Chronique de la quinzaine - 14 avril 1917

Chronique n° 2040
14 avril 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Du point de vue politique, et pour l’histoire, cette quinzaine aura été, sans conteste, presque sans partage, « la quinzaine américaine. » Du point de vue militaire, les derniers jours de mars et les premiers d’avril ont été relativement calmes, et sur le front occidental, comme sur tous les autres d’ailleurs, sauf un seul, un nouveau, le front de Palestine, n’ont été jusqu’ici marqués par aucun événement décisif. Mais il y en a sûrement de tout proches. Les Anglais d’un côté, nous de l’autre, eux par le Nord, nous par le Sud, nous serrons de près Saint-Quentin. Le chapelet des villages martyrs qui redeviennent terre française, — trop souvent, en effet, ce n’est plus que terre, — s’allonge entre l’Aisne et l’Oise. Le département de la Somme est libéré. Et, à l’heure où nous écrivons, nous arrive la nouvelle d’un brillant succès anglais entre Arras et Lens : la crête de Vimy enlevée, onze villages délivrés, plus de six mille prisonniers...

C’est, présentement, ce qu’on voit du plan « génial » de Hindenburg, auquel la presse allemande ne manque plus jamais d’associer son chef d’état-major Ludendorff, comme s’il eût été nécessaire de se mettre à deux pour concevoir et réaliser une si belle œuvre. Mais dans les journaux d’outre-Rhin, et dans certaines feuilles qui, chez les neutres, se montrent plus germanophiles que ces journaux eux-mêmes, voici que les choses s’intervertissent; il y a transposition totale et des rôles et des mots, quoique les faits ne soient pas contestés : le « recul » de Hindenburg est, suivant ses adorateurs, une « avance, » par l’unique et suffisante raison que « Hindenburg ne peut qu’avancer. » Ici, le calembour s’en mêle : il est vrai que le maréchal à la statue de bois « recule d’un pas sur le terrain, » mais c’est « pour avancer de mille vers l’heureuse fin de la guerre. » On joue tout simplement sur deux acceptions différentes, ou deux nuances des verbes « avancer » et « reculer ; » on confond l’espace et le temps, sans s’embarrasser de ce qu’il n’est pas un général d’armée qui, contraint de battre en retraite, ne puisse, tant que la paix n’est pas conclue, en dire autant pour son apologie. Le peuple allemand n’y entend pas finesse. Aveuglé par une folie d’orgueil collectif si prodigieuse que, depuis celle qui métamorphosa fâcheusement le roi Nabuchodonosor, l’histoire n’en avait point enregistré de pareille, il gobe toutes les bourdes qu’on lui jette, et croit d’une foi inébranlable tout ce que ses maîtres, empereurs, professeurs ou publicistes, veulent lui faire croire. Ce n’est pas nous, hier ou aujourd’hui, et pour les besoins de la cause, c’est, il y a plus d’un siècle, Mirabeau qui a écrit : « On ne saurait s’imaginer ce que sont les gazettes pour ce peuple-ci. » Il n’en est pas à qui, précisément par la haute idée qu’il a de lui-même et de tout ce qui le touche, il soit aussi aisé de faire prendre les vessies pour des lanternes. Pensez donc : comment l’Empereur allemand, étant ce qu’il est, le détenteur de la puissance allemande, le gardien de la sincérité allemande, le tromperait-il, lui, qui est le peuple allemand, en qui résident l’intelligence allemande, la force allemande, la vertu allemande, la probité allemande, la fidélité allemande ? Lancé sur cette voie, il ne s’arrête plus ; c’est-à-dire que rien ne l’arrête, ne le choque, ne l’avertit, ne le désabuse. Il fait son fétiche de Hindenburg, parce qu’il se complaît à se faire fétiche en Hindenburg; ainsi le plus grand et le plus réel génie du maréchal est peut-être sa popularité. Et c’est sans doute pourquoi Guillaume II le souffre, et ostensiblement le flatte, quoique, secrètement, il en souffre, après ce qui s’était passé entre eux, quelques années avant la guerre. Que Hindenburg soit aujourd’hui ce que la victoire de Tannenberg l’a fait, le bonnet de la couronne impériale, la couverture du trône, après avoir été prématurément exclu de l’activité et renvoyé dans ses foyers, quelle revanche qu’un autre n’a jamais eue, quel retour d’un Friedrichsruhe d’où Bismarck n’est jamais revenu ! En ce sens, était fine et juste l’observation faite par un des nôtres, en novembre 1916, à l’occasion du recul des troupes austro-hongroises en Transylvanie, et que la Frankfurter Zeitung reprenait ces jours-ci, en la sollicitant et la tirant à elle : « C’est une question de prestige, et seul le prestige de Hindenburg permet d’exécuter un tel raccourcissement du front. » Cependant, le prestige a des bornes comme le raccourcissement a des limites, et les limites de l’un pourraient fort bien être les bornes de l’autre. Il semble que l’Allemagne s’en doute, et que de là vienne le souci de donner à Hindenburg Ludendorff pour adjoint dans la gloire et dans la responsabilité.

Au demeurant, ce prestige, bon encore pour maintenir la résignation allemande, n’est plus capable de soutenir la cote allemande, parmi les nations. Les circonstances de sauvagerie sans frein et sans excuse dont s’est entourée la retraite des Allemands sur la Somme et sur l’Oise ont achevé de déshonorer l’Allemagne. Nous en avons déjà brièvement esquissé le lugubre tableau, mais on n’en a pas d’un seul coup épuisé toute l’horreur ni retenu toute la leçon : pour ne pas encourir le reproche de trop en noircir la couleur, laissons un instant les Huns parler eux-mêmes de leur ouvrage. « De florissans villages, au milieu de champs cultivés et de potagers, ne sont plus aujourd’hui que ruines et cendres, écrit M. E. Kalkschmidt dans la Gazette de Francfort du 20 mars. Les grands arbres des routes françaises ont été ou bien abattus sur le chemin, ou bien sciés en partie pour pouvoir être placés au dernier moment en travers de la route. Les croisemens de routes, les ponts, les canaux, les écluses ont été minés, et les chambres de mine chargées. L’ennemi ne trouve pas un rouleau de fil de fer barbelé, pas de fourrage, pas de paille, pas de voie de chemin de fer, aucune bêche, aucune pioche, aucune cave, aucun puits, et, par-dessus tout, ni canons, ni fusils, ni cartouches. Les champs sur les bords des chemins ont été labourés ; l’artillerie ne pourra pas passer à côté de la route détruite et devra péniblement construire de nouveaux chemins. » Dans le Berliner Tageblatt du même jour, M. George Querl surenchérit : « Tout a été détruit dans la zone évacuée : plus un arbre, pas même un arbuste. Il n’y a plus ni maisons ni cabanes; nous avons ainsi répondu au refus d’accepter notre offre de paix. Que ceux qui voulaient continuer la guerre apprennent aujourd’hui ce qu’est la guerre, dans ce qu’elle a de plus terrible. Un désert doit être créé entre l’ennemi et nous. » Et M. Hermann Katsch, dans la Gazette de l’Allemagne du Nord du 24 : « Le coup d’œil offert par la zone évacuée est inoubliable. Tout a été emporté: provisions de bois, planches, poutres, fenêtres, portes, rails, vieux fer, tubes métalliques, fils téléphoniques ; ce qui ne pouvait être utilisé a été brûlé. Partout des tourbillons de fumée épaisse, des coups sourds, des nuages où disparaissent les bâtimens. »

Encore prétend-on couvrir ce délire de prétextes tirés d’une utilité militaire. La dévastation, soit; qu’il n’y ait plus trace de ponts, ni de chemins de fer, ni de routes ; que tout soit effacé sur la terre rasée et nue ; mais le pillage et, pour appeler la chose par son nom, le vol, le vol qualifié chez l’hôte, la maison vidée de la cave au grenier, le butin partagé selon le grade, aux officiers supérieurs le rez-de-chaussée, aux subalternes les étages, le vol à main basse de tout ce qui a une valeur, de tout ce qui peut être emporté, meubles, linge, vêtemens, fourrures, objets d’art et jusqu’aux portraits de famille; quelle utilité militaire; et comment cette opération, qui d’ordinaire est nocturne et se fait non par régiment, mais par bande, rentre-t-elle dans le plan « génial » de Hindenburg ? L’Allemand, qui explique tout, n’a pas manqué d’expliquer cela : « Apprenez ce qu’est la guerre, hurle-t-il, vous qui n’avez pas voulu nous accorder la paix ! » Le mot « nous accorder la paix » a été employé officiellement, et il montre à merveille, sans qu’on l’ait voulu, alors même qu’on s’en défendait, à quel point l’Allemagne a besoin de la paix; il découvre également le véritable objet de la manœuvre allemande, toute de barbarie systématique, de férocité délibérée, qui se proposait la paix par la terreur. Mais pour quels enfans sans âme, sans cœur et sans nerfs, et qui n’auraient rien de plus cher que la vie, l’Allemand prend-il donc les hommes ? Il est tout étonné de n’avoir pas obtenu l’effet d’effroi, de désespoir et d’abattement qu’il s’était promis. « Les Français semblent n’avoir pas encore reconnu la situation créée par notre retraite ; nous nous attendions à des cris de rage à propos de nos destructions effectuées dans la zone évacuée, et nous sommes surpris de la réserve des communiqués. Le commandement et le gouvernement semblent s’être entendus à ce sujet, et la presse passe vite avec habileté à des manifestations de joie, qui cachent au peuple la sévère vérité : si l’on faisait connaître la désolation infinie qu’offre aujourd’hui la zone reconquise, la grande masse comprendrait ce que c’est que reprendre le sol par la force. »

Eh bien! on nous l’a fait connaître, et demain il ne sera pas un Français, jusque dans le plus lointain hameau, qui ne l’ait appris par l’affichage des discours et de l’ordre du jour du Sénat ; il n’y aura pas un foyer de France où cette « désolation » ne soit ressentie, et il n’y en aura pas un où, par la saine et sainte pensée qui restera, la pensée du sol reconquis, repris par la force, elle ne se change en une source de patience, d’énergie et de volonté. De joie aussi, comme dit cet Allemand, et de cette joie si française, la joie dans les pleurs, car chaque peuple a la sienne, et les Allemands, en même temps que nous, ont eu la leur. Ce n’est pas, comme on s’ingénie à les en convaincre, que, si obtus qu’il pût être, un seul d’entre eux ait eu l’idée absurde que, par la grâce de Hindenburg, « en reculant, ils allaient de l’avant ! » Non, ce n’est pas pour ce piètre motif que « tous montraient un visage joyeux. » Voici qui est beaucoup plus allemand : « Il passe parmi nos troupes de l’Ouest comme une vague de joie, devant le mal qui a été fait à autrui, » ricane la Gazette de Voss. L’autre semaine, un patriote de Berlin demandait qu’on se préoccupât dès maintenant de révéler après la guerre l’Allemagne au monde qui l’ignore. Peine désormais superflue : comme certains hypocrites qui ne se trahissent tels qu’ils sont que dans la débauche ou dans l’ivresse, l’Allemagne, telle qu’elle est profondément, perpétuellement, invariablement, s’est révélée elle-même pendant la guerre. Et le monde ne l’a pas trouvée belle! Si peu, qu’en ses deux hémisphères et en ses cinq parties, il s’est, à force de la regarder, tourné presque tout entier contre elle.

Elle a beau se guinder en des poses fanfaronnes: elle commence à s’en inquiéter pour le présent et pour l’avenir, pour aujourd’hui et pour demain. Car, une fois battue, elle sera abattue pour longtemps. Elle feint de n’y rien comprendre. « On nous hait partout, » gémit-elle, et elle ne veut voir dans cette haine que le résultat d’une espèce de conspiration universelle. Mais comment ne la haïrait-on pas, et n’est-ce pas elle qui, pendant quarante ans, autant dire depuis qu’elle existe, n’a cessé de conspirer contre le genre humain ? N’a-t-elle pas ravalé, abaissé, avili la paix et la guerre, souillé la vie et la mort ? N’a-t-elle pas renversé toutes les valeurs morales, glorifié tout ce que les hommes avaient coutume de mépriser, et méprisé tout ce qu’ils respectaient ? L’intrigue, la division, l’espionnage sont les plus innocens de ses moyens de guerre, la réserve diplomatique et policière de ses armées. Naturellement, elle devait tenter d’exploiter à son profit, au profit de la paix qu’elle appelle de son vœu secret, le grand hasard, l’aventure de la révolution russe. Cette révolution suit son double courant et coule, avec, à ce qu’il semble, une tendance à se canaliser. Au premier jour, nous y avons deviné, plutôt qu’aperçu, la main de trois agens ou facteurs principaux, les zemtsvos, les associations ouvrières, les soldats. La majorité de la Douma, libérale, mais légalitaire, emmaillotée dans les formes, sauf quelques « extrémistes, » a été passive, a subi. Dans un pays qui a la constitution sociale de la Russie, il était impossible que les paysans, qui forment plus des trois quarts de la population, se tinssent en dehors du mouvement; et, dans un pays qui a la configuration géographique de la Russie, il était très difficile qu’ils pussent s’y mêler tout de suite. Enfin, dans un pays qui, hier encore, avait l’organisation politique et administrative de la Russie, une autocratie traditionnelle, une église privilégiée, une famille impériale, nombreuse, richement apanagée et avantagée de toute façon, une aristocratie pour qui le titre était tout ensemble titre de noblesse et titre de propriété, une bureaucratie où une race se perpétuait en une caste, et qui, extérieure en quelque manière, par ses origines, par ses attaches, par ses relations, à l’État qu’elle dirigeait, y avait accaparé et exercé pratiquement le pouvoir depuis trois siècles, il était inévitable qu’il y eût, sinon des tentatives, du moins des intentions de contre-révolution. En somme, la révolution russe aura contenu à la fois une réforme parlementaire, une insurrection populaire, un pronunciamiento militaire ; elle a été, ou on la pousse à être, ou elle penche à devenir démocratique, démagogique, jacobine, antireligieuse, agraire.

Les signes favorables y abondent, les signes défavorables n’y manquent pas. Il y a à louer et à espérer; il y a à blâmer et à craindre. La Douma poursuivait un objet prochain et précis : obtenir un gouvernement, c’est-à-dire, sous le Tsar, tout simplement un ministère qui fût l’expression de l’opinion nationale ; en d’autres temps, on aurait dit : elle voulait que la Charte fût une vérité. Elle voulait transformer doucement l’autocratie absolue en monarchie constitutionnelle. Elle voulait introduire une règle dans l’arbitraire souverain. Elle eût pris, de préférence ou par transaction, pour type : 1830, et se fût accommodée, Nicolas II ne pouvant souscrire à cette diminution de pouvoir sur sa tête, de l’abdication soit en faveur du grand-duc Alexis, soit en faveur du grand-duc Michel. C’est pourquoi le moment où il a dépendu du grand-duc Michel d’accepter ou de refuser l’héritage venu inopinément, quitte à faire ensuite autoriser le legs par une consultation solennelle du peuple russe et à se le faire délivrer par une Constituante, a été un moment unique. À ce point-là, à ce moment seul, la Révolution pouvait être fixée. Mais le choix a-t-il vraiment jamais dépendu du grand-duc ? Derrière la Douma, n’a-t-il pas vu la menace des autres élémens, des facteurs proprement révolutionnaires, et ce qui est arrivé au grand-duc Nicolas Nicolaïévitch pour le commandement suprême des armées ne justifie-t-il pas sa résolution négative ? Une réforme parlementaire se satisfait d’un 1830, une insurrection populaire s’arrête rarement à un 1789; quant à un pronunciamiento militaire, si la discipline la plus rigoureuse n’est pas immédiatement restaurée, on ne sait jamais où il va. La révolution russe n’a pas pu, aucune révolution ne peut se soustraire à la loi de toute révolution, qui est de se dépasser elle-même. On ne fait pas sa part au ferment révolutionnaire : dès que le germe en est éclos dans l’État, il l’a bientôt envahi tout entier. La Douma a été aussitôt débordée par la réunion publique de seize cents membres, — à présent deux mille quatre cents, — ouvriers et militaires, qui, tandis qu’elle s’installait au Palais d’Hiver, l’a remplacée au Palais de Tauride. Son comité exécutif, le gouvernement provisoire, doit compter avec le Comité mixte d’ouvriers et de soldats. Composé comme il l’est dans son ensemble, et présidé comme il l’est, le gouvernement provisoire serait fait pour inspirer confiance : tout ce qu’il a dit jusqu’ici, presque tout ce qu’il a fait, est excellent. Il a très sagement apaisé une rancune, en rappelant la Diète finlandaise, en restaurant la Constitution de Finlande, trop oubliée depuis 1899 ; il a écarté un péril et déjoué une machination, en adressant sa proclamation à la Pologne. De même, en ce qui concerne l’alliance et la guerre, son attitude a été parfaite. Tout ce qu’on pourrait redouter de lui, ce serait un peu de débilité girondine : il est permis de prendre la comparaison dans notre histoire, puisque, consciemment ou inconsciemment, la révolution russe y prend en partie ses exemples, peut-être parce que les révolutions sont des gestes que les peuples portent « clichés » dans les moelles et que, dans les mêmes conditions, ils refont toujours sous le même angle. La coexistence du gouvernement provisoire et du Comité mixte Ouvriers-Soldats nous fait songer, malgré nous, à notre 1848, à son gouvernement provisoire et à sa Commission pour les travailleurs, avec cette aggravation que la Commission du Luxembourg ne disposait que de quelques « citoyens à cheval » comme plantons, et que celle du Palais de Tauride est formée pour moitié de « délégués » des régimens. Et plût à Dieu que l’enchaînement de nos souvenirs se rompît là, et que nous demeurions dans la candeur, légèrement teintée de niaiserie, de notre 1848 ! Mais la chaîne nous tire, et nous remontons. Voyez : l’Empereur est enfermé à Tsarskoïé-Sélo avec l’Impératrice ; ses plus anciens serviteurs le fuient; trois fois par jour, il est soumis à une visite qui doit constater sa présence. Le haut personnel du palais a été envoyé dans les cachots de la forteresse Pierre-et-Paul, à Pétrograd ; les grands-ducs sont ou emprisonnés, ou consignés, ou déportés dans leurs terres lointaines, sous la garde de commissaires. Leurs terres ? ce ne sont plus les leurs, elles sont séquestrées, comme les propriétés mêmes du Tsar, et même celles de son domaine privé. Par l’importance qu’y a la prise de possession de la terre, la révolution de Russie, sans qu’elle cesse d’imiter, est spécifiquement russe, spécifiquement slave. Une révolution slave ne serait pas la révolution, si elle n’était pas agraire : et elle a premièrement, ou elle aura ce caractère jusque chez les Slovaques du Tatra, et partout où il y a quelque tribu ou quelque famille slave, fût-ce en plein fief magyar, et jusqu’aux portes de Budapest. La première chose que fait le paysan, quand il remue. c’est d’apporter un cordeau, de planter des piquets, et d’émietter le domaine du seigneur en parcelles. Mais si, par cet énorme corps des paysans ou par les pieds, la révolution russe est agraire, par sa tête, où trônent des « intellectuels, » des représentans en titre de l’intelligenzia, elle est idéologique, abstraite, métaphysique. Elle est d’une part spontanée et autochtone, de l’autre artificielle et importée ; elle copie et elle improvise. Prenons garde à l’abstraction, à la dose « d’esprit classique, » pour parler comme Taine, qui s’épanche d’une douzaine de cerveaux cultivés dans une centaine de millions de cervelles incultes, surtout si ce sont des cervelles slaves, avec ce que la nature russe y met d’immense, d’infini et comme d’effréné. Disons-le nettement, dans l’intérêt de l’Entente, dans notre intérêt, dans celui de la Russie et de la révolution russe elle-même. Il y a dans la révolution russe, comme il y en a fatalement en toute révolution, des symptômes aigus d’anarchie. Rien n’est perdu, ni même sérieusement compromis, tant que l’armée est intacte, et pourvu qu’elle le soit. Mais assez de régimens qui, chef et musique en tête, avec canons, bannières, banderoles et pancartes couvertes d’inscriptions, l’intention en fût-elle chaudement patriotique, viennent défiier devant la Douma ; assez de promenades militaires. Ce n’est pas à Pétrograd, sous les fenêtres du Palais d’Hiver, c’est vers Riga, face à l’ennemi dont Hindenburg, avec un entêtement sournois, accumule les masses, c’est sur le Stokhod où il attaque, qu’est la place de ces guerriers. Il faut qu’ils y retournent au plus vite, et qu’ils y restent. Car il y a la guerre, et la révolution russe ne sauvera la Russie, elle ne se sauvera elle-même que par la méditation continuelle, par l’obsession de cette pensée. Il y a la guerre, et l’Allemagne impériale, cherchant ce qu’elle va dévorer, rôde et jette à tous les vents la semence d’une paix empoisonnée. Tous ses commis voyageurs sont en chemin : socialistes avec Sudekum, professeurs amateurs de diplomatie comme Schliemann, hobereaux comme le baron Viettinghof ; il y en a à Stockholm, il y en a à Copenhague; déjà ils font leur déballage ; et déjà peut-être, autour de cette camelote, deux ou trois badauds se sont assemblés. Disons-le encore nettement, la franchise étant le plus impérieux des devoirs d’amitié : il faut qu’il soit coupé court à ces colloques. Ce sera user d’une modération prudente, que de ne pas rechercher les écrits ou les discours antérieurs de tel ou tel, de qui seuls importent les discours et les écrits d’à présent ; mais il ne peut y avoir deux actions ni deux directions ; et, pour qu’il n’y en ait qu’une, il faut que le gouvernement provisoire, tout provisoire qu’il est, soit un gouvernement, ce qu’il ne sera que s’il gouverne. La question, dont il ne servirait de rien d’essayer de taire l’angoisse, est donc aujourd’hui de savoir si le ministère du prince Lvoff voudra et pourra gouverner, de savoir si le gouvernement provisoire est un gouvernement. S’il en est ainsi, comme nous l’espérons, il ne nous en coûtera pas de reconnaître que la révolution russe aura fait d’un acier plus homogène le bloc des nations qui combattent pour la justice, le droit et la liberté; bloc que ne brisera ni la violence ni la ruse, si l’acier n’en a point une paille.

L’Allemagne se débat sous ce bloc, dans ce cercle dont on dirait, si on l’osait, qu’il se resserre en même temps qu’il s’élargit. Alors, après les poses avantageuses, après les appels du pied, et les défis au Ciel et à l’Enfer, elle fait des mines aimables. Le refuge et le rempart du libéralisme en Europe, c’est l’Empire. Le chef de chœur des souverains libéraux, c’est l’Empereur allemand, suprême Seigneur de la paix comme de la guerre, maître des bonnes et des mauvaises puissances. Il n’est arrivé malheur au tsar Nicolas II que parce qu’il ne l’a pas écouté. Bientôt ce sera lui, l’Empereur allemand, qui aura fait la révolution russe. Tant qu’on ne pouvait prévoir comment elle tournerait, ni si elle ne serait pas matée par une réaction, l’Allemagne accusait l’Angleterre de l’avoir provoquée, et elle en dénonçait perfidement l’auteur responsable, qui était l’ambassadeur britannique, sir George Buchanan. Maintenant, pour un peu, elle la revendiquerait. Le dessein est clair : il s’agirait de l’attirer dans son sillage, et de la faire servir à l’urgente nécessité allemande: la paix. Que Scheidemann et Noske, et Stresemann, et Müller (de Meiningen), et le chancelier de Bethmann-Hollweg en personne pérorent à leur gré, et que le comte Westarp et le comte Reventlow les objurguent et vitupèrent : que les uns refusent péremptoirement à la Prusse et à l’Allemagne les fausses et illusoires libertés que les autres feignent mollement de leur vouloir donner, c’est pure comédie ; ce sont compères et complices. On peut toujours dire à l’Allemagne, en lui montrant son Kaiser casqué et botté : « Médecin, guéris-toi toi-même ! » Et l’on peut en dire autant au comte Czernin, autre compère, de l’empereur Charles. autre complice. Cependant, au dehors, et par d’autres moyens de propagande, l’Allemagne travaille. On la retrouve à la besogne en Espagne, dans les grèves de Valladolid, dans les manifestes incendiaires; en Grèce, son pays d’élection; en Suède aussi, probablement, où elle essaie de rattiser le feu mourant de « l’activisme, » à la faveur du changement de ministère ; dans toute la Scandinavie ; chez tous les neutres, qu’elle s’efforce tour à tour, pour les paralyser, ou d’effrayer ou de séduire.

Faite à la dernière heure, et faite à l’allemande, accompagnée d’un nouvel attentat, la grimace libérale ne pouvait ni charmer, ni tromper les États-Unis, depuis deux mois « au bord de la guerre. » Dès le 2 avril, jour où s’est réuni le Congrès convoqué en session extraordinaire, le Président Wilson s’est présenté devant lui. Il y a été escorté, porté en quelque sorte par la foule qui l’acclamait frénétiquement. L’ovation l’a suivi jusque dans la salle des séances, comble à crouler et frémissante. Il a tenu, en prenant la parole, à définir sa position personnelle. Homme de droit, parlant et agissant au nom du droit, il a voulu paraître revêtu de la sérénité du droit. « Ma pensée, a-t-il dit, n’a pas été détournée de son cours habituel et normal par les malheureux événemens des deux derniers mois, et je ne crois pas que la pensée du pays ait été changée ou obscurcie par eux. J’ai exactement les mêmes idées maintenant que lorsque je m’adressai au Sénat le 23 janvier dernier, que lorsque je m’adressai au Congrès les 3 et 26 février. » C’est une décision pleinement libre, et ce n’est pas une décision ab irato. « Chaque nation doit décider pour elle-même de la façon dont elle se conduira. Notre choix devra être fait avec une modération réfléchie et la tranquillité de jugement qui conviennent à notre caractère et à nos intérêts nationaux. » Non point que M. Wilson ne se représente vivement toute la gravité de ce choix. Il la ressent, au contraire, jusqu’au tragique, et il le dit. « C’est un devoir triste et pénible... C’est une chose redoutable... » Il sait que les États-Unis n’ont peut-être jamais vécu une heure plus solennelle, et que jamais un président, depuis Washington et Lincoln, n’a eu à demander davantage à sa conscience. La longue tradition d’isolement de la République américaine, la coutume, érigée en dogme politique, de se désintéresser de ce qui ne touche que l’Europe, tout ce particularisme américain ne de l’Océan et protégé séculairement par ses abîmes, tant de raisons de s’abstenir s’étaient sans doute pressées dans son esprit. Mais ce ne sont pas là les seuls principes, et même ce ne sont pas vraiment les principes fondamentaux sur lesquels « les pères de la Constitution » ont voulu que la Confédération reposât. Le poing dont l’Allemagne a ébranlé les fondemens de toute société civilisée a été trop brutal et trop sacrilège : il est allé, par-delà l’Océan même, frapper et meurtrir ce que les Américains ont toujours déclaré tenir, eux aussi, pour « plus cher que la vie ; » dès lors, la neutralité ne leur a plus été « ni possible, ni désirable. » Les États-Unis entrent donc dans cette guerre, qui n’était pas la leur, parce que « le droit est une chose plus précieuse que la paix. » Leur droit, à eux, premièrement, car ce n’est pas leur intérêt qui a dicté leur sentiment, on ne saurait assez l’affirmer, mais il se trouve que leur sentiment suit la même pente que leur intérêt : le droit de faire ce qu’ils veulent, d’aller où ils veulent, d’acheter et de vendre à qui ils veulent; le droit, en un mot, d’être neutres, et ils ne cessent de l’être que parce qu’on ne leur a pas permis de l’être. Mais, deuxièmement, ou simultanément, le droit des autres, qu’il vaut mieux nommer le droit des hommes; ce qu’au XVIIIe siècle, les Américains, furent les premiers à nommer « les droits, » si c’est nous qui généralisâmes, si c’est la Révolution française qui ajouta : « de l’homme; » et c’est à savoir : la liberté, la sûreté de la personne et des biens, la résistance à l’oppression. Ce second point culmine et domine. C’est comme le feu allumé sur la hauteur. Jamais une guerre n’eut ce caractère. Jamais un État ne fut, comme l’est l’Empire allemand, mis, d’un arrêt presque unanime, au ban de l’humanité. Ou du moins il y a très longtemps, quand se heurtèrent déjà la civilisation romaine et la barbarie germanique, dans un passé que l’on croyait aboli : alors tout ce qui était homme, et qui ne l’était pas seulement par la figure, dut se révolter sous la blessure et sous l’outrage; mais la zone de protection contre la barbarie s’est agrandie de tout ce que, dans l’ancien et dans le nouveau monde, la civilisation a gagné. L’interdiction, l’excommunication est aujourd’hui plus que méditerranéenne, et même plus qu’européenne ; elle est, dans toute l’étendue du terme, universelle.

D’autres, prenant texte de la coïncidence des faits entre la révolution russe et l’entrée en guerre des États-Unis, ont souligné et souligneront le caractère démocratique d’une guerre où ils verraient volontiers, par réminiscence et reviviscence, une guerre de propagande, de prosélytisme. Et il serait naturel qu’une considération de ce genre ne fût pas absente des résolutions prises par une nation historiquement démocratique et chez qui, théoriquement, la démocratie a trouvé, outre ses docteurs et ses législateurs, tels un Hamilton, un Madison, un Jay, ses mystiques, ses prophètes, ses poètes, tels un Bancroft, un Walt Whitman. Mais il y aurait là-dessus, tant sur l’idée elle-même que sur son avenir, que sur les conditions de la démocratie dans la guerre et dans la paix, beaucoup à dire, et il n’en faut pas trop dire. Ce qu’il y a de hautement significatif, en même temps que d’incontestablement nouveau, c’est la volonté, déclarée par les onze Puissances maintenant parties en croisade contre l’Allemagne, de punir ses crimes et leurs auteurs, de l’en châtier collectivement et de les en châtier personnellement. Si cette épouvantable et exécrable guerre aboutissait à établir une sanction pénale du droit international et à l’exécuter, malgré les torrens de sang et de pleurs qu’elle aura fait répandre, elle se solderait par un bienfait ; nous aurions fait alors un de ces petits pas par quoi se mesure, misérablement, le progrès à travers les âges.

L’intervention des États-Unis, sous ces divers rapports, est avant tout chargée de sens moral, mais il convient de n’en point rabaisser l’importance, même matérielle. Ce que la République américaine met à la disposition de l’Entente, ce sont toutes ses forces et toutes ses ressources, aux termes mêmes de la résolution, adoptée au Sénat par 82 voix contre 6, à la Chambre des représentans par 373 contre 50, et ratifiée, au préalable, par l’acclamation populaire. Et ce sont des forces et des ressources immenses; une richesse sans fond, une production ou une productivité sans fin, une très grande puissance navale, une puissance militaire qui, faible encore en raison des circonstances de l’histoire et de la géographie américaines, peut se développer très rapidement. Dix mille soldats américains sur les champs de bataille de l’Europe ne seraient évidemment qu’un symbole; et cinq cent mille même ne seraient qu’un appoint; mais quinze milliards en or dans les caisses de l’Union, à la quatrième année de guerre, et l’afflux du fer, aussi précieux que l’or, et le blé, aussi nécessaire que l’or et le fer, c’est la victoire. La victoire totale, avec les réparations, les expiations et les garanties. L’Allemagne impériale, condamnée par la Haute-Cour des nations, n’esquivera pas une sentence que le monde entier a prononcée. C’est écrit. Securus judicat orbis terrarum.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.