle n’est que la paraphrase d’un mot du Grand Électeur, disant en latin (puisque, jusqu’à Frédéric II, les rois de Prusse n’ont point aimé à parler allemand) : « Sic gesturus sum principatus, ut sciam rem esse populi, non privatam. » Ce n’est donc que la glose d’un texte. Elle vaut ce qu’elle vaut : pratiquement, effectivement, elle ne vaut rien. Pas plus que ne vaut la chimère d’une future « démocratie allemande. » Un de nos meilleurs historiens s’impatiente et presque s’indigne de l’illusion qui tend à séparer l’un de l’autre et à opposer l’un à l’autre le peuple allemand et le gouvernement impérial ou le militarisme allemand, celui-ci agressif, hargneux et odieux, insociable, et l’autre qui, libéré, pourrait rentrer en grâce dans la « société des nations. » Il n’y a pas, selon lui, de plus pure ni de pire utopie, de construction d’esprit plus anti-historique. Comme si la guerre n’était pas l’industrie nationale de la Prusse, et comme si l’Allemagne pouvait sinon se concevoir, du moins se réaliser autrement qu’à l’état de nation militaire ! De par les lois profondes de sa nature et de son être, elle y est éternellement condamnée, et la « démocratie allemande, » à ce point de vue, serait exactement ce qu’est l’Empire allemand : un voisin avec lequel on ne saurait ni traiter en confiance, ni vivre en sûreté.

Mais le monde entier, — les neutres presque autant que les belligérans, — souffre et témoigne par des crises d’un trouble qui va de l’inquiétude à l’angoisse, d’un malaise croissant aux plus cruelles douleurs. En cette seule quinzaine, nous en avons eu ou nous avons failli en avoir quatre ou cinq. Après la crise suédoise, par laquelle le ministère Swarz a remplacé le ministère Hammarskjoeld, sans que la différence entre les deux fût très sensible, si ce n’est en ceci que le nouveau président du Conseil serait plus porté que l’ancien (qui, du reste, contrariait là-dessus l’inclination de son propre ministre des Affaires étrangères, M. Wallenberg) à conclure une convention maritime avec l’Angleterre, nous avons eu la crise autrichienne avortée. Trois ministres, deux Allemands, MM. Urban et Baernreither, un Slave, M. Bobrinsli, avaient paru sortir du Cabinet Clam-Martinitz ; mais les deux Allemands sont revenus, M. Bobrinsky est resté dehors. Ce n’est qu’un incident, mais qui pourrait bien envelopper le conflit toujours latent et de plus en plus aigu, dans la Monarchie, des nationalités et des langues. A cet égard, il se trame, à Vienne, on ne sait quoi : peut-être une espèce de home rule, polonais ou galicien, qui expulserait doucement du Reichsrath, où ils disposent de la majorité, en la déplaçant à leur gré, les représentans de ces provinces, sous couleur de leur octroyer des institutions nationales et un parlement autonome. La position du ministère Clam-Martinitz n’en reste pas moins précaire et chancelante. Sur l’autre rive de la Leitha, dans le royaume comme dans l’empire, crise larvée : combat de comtes de qualité et d’authenticité diverses, des comtes Jules Andrassy, Apponyi, Karolyi, contre le comte Etienne Tisza ; querelle de seigneurs, de magnats de couloirs et de clubs, à laquelle la rue se mêle et dont on ne sait trop comment elle finira. Fausse crise, en Grèce, chez le roi Constantin. M. Lambros brûlerait, assure-t-il, de retourner à ses chères études. Son auguste élève l’a retenu. Il a beau consulter les chefs de partis ; il ne voit pas grand’chose après cet archéologue. Celle-là, la crise grecque, on le sent, pourrait devenir tôt ou tard plus qu’une crise ministérielle. La dernière crise, l’espagnole, dépasserait en portée, toutes les autres, s’il était certain que M. Garcia Prieto, marquis de Alhucemas, ne continuât pas tout bonnement le comte de Romanonès et ne fût pas forcé, comme lui, par une fatalité plus puissante que les hommes, de « continuer l’histoire d’Espagne. » Dans le noble message par lequel il a demandé au Roi son congé, et fait ses adieux au peuple, le comte de Romanonès a insisté sur deux points : sur la nécessité pour l’Espagne de persévérer dans la voie où elle s’est engagée en 1912, par ses accords avec nous, et cela nous touche directement ; sur l’intérêt primordial qu’elle a, comme dépositaire du patrimoine spirituel d’une grande race, à « présider la confédération morale de toutes les nations de son sang. » On ne pouvait dire mieux, et personne ne pourrait dire plus. Voici, en effet, que se forme la Confédération morale de toutes les nations de sang espagnol. La Républicaine cubaine, sans mesurer la taille du colosse, a déclaré la guerre à l’Allemagne, malgré la rébellion préventivement fomentée de José Miguel Gomez (et non de Maximo Gomez, comme on l’a partout imprimé, par une erreur d’autant plus regrettable que le vieux « paladin de la liberté des Antilles » est mort voilà quelques années, avec moins d’éclat, il est vrai, qu’il n’avait vécu). D’autres États de l’Amérique centrale, malgré la flamme allemande entretenue au Mexique par d’étranges vestales ; les plus grands États de l’Amérique du Sud, malgré les discordes intestines que les mêmes mains criminelles s’appliquent à envenimer ; dès hier le Brésil, aujourd’hui la République Argentine, demain sans doute le Chili, le Pérou, la Bolivie, ont adopté, adoptent ou adopteront une attitude de plus en plus ferme, mais qui, dès maintenant, ne saurait être plus nette. Ils feront tous ensemble le geste latin, resserreront entre eux la confédération des nations de sang ibérique. Mais cette alliance, plus étroite entre les États de l’Amérique du Sud, se noue autour des États-Unis de l’Amérique du Nord. C’est aux étoiles que vont s’ajouter ces étoiles nouvelles, c’est sur Washington que se lève la constellation. Le pan-américanisme sera-t-il livré à lui-même ? Les liens antiques, les liens héroïques, seront-ils définitivement tranchés, et de la confédération de toutes ces nations de son sang, la nation-mère demeurera-t-elle seule volontairement absente ?

M. Lloyd George, dans un discours dont il n’y a nulle exagération à dire que c’est un des plus beaux qui aient jamais été prononcés, a clairement défini ce qu’il faut entendre par « la ligne de Hindenburg. » Elle n’est, cette ligne, ni sur l’Escaut, ni sur la Scarpe, ni sur la Somme, ni sur l’Oise, ni sur l’Aisne, ni sur la Meuse. Peut-être serait-elle au Rhin, mais sûrement elle est entre la Germanie et le monde civilisé. C’est comme la fameuse ligne, tirée d’un coup de doigt sur la sphère, par le pape Alexandre VI et qui partageait l’univers en deux moitiés, une à l’Espagne et l’autre au Portugal. De même ici ; les Allemagnes d’un côté, l’humanité de l’autre. Ce n’est pas la ligne, c’est le fossé de Hindenburg, et ce fossé est un abîme. La « démocratie allemande, « une république ou des républiques allemandes ne feraient pas qu’il n’existe plus ; des formes et des formules ne le combleraient pas. Il n’y avait pas d’Empire allemand, du type que Bismarck a créé, il n’y avait pas même de Prusse, lorsque Froissart, ayant vu, par essaims, par nuées, « s’avaler » tous ces pillards « vers Malignes, vers Brousselles, vers Nivelle et Mons-en-Hainnau, » s’écriait : « Maudits soient-ils, ce sont gens sans pitié et sans honneur, et ossi on n’en deveroit nul prendre à merci ! » Une nation ne s’évade pas de son être ; le Prussienne se libère pas. Le plus cosmopolite des socialistes minoritaires serait, au pouvoir, s’il y arrivait par un miracle que l’Allemagne ne fera point, ce que sont les Hohenzollern, qui, rois et empereurs, ont été, à travers les siècles, ce que, — de quelque surnom qu’il leur fût venu fantaisie de se décorer, l’Achille ou l’Ulysse, le Cicéron, le Nestor, — avaient été les margraves de Brandebourg, depuis le premier de la branche d’Anhalt, Albert l’Ours.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC