Chronique de la quinzaine - 14 avril 1915

Chronique n° 1992
14 avril 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le journal La Roumanie écrivait, il y a quelques jours : « Les petits pays peuvent être utiles dans le jeu serré de la Triple-Entente, mais ils auraient grandement tort de s’imaginer qu’ils y sont indispensables. En marchant à côté de la Triple-Entente, ils feront plutôt leurs affaires que celles de cette alliance de trois États gigantesques par leur force guerrière. » L’observation est pleine de justesse, et il est bon de ne pas la perdre de vue lorsqu’on s’occupe des faits et gestes des pays neutres, qu’ils soient petits ou même grands. Ils sont tout prêts à entrer en scène, mais ils ne voudraient pas, comme on dit en style de sport, mettre leur enjeu sur le mauvais cheval. De là leurs hésitations et leurs perplexités, qui ne feront peut-être pas l’édification de l’histoire, mais resteront très instructives au point de vue politique et moral. Ce n’est pas un reproche que nous leur adressons : il est tout naturel qu’ils ne songent qu’à eux ; mais à aucune autre époque, peut-être, on ne l’avait fait avec une plus complète absence de formes dont le respect humain s’enveloppait autrefois. C’est la politique du jour. La vérité n’a que faire de son puits, elle se montre nue sur la place publique. Nous avions cru, nous qui appartenons à une génération déjà vieille, que Bismarck, dans son réalisme sans gêne, lui avait enlevé ses derniers voiles : nous nous trompions, il lui en avait laissé quelques-uns, comme s’il avait eu pour elle un reste de pudeur, car la vérité toute nue n’est pas belle à voir. Grâce aux hommes d’État d’aujourd’hui, la génération. nouvelle grandira en dehors de toute naïveté.

La Bulgarie et son roi auront certainement contribué, pour une large part, à ce résultat. On aurait tort toutefois de les prendre pour modèles, car ils forcent la note, ce qui est dangereux. Le moment vient toujours où la justice immanente se dégage des choses et prend des revanches subites. On l’a déjà vu une première fois lorsque, après la guerre des pays balkaniques ligués contre la Porte, la Bulgarie s’est subitement détachée de ses alliés de la veille et s’est tournée contre eux les armes à la main. C’était de la grande politique ; elle l’a cru du moins, mais il aurait fallu être le plus fort, et elle ne l’a pas été. Le traité de Bucarest lui a très légitimement enlevé une partie de ses conquêtes, pour les attribuer à la Serbie et à la Grèce victorieuses. Depuis lors, les circonstances sont devenues plus favorables à la Bulgarie qu’elle n’était en droit de l’espérer. L’immense ébranlement dont toute l’Europe est secouée a posé à nouveau dans les Balkans un certain nombre de questions qui semblaient closes pour assez longtemps, et la Bulgarie a pu marchander sa neutralité. Y restera-t-elle cantonnée ? En sortira-t-elle et dans quel sens ? Tout le monde se l’est demandé et elle se l’est sans doute demandé à elle-même, sans que la question ait été jusqu’ici résolue. En attendant qu’elle le soit, la Bulgarie juge habile de négocier avec les deux parties à la fois et d’attendre. Qu’il y ait eu des négociations, on n’en saurait douter ; le fait résulte avec évidence des déclarations de M. Venizelos dont nous parlerons dans un moment et, au surplus, nous n’en douterions pas, même si nous n’en avions aucune preuve. Quand les choses prennent un certain degré de vraisemblance, on peut les tenir pour vraies. On a donc négocié. Tout d’un coup, qu’est-il arrivé ? Nous l’ignorons ; bien des détails nous échappent et ne seront connus que plus tard. Peut-être les espérances que la Bulgarie avait pu concevoir ont-elles été déçues, ou du moins ajournées. Quoi qu’il en soit, une agitation subite s’est produite et, un matin, l’Europe, qui ne s’y attendait guère, a appris que des bandes de comitadjis s’étaient formées dans la partie de la Macédoine restée bulgare. Deux mille hommes avaient franchi la frontière serbe au point précis où y pénètre le chemin de fer qui va de Salonique à Nich, et il en était résulté un combat meurtrier, à la suite duquel les assaillans avaient été repoussés. Ce n’est pas la première fois qu’un pareil acte s’est accompli au même endroit. Les Bulgares ont déjà essayé d’interrompre la communication de la Serbie avec Salonique. Le sentiment général est qu’ils ont de nouveau tenté le même coup, sans y avoir d’ailleurs mieux réussi. Il y a lieu de remarquer qu’en même temps qu’elle se produisait contre la Serbie, une tentative du même genre avait lieu contre la Grèce, quoique avec de moindres forces. On s’est demandé ce que cela signifiait. Le gouvernement serbe ne pouvait pas se dispenser de poser officiellement la question à Solia. Il l’a fait, et le moins qu’on puisse dire de la réponse qui lui a été faite est qu’elle a causé un profond étonnement.

On avait cru que, le coup de main ayant d’ailleurs échoué, le gouvernement bulgare s’empresserait de le désavouer, d’en punir les auteurs, d’en prévenir le retour au moyen d’une plus grande surveillance exercée sur la frontière ; mais on était loin de compte et M. Radoslavof a présenté de l’incident une version inopinée. — Il est dû tout entier, a-t-il dit, à la situation intérieure de la Serbie. Les populations macédoniennes annexées à la Serbie par le traité de Bucarest sont naturellement en état de révolte contre le joug odieux qui pèse sur elles. Les Turcs en particulier ne veulent pas le supporter plus longtemps et ils se soulèvent. Les Serbes prétendent que leur territoire a été envahi par des bandes venues de Bulgarie : c’est le contraire qui est vrai. Les insurgés serbes, poursuivis rudement par les troupes serbes, se sont réfugiés sur le territoire voisin. Le gouvernement bulgare pouvait-il leur refuser asile ? L’humanité ne le permettait pas. Mais que la Serbie y prenne garde ; des faits du même genre peuvent se renouveler, et si le gouvernement serbe ne prend pas des mesures sérieuses pour que ses troupes, lancées à la poursuite des rebelles, ne passent pas la frontière bulgare, « les conséquences pourraient être excessivement graves. » — On croit entendre le gouvernement allemand déclarer au gouvernement russe que, s’il s’oppose à l’exécution de la Serbie, des « conséquences incalculables en résulteront, » et en effet il ne les avait pas calculées. Ainsi le gouvernement serbe s’attendait à ce qu’on lui exprimât des regrets, et on lui adresse une menace. On s’est demandé s’il donnerait suite à l’incident. Il n’en a rien fait jusqu’à présent, et le mieux sans doute est qu’il soumette la cause aux Puissances dont.le jugement ne saurait être douteux. La Serbie, l’alliée de l’Angleterre, de la Russie et de la France, doit combiner, non seulement ses mouvemens militaires, mais sa politique avec celle de ces Puissances. C’est à celles-ci qu’il appartient de décider ce qu’il convient de faire. Mais il importe que la Bulgarie sache, à n’en pouvoir douter, que la Serbie est leur alliée, avec toutes les sanctions que ce mot comporte. Et sur ce point il est inutile d’en dire davantage. M. Radoslavof a déclaré, tout récemment encore, que la Bulgarie était et resterait neutre : nous ne lui demandons pas davantage, mais nous n’en exigeons pas moins. En tout cas, elle aurait tort de toucher à la Serbie. Si elle le faisait, nous ne mettons pas en doute que la Grèce interviendrait aussitôt. On peut comprendre que le gouvernement hellénique n’ait pas jugé le moment opportun pour s’engager avec nous dans l’affaire des Dardanelles et de Constantinople, mais il ne resterait pas indifférent à une agression contre la Serbie.

Quant à notre entreprise sur les Dardanelles, on commence à avoir des renseignemens, sinon sur les vrais motifs qui ont empêché la Grèce de s’y associer, au moins sur la manière dont les choses se sont passées et sur les circonstances qui ont accompagné la démission imprévue de M. Venizelos. En effet, M. Venizelos a parlé et, quoi qu’il affirme aujourd’hui son intention de se retirer de la vie politique, le moment viendra certainement où il parlera encore, car, comme il le dit lui-même, il « aime trop la lutte pour y renoncer à jamais. » Pour le moment, il se tait et il a raison ; les circonstances sont trop délicates pour qu’on n’y apporte pas de grands ménagemens ; mais l’avenir lui reste et il ne renoncera pas aux nouvelles méthodes politiques qu’il a inaugurées en Grèce. A la différence de ceux qui croient, suivant un vieux mot, que la politique est ce qu’on ne dit pas, il pense qu’il faut tout dire, qu’il faut parler, et que c’est dans ces conditions seulement que se fait l’éducation morale d’un peuple. On sait quelles étaient avant lui les mœurs politiques de la Grèce. Les ministres pratiquaient entre eux ce qu’on a appelé le système rotatif, c’est-à-dire qu’ils se succédaient et se remplaçaient au pouvoir, en vertu du principe que chacun devait avoir son tour. Évidemment ce système est peu favorable à la constitution de partis politiques solidement établis. M. Venizelos n’est pas et ne pouvait pas être un simple pion dans ce petit jeu d’échecs. La situation était trop grave, quand il est venu de Crète en Grèce, pour qu’il se prêtât à des combinaisons qui peuvent suffire aux époques tranquilles et paisibles, mais non pas aux jours de tempête. M. Venizelos a voulu être un ministre dans la grande et haute acception du mot : il avait des idées, un programme à appliquer, un but à poursuivre et à atteindre, un idéal à réaliser. Aussi lorsqu’il a été arrêté en pleine activité et obligé de donner sa démission, n’a-t-ou pas trouvé en lui un de ces ministres qui s’enferment dans le silence, sachant bien qu’au bout de quelques mois, ou tout au plus de quelques années, la carrière se rouvrira pour lui. On a vu alors un phénomène nouveau en Grèce M. Venizelos a parlé, il s’est adressé au pays pour le prendre à témoin de ce qu’il avait voulu faire. Nous aimons mieux ce caractère que celui des politiciens qui conspirent dans les coulisses et mettent leur confiance dans l’intrigue ; mais tout ce qui est inaccoutumé étonne, scandalise même quelquefois, et ceux qui avaient renversé ou remplacé M. Venizelos ont éprouvé quelque chose de ce double sentiment quand ils l’ont vu se dresser devant le monde dans un geste où il n’y avait pas seulement une défense, mais aussi une accusation. Le jour même de sa chute, une plainte amère est sortie de sa bouche : il a exprimé la crainte que la Grèce ne perdit quelque chose des conquêtes qu’elle avait faites et auxquelles il avait lui-même puissamment contribué. Bientôt la nécessité d’élections nouvelles est apparue. M. Venizelos a annoncé alors qu’il exposerait toute sa politique, qu’il dirait tout ce qu’il avait voulu faire, qu’il mettrait la Grèce en mesure et en demeure de juger. On s’en est effrayé, et il était difficile qu’il en fût autrement, car le Roi était impliqué dans l’affaire. N’est-ce pas lui qui, à tort ou à raison, a arrêté M. Venizelos dans sa marche et l’a obligé à démissionner ? Nous ne jugeons pas ici, nous nous bornons à raconter. Le Roi n’avait assurément rien fait d’inconstitutionnel, mais il s’était découvert, et l’avenir seul dira s’il n’y a pas eu là de sa part un acte imprudent.

Les nouveaux ministres n’étaient pas les adversaires personnels de leur prédécesseur ; ils n’auraient sans doute pas mieux demandé de se taire sur le dissentiment qui s’était élevé entre le Roi et lui ; mais, M. Venizelos ayant parlé, il a fallu lui répondre. Qu’avait-il dit ? Ses explications peuvent se résumer en quelques mots. Sans cesse soucieux de la grandeur de la Grèce, mais tenant compte des circonstances présentes et de leur évolution nécessaire, il a estimé que, pour avoir plus, il fallait sacrifier à propos quelque chose et qu’il serait sans doute impossible d’obtenir en Asie les territoires, habités par une population hellénique, qui compléteraient les nouvelles possessions insulaires de la Grèce, si on ne consentait pas à abandonner une partie, une faible partie, de ce qu’on avait conquis en Europe. Abandonner à qui ? A la Bulgarie.. Sans doute cela était dur, mais la politique a des exigences auxquelles on doit savoir se plier. Il est à croire que M. Venizelos a été encouragé dans cette voie par les Puissances de la Triple-Entente, désireuses de s’assurer ainsi la neutralité, toujours si incertaine et instable, de la Bulgarie. M. Venizelos avait consenti à céder ce port de Cavalla, qui a été déjà l’objet de tant de contestations et qui, sans doute, ne lui semblait pas indispensable à la Grèce sur une mer où elle avait d’autres débouchés. Nous sommes, sur ce point spécialement, disposé à croire que M. Venizelos avait raison. Bref, il aurait cédé en Europe un district de 2 000 kilomètres carrés pour en avoir 140 000 en Asie : tout le monde accepterait un pareil échange. Ce n’est pas tout : il existe, parait-il, un engagement entre la Grèce et la Serbie, d’après lequel cette dernière s’est engagée à ne pas céder certains territoires à la Bulgarie sans le consentement de la première. Ce consentement, M. Venizelos était d’avis de le donner. L’impression générale qui se dégage de ces explications est qu’il est un homme à larges vues, sachant voir en toutes choses le point essentiel, n’hésitant pas à transiger sur les autres, si on lui assure un avantage compensateur et plus que compensateur, enfin loyalement désireux de mettre les intérêts de son pays d’accord avec ceux de l’Europe et de la paix. Il s’en faut de beaucoup que ses aveux aient diminué l’opinion qu’on avait de son intelligence et de son caractère. Mais ici intervient dans l’affaire un élément nouveau. Des concessions qu’il voulait faire, des transactions qu’il était disposé à signer, on a fait un grief à M. Venizelos, et une note officieuse a fait entendre que là était l’origine du désaccord qui s’est produit entre le Roi et lui : à quoi M. Venizelos a répondu que le Roi avait connu et approuvé cette politique et, comme on continuait à le mettre en doute, il a écrit une lettre au Roi pour invoquer son témoignage. Ce n’est pas le Roi qui a répondu ; il s’est enfermé dans ses devoirs constitutionnels, et le ministère a fait savoir à M. Venizelos que, sans que sa bonne foi pût être mise en cause, il y avait eu méprise de sa part : le Roi n’avait jamais approuvé une cession territoriale. La méprise est bien extraordinaire, qu’elle se soit produite du côté du Roi ou de celui du ministre, mais il aurait été dangereux d’y insister. M. Venizelos a senti que cette sorte de duel ne pouvait pas continuer sans que les intérêts de la Grèce y fussent compromis : il a annoncé qu’il se retirait de la vie politique et ne se présenterait pas aux élections prochaines. Tous les efforts de ses amis n’ont pas ébranlé sa volonté. M. Venizelos se retire, au moins pour un temps, de l’arène politique, en quoi il fait acte, non plus seulement d’homme d’État, mais de bon citoyen : et ce n’est pas le moindre service qu’il ait rendu à son pays.

Ce n’est pourtant pas directement sur cette question des cessions territoriales éventuelles que M. Venizelos est tombé : elle a préparé sa chute, elle y a contribué, elle n’en a pas été l’occasion immédiate. M. Venizelos voulait envoyer une poignée d’hommes représenter la Grèce auprès des alliés dans l’expédition des Dardanelles : le Roi s’y est opposé et M. Venizelos a disparu. La raison qu’en a donnée le Roi, — est-ce vraiment la principale ? — est que l’attitude de la Bulgarie était encore trop obscure pour qu’il fût prudent de détacher une fraction, si minime qu’elle fût, de l’armée hellénique pour l’envoyer à Constantinople. Sur ce point encore, M. Venizelos a donné des explications très nettes. Le faible détachement qu’il proposait d’envoyer dans les Dardanelles ne pouvait pas affaiblir l’armée grecque, et si M. Venizelos avait réduit à ce point le contingent expéditionnaire, c’est justement parce que, en dépit de ses efforts pour s’assurer de la neutralité bulgare, il avouait n’y avoir pas réussi. L’emprunt de 150 millions fait par Sofia à Berlin lui avait ouvert les yeux. Ces cessions territoriales qu’on lui a tant reproché d’avoir voulu faire, et grâce auxquelles il avait cru un moment pouvoir compter sur le concours de la Bulgarie, il y avait déjà renoncé au moment où on lui en faisait un crime. Que résulte-t-il à nos yeux de toutes ces révélations ? Nous n’avons pas à prendre parti entre M. Venizelos et le Roi ; c’est l’affaire des Grecs et non pas la nôtre. Le point qui nous intéresse est de savoir que, dans l’intérêt de la paix balkanique, M. Venizelos a été un moment disposé à faire des sacrifices territoriaux qui devaient pourtant lui coûter. C’est là-dessus qu’on l’attaque et qu’on essaie même de le disqualifier : on cherche à l’abattre en faisant de lui l’homme qui a voulu céder Cavalla ! On ne tient compte ni des circonstances qui sont difficiles, ni de l’avenir qui est incertain, ni des compensations qui étaient très grandes, ni des services rendus qui sont immenses. L’histoire jugera.

Il est à croire, d’après tout ce qui précède, que les neutres, jusqu’à nouvel ordre, ne bougeront pas dans les Balkans. La Grèce a refusé de se joindre à l’expédition des Dardanelles, sans même attendre qu’on le lui eût demandé, et la Bulgarie, à son tour, s’est déclarée plus neutre que jamais. Laissons-les à leurs méditations, à leurs préférences. Quant à la Roumanie, elle ne parle plus et semble se recueillir : elle observe sans doute ce qui se passe sur les cols des Carpathes, où nous espérons qu’elle verra bientôt des choses de nature à l’intéresser, car les Russes y sont très sensiblement en progrès. Et l’Italie ? De tous les pays neutres susceptibles de prendre part un jour aux hostilités, c’est le plus grand et le plus important ; mais c’est aussi celui dont la politique est la plus prudente et par conséquent la plus difficile à pénétrer.

Où en sont les négociations avec M. de Bülow ? Nous serions bien en peine de le dire ; mais il est hors de doute, pour peu qu’on lise les journaux attentivement, que ces négociations ne sont pas les seules que l’Italie poursuive en ce moment. En poursuit-elle de plusieurs côtés concurremment ou alternativement ? C’est encore un point mystérieux ; mais, à coup sûr, l’Italie ne négocie pas avec l’Allemagne et l’Autriche seules. Est-ce pour mieux se rendre compte des avantages qu’elle pourrait trouver ici ou là et les mettre en balance avant de choisir ? Est-ce qu’elle désespère dès ce moment de s’entendre avec ses alliés d’hier, mais que cependant elle ne veuille pas rompre avec eux avant de savoir ce qu’elle pourra obtenir ailleurs ? L’âme italienne est subtile et profonde : qui oserait prétendre la pénétrer ? Nous avons été et nous restons toutefois sceptique, incrédule même, sur le succès des négociations de M. de Bülow. Qu’il ait été autorisé à offrir à l’Italie le Trentin, c’est, à la grande rigueur. possible ; mais, même dans un temps où on voit mille choses extraordinaires, où les plus vieilles traditions sont tout d’un coup renversées, où les plus grands pays renoncent à leur politique séculaire pour en adopter une autre qui en est l’opposé, nous ne croirons à l’abandon bénévole à l’Italie de Trieste, de l’Istrie, de la Dalmatie que lorsque nous le verrons de nos yeux. Trieste n’intéresse pas seulement l’Autriche-Hongrie : le monde germanique y voit le seul port qu’elle ait sur la Méditerranée, et l’Allemagne ne consentira pas plus que l’Autriche à céder ce port à l’Italie. Si par impossible elle le faisait sous le coup d’une nécessité inexorable, ce ne serait pas de bonne foi, mais bien avec l’arrière-pensée de reprendre un jour prochain un point auquel elle ne renoncera jamais sincèrement. Il est impossible que l’Italie se fasse à cet égard la moindre illusion. Pourtant ses journaux ne parlent que de Trieste et de la rive orientale de l’Adriatique : c’est là, disent-ils, que sont les aspirations actuelles de l’Italie, c’est là qu’est son avenir. Sans doute et si nous étions Italien, nous ne penserions pas autrement. Mais alors, il faut renoncer à s’entendre avec l’Allemagne et l’Autriche sur de pareilles bases. L’a-t-on fait, bien qu’on ne le dise pas encore ? Nous serions porté à le croire quand nous lisons dans les journaux italiens les articles passionnés qu’ils consacrent à la question de savoir, non seulement quel sera le lot de l’Italie, mais quel sera celui de la Serbie sur la côte adriatique. Naturellement, l’Italie revendique pour elle le plus gros, et c’est un droit que nous ne lui contestons pas ; mais se préoccuperait-elle de la Serbie et se montrerait-elle disposée à lui concéder la moindre part si elle croyait à la victoire de l’Allemagne et de l’Autriche, à la suite de laquelle la Serbie annihilée disparaîtrait de la carte de l’Europe ? S’il y a des négociations au sujet de la Serbie, et assurément il y en a, elles ne peuvent avoir lieu qu’avec les Alliés, c’est-à-dire avec l’Angleterre, la France et la Russie. Elles seules en effet, tout en faisant à la Serbie sa part légitime, peuvent attribuer la côte adriatique à l’Italie, sans regret pour elles-mêmes et sans projet de reprise dans un avenir prochain. C’est donc du côté de la Triple-Entente que l’Italie doit se tourner et que vraisemblablement elle se tourne, si elle veut régler définitivement une question qui a un si grand intérêt pour elle. Encore n’y aura-t-il là rien de définitif pour l’Italie que si l’Allemagne et l’Autriche sortent écrasées de la guerre où elles ont cru trouver leur grandeur.

Nous ne saurions dire où et comment se poursuit la négociation relative à l’Adriatique, mais il n’y a pas de fumée sans feu et les journaux italiens lancent tant de fumée qu’il y a certainement un foyer quelque part. De tous ces articles de journaux, un des plus intéressans est celui que publiait il y a quelques jours la Stampa. — On pense, disait ce journal qui, hier encore, prêchait la neutralité, que durant le mois d’avril le cours plus résolu des événemens militaires sera accompagné en Italie de faits de nature diplomatique qui peuvent exercer une influence décisive sur les délibérations du gouvernement italien. Dans le courant d’avril en effet, trois élémens du problème seront résolus, les négociations de Vienne, l’action de la flotte alliée contre les Dardanelles, la lutte austro-russe dans les Carpathes. Quant à l’action diplomatique, l’entrée en scène du nouvel ambassadeur, M. de Giers, va avoir lieu et les débats au sujet des intérêts italiens dans l’Adriatique suffiraient à démontrer l’importance de son rôle. Il y aura des négociations inévitables entre Rome et Petrograd à propos des questions adriatiques où les intérêts de l’Italie et de la Russie sont engagés. D’autre part, le personnel de la légation de Serbie à Rome a été accru d’envoyés extraordinaires chargés de missions spéciales qui se rapportent précisément aux mêmes questions. Si le langage des journaux russes peut faire croire à un antagonisme entre l’Italie et la Serbie, on assure cependant dans le monde politique que le gouvernement italien négocie un accord italo-serbe qui devrait être ratifié par le gouvernement russe. — Nous avons résumé cet article parce qu’il dispense de la lecture de beaucoup d’autres. Des intérêts y sont attribués à la Russie dans l’Adriatique. On ne voit pas au premier abord quels sont ces intérêts et, en effet, ce ne sont pas directement les siens, mais ceux de la Serbie qui sont présentement en cause. Que la Russie s’intéresse à la Serbie, cela va de soi ; mais la France et l’Angleterre s’y intéressent aussi et, s’il y a une négociation déjà ouverte, nous ne doutons pas qu’elles n’y prennent part. Le rôle héroïque de la Serbie pendant la guerre ne lui vaut pas seulement des sympathies, il lui crée des droits positifs, qui sont d’ailleurs parfaitement conciliaires avec ceux de l’Italie, pourvu que, de part et d’autre, on ne pousse pas les prétentions à l’extrême. Les journaux l’ont fait quelquefois et il en est résulté des polémiques assez vives entre la presse russe et la presse italienne : heureusement, on est revenu depuis quelques jours à plus de modération.

Le gouvernement russe a jugé utile de remettre les choses au point par un communiqué qui a été publié par l’ Agence télégraphique de Petrogrnd. « Ces jours derniers, y lit-on, quelques organes importans de la presse italienne ont exprimé l’opinion que les aspirations de l’Italie dans l’Adriatique seraient désapprouvées par la Russie. À ce propos, il est bon de savoir que le gouvernement russe et l’opinion publique en Russie nourrissent les meilleurs sentimens d’amitié envers l’Italie… En outre, reconnaissant toute l’importance des intérêts économiques et stratégiques de l’Italie dans l’Adriatique, la Russie est prête à reconnaître la légitimité de certaines aspirations territoriales, même si elles ne sont pas fondées sur le principe des nationalités. » On remarquera l’importance de cette concession : elle est d’ailleurs nécessaire, car si le principe des nationalités doit entrer largement en ligne de compte dans la solution des questions qui vont s’ouvrir, on s’exposerait à rencontrer beaucoup de difficultés et plus d’un péril à vouloir en faire la règle unique des transactions futures. La Russie le reconnaît, la conciliation en deviendra plus facile. Quant au danger que pourraient faire courir au monde les tendances impérialistes qu’on lui attribue dans l’Adriatique, le communiqué officieux dénonce l’absurdité de pareilles affirmations où on ne peut voir, dit-il, que « l’influence d’instigations allemandes. » La note russe a amené un peu de détente dans les esprits, sans que la paix y soit encore faite. Elle se fera peu à peu, nous l’espérons bien, sous l’influence conciliante des Puissances de la Triple-Entente. Si l’Italie sort enfin de la neutralité, elle aura sa part légitime des avantages que procurera une victoire à laquelle elle aura contribué. Aucune des Puissances de la Triple-Entente ne lui disputera Trieste, non plus qu’une étendue considérable des côtes de Dalmatie, à la condition que la Serbie, qui a été l’ouvrier de la première heure et a supporté le poids de toute la journée, ait aussi sur l’Adriatique les débouchés que l’Autriche lui refusait hier si arrogamment et impitoyablement. Mais quand on songe que l’Italie a déjà Valona et quelle sera maîtresse du canal d’Otrante, qui donc pourrait lutter contre elle dans une mer qui sera vraiment devenue sienne ? On peut relire l’histoire, on n’y trouvera pas beaucoup d’exemples d’un accroissement de puissance obtenu dans des conditions aussi rapides. Toutefois l’Italie délibère encore et, suivant notre habitude, nous ne voulons pas, même en apparence, peser sur sa liberté qui doit rester entière et dont elle fera l’usage qui lui conviendra.

Nous raisonnons dans l’hypothèse où nous serons vainqueurs avec elle, où elle sera victorieuse avec nous. Mais peut-on douter de cette victoire ? A tous les motifs de confiance que nous avions déjà, viennent s’ajouter ceux qu’il nous est permis de tirer du langage des journaux allemands. Il est bien changé depuis quelque temps ! La presse allemande veut croire quand même à une issue favorable pour son pays, mais elle y croit de plus en plus faiblement et commence à reconnaître que l’Empire ne combat plus pour la domination, mais pour la vie. La Gazette de Francfort s’efforce de. lutter contre l’évidence. « Nous allons de l’avant, dit-elle, pour la défense de notre existence nationale, guidés par le sentiment profond que la victoire du peuple allemand n’est pas une affaire de hasard, mais une nécessité métaphysique. » Et elle explique que le peuple le meilleur, le plus humain, le plus doux, le plus modeste, — on reconnaît à ces traits le peuple allemand, — doit métaphysiquement être le plus fort. Il faut lui laisser cette illusion jusqu’à ce que l’événement la dissipe. Mais on ne s’attendait guère à voir la métaphysique en cette affaire et il est douteux que son intervention fasse plus d’effet sur l’Italie que sur nous.


Le gouvernement des États-Unis vient de répondre au décret français du 16 mars et à l’ordre en conseil du gouvernement britannique relatifs aux mesures prises pour arrêter en mer les marchandises appartenant à des Allemands ou venant d’Allemagne, ou expédiées sur elle. Cette réponse témoigne d’un grand désir de justice et diminue la distance qui paraissait d’abord nous séparer de la conception américaine La réponse de M. Bryan déclare en effet que, « comme il est naturel, le gouvernement des États-Unis tient compte des grands changemens intervenus dans les conditions et moyens de la guerre navale depuis que les règles adoptées jusqu’ici pour effectuer un blocus légal ont été formulées. » Nous n’en demandons pas davantage : il ne reste plus qu’à tirer les conséquences de cet aveu.

Les règles établies jusqu’ici sont, comme le dit M. Bryan, le résultat de « l’usage » et de la reconnaissance des nations civilisées. Sans doute l’usage, pour être définitivement consacré, a besoin de cette reconnaissance, mais il s’établit d’abord par lui-même, en vertu de la force des choses et des obligations qui en résultent : tout ce qu’on peut lui demander est de s’inspirer de l’esprit qui a présidé à la fixation des anciennes règles. L’Angleterre et la France se sont toujours inspirées de cet esprit. Sans doute, le blocus qu’elles ont établi est plus étendu que celui d’autrefois, mais aucun vaisseau n’a été détruit, aucune marchandise « innocente, » comme dit le gouvernement américain, n’a été condamnée, le principe d’une indemnité pour tous les cas où la bonne foi est démontrée a été formellement reconnu. Tout ce que l’humanité exige, tout ce que la justice conseille et impose a été respecté. Avons-nous besoin de dire qu’aucune vie humaine n’a été sacrifiée ? Que peut-on demander de plus ? Le gouvernement américain ne veut certainement pas nous mettre dans l’impossibilité de nous défendre contre des procédés de guerre que, dans sa haute impartialité, il qualifie lui-même sévèrement ; et comment nous en défendre par d’autres procédés que ceux que nous employons ? Le droit des gens n’est pas une lettre morte et figée : il évolue comme tout ce qui vit ; mais il doit le faire dans le sens de la civilisation et de ses progrès. L’Allemagne va en sens inverse de ces progrès, nous nous efforçons de les continuer normalement : là est la différence.

Le gouvernement américain la sent si bien que sa réponse, accueillie par nous avec une sympathique déférence, fait naitre en Allemagne des sentimens de colère et de réprobation. Cela suffit pour la juger et la justifier.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.