Chronique de la quinzaine - 30 avril 1910

Chronique n° 1873
30 avril 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le premier tour de scrutin, pour les élections législatives, a eu lieu le 24 avril : il est très loin d’avoir donné des résultats définitifs. Les ballottages, en effet, sont plus nombreux que d’habitude, et c’est seulement le 8 mai qu’un scrutin nouveau les dénouera. Alors on pourra porter un jugement d’ensemble sur les élections. La nouvelle Chambre compte 6 membres de plus que la dernière, admirable résultat auquel ont abouti les promesses répétées d’en diminuer le nombre. Au moment où nous sommes, sur 596 élections connues, 363 sont définitives, et il reste 233 ballottages. Tel est, au point de vue numérique, le bilan de la journée du 24 avril.

Au point de vue politique, il est difficile d’en déterminer la signification d’une manière aussi précise, et cela tient, entre autres causes, à ce qu’ont eu souvent de vague les appellations, et les étiquettes que les candidats se sont données. Il y avait autrefois un certain nombre de mots très clairs qui servaient à désigner et à caractériser les partis en présence, et quelques-uns de ces mots ont subsisté, mais ils ont changé de sens au point qu’il est presque impossible de s’y reconnaître. Dans certaines régions de la France, radical signifie modéré, par opposition à radical-socialiste, et dans d’autres, socialiste signifie radical par opposition à socialiste unifié. Quelques-uns de ces vocables, très rébarbatifs en apparence, le sont devenus beaucoup moins en réalité, et un assez grand nombre de radicaux ou même de socialistes ne sont pas tout à fait ce qu’on pourrait croire. Entre eux et les progressistes, il y a aussi ce qu’on appelle les républicains de gauche. Le mot est nouveau ; il n’existait pas, croyons-nous, il y a quatre ans ; mais la chose a existé de tout temps. Les républicains de gauche sont des progressistes qui ont jugé nécessaire de colorer plus fortement leur cocarde et de se rapprocher des radicaux, sans toutefois se confondre avec eux, pendant que les radicaux s’intitulaient socialistes tout en se rapprochant des républicains de gauche. Comment se reconnaître dans cette confusion qui rappelle un peu celle de la tour de Babel ? Personne, ou presque personne ne veut être exactement ce qu’il est, et le sentiment que M. Paul Deschanel a si bien défini un jour, en l’appelant « la peur de ne pas paraître assez avancé, » continue d’opérer ces métamorphoses. On a vu jadis, pendant la première et la grande Révolution, des gens endosser la carmagnole, dont les véritables opinions, lorsqu’elles ont pu se manifester sans inconvéniens, se sont trouvées très modérées, et même quelque chose de plus. Sans vouloir médire du personnel politique actuel, nous croyons qu’il ne représente l’opinion vraie du pays qu’à la condition de baisser d’un cran ou de deux le sens naturel des mots dont il s’affuble. A la vérité, il y a eu la contre-partie et un grand nombre de radicaux et de radicaux-socialistes ont fait des programmes tout à fait bénins : on aurait pu les prendre pour des progressistes. Il en a été ainsi dans toute la campagne électorale : à quelques honorables exceptions près, les modérés ont pris aux radicaux-leurs étiquettes, et les radicaux ont pris aux modérés quelque chose de leurs programmes, les premiers pour se concilier les comités avancés, les seconds pour ne pas trop effaroucher le pays.

Quel a été, en fin de compte, le résultat de toute cette stratégie ? Si on met en balance les pertes et les gains des divers partis, elles se compensent et, à peu de chose près, chacun couche sur ses positions. Assurément, on pouvait désirer mieux, mais le souvenir du passé ne permettait guère de l’espérer, et, au total, les élections d’hier sont les moins mauvaises que nous ayons eues depuis longtemps. Nous étions habitués à voir, tous les quatre ans, le mouvement vers la gauche s’accentuer et se précipiter. En 1906, à la veille des-élections, le sentiment général était que les partis avancés perdraient du terrain et, au lieu de cela, ils en ont gagné. Après cette expérience, après cette déception, il était devenu téméraire d’émettre des pronostics nouveaux ; aussi s’en est-on abstenu à la veille du 24 avril, et nous avons signalé, dans notre dernière chronique, l’espèce d’apathie avec laquelle les élections étaient attendues. Il y avait là, à la fois, de la lassitude et du découragement. Advienne que pourra : on y était résigné d’avance. Mais un travail silencieux et profond s’était fait dans les esprits. Sans doute, le pays n’a pas reculé, mais il a refusé d’avancer davantage, et aux radicaux socialistes, aux socialistes unifiés, enfin aux partis extrêmes qui annonçaient de prétendues réformes dont la réalisation aurait équivalu à une révolution, il a répondu : Halte-là ! Les réformes fiscales, en particulier, l’ont sérieusement préoccupé. Les projets financiers de M. Caillaux l’a inquiété. Par-dessus tout, l’accélération des dépenses publiques l’a effrayé. Quand les dépenses augmentent, il faut tôt ou tard les payer, et, de quelque façon qu’on s’y prenne, la charge des impôts, avec ses multiples incidences, finit par retomber sur tout le monde. Est-ce là ce qui a fait réfléchir ? Est-ce autre chose ? Quoi qu’il en soit, il y a aujourd’hui quelque chose de changé en France : le pays a dit très nettement, très fermement qu’il ne voulait pas aller plus loin.

Tous les partis ont fait des pertes, tous ont quelques-uns de leurs représentans en ballottage ; mais, de tous, le parti radical et radical-socialiste a été le plus éprouvé. Ce parti qui est au gouvernement depuis une douzaine d’années et qui l’a exploité, avec une âpreté singulière, à son profit exclusif, il y a peu de temps encore s’appelait fièrement le bloc. Il a eu ses plus beaux jours et le pays ses plus mauvais et ses plus honteux sous le ministère de M. Combes. Tout alors pliait devant lui, et on a su depuis, au grand scandale de l’honnêteté publique, à quels procédés il avait recours pour imposer et pour maintenir son empire. Quoique cet empire soit bien ébranlé aujourd’hui, il en reste toujours quelque chose, et la lutte contre lui n’est pas finie. Les élections d’hier en sont un épisode significatif. Parmi les candidats en ballottage figurent quelques-uns des représentans les plus en vue de la politique de ces dernières années. Nous ne voudrions rien dire de désobligeant pour les personnes, mais il faut bien en nommer quelques-unes pour éclairer la situation. M. Henri Brisson, président de la Chambre, qui, déjà, il y a quelques années, avait dû chercher une nouvelle circonscription électorale à Marseille, après avoir été mis en minorité dans celle de Paris qu’il représentait à la Chambre, M. Henri Brisson est en ballottage, et le résultat de ce ballottage est incertain. Si on avait cru, en l’y transportant, assurer à M. Brisson un refuge dans un département radical-socialiste et destiné à le demeurer, on s’est trompé. Le département des Bouches-du-Rhône est un de ceux où le progrès des idées modérées est le plus sensible. Le très grand succès, dans la troisième circonscription de Marseille, de M. Thierry, le très distingué président du groupe progressiste, en est une preuve ; mais il y en a d’autres, par exemple l’élection de M. Bouge, ancien député progressiste, contre M. Carlier, socialiste unifié, et le ballottage où M. Chanot, ancien maire libéral, tient la tête contre M. Carnaud, socialiste. Ajoutons que M. Camille Pelletan a perdu deux mille voix depuis les élections dernières. C’est d’ailleurs un des caractères les plus frappans de la journée du 24 avril, que les radicaux-socialistes réélus l’ont été avec une diminution notable de leur contingent antérieur, tandis que celui des modérés a sensiblement augmenté. M. Brisson n’est pas le seul radical-socialiste important qui soit resté en ballottage ; il y a aussi M. Dubief, M. Lafferre, M. Guieysse, M. Buisson, etc. ; les avances qu’ils ont faites au parti socialiste ne les ont point sauvés, au moins au premier tour de scrutin. Nous ne confondons pas M. Millerand avec les hommes du bloc, puisqu’il a eu le courage de le combattre et qu’il a même, en le qualifiant d’abject, appliqué au gouvernement de M. Combes la plus sanglante des épithètes ; mais enfin, lui aussi est en ballottage à Paris, où il est menacé par un socialiste unifié. Ces derniers sont d’ailleurs fort loin d’avoir obtenu les succès sur lesquels ils comptaient ; ils tenaient la dragée très haute aux radicaux-socialistes et annonçaient volontiers qu’ils prendraient la place d’un grand nombre d’entre eux. Les gains qu’ils ont réalisés sont jusqu’à présent négligeables, et le plus éloquent de tous, M. Jaurès, est ballotté dans la deuxième circonscription d’Albi. M. Jaurès a déjà rencontré des revers, à côté de ses succès, dans sa carrière politique ; on ne sait pas encore si l’élection où il est en suspens sera pour lui une victoire ou un échec, mais sa fortune électorale subit, pour le moment, une éclipse. Qui l’aurait dit, lorsque, il y a quelques années à peine, il était sans conteste l’homme le plus influent et presque le maître de la majorité gouvernementale ? Il était le Jupiter de l’Olympe ministériel. Les temps sont bien changés ! M. Jaurès a commencé par perdre son influence sur la Chambre : l’a-t-il perdue aussi sur son arrondissement ? On le saura le 8 mai.

Nous avons dit qu’une des causes qui avaient agi le plus activement sur le pays pour l’arrêter dans sa course imprudente vers la gauche, était la préoccupation des réformes fiscales ; mais que ce n’est pas la seule. Une autre, en effet, n’a pas été moins efficace, à savoir la fatigue et le dégoût des procédés d’administration et de gouvernement employés par les radicaux. Ces procédés, dont l’invention appartient à M. Combes, continuent d’être appliqués, avec moins de force, il est vrai, mais non pas avec moins de persévérance. Combien de fois n’avons-nous pas répété que si M. le président du Conseil parlait fort bien, ses préfets, ses sous-préfets, et généralement tous les agens de son administration agissaient très différemment, et tenaient peu de compte de ses discours ? L’action administrative ne s’est pas manifestée aux élections d’hier aussi ouvertement qu’aux précédentes, mais, sous des formes plus enveloppées, elle n’a pas été moins intense dans la plupart des départemens et la candidature officielle n’a pas cessé de jouer son rôle. C’est que les préfets et les sous-préfets ont partie liée avec les députés actuels ; ils font, les uns et les autres, partie de la même ligue d’assurance mutuelle, et ce ne sont pas quelques paroles ministérielles, même éloquentes, qui donneront aux intérêts une direction différente et modifieront des mœurs invétérées. Il faudrait, pour cela, quelques exemples éclatans d’une volonté résolue à se faire respecter, et on les attend encore. En attendant, les préfets savent fort bien qu’ils n’ont rien à craindre de leur ministre, tandis qu’ils ont tout à craindre de leurs députés, s’ils n’ont pas réussi à les satisfaire ; et, dans le domaine de leurs espérances, ils savent aussi que, seules, sont destinées à se réaliser celles dont les députés feront leur affaire.

Si les préfets sont dans la main des députés, ceux-ci à leur tour sont dans celle de leurs « amis, » répandus à travers tout l’arrondissement et qui, dans les communes où le maire ne leur appartient pas, sont représentés par le « délégué. » Le « délégué » a été une des créations les plus flétries de M. Combes ; à un certain moment, tout le monde les a désavoués ; on n’en parlait qu’en se voilant la face et il était convenu que la race en disparaîtrait ; mais elle continue de pulluler, et il ne peut pas en être autrement dans un régime dont le fonctionnement repose tout entier sur la réciprocité des services rendus aux personnes. Le do ut des est le dernier mot de la politique actuelle. Chacun donne ce qu’il peut et demande en retour davantage. Et on ne se contente pas de profits matériels, on en veut aussi de moraux, ou d’immoraux, pour mieux dire, sous la forme de vengeance contre les adversaires ou même contre les indifférens. Quiconque n’est pas pour moi est contre moi, disent volontiers les maîtres de l’heure, et ils s’appliquent à faire sentir qu’il est dangereux d’être contre eux. Nous lisions ces jours-ci un petit livre intitulé : En province, publié chez l’éditeur Grasset, dont l’auteur, M. Henri Chantavoine, connaît assurément très bien la province politique et a su en faire un portrait ressemblant. Après avoir parlé des « amis » du député dont la vanité cherche seulement à se donner de l’importance : « Ceux-là au moins, dit-il, sont Inoffensifs, mais il y en a de plus méchans. Ce sont ceux qui font servir l’amitié protectrice et toute-puissante de M. le Député à l’âpre satisfaction de leurs convoitises ou aux ressentimens et aux représailles de leurs rancunes. Les mœurs que l’on prêtait jadis à la Corse et à d’autres pays arriérés et violens où l’esprit de clan, sauvage et féroce, subsiste encore, se sont répandues peu à peu chez nous, dans presque tous les sillages, durant ces quinze dernières années. Le mépris des lois et de l’égalité a engendré des instincts et des habitudes déplorables. On s’est habitué dans les campagnes à considérer le député d’arrondissement comme une sorte de tyran local, — au sens italien, — de podestat, de prince qui, dans la région conquise et accaparée par lui, pouvait et devait tout faire pour ceux qui avaient contribué à son élévation et qui maintenaient sa tyrannie, pouvait et devait tout permettre contre ceux qui l’avaient combattu, contre ceux mêmes qui montraient une tiédeur suspecte et refusaient de se prosterner devant lui. De là partout, et jusque dans les plus humbles villages, deux partis, deux clans en présence, hostiles, acharnés et irréductibles. » Ce tableau, hélas ! n’est que trop exact. La France est aujourd’hui partagée en deux fractions à peu près égales, qui se détestent et se font la guerre, sans qu’aucune des deux désespère de l’emporter un jour sur l’autre, et sans que, au-dessus d’elles toutes, il y ait une autorité impartiale assez forte pour leur imposer la paix. C’est le grand mal dont nous souffrons, et le pays commence à sentir cette souffrance. Les élections d’hier, venant après d’autres manifestations de son sentiment, montrent qu’il est las de cette bataille continuelle, et qu’il est sur le point de se détacher de ceux qui en ont fait pour lui une sorte d’état normal.

Si on nous demande à quelles autres manifestations nous faisons allusion, nous répondrons que c’est aux discours malheureusement plus pacifiques que pacifians de M. le président du Conseil, et au mouvement d’opinion qui s’est produit autour de la représentation proportionnelle. Ce mouvement continue ; il a eu une influence considérable sur les élections du 24 avril. Un très grand nombre de candidats ont fait figurer la représentation proportionnelle dans leur programme et dans leurs promesses : on ne manquera pas de le leur rappeler lorsqu’ils feront leur entrée au Palais-Bourbon, car M. Charles Benoist sera Là, et il ne laissera pas tomber en oubli la réforme dont il a pris l’initiative. M. Charles Benoist est, à la vérité, en ballottage ; mais, de tous les candidats qui y sont, c’est le plus assuré d’être élu au second tour de scrutin, la différence de voix entre son concurrent principal et lui étant du simple au double. Sa situation électorale était des plus difficiles, des plus délicates, parce que le concurrent dont nous parlons, M. Prache, était comme lui un progressiste, un modéré, un libéral, et que les électeurs pouvaient être embarrassés pour choisir entre eux. Ce conflit, non pas de deux opinions, mais de deux hommes, s’était produit indépendamment de leur volonté. Si l’accroissement de la population dans quelques circonscriptions électorales a obligé de les dédoubler, sa diminution dans quelques autres a obligé, au contraire, de les réunir en une seule, et c’est ce qui est arrivé dans le VP arrondissement de Paris où M. Charles Benoist représentait le quartier de la Monnaie, et M. Prache, celui de Saint-Germain-des-Prés. Avec les deux circonscriptions, on n’en a fait qu’une, et ni M. Charles Benoist, ni M. Prache, n’ont voulu abandonner leurs électeurs : à eux, ont-ils dit, de choisir entre nous. On ne sait trop ce qui se serait passé si M. Charles Benoist ne s’était pas fait le grand champion de la représentation proportionnelle. Les électeurs de M. Prache tenaient beaucoup à lui, et ceux qui l’ont abandonné ne l’ont pas fait sans regrets. Mais ils ont compris qu’il y avait un intérêt général à ce que M. Charles Benoist fût élu. S’il ne l’avait pas été, la représentation proportionnelle ne serait pas morte du coup, morte avant même d’avoir vécu, mais elle aurait été fort endommagée. Ses adversaires, et ils sont nombreux, n’auraient pas manqué de tirer parti de l’incident. Le pays, auraient-ils dit, ne tient pas autant qu’on le croit à la représentation proportionnelle, puisqu’il en a laissé tomber le porte-drapeau sur le champ de bataille, et l’argument, tout faible qu’il fût, aurait porté coup. L’argument aurait été faible, parce qu’il n’aurait pas tenu compte des circonstances qui ont mis malgré eux en conflit deux partisans de la réforme ; M. Prache ne l’était pas moins que M. Benoist ; mais les partis usent de tout, et ils auraient audacieusement exploité les apparences pour combattre et pour condamner une réforme qui les inquiète. C’est ce que les électeurs du VP arrondissement de Paris n’ont point voulu. Ils ont fait passer l’intérêt des choses avant celui des personnes, et ceux mêmes d’entre eux qui, dans toute autre occasion, n’auraient pas sacrifié M. Prache à M. Charles Benoist l’ont sacrifié à la représentation proportionnelle.

La question sera donc posée devant la nouvelle Chambre, dès les premiers jours de sa réunion, et la discussion qui se produira alors aura un grand retentissement dans le pays. Il n’est pas douteux, en effet, que cette question a réussi à l’intéresser, à le toucher, à le passionner, même pendant cette période d’atonie où il paraissait se désintéresser de tout. Pourquoi cela, sinon parce que les espérances qui se rattachent à la représentation proportionnelle font partie de toutes celles dont le pays est actuellement tourmenté. Beaucoup de personnes croient même que la réalisation des premières est la condition sine qua non de toutes les autres. Peut-être y a-t-il là une certaine somme d’illusions. La représentation proportionnelle n’est pas une panacée, et quand nous l’aurons, il nous restera encore beaucoup, ou plutôt il nous restera tout à faire, car elle est un moyen et non pas un but ; mais elle est précieuse à titre de moyen, et c’est par là qu’il faut évidemment commencer, le reste ne pouvant venir qu’ensuite. Malheureusement, M. le président du Conseil ne s’en est pas jusqu’ici montré partisan, et nous devrions même reconnaître qu’il s’en est déclaré l’adversaire, si nous étions sûr qu’il a dit sur ce point son dernier mot. Mais l’a-t-il fait ? La situation de M. Briand était embarrassante ; il savait fort bien que, quoiqu’elle l’eût votée, la Chambre expirante ne voulait à aucun prix de la représentation proportionnelle, et qu’il serait brisé lui-même, ainsi que son ministère, s’il l’adoptait ; dès lors, il a dû prendre son parti de la combattre, ou du moins de la désavouer. Il l’a fait d’ailleurs avec une discrétion relative et comme un homme qui se réserve. Dans son discours de Saint-Chamond, il en a parlé en termes évasifs, se bornant à lancer quelques pointes contre ses défenseurs bigarrés ; mais il ne s’est pas prononcé sur le fond des choses et n’a laissé échapper aucune de ces paroles sur lesquelles il est impossible de revenir. Le contraire aurait surpris ; M. Briand a déjà trop souvent et trop heureusement évolué au cours de sa vie politique pour s’interdire, dans l’avenir, des évolutions nouvelles, s’il les sent conformes au vœu du pays ; et enfin il y a, entre les intérêts dont la représentation proportionnelle est devenue le centre et ceux qui le préoccupent lui-même, des affinités qu’il est impossible de ne pas voir.

Quelle était la situation hier, et quelle est-elle aujourd’hui ? Cette paix que le pays désire et vers laquelle il tend, M. le président du Conseil en sent lui aussi la nécessité, et ses discours nous en ont apporté la promesse lorsqu’il a dit qu’il était l’homme des réalisations ; mais cette promesse ne pouvait être réalisée qu’à terme. Il n’y avait rien à faire avec une Chambre enfoncée dans l’ornière de la guerre des partis et qui avait mis tous ses atouts dans sa continuation. M. le président du Conseil parlait d’apaisement, la Chambre le repoussait. Que faire ? M. Briand aurait pu tomber ; peut-être y aurait-il eu pour lui un intérêt d’avenir à le faire ; il a préféré vivre et il a fait pour cela tout ce qu’il fallait. La question est de savoir s’il a définitivement renoncé aux espérances qu’il a fait concevoir, ou s’il les a seulement ajournées par surcroît. elle était posée au moment des élections et elle leur survit : il faudra bien maintenant qu’elle soit résolue, et qu’on sache enfin si M. Briand est seulement un habile orateur, ou s’il est un homme d’État. Nous n’avons jamais manqué des premiers, mais les seconds sont plus rares. Il est naturel que M. Briand n’ait pas voulu prendre parti avant la consultation nationale qui allait avoir lieu, et, encore aujourd’hui, il est trop tôt pour le faire, puisqu’il reste à connaître les résultats de t233 ballottages. Que seront-ils ? Nul ne le sait d’une manière certaine, mais tout fait croire qu’ils ne seront pas très différens de ceux du premier tour de scrutin : alors nous pourrons dire, avec plus de force encore qu’aujourd’hui, que le pays s’est arrêté dans le mouvement inconsidéré qui l’emportait vers l’extrême gauche, et que ce dont il a le plus besoin c’est d’un gouvernement qui le rassure. Les réformes qu’on a faites et celles dont on a déjà trop parlé l’ont étonné ; il a refusé d’aller plus loin et il a pris une attitude expectante. S’il ne trouve pas le gouvernement qu’il attend, qu’il appelle de ses vœux, il ne se contentera sans doute pas de s’arrêter, il reculera, ce qui assurément ne serait pas un mal, s’il le faisait avec prudence et mesure ; mais l’expérience nous a appris que ses mouvemens sont quelquefois très brusques, et qu’il lui est arrivé de passer sans transition d’une extrémité à une autre. Ce n’est certes pas ce que nous souhaitons.

Des réformes, M. Briand, dans son discours de Saint-Chamond, nous en a fait entrevoir beaucoup : si la législature qui va s’ouvrir en réalisait seulement la moitié, on n’en aurait pas encore vu de plus féconde. Laissons de côté pour le moment les questions fiscales ; l’occasion d’y revenir se présentera à nous bientôt ; au surplus, des impôts nouveaux, et très lourds, ne sont pas une de ces réformes auxquelles un pays aspire, et tout ce qu’on peut lui demander est de s’y résigner. Quelles sont donc celles qui semblent hanter de préférence l’esprit de M. le président du Conseil ? Ce sont des réformes décentralisatrices. Nous en avons souvent entendu parler ; nous n’en avons vu réaliser que bien peu. L’idée était chère aux libéraux, à la fin du second Empire, de ressusciter la vie provinciale au moyen d’une large décentralisation. Après la chute de l’Empire, on a fait la loi sur les conseils généraux, qui n’a pas produit, à beaucoup près, tous les résultats qu’on en attendait, et la loi qui a donné l’élection des maires aux conseils municipaux, qui n’a pas précisément introduit la paix dans nos communes, mais qui s’imposait sans doute à un régime républicain. En dehors de cela, rien ou bien peu de chose. Pourquoi s’est-on arrêté si vite ? Nul ne l’ignore, et M. le président du Conseil l’a clairement laissé entendre dans ses discours, c’est que l’arrondissement s’est opposé à toutes les réformes comme une barrière, une borne infranchissable. Presque sous tous leurs aspects, les intérêts d’arrondissement sont aujourd’hui contraires à l’intérêt général. Mais l’arrondissement a la vie dure, et il dresse devant les réformes un obstacle d’autant plus difficile à vaincre que les députés sont ses représentans directs, issus de lui, toujours responsables devant lui. Obtenir d’eux qu’ils sacrifient l’arrondissement sur l’autel de la patrie est presque leur demander de commettre un parricide, qui pourrait bien devenir un suicide, si le coup était manqué. M. le président du Conseil ne s’arrête pourtant pas à ces craintes. Dans son discours de Saint-Chamond, il a tracé les linéamens d’une réforme électorale si vaste qu’elle absorberait, non seulement les arrondissemens, mais les départemens eux-mêmes, et les remplacerait par des circonscriptions nouvelles qui se rapprocheraient sans doute des anciennes provinces. C’est un vaste plan ! Il consiste à détruire une des œuvres capitales de la Révolution. Certes, M. Charles Benoist est beaucoup moins hardi, et la réforme qu’il propose est bien petite à côté de celle que rêve M. Briand. Mais elle est immédiatement réalisable, ce que nous n’oserions pas dire de l’autre, et ce n’est pas un mince avantage. En tout cas, la première n’empêche pas la seconde, au contraire. La force principale de l’arrondissement est une force électorale ; elle réside dans le député qui l’incarne : c’est celle qu’il faut tout d’abord lui enlever, le reste deviendra ensuite plus facile. Et c’est surtout en politique que le mieux est ennemi du bien.

Nous attendrons avec intérêt, avec impatience, l’ouverture de la Chambre nouvelle. Ce sera une grande épreuve. Aucun travail urgent ne s’imposera, en effet, à l’Assemblée, la discussion du budget ne pouvant commencer qu’en automne. Les débats purement politiques paraissent donc destinés à tenir une grande place dans la courte session d’été d’environ six semaines, qui durera du 1er juin au 15 juillet. Il faudra bien que le gouvernement se découvre, expose un programme, demande à la Chambre son concours pour l’exécuter. Souhaitons que l’enseignement des élections soit bien compris. L’indifférence dont le pays a donné depuis quelque temps l’impression est elle-même un danger, car certains calmes précèdent les orages. La plupart des grandes questions qui nous ont longtemps agités et passionnés sont aujourd’hui résolues. Quelques-unes le sont mal, mais on ne peut pas y revenir de sitôt. Le rôle du gouvernement est d’intéresser le pays à autre chose et de lui donner une orientation définie. Le remplira-t-il ? Les grands projets de M. Briand peuvent assurément servir à cela, soit par les adhésions, soit par les résistances qui se produiront autour d’eux. Ils contiennent, au point de vue parlementaire, un principe de vie et d’action. Le danger est que la nouvelle Chambre ne ressemble à une mare stagnante un peu plus grande que les autres, mais qui se résigne à n’en être que l’émanation. Alors, elle sera taxée de stérilité et d’impuissance, et la considération, déjà si amoindrie, du gouvernement parlementaire en sera encore plus gravement atteinte.


Si nous avons besoin d’énergie, nous en avons eu à Paris, pendant huit jours, une manifestation éclatante dans la personne de M. le président Roosevelt qui a été l’hôte de la France, hôte fêté avec une satisfaction particulière à cause des souvenirs qui se rattachent pour nous à sa présidence. Elle a duré près de sept ans, M. Roosevelt ayant pris la suite du mandat de M. Mac Kinley dont on se rappelle la mort tragique. Tant d’événemens se sont pressés dans cette courte période qu’elle donne l’impression d’avoir été beaucoup plus longue. Au reste, il n’a pas fallu longtemps à M. Roosevelt pour devenir ce qu’on appelle aujourd’hui un personnage mondial. Tout de suite, il a attiré l’attention par l’originalité toute en relief de son caractère et par la confiance qu’il a su inspirer. La volonté et la loyauté respirent effectivement en lui, et il donne l’impression d’un homme qui, sachant exactement ce qu’il veut, a trop de fierté pour ne pas le dire et trop de résolution pour ne pas le faire. M. Roosevelt a des adversaires sans doute, et il n’est pas fait pour inspirer des sentimens tièdes soit dans un sens, soit dans l’autre ; mais il a encore bien plus de partisans et d’amis, et nous ne sommes pas surpris de l’immense popularité qui l’entoure en Amérique. Il en est, à coup sûr, un des représentans les plus parfaits. On sait quels services il a rendus à son pays, services moraux parce qu’il lui a donné le sentiment de sa grandeur et de sa puissance, et services matériels parce qu’il les a effectivement augmentées. Ses services ne se sont d’ailleurs pas arrêtés à l’Amérique. On se rappelle le rôle qu’il a joué entre la Russie et le Japon pour amener la fin d’une guerre sanglante et le rétablissement d’une paix honorable pour les deux parties. Quant à nous, nous ne saurions oublier que, en toute circonstance, il nous a témoigné sa sympathie, et que cette sympathie nous a été utile : il était donc naturel que nous lui témoignions la nôtre, en y mêlant de la reconnaissance.

M. Roosevelt s’est d’ailleurs prêté volontiers à l’empressement du public parisien, où il sentait une cordialité sincère. Sous le nom de conférence, il a prononcé un grand discours dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, et il ne s’est pas perdu une minute dans l’abstraction. Tout en lui est pratique, comme il convient à un homme d’État, et les vertus qu’il a célébrées sont celles qui caractérisent le bon citoyen. Il a condamné avec un égal dédain le critique qui n’est que critique, l’ironiste impuissant, le dilettante égoïste, l’homme volontairement oisif et la femme volontairement stérile, et nous dirions que son discours a été un Sursum corda ! continuel, s’il ne nous avait pas recommandé de ne pas nous élever trop haut au-dessus de la terre puisque nos pieds devaient y rester attachés. Quelque estime qu’il ait pour les qualités intellectuelles, il leur préfère les qualités morales, convaincu que ces dernières sont celles qui contribuent le plus à faire une nation forte. Grand ami de la paix, mais nullement pacifiste, il a tenu à dire qu’il y avait des circonstances où on ne devait pas hésiter à faire la guerre et qu’il fallait par conséquent y être toujours préparé. Une guerre injuste est criminelle, non pas parce qu’elle est la guerre, mais parce qu’elle est injuste. Avant de prononcer son discours à la Sorbonne, M. Roosevelt était allé aux Invalides visiter le tombeau de Napoléon et le Musée de l’Armée, voulant témoigner son estime à toutes les manifestations de notre activité nationale dans le passé, afin de pouvoir dire à bon escient, — et telle a été la conclusion de son discours, — qu’il avait foi dans la grandeur de notre avenir. Nous espérons qu’il aura remporté de la France une aussi bonne impression que celle qu’il y laisse. Quand on le voit si jeune encore et si plein d’une vie robuste et saine, il est difficile de croire son existence politique terminée. Nous ne savons pas de quelle manière, dans quelle condition, sous quelle forme il servira son pays, mais il le servira certainement encore, et l’Europe qu’il connaîtra et qui le connaîtra mieux applaudira à ses travaux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.