Chronique de la quinzaine - 30 avril 1915

Chronique n° 1993
30 avril 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les ententes internationales ne sont tout à fait certaines que lorsqu’elles sont définitivement conclues, signées et paraphées. En est-il ainsi de celle que l’Italie a négociée pendant ces dernières semaines avec les Puissances de la Triple-Entente ? Nous ne saurions le dire, mais il semble bien que l’affaire soit assez avancée pour qu’à la dernière minute un incident imprévu ne vienne pas arrêter le cours naturel des choses, qu’on peut vraiment appeler celui du destin. Le bruit court toutefois que la diplomatie austro-allemande fait en ce moment une tentative suprême pour ressaisir les chances qui lui échappent, mais on ne croit guère à son succès. La guerre dure depuis neuf mois. L’Italie a une intelligence politique trop avisée et trop exercée pour qu’elle ait mis aussi longtemps à peser le pour et le contre et à prendre un parti. Son intérêt est trop évidemment solidaire de celui de la Triple-Entente pour qu’elle ait pu s’y tromper. Aussi sommes-nous porté à croire que, dès le début, elle a envisagé comme inévitable le parti qu’elle paraît être sur le point d’adopter.

Pourquoi donc ne l’a-t-elle pas adopté plus tôt ? Est-ce, comme de méchantes langues l’ont dit, parce qu’elle a attendu le moment où le gros de la besogne aurait été fait par d’autres ? Rien n’autorise à croire qu’elle ait obéi à un pareil calcul. Il est naturel, avouons-le, qu’avant de se lancer dans une entreprise redoutable, elle ait tenu à se rendre compte de la valeur militaire de la Triple-Entente. Depuis plus de quarante ans, le prestige de l’Allemagne était si grand et le sentiment qu’on avait de sa puissance était si profond, que si l’Italie a voulu voir dans quelle mesure les forces en présence s’équilibreraient, nul n’a le droit de lui en faire un grief. Elle n’était pas dans la même situation que nous au commencement de la guerre. Nous avions un engagement avec la Russie ; elle n’en avait pas de semblable avec la Triple-Entente, et l’Autriche et l’Allemagne, par la manière dont elles ont déchaîné la guerre à son insu, l’ont déliée de celui qu’elle avait avec elles. L’Italie était libre et, n’ayant d’obligations dans aucun sens, elle n’avait à consulter que son intérêt. Qu’elle l’ait reconnu tout de suite du côté de la Triple-Entente, la promptitude qu’elle a mise à proclamer sa neutralité et le soin qu’elle a pris de dégarnir notre frontière commune des forces militaires qu’elle y avait concentrées, en sont une preuve. Si elle n’a pas fait davantage et s’est confinée pendant neuf mois dans la neutralité, c’est qu’elle n’avait pas prévu la guerre et n’y était pas préparée. L’avions-nous prévue, nous y étions-nous suffisamment préparés nous-mêmes ? Non sans doute, et nous serions mal venus à adresser à l’Italie un reproche que nous avons mérité plus qu’elle, puisque nous étions beaucoup plus directement menacés. Quoi qu’il en soit, son année n’était pas prête. Du long et pénible effort qu’elle avait fait en Tripolitaine elle était sortie victorieuse, mais fatiguée, sans parler de l’usure que son matériel de guerre avait éprouvé. Ses finances mêmes avaient besoin de quelque repos. Pour tous ces motifs, l’Italie n’était pas en situation, il y a neuf mois, d’intervenir immédiatement dans l’immense conflit. Un temps de répit lui était nécessaire. On sait comment elle l’a mis à profit. Elle avait, au début, un ministre de la Guerre comme nous en avons eu quelques-uns nous-mêmes, qui avait pris son ministère au rabais et n’avait pas maintenu ou rétabli la défense nationale au niveau des obligations qu’imposait impérieusement la situation nouvelle. Le ministre a été changé ; les crédits indispensables ont été demandés au patriotisme de la Chambre et votés sans difficulté ; depuis ce moment, l’œuvre a été poursuivie et menée à bien avec une activité qui ne s’est pas un seul instant relâchée. Il s’est passé en Italie, — toutes proportions gardées, — quelque chose d’analogue à ce qui a eu lieu en France au commencement de la guerre. La résistance héroïque de la Belgique nous a donné le temps de mettre notre résistance au point : à son tour, notre résistance, qui nous a si fort grandis dans l’estime du monde, a permis à l’Italie de remettre son armée sur pied pour la défense de ses intérêts. Entrer prématurément dans la guerre aurait été pour elle une aventure ; si elle y entre demain, elle le fera avec toutes les chances de succès dont la prévoyance humaine peut s’entourer. Elle a attendu le moment le plus favorable : ce moment est venu, et il n’y a plus maintenant pour elle qu’à ne pas le laisser échapper.

Pendant ces neuf derniers mois, l’action diplomatique semble s’être constamment mêlée à la préparation militaire. L’Italie est, à un degré supérieur, une nation politique ; à l’extérieur, comme à l’intérieur, les négociations sont son élément naturel ; elle s’y complaît parce qu’elle y excelle. Nous ne la choquerons pas en disant qu’au point de vue de la préparation militaire, l’Allemagne lui est supérieure, — et, si ce jugement la désobligeait, nous commencerions par nous l’appliquer à nous-mêmes, — mais nous reprenons, elle et nous, des avantages par d’autres côtés, et sur le terrain de la politique pure, elle est sans rivale. La diplomatie allemande, en particulier, lutterait difficilement contre la sienne. Dieu sait toutes les bévues que cette diplomatie a accumulées depuis le commencement de la guerre, pour ne pas remonter plus haut ! L’Allemagne s’est crue assez forte pour se passer d’habileté. Arrogante dans son esprit, brutale dans ses procédés, elle a prétendu régner par l’intimidation et par la terreur. Avec l’Italie, toutefois, elle a senti qu’il fallait employer des procédés un peu différens. L’Italie était l’alliée de la veille et, aujourd’hui même, l’alliance n’a pas été officiellement rompue : le chiffon de papier subsiste encore. L’empereur Guillaume a donc envoyé à Rome le plus adroit, non seulement de ses diplomates, mais de ses hommes d’État. Mais que pouvait-il faire ? Dès le premier moment, sa mission a provoqué le scepticisme et nous ne serions pas étonné qu’il eût lui-même partagé ce sentiment. Ce qu’il pouvait offrir était par trop inférieur à ce que l’Italie attendait, demandait, exigeait. On assure qu’au dernier moment, M. de Bülow, brûlant héroïquement ses dernières cartouches, a proposé de faire de Trieste une ville libre comme Hambourg. Nous avons peine à croire qu’il soit allé jusque-là et, s’il l’a fait, que l’Italie s’en déclare satisfaite. Elle a trop de finesse pour ne pas comprendre qu’une offre pareille ne peut pas être sincère. À les supposer victorieuses, l’Allemagne et l’Autriche auraient vingt moyens de la rétracter. Ce n’est d’ailleurs pas la liberté, mais la possession de Trieste que l’Italie revendique. La lecture de ses journaux donne à penser qu’elle ne se contentera pas de Trieste et qu’il lui faut encore Pola et toute l’Istrie. Plus encore, au moins une partie de la Dalmatie. Il n’est pas croyable que le prince de Bülow puisse pousser aussi loin ses libéralités.

La Triple-Entente seule peut le faire, à la condition toutefois qu’une part suffisante soit réservée à la Serbie, qui s’est couverte de gloire pendant toute cette guerre et dont on ne saurait exagérer les mérites ; mais on peut être sûr que la Russie a su les faire valoir et les défendre, et sûr aussi que ni l’Angleterre ni la France ne les ont méconnus. Quelle sera la part faite à l’Italie et à la Serbie sur la côte orientale de l’Adriatique ? Les journaux italiens et russes ont échangé à ce sujet des polémiques dont la vivacité a pu un moment inspirer quelques craintes : mais nous avons confiance dans la sagesse finale des gouvernemens. On s’entendra, si on ne l’a déjà fait, parce qu’il faut et qu’on veut s’entendre sur une question qui, quelque délicate et difficile qu’elle soit, n’est pas insoluble. L’Italie sera incontestablement la puissance dominante, la reine de l’Adriatique, mais la Serbie y aura sa place légitime, bien différente du débouché étroit et mesquin que l’Autriche lui avait promis autrefois à travers l’Albanie, et qu’elle ne lui aurait sans doute jamais donné franchement. La Serbie deviendra donc une Puissance maritime : elle aura enfin cet accès à la mer qu’elle réclamait et poursuivait depuis longtemps, comme le poumon cherche l’air sans lequel il ne peut pas vivre. Rien de tout cela ne pouvait être consenti par l’Autriche et par conséquent par l’Allemagne : aussi est-il très vraisemblable que, soit du côté de l’Autriche et de l’Allemagne, soit du côté de l’Italie, les négociations ont eu, au fond, un caractère dilatoire. On se doutait bien qu’elles n’aboutiraient pas, mais de part et d’autre on voulait gagner du temps. Nous avons dit plus haut pourquoi ce désir, cette volonté étaient ceux de l’Italie : le temps lui était précieux pour refaire ou pour compléter ses arméniens. Quant à l’Allemagne et à l’Autriche, en dépit de l’échec de tous leurs plans militaires, elles ne désespéraient pas qu’un heureux hasard viendrait, peut-être, rétablir leurs affaires et décourager les velléités interventionnistes de l’Italie. Mais ce hasard n’est pas venu ; la guerre a conservé le même caractère ; les chances raisonnables de succès sont toujours restées du côté des Alliés. L’Italie a de trop bons yeux pour ne l’avoir pas vu, et si elle a pensé que son intervention, se produisant à l’heure opportune, augmenterait encore ces chances, il est à croire qu’elle ne s’est pas trompée. Nous allons entrer dans une nouvelle phase de la guerre avec le printemps qui avance et les concours nouveaux qui se déterminent en notre faveur, concours de l’Italie qui paraît certain, concours des peuples balkaniques qui en sera la suite.

Un ancien ministre roumain, M. Istrati, dont Paris applaudissait il y a quelques semaines une conférence toute vibrante de patriotisme roumain et latin, disait un de ces derniers jours qu’il y avait un traité entre l’Italie et la Roumanie et que l’intervention de l’une entraînerait celle de l’autre. Nous ne savons si l’arrangement a eu un caractère obligatoire aussi précis : en tout cas, les deux pays se sont mutuellement promis que l’un n’interviendrait pas sans en avoir avisé l’autre quelque temps d’avance, afin qu’il pût intervenir aussi ; et en effet il est probable que l’intervention de la Roumanie suivra de près celle de l’Italie, si même les deux interventions ne se produisent à la fois. L’analogie des situations est frappante. La Roumanie, comme l’Italie, est une nation dont la formation géographique n’est pas encore tout à fait terminée ; elle a aussi son irrédentisme qui porte spécialement sur la Transylvanie et la Bukovine, et l’occasion est si bonne pour s’en emparer qu’il semble impossible de ne pas en profiter. Et ici nous poserons la même question que pour l’Italie : pourquoi la Roumanie n’est-elle pas intervenue plus tôt ? Dans les deux cas, les motifs sont à peu près les mêmes. La Roumanie, elle non plus, n’était pas tout à fait préparée à une guerre qu’elle n’avait pas prévue si prochaine. Son armée, qui est excellente, n’avait pas son matériel de guerre au complet. Elle avait enfin, tout le monde le sait, un gouvernement qui avait l’habitude de s’orienter du côté de Berlin et ne pouvait pas la perdre en quelques jours. La dynastie régnante est allemande, elle appartient à une branche de la famille Hohenzollern. On a cru d’abord que la mort du vieux roi Carol, qui était personnellement inféodé à l’Autriche et à l’Allemagne, modifierait instantanément cette situation : le changement n’a pas été aussi rapide qu’on l’avait espéré. Enfin le premier ministre, M. Bratiano, a trop longtemps vécu sous le régime ancien pour ne pas en partager les tendances. Mais si ce sont là des obstacles, ils ne sont pas invincibles, ils ne peuvent amener que des retards. L’intérêt national par le trop haut pour que sa voix ne soit pas entendue. L’opinion générale, en Roumanie, a été dès le premier moment interventionniste, sous la réserve du choix de l’heure où l’intervention se produirait et des conditions où elle le ferait. On attendait à Bucarest que les progrès des Russes fussent plus accentués en Galicie et sur les Carpathes. On attendait enfin et surtout que l’Italie se décidât. Ces conditions étant aujourd’hui remplies ou sur le point de l’être, il est permis de croire que le moment approche où la Roumanie se mettra en mouvement.

A-t-elle eu, comme l’Italie, des négociations avec l’Autriche et l’Allemagne ? C’est probable, mais comme elles ne se sont pas produites par l’intermédiaire d’un prince de Bülow, elles ont eu moins de retentissement. Elles ne pouvaient d’ailleurs pas avoir un meilleur résultat. L’Autriche avait en effet les mêmes bonnes raisons pour ne pas céder la Transylvanie et la Bukovine à la Roumanie que pour ne pas céder Trente et Trieste à l’Italie. On lui demandait, pour ne pas lui faire la guerre, de se dépouiller de tout ce que la guerre la plus désastreuse aurait à peine pu lui arracher. Ni la politique, ni l’honneur ne lui permettaient d’y consentir, et nous ne sommes pas surpris des résistances obstinées du vieil empereur François-Joseph à de pareilles propositions. S’il faut tout perdre, mieux vaut le faire les armes à la main. Il y a eu un moment où on aurait compris que, pour limiter sa perte à ce qui était déjà moralement perdu, l’Autriche eût fait la paix. Elle aurait sacrifié une partie pour conserver le reste. Il est trop tard aujourd’hui pour faire ainsi la part du feu et on ne voit plus ce qui pourrait arracher l’Autriche à la fatalité qui plane sur elle. On sait ce que nous pensons de cette situation, nous la déplorons : l’Autriche est nécessaire à l’équilibre de l’Europe et, après sa dislocation, Dieu seul sait comment cet équilibre se rétablira. Il faut n’avoir jamais ouvert un livre d’histoire et n’avoir pas compris le premier mot de ses leçons pour n’être pas effrayé de l’avenir que cet effondrement nous prépare. Mais qu’y pouvons-nous ? A chaque jour suffit sa peine : celle du jour présent est assez lourde pour nous occuper tout entiers. Ce n’est pas aux Alliés à réparer les fautes de l’Autriche et à lui assurer la possession des provinces que convoitent l’Italie et la Roumanie. Ils le voudraient d’ailleurs qu’ils ne le pourraient plus.

Un des motifs qu’invoquait la Roumanie pour retarder son intervention était la crainte qu’inspirait la Bulgarie, ce Méphistophélès des pays balkaniques. Nous ne savons pas si, de la part de la Roumanie, cette crainte était bien la principale explication de sa neutralité et, au surplus, cela importe peu. La Grèce raisonnait comme elle et mettait aussi la Bulgarie en avant pour justifier qu’elle restât en arrière. On a fait par-là à la Bulgarie une situation exceptionnelle dans les Balkans et sans doute on a fort grossi son importance. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ne voulaient pas marcher encore trouvaient un prétexte dans l’immobilité équivoque et inquiétante de la Bulgarie dont la politique de sphinx arrêtait tout. M. Venizelos lui-même a cru que la Grèce ne pouvait pas bouger sans s’être assuré le concours, ou pour le moins la neutralité de la Bulgarie en lui accordant d’importans avantages territoriaux et bien que ces projets, qui n’ont pas été suivis d’effet, appartiennent au passé, ils influent trop puissamment encore sur la situation actuelle de la Grèce pour que nous n’en disions pas quelques mots. Nous l’avons fait déjà il y a quinze jours, mais, à ce moment, M. Venizelos n’avait pas livré à la publicité les deux lettres qu’il a écrites au Roi au mois de janvier dernier et cette publication est un fait trop important pour être passé sous silence. On a reproché à M. Venizelos de l’avoir faite. Il est certain que l’acte est peu correct ; mais, s’il y a eu incorrection de la part de M. Venizelos, ce n’est pas la première qui ait été commise : la première a été faite contre lui par le Cabinet qui lui a succédé et il est en droit de dire qu’il s’est seulement défendu. M. Venizelos a donné sa démission parce qu’il n’a pas pu décider le Roi à intervenir auprès des Alliés dans leur entreprise contre les Dardanelles et Constantinople. La cause de sa chute est là, non pas ailleurs. Pour quoi donc a-t-on réveillé, si ce n’est pour lui nuire, pour essayer de le discréditer dans l’opinion, une affaire toute rétrospective qui, de son propre consentement, n’avait pas eu de suites ? C’est un procédé qu’un homme de meilleure composition que M. Venizelos aurait difficilement accepté. Quant à lui, grand homme d’État sans doute, mais homme de lutte, ancien conspirateur et insurgé habitué à des combats corps à corps, il n’a pas pu se retenir de répondre à des coups par des coups et, puisqu’on avait mis en cause sa politique en n’en découvrant qu’une partie, il n’a pas résisté à la tentation de la découvrir tout entière, c’est-à-dire d’en montrer les contre-parties. Et ce n’est pas lui qui a perdu le plus à cette révélation : sa renommée d’homme d’État en a plutôt grandi dans le monde.

Donc, au mois de janvier dernier, M. Venizelos a adressé deux lettres ou mémoires au roi Constantin pour lui faire part de la manière dont il envisageait alors les intérêts de la Grèce ou plutôt de tout l’hellénisme. On a dit que la politique qu’il y exposait était nouvelle chez lui et qu’il en avait précédemment soutenu une autre. C’est possible, mais les situations changent et la marque d’un homme politique est de changer avec elles, lorsque ce changement ne porte d’ailleurs atteinte à aucun de ces principes auxquels l’honneur d’une à le est de rester fidèle. Assurément on n’était pas dans un cas de ce genre. La Grèce avait été invitée par l’Angleterre, c’est-à-dire par les Alliés, à sortir de la neutralité pour porter secours à la Serbie. C’était au moment où celle-ci était menacée par l’Autriche d’une agression nouvelle sous laquelle elle semblait devoir succomber : elle l’a, au contraire, repoussée par la victoire, mais qui aurait pu le prévoir ? La Grèce était d’ailleurs liée à la Serbie par un traité : à tous égards, elle devait lui donner son appui, mais elle ne pouvait le faire que si elle ne s’exposait pas elle-même à une agression de la part de l’inévitable Bulgarie. C’est ici que M. Venizelos a montré un coup d’œil vraiment supérieur : il a compris qu’il fallait désarmer une fois pour toutes la Bulgarie en lui accordant les satisfactions qui effaceraient pour elle les pires conséquences de la faute qu’elle a commise en 1913, lorsqu’elle a traîtreusement attaqué ses alliés de la veille et essayé de les dépouiller des conquêtes que l’Europe leur avait reconnues. Certes, nous n’excusons pas la Bulgarie à cette époque, mais à tout péché miséricorde, surtout lorsque l’intérêt général le conseille et le commande. Nous sommes d’ailleurs convaincu, pour notre compte, que l’attribution de Cavalla à la Grèce a été une erreur et qu’aucune paix durable ne sera rétablie dans les Balkans aussi longtemps qu’elle ne sera pas réparée. La Grèce peut se passer de Cavalla, la Bulgarie non.

Est-ce l’opinion de M. Venizelos ? Il ne le dit pas, mais il agit, ou plutôt il propose d’agir comme s’il le pensait : il estime qu’il faut désintéresser la Bulgarie en lui cédant le territoire qui contient Cavalla. Il va plus loin et, déliant la Serbie de l’engagement qu’elle avait pris envers la Grèce de ne faire, sans l’adhésion de celle-ci, aucune concession territoriale à la Bulgarie, il conseille cette concession. Tels sont les sacrifices qu’a voulu faire M. Venizelos : hâtons-nous de dire qu’ils n’allaient pas sans de très larges compensations en Asie à Smyrne et dans la région qui l’entoure. La superficie à céder en Europe n’était guère que de 2 000 kilomètres carrés et contenait une population hellénique de 30 000 âmes. On aurait gagné en Asie 125 000 kilomètres carrés, « la même surface que la Grèce, doublée à la suite de deux guerres, » et 800 000 âmes. Un pareil échange était assurément très digne d’être pris en considération. Que dire du procédé du Cabinet actuel qui, dans une note officieuse, a présenté M. Venizelos comme ayant voulu céder Cavalla à la Bulgarie, sans dire un mot des larges compensations qu’il prétendait assurer à la Grèce ? M. Venizelos a mal pris la chose : qui ne l’aurait fait à sa place ? Il a voulu rétablir la vérité tout entière et il a publié ses deux lettres au Roi. Qu’on le blâme si on veut, il est impossible de ne pas l’excuser. L’affaire n’a d’ailleurs pas eu de suite au moment où M. Venizelos l’avait proposée, non pas, assure-t-il, parce que le Roi s’y était opposé alors, mais parce que la Bulgarie, ayant réclamé à Berlin le versement d’un acompte de 150 millions sur l’emprunt contracté avant la guerre, il en a lui-même conclu, peut-être un peu vite, que la Bulgarie était définitivement engagée avec l’Allemagne et qu’il était devenu impossible de compter sur sa neutralité, encore moins sur son concours. Voilà toute l’affaire dans ses grandes lignes. Les révélations de M. Venizelos ont produit une immense émotion en Grèce et il est pour le moment impossible de prévoir quelles en seront les suites. Le gouvernement actuel semble renoncer à faire des élections prochaines, ce qui donne à penser qu’il est peu sûr d’avoir la majorité dans le pays : d’autre part, comment pourra-t-il gouverner avec une Chambre dont la majorité appartient à M. Venizelos, qui ne lui a nullement rendu sa liberté ? Il paraît avoir accepté, avec toutes les conséquences possibles, la guerre qu’on lui a imprudemment déclarée. Il a annoncé l’intention de se retirer provisoirement de la vie politique, c’est-à-dire de ne pas se présenter aux élections prochaines ; mais ses amis ont annoncé celle de l’y présenter malgré lui, et c’est peut-être pour ce motif que le gouvernement écarte, ou du moins éloigne autant que possible l’éventualité de ces élections. Les amis de la Grèce ne peuvent que regretter ce que cette situation, dans un moment comme celui-ci, a de troublé et d’aléatoire. On nous permettra d’ailleurs, car ce n’est pas notre affaire, de ne pas prendre parti entre M. Venizelos et ses ennemis, où qu’ils soient. L’avenir montrera qui a eu raison des uns ou des autres.

Au surplus, le Cabinet actuel a déclaré que la politique générale n’était pas modifiée et les dernières nouvelles le présentent comme disposé à sortir, lui aussi, de la neutralité. Le Messager d’Athènes, organe, dit-on, du ministère de la Guerre, fait même connaître les conditions qu’il met à son intervention. C’est une alliance formelle qui est proposée aux Alliés, et le caractère peut en être défini en deux mots : la Grèce cherche à avoir en Asie les mêmes avantages qu’avec M. Venizelos, sans accepter les mêmes charges en Europe. L’une des conditions est ainsi rédigée : « Compensations territoriales en Asie-Mineure ; Smyrne avec un vaste arrière-pays, facilités financières pour que le territoire puisse être mis en valeur. » Le mot « compensations » ne paraît pas être ici bien exact. Compensations à quoi, en effet ? La Grèce ne fait aucun sacrifice. Mais la Bulgarie, demandera-t-on, que fera-t-elle ? Est-elle supprimée de la carte des Balkans ? L’immense danger qu’elle faisait courir à tous ses voisins est-il conjuré, dissipé ? Il l’est dans la pensée du gouvernement hellénique par les deux conditions suivantes qu’il met encore à son action militaire : « L’alliance devra survivre à la guerre, afin de permettre à la Grèce d’organiser ses nouveaux territoires et d’en assurer la défense contre toute agression. Les Puissances alliées devront accorder à la Grèce des garanties contre tout danger du côté bulgare. » Rien de plus simple, on le voit : le danger bulgare est supprimé pour la Grèce par l’intervention et la garantie des Puissances. Dès lors, à quoi bon faire une concession quelconque à la Bulgarie ? On ne lui en fera donc aucune et, si elle regimbe, les Puissances alliées se chargeront de la mettre à la raison. C’est une responsabilité assez grave qu’elles prendraient là ; mais, pour aujourd’hui, nous ne chercherons pas à en prévoir les effets et nous n’en discuterons pas l’opportunité. La situation générale est encore trop confuse pour que nous puissions nous engager sur des données aussi incertaines. Et, remarquons-le, la Bulgarie est le seul pays des prétentions duquel on ne parle pas. Peut-être hésite-t-elle encore et continue-t-elle de peser méthodiquement dans sa balance de précision les chances de succès des deux groupes engagés dans la guerre. Un fait toutefois doit la frapper comme il frappe tout le monde : c’est qu’un de ces deux groupes est à la veille de rencontrer des concours nouveaux, nombreux, importans, pendant que l’autre reste stationnaire et ne peut même pas réparer ses pertes. Un tel fait est très éloquent ; il vaut mieux que tous les argumens diplomatiques et le roi Ferdinand est homme à en apprécier la portée. Hier encore, son ministre, M. Radoslavof, déclarait très haut, et même sur un ton qu’il affectait de rendre préremptoire, que la Bulgarie ne sortirait pas de la neutralité et que rien ne justifierait de sa part une décision contraire. Mais qui sait ? Depuis lors, c’est-à-dire depuis quelques jours, il s’est passé bien des choses. Le sentiment de la Bulgarie pourrait changer. S’il est vrai, comme les journaux l’assurent, que l’argent promis sur l’emprunt ne soit pas encore venu, non plus que les munitions de guerre qui devaient l’accompagner, cela prouve qu’en Allemagne on compte moins sur la Bulgarie qu’on ne le faisait il y a deux mois. Et, s’il en est ainsi, ce n’est pas sans quelque raison.

Le vent qui souffle est, en effet, de plus en plus favorable aux Alliés. L’intervention prochaine des Italiens est une conséquence de cette situation générale et, à son tour, elle devient une cause active propre à amener des adhésions nouvelles. Personne n’aurait pu attendre de l’Italie, non plus que de la Roumanie ou de la Grèce qu’elles vinssent au secours d’une cause perdue. Ce genre de dévouement est passé de mode, et les guerres sont aujourd’hui trop sérieuses pour qu’il le redevienne jamais. La guerre actuelle en particulier est une guerre à mort ; les pays qui y prennent part jouent leur existence ; vaincus, quelques-uns risquent de disparaître de la carte du monde et tous resteraient affaiblis et presque anéantis pour longtemps. On comprend que ceux qui se décident à courir des chances aussi tragiques, hésitent à le faire, calculent les probabilités, fassent une enquête approfondie de la situation avant de s’y jeter l’épée à la main. Ils ont raison d’hésiter et de ne vouloir s’engager qu’à bon escient ; mais aussi, quand ils s’engagent, leur détermination réfléchie a une signification sur laquelle on ne saurait se tromper, une signification de confiance absolue. Cette confiance, nous l’avions et même elle grandissait chez nous tous les jours ; mais, nous n’avions pas encore réussi à l’inspirer suffisamment aux autres à ceux qui, cantonnés dans la neutralité comme dans un refuge, consultaient le ciel, sondaient l’horizon, regardaient d’où venaient les nuages et s’ils s’amoncelaient ou se dissipaient. La confiance leur est venue. C’est un sentiment spontané qu’aucun argument ne suffit à faire naître et dont la conscience seule connaît le secret, sentiment contagieux d’ailleurs, et qui travaille en ce moment pour les Alliés. Les mois d’hiver sont finis ; ils ont pesé sur la guerre en l’immobilisant dans les tranchées ; ils en ont ralenti le cours ; ils ont empêché d’autres élémens d’y entrer. Cet acte, qui a paru long, est fini et un autre commence. N’étant pas prophète, nous nous garderons de dire ce qu’il sera. Il y a eu trop d’imprévu dans cette guerre, pour que nous ne nous défiions pas même des pronostics les mieux établis. Mais notre nombre s’accroît pendant que celui des Austro-Allemands diminue. Des entreprises qu’il a fallu suspendre, comme celle des Dardanelles, sont vigoureusement reprises. L’activité augmente dans nos armées. Et ce sont là des symptômes fortifians.


Nous avons parlé de la note singulière que le comte Bernstorf, ambassadeur allemand à Washington, a adressée au gouvernement américain. C’est lui-même un singulier ambassadeur que celui-là. Nous en souhaitons beaucoup du même genre à l’Allemagne et, pour la beauté du fait, comme dit Alceste, nous aurions aimé à le voir opérer à Rome ù la place du prince de Bülow ; mais l’Allemagne n’aurait pas osé l’aventurer sur l’ancien continent et elle a montré le cas qu’elle faisait du nouveau en l’y envoyant. Elle a cru que, s’il fallait être souple et fin avec les Italiens, il suffisait d’être brusque et dur avec les Américains. Malheureusement, le comte Bernstorf a dépassé la mesure, et il peut voir aujourd’hui les effets du système d’intimidation qu’il a employé. Au début de la guerre, l’opinion américaine était sympathique à l’Allemagne : il l’a retournée contre lui et contre son pays.

Il n’a plus pour le soutenir aujourd’hui que les Allemands d’Amérique, qui à la vérité sont nombreux et ont la prétention insolente d’être un État dans l’État. En écrivant sa note telle qu’on la lui avait sans doute dictée de Berlin, — car le gouvernement impérial en a depuis accepté la responsabilité, — le comte Bernstorf a-t-il eu quelque vague sentiment de son inconvenance ? On pourrait le croire, car il l’a qualifiée de mémorandum, parce qu’on répond à une note et non pas à un mémorandum : il voulait, par prudence, dispenser le gouvernement américain d’y répondre. Mais M. Bryan a tenu à le faire et on ne saurait trop l’en approuver. Note ou mémorandum, il a jugé que le nom ne faisait rien à la chose et que la chose méritait d’être relevée. « Cela paraît d’autant plus nécessaire, a-t-il dit, que le langage employé par votre mémorandum est susceptible de s’expliquer comme mettant en doute la bonne foi des États-Unis. » C’est un doute sous le poids duquel M. Bryan n’a pas voulu rester. Il a justifié l’exercice du droit de visite par des motifs qui étaient la plus sanglante critique des procédés de pirates des Allemands dans les mers anglaises. Ce droit, dit-il, « est absolument nécessaire pour prévenir toute confusion entre les vaisseaux neutres et ceux qui appartiennent à l’ennemi, et aussi toute méprise entre les cargaisons légitimes et celles qui ne le sont pas. » On ne saurait mieux dire, mais qu’importe aux Allemands ? Ils ont renoncé à toute distinction entre les belligérans et les neutres, entre les cargaisons légitimes et la contrebande de guerre et ils tirent indifféremment, aveuglément dans le tas, comme s’ils voulaient être plus sûrs d’atteindre l’ennemi en frappant tout le monde. Ils trouvent mauvais que les autres exercent le droit de visite. Eux, en effet, ne l’exercent pas puisque tout leur est bon pour servir de cible à leurs torpilles, amis et ennemis, à supposer qu’ils puissent encore avoir des amis. Ajoutons que ces mêmes hommes qui violent outrageusement les principes les mieux établis du droit des gens lorsqu’ils y trouvent une gêne, poussent des cris d’orfraie et deviennent les plus pédans des juristes lorsqu’on ne les observe pas minutieusement envers eux. Mais leur prétention la plus exorbitante est de vouloir interdire aux Américains de faire le commerce des armes avec les Alliés, alors qu’ils ne le font pas et ne peuvent pas le faire avec eux. Ils voient là une violation de la neutralité ! A son tour, M. Bryan a invoqué les principes du droit. La mer est libre, elle n’appartient à personne et tout le monde a le droit de s’en servir pour envoyer, à ses risques et périls à qui il veut, des marchandises de toute nature. Si les Américains n’en envoient pas aux Allemands, c’est qu’elles seraient arrêtées en route et n’arriveraient pas à leur destination. Mais pourquoi les Allemands ne rendent-ils pas la pareille aux marchandises destinées aux Alliés ? Ce n’est pas la faute de l’Amérique si leurs navires sont cachés dans les ports, les fleuves et les canaux de l’Empire, au lieu d’exercer, eux aussi, en pleine mer, le droit de visite avec toutes ses suites. En somme, l’Allemagne exige de l’Amérique d’interdire à l’Angleterre et à la France d’user de leurs flottes, parce que l’Allemagne s’interdit à elle-même d’user de la sienne. Jamais on n’aurait vu une pareille violation de la neutralité par le changement et le renversement arbitraires des forces en présence. Le comte Bernstorf n’a pas pu échapper à la réponse qu’il méritait : il l’a reçue sans rien dire et l’a envoyée à Berlin, où on la médite encore en ce moment.

Nous avons à Washington un ambassadeur qui, heureusement pour lui et pour nous, n’a aucun point de ressemblance avec le comte Bernstorf. Connaissant bien les Américains, il les aime, les respecte et n’aurait jamais eu l’idée de les soumettre à la propagande à haute pression au moyen de laquelle le comte Bernstorf, doublé de M. Dernburg, a essayé de violenter leur conscience en égarant leur raison. Mais la raison et la conscience des Américains sont également solides : le plus sûr est de les laisser à elles-mêmes et de se garder de les heurter. Ce procédé a réussi à M. Jusserand et il a pu, dans un discours prononcé au banquet de la Société des « Filles de la révolution américaine, » tenir un langage aussi éloigné que possible de celui du comte Bernstorf dans son mémorandum désormais historique. Après avoir rappelé que le problème dont l’Europe cherche en ce moment la solution est le même que l’Amérique a résolu au moment de sa Révolution, — à savoir celui de la liberté humaine, — il a rendu hommage à l’attitude des États-Unis. « Les États-Unis, a-t-il dit, se sont comportés dans la crise européenne d’une façon qui commande le respect et la gratitude du monde. En France, nous avons appris à connaître le cœur américain, fait de l’or le plus pur. Je suis heureux d’exprimer les remerciemens de la France pour la générosité de l’Amérique neutre. » L’Amérique a mérité cet éloge par l’ensemble de sa politique ferme, correcte, vraiment neutre en effet ; mais le comte Bernstorf et le pays qu’il représente si dignement se sont mis dans l’impossibilité de s’y associer jamais.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.