Chronique de la quinzaine - 14 avril 1910

Chronique n° 1872
14 avril 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La législature de 1906-1910 est close ; les Chambres se sont séparées vendredi soir, 8 avril, et ne se réuniront de nouveau que le 1er juin : à ce moment, la Chambre des députés aura été renouvelée. Les élections générales devant avoir lieu le 24 avril, la campagne électorale est ouverte et se poursuit dans toute la France, avec une grande activité sans doute, et cependant avec moins de passion, semble-t-il, que les fois précédentes. On attendait beaucoup d’autres élections ; on attend peu de celles-ci ; mais il pourrait y avoir des surprises. Le mécontentement grandit, en effet, et, s’il ne se manifeste pas d’une manière aussi bruyante que dans d’autres circonstances, il n’en est pas moins profond. Le sentiment général est la lassitude. Ce n’est pas un sentiment très actif ; il ne se traduit pas par des violences ; mais il peut provoquer des votes inattendus. Au surplus, nous serons fixés bientôt. Mieux vaut nous taire puisque la parole est au pays.

La fin de la session a été confuse et terne. Le budget a fait, comme d’ordinaire, la navette entre la Chambre et le Sénat et, grâce à des concessions mutuelles, on a fini par se mettre d’accord ; après quoi, l’heure de la séparation fatale a sonné. Nous avons à peine besoin de dire que, depuis assez longtemps déjà, les bancs du Palais-Bourbon et même ses couloirs étaient vides. La grande majorité de nos députés n’étaient plus là, et M. le rapporteur général du budget aurait pu dire par moment, comme Léandre dans les Plaideurs : « Moi, je suis l’assemblée. » Il ne restait, en fin de compte, qu’une douzaine et demie de figurans lorsque M. le président Brisson, de sa voix la plus grave, a adressé à l’assemblée absente un discours qu’elle n’avait d’ailleurs aucun besoin d’entendre, pourvu que le pays l’entendit. Représentant officiel de la Chambre, M. Brisson ne pouvait que lui rendre hommage ; il l’a fait très largement, très généreusement, avec un optimisme laudatif dont l’histoire ne ratifiera pas la complaisance. Qu’a donc fait cette Chambre pour mériter les éloges qui lui ont été décernés ? L’impôt sur le revenu ? Elle l’a voté, il est vrai, mais dans des conditions irréalisables, et, s’il est un jour appliqué, ce ne sera qu’après des transformations qui l’auront rendu méconnaissable. La Chambre a-t-elle fait la loi des retraites ouvrières ? Non, cette loi, d’ailleurs manquée elle aussi, a été l’œuvre de la Chambre antérieure et du Sénat : la Chambre actuelle s’est bornée à la voter les yeux fermés, sans y changer un seul mot. Qu’y a-t-il donc à son actif ? Le rachat de l’Ouest, conception socialiste dont la réalisation coûte 50 millions par an. Et si c’était la seule charge dont la Chambre a aggravé le budget, on pourrait s’en consoler. Malheureusement il n’en est rien. Le caractère propre de la Chambre qui va disparaître est d’avoir été une assemblée dépensière ; elle l’a été au jour le jour, au hasard des surenchères qui lui étaient présentées et auxquelles elle a cédé ; elle l’a été longtemps sans même le savoir, et il a fallu qu’au dernier moment M. Jules Roche lui présentât le total de dépenses auquel elle avait abouti pour qu’elle commençât à sentir son imprudence. Si elle ne l’a pas compris, le pays le fera à sa place.

Nous empruntons à M. Jules Roche des chiffres qui n’ont pas été sérieusement contestés, et qui ne pouvaient pas l’être. En 1906, au début de la législature, nos dépenses s’élevaient à 3 milliards 709 millions : elles atteignent aujourd’hui 4 milliards 185 millions, ce qui fait une augmentation de plus de 500 millions. La dette, — dette consolidée et dette remboursable, — s’élevait mi 1906 à 30 milliards 647 millions : elle atteint aujourd’hui 34 milliards 947 millions, ce qui fait une augmentation de 4 milliards 300 millions. La dette viagère atteignait, capitalisée, 9 milliards 358 millions, il y a quatre ans ; elle s’élève aujourd’hui à 10 milliards 156 millions ; elle a donc augmenté de 798 millions. Au total, l’augmentation de notre dette globale est de 5 milliards. Et si on ajoute les dettes locales à celle de l’État, on atteint, on dépasse même un total de 50 milliards. Ce sont là des chiffres, c’est-à-dire des faits. Quel en a été le contre-coup sur le budget ? Celui de 1906 présentait une insuffisance de recettes qui a nécessité un emprunt de 57 millions : l’emprunt nécessité par le déficit de 1910 atteindra en chiffres ronds 200 millions. On sait que M. le ministre des Finances, dans l’audace et la confiance du premier moment, voulait demander à l’impôt seul de quoi combler le déficit. Naturellement, — on était à la veille des élections, — la Chambre s’est refusée à cet acte d’héroïsme, qui aurait été de sa part un redoutable aveu. Cependant, en outre des 200 millions demandés à l’emprunt, le budget de 1910 s’équilibre avec 162 millions demandés à l’impôt.

Chambre dépensière, avons-nous dit : on voit à quel point ce jugement est mérité. Et à quoi tout cet argent dépensé a-t-il été employé ? Il serait facile de le dire si la Chambre avait fait quelque grande réforme sociale, c’est-à-dire onéreuse pour le budget de l’État ; mais nous avons vu qu’il n’en a rien été. L’assistance aux vieillards] coûte, il est vrai, 65 millions ; mais les retraites ouvrières doivent être comprises en dépense dans le budget de 1911 ; elles ne le sont pas dans celui de 1910. D’où viennent donc les dépenses exagérées de la dernière législature ? Elles viennent surtout du défaut de prévoyance et de méthode, du laisser aller général, de l’insouciance, du désir de satisfaire tout le monde aux dépens de tout le monde. La Chambre a cru que les ressources du pays étaient inépuisables, et elle y a puisé sans compter. On affirme que, dans ces derniers temps, elle a commencé à se rendre compte de son erreur, et que, au moment de comparaître devant le pays, elle n’est pas sans crainte sur les résultats de sa gestion financière. Chaque député de la majorité sent bien qu’il lui serait difficile de répondre à certaines interrogations, si elles lui étaient posées d’une manière précise : il se rassure, toutefois, en songeant que le pays est mal éclairé, que les questions de chiffres sont naturellement obscures et qu’il est facile de les embrouiller encore. L’électeur ignorant a de la peine à se défendre en face d’affirmations effrontées : on espère bien capter une fois de plus sa confiance. Malgré tout, cette confiance est devenue hésitante. Trop de promesses ont été suivies de trop de déceptions. Le pays ne souffre pas encore matériellement, mais un instinct secret l’avertit qu’il souffrira bientôt. Il y a partout du désenchantement, de l’inquiétude, de la mauvaise humeur.

Le discours que M. le président du Conseil vient de prononcer à Saint-Chamond, et qui nous arrive trop tard pour que nous puissions en parler avec tous les développemens qu’il mériterait, modifiera-t-il cette impression générale ? Rien n’est plus douteux. M. Briand a parlé de la Chambre à peu près comme l’avait fait M. Brisson ; il lui fait gloire d’avoir voté l’impôt sur le revenu et les retraites ouvrières ; mais il avoue que, de ces deux réformes, la première est seulement amorcée et esquissée. Il proclame d’ailleurs que notre ancien système d’impôts a produit des « résultats excellens. » Alors, pourquoi le changer ? C’est, a-t-il dit, parce qu’il n’est pas assez souple. Nous reconnaissons ce mot pour l’avoir entendu prononcer autrefois par M. Caillaux, mais il nous avait paru alors peu intelligible, et il n’a rien perdu pour nous de son obscurité en passant par les lèvres de M. Briand. Accuser de manquer de souplesse un système d’impôts qui, dans l’espace d’un siècle, a produit des budgets des recettes qui se sont élevés successivement de 5 à 600 millions à plus de 4 milliards, au milieu des circonstances les plus diverses et parfois les plus tragiques ; accuser de ce vice rédhibitoire un système fiscal qui, en 1871, a pu produire d’un seul coup, sans fléchir, plus de 700 millions de recettes nouvelles, est une affirmation hardie. Nous souhaitons au futur impôt sur le revenu de montrer plus de souplesse sans se casser les reins ! Mais ce sont là des propos électoraux.

M. Briand a parlé du scrutin d’arrondissement à peu près comme de notre système fiscal : il a rendu, lui aussi, « les plus éminens services, » mais il a vieilli, et il est devenu « trop étroit pour contenir les aspirations du pays. » Le voilà donc à la fois glorifié et condamné. Par quoi le remplacera-t-on ? Par le scrutin de liste, et même, a dit M. Briand, par un scrutin de liste qui pourra comprendre plusieurs départemens. C’est le maximum de scrutin de liste : personne n’en avait demandé tant ! Mais M. Briand n’a pas parlé de la représentation proportionnelle, si ce n’est pour lancer quelques épigrammes à ceux qui ont fait campagne pour elle dans ces derniers temps. Évidemment il se réserve. Il sent fort bien que ses projets de réforme rencontreront de la résistance. Aussi promet-il aux Chambres futures, pour se rendre celle de demain favorable, une durée plus longue et le renouvellement partiel. De pareils projets soulèvent mille problèmes que nous ne traiterons pas aujourd’hui, d’abord parce que ce serait prématuré, ensuite parce que ce n’est pas sur des idées générales qu’on peut établir des discussions sérieuses, mais sur des textes précis. Or M. Briand a manqué de précision sur ce point et sur la plupart des autres. Il a embrassé trop de choses pour en étreindre aucune fortement, et, volontairement ou non, il est demeuré dans le vague sur presque toutes. Tout le monde sera d’ailleurs d’accord avec lui lorsqu’il refuse le droit de grève aux fonctionnaires, et qu’il leur promet un statut de nature à les mettre à l’abri du favoritisme ; reste seulement à savoir ce que sera ce statut. Jusqu’ici, le gouvernement n’a pas osé le dire : sera-t-il plus courageux devant la nouvelle Chambre ? Développer la personnalité des syndicats et leur donner le droit de posséder sont aussi des réformes dont nous avons souvent entendu parler, même par le gouvernement, mais dont on s’est contenté de parler. Donner aux ouvriers une participation aux bénéfices au moyen d’actions du travail, et organiser un système de conciliation plus efficace entre eux et les patrons, ce sont encore là des idées qui flottent dans l’air, mais qui ne se sont pas non plus fixées et concrétées dans des projets pratiques. M. Briand leur donnera-t-il un corps ? Nous ne pouvons que constater qu’il ne l’a pas fait dans son discours. Les nuages du matin ne sont pas plus vaporeux. Quoi qu’il en soit, il y a là de quoi occuper plusieurs législatures. La fin du discours rappelle très heureusement celui de Périgueux : combien nous applaudirions, si nous ne savions pas qu’il n’en est rien résulté !

Ne soyons pas trop exigeans : nous serons reconnaissans à la prochaine Chambre si elle réalise seulement, — en les choisissant bien — une ou deux des réformes que M. le président du Conseil a éloquemment annoncées. Mais avant tout, elle devra s’occuper de notre situation financière, et trouver des recettes pour faire face aux dépenses dont on a vu plus haut le chiffre inquiétant. Qu’il y ait réforme ou non, c’est l’œuvre fiscale qui sera la tâche la plus importante de la législature qui va s’ouvrir. Et de quelque côté qu’on se tourne, on aperçoit de nouvelles obligations de dépenses : obligations est le mot juste, car quelques-unes de ces dépenses se présentent avec un caractère impérieux.

Rien n’a été plus pénible que la discussion du budget de la Guerre au Sénat : la conclusion en a été que la défense nationale n’était pas assurée. Les divers orateurs qui se sont succédé à la tribune ont accusé, en haut lieu, un esprit de scepticisme, et par conséquent de négligence, dont tout se ressent. L’un d’eux en particulier, M. Émile Reymond, a donné cette impression à son auditoire avec tant de force qu’en dépit de l’oppression douloureuse qui pesait sur les cœurs, il a été couvert d’applaudissemens. On lui a fait une véritable ovation. Pourquoi ? Parce qu’il a prouvé, trop bien, hélas ! l’insuffisance, ou plutôt la nullité de notre aérostation militaire, comparée à celle de nos voisins. Pendant qu’il parlait, racontant les efforts des Allemands, énumérant les résultats qu’ils avaient atteints, et montrant, par contraste, notre propre inertie, la paralysie de notre volonté sous les effets du scepticisme officiel, des souvenirs angoissans se pressaient dans les mémoires. Serons-nous toujours les mêmes ? Commettrons-nous toujours les mêmes fautes ? Fermerons-nous toujours les yeux aux exemples qui nous viennent de l’autre côté des frontières ? Aujourd’hui comme autrefois, l’Allemagne est constamment en quête des inventions qu’elle peut faire servir au développement de sa force militaire. Ces inventions se produisent le plus souvent en France, mais c’est hors de France qu’elles sont essayées, expérimentées et finalement mises à profit. Qu’a répondu à cela M. le ministre de la Guerre ? II a dit qu’il « cherchait sa voie. » L’administration militaire allemande cherche aussi la sienne, mais elle la cherche expérimentalement à travers les airs, tandis que nous cherchons la nôtre, — encore n’est-ce pas bien sûr, — par des études de laboratoire ou de cabinet. Si la guerre éclatait demain, l’armée allemande aurait, pour l’éclairer, toute une flottille de dirigeables et d’aéroplanes à laquelle nous n’aurions rien à opposer. Cette constatation a jeté le Sénat dans un trouble qui n’a pas diminué lorsque le général Langlois, succédant à M. Reymond, est monté à son tour à la tribune, pour le contredire ? non, mais pour le compléter. Le même esprit d’insouciance, a-t-il dit, qui a produit, dans l’ordre de l’aérostation, les conséquences décrites par M. Reymond, ne s’exerce pas là seulement, il s’exerce partout dans les choses militaires. Nous sommes en retard, non seulement sur les Allemands, mais sur les Italiens, mais sur les Anglais, qui ont su, eux aussi, s’approprier nos découvertes alors que nous n’en avons tiré nous-mêmes aucun avantage. De pareilles allégations sont graves, certes ! surtout dans une pareille bouche. M. Reymond a enlevé le Sénat un peu par surprise ; il montrait pour la première fois des connaissances techniques et un talent oratoire qu’on ne lui connaissait pas encore à ce degré. M. le général Langlois, au contraire, est considéré, à juste titre, comme la plus haute compétence militaire dont le Sénat puisse s’honorer et s’éclairer. Comment n’être pas frappé de la force de sa parole et de l’énergie de sa conviction ?

En écoutant tous ces orateurs, instruits, savans, patriotes, auxquels il était impossible de ne pas donner raison, M. le ministre des Finances, assis sur les bancs du gouvernement, paraissait encore plus soucieux que ses collègues. Et quoi de plus naturel ? Ces discours, en effet, sont gros de dépenses nouvelles qu’il faudra faire dans un temps très prochain. Il faudra en faire pour l’armée ; il faudra en faire aussi pour la marine, et tout le monde le sait bien. Nous avons eu quelques ministres de la Marine qui nous ont coûté très cher. Sous leur administration décousue, notre marine qui était, il y a peu d’années, la seconde, est tombée aujourd’hui au quatrième, peut-être au cinquième rang. Nous résignerons-nous à cette déchéance ? Le pouvons-nous ? L’état du monde nous le permet-il ? La politique coloniale que nous avons suivie depuis un demi-siècle, et plus, ne nous impose-t-elle pas d’autres devoirs ? Il ne saurait y avoir qu’une réponse à ces questions. Mais nous comprenons le souci de M. le ministre des Finances, et nous le partageons. Que de difficultés s’imposent au gouvernement ! Que de problèmes la Chambre de demain aura à résoudre ? Et combien, en dépit de la complaisance que lui témoigne M. le Président du Conseil, devons-nous désirer qu’elle ne ressemble pas à celle d’hier !


Parler de la marine nous conduit naturellement à la grève des inscrits maritimes, qui vient d’éclater une fois de plus à Marseille. Une fois de plus, après tant d’autres ! Les grèves des inscrits maritimes sont en quelque sorte à l’état permanent à Marseille ; elles sont seulement coupées par quelques trêves, que les inscrits se donnent à eux-mêmes comme pour reprendre des forces ; après quoi, ils recommencent. Ils seraient d’ailleurs bien simples de ne pas recommencer puisque, à chaque grève nouvelle, on les a habitués à gagner quelque chose. Aussi celle d’hier n’a-t-elle surpris que ceux qui ne savent rien du passe, ou qui, dans ces derniers mois, ont négligé de se tenir au courant des inquiétudes de l’armement et des prétentions des inscrits. Il n’était question, dans les sphères gouvernementales, que d’institutions nouvelles à créer pour faciliter la bonne entente entre armateurs et inscrits, en les mettant les uns et les autres sur le même pied dans des réunions où leurs intérêts communs seraient réglés. Tout cela serait fort bien si les inscrits croyaient à la communauté de ces intérêts, mais ils regardent les armateurs comme leurs ennemis naturels, et ils se conduisent en conséquence, sans vrai désir d’entente et sans la moindre bonne foi. C’est ce que M. Chéron, sous-secrétaire d’État à la Marine, a eu le tort de ne pas comprendre, ou du moins de ne pas comprendre assez tôt. S’il a montré quelque énergie dans la répression lorsque le mal a éclaté de nouveau, il aurait encore mieux fait de montrer plus de fermeté préventive, et ne pas donner aux inscrits l’impression qu’ils pouvaient tout se permettre, sauf à les détromper plus tard. Une grève, même lorsqu’elle est rapidement conjurée, coûte cher. M. Peytral a dit au Sénat que la dernière dont Marseille a été affligée lui avait coûté 80 ou 100 millions. Mais les inscrits maritimes ne s’embarrassent guère de ces considérations. Ils ne voient que leur intérêt personnel, et leur intérêt du moment, sans souci de l’intérêt général, sans intelligence du leur dans l’avenir.

M. Chéron est un homme de lionne volonté, auquel tout jusqu’ici a été facile, ce qui l’a conduit à ne douter de rien. Il a été sous-secrétaire d’État à la Guerre avant de l’être à la Marine. Il s’y s’est surtout occupé du bien-être du soldat, et il a rendu quelques services que tout le monde a reconnus. S’il s’en était tenu là, tout aurait été pour le mieux ; mais l’armée ne vit pas seulement de pain ; elle a encore besoin de discipline et d’esprit militaire, et M. Chéron n’a pas aussi bien réussi dans cette seconde partie de la tâche que dans la première. On peut dire de lui, comme on l’a fait d’un autre, qu’il parle bien, mais qu’il parle trop ; il croit trop qu’on peut tout arranger avec des discours. Lorsque le Cabinet a été remanié au moment où M. Briand en a pris la présidence, M. Chéron a été enlevé à la Guerre. On a cru sans doute qu’il y avait terminé son œuvre, et on l’a fait passer à la Marine, où le bruit s’est répandu vite qu’on avait un sous-secrétaire d’État d’une bienveillance exceptionnelle, dont nul ne connaissait encore les limites. M. Chéron s’est évidemment bercé de l’illusion que sa présence suffirait à aplanir toutes les difficultés, que son éloquence rapprocherait les cœurs, enfin qu’il ferait régner des mœurs idylliques là où on n’avait connu avant lui que la discorde. Le résultat a été très différent de ce qu’il espérait. Les inscrits maritimes ont cru trouver en lui un allié, et leur audace a grandi. Subitement, M. Chéron a été réveillé de son beau rêve… La nouvelle lui est effectivement arrivée que les inscrits de Marseille venaient de se mettre en grève. Pourquoi ? Pour le plus futile des prétextes, à savoir qu’un indigène somali avait été compris dans l’équipage d’un paquebot. Comment ? Toujours de la même manière : c’est au moment même où le paquebot allait partir pour Alger que les inscrits ont mis sacs à terre, et proclamé la grève. Pour le plus futile prétexte, avons-nous dit ; en effet, l’indigène somali en cause était sujet français et devait jouir des droits attachés à cette qualité ; au reste, les statuts de l’inscription maritime permettent d’embaucher une certaine proportion d’étrangers. Admettons toutefois, par simple hypothèse, qu’il y ait eu une irrégularité commise ; c’était le cas d’user de tous les moyens de conciliation inaugurés ou perfectionnés par M. le sous-secrétaire d’État. Mais non ; c’est au dernier moment, par surprise, par violence, que les inscrits ont violé la discipline et refusé de partir. On discutait alors le budget de la Marine au Sénat ; on était à la veille des élections ; la grève, si elle se prolongeait, risquait de produire un détestable effet sur l’opinion qui, déjà, la condamnait sévèrement. Que ce soit pour ce motif ou pour d’autres, il faut rendre au gouvernement la justice qu’il a tenu un langage très ferme. M. Chéron a déclaré que force devait rester et resterait à la loi. Il a annoncé son départ pour Marseille. Le Sénat lui a donné des applaudissemens qui devaient être pour lui un encouragement et une force.

Arrivé à Marseille, M. Cher on a prononcé beaucoup de discours ; passant d’un bateau à un autre, il a harangué copieusement les inscrits et les a rappelés au sentiment de leur devoir ; il a fait appel à leurs vertus civiques et n’a pas mis en doute que ces exhortations seraient entendues. L’ont-elles été ? Un très grand nombre d’inscrits sont bien remontés sur les paquebots et y ont repris leur service ; mais M. le sous-secrétaire d’État n’avait heureusement pas négligé de mêler quelques autres procédés aux procédés purement oratoires, et il est difficile de savoir si ce sont ceux-ci ou ceux-là qui ont été le plus efficaces ? Il a donné l’ordre d’intenter des poursuites contre plusieurs inscrits particulièrement compromis dans la grève. Appelés à comparaître devant le tribunal, un seul l’a fait ; les autres, habitués à ne tenir aucun compte des lois, ont bravé avec arrogance l’application qui leur en était faite ; mais, à leur grande surprise sans doute, ils ont été incontinent arrêtés. L’émotion a été très vive parmi les grévistes. M. Chéron a été conspué dans leurs réunions et dans leurs journaux ; on l’a accusé d’avoir trompé les inscrits par une fausse bonhomie qui se changeait subitement en férocité. M. Rivelli, célèbre par tant d’autres grèves qu’il a suscitées et qui a pris naturellement la direction de celle-ci, ayant voulu élever la voix, a été lui aussi l’objet d’une poursuite. La Confédération générale du Travail, la C. G. T. étonnée, indignée, mais surtout alarmée, a envoyé à Marseille un représentant qui n’y fait pas jusqu’à présent grande figure. Bref, M. Chéron, en quelques jours, est devenu maître de la situation, et il aurait pu dire comme César : Veni, vidi, vici, si la brièveté était dans sa manière.

Au moment où nous écrivons, la grève n’est pas finie et on fait un suprême effort pour la généraliser ; il reste encore 3 ou 400 grévistes sur 8 000 inscrits ; mais la plupart de ces derniers sont remontés sur les paquebots qui partent régulièrement. Les manquans ont été tout simplement remplacés par des marins de l’État. En un mot, on a fait sentir aux inscrits qu’on pouvait se passer d’eux, ce qui était le meilleur moyen de les avoir à sa disposition. Et c’est dans ce sens qu’il faut chercher, pour l’avenir, la solution des difficultés sans cesse renaissantes dont l’origine est dans le privilège attribué aux inscrits maritimes. On a parlé de supprimer ce privilège, mais on ne l’a point fait. Le jour où on l’aura fait, les inscrits, qui prendront sans doute un autre nom, seront plus traitables. Leurs exigences actuelles viennent de ce que, n’ayant à craindre aucune concurrence dans l’exercice de leur profession, ils se croient maîtres d’imposer à l’armateur le contrat qu’ils veulent, et de le déchirer lorsqu’ils n’en veulent plus. Un projet de loi qui suspendait dans certains cas le monopole de pavillon avait été déposé par le gouvernement lors de la dernière grève des inscrits à Marseille ; mais, la grève une fois terminée, il n’en a plus été question. On habitue par là les inscrits à croire que de pareilles démonstrations ne sont pas sérieuses, et, effectivement, ils ne les prennent pas au sérieux. Si cependant ils y réfléchissaient, s’ils écoutaient ce qui se dit et s’écrit, s’ils se rendaient compte de leur situation véritable, ils comprendraient combien ils sont loin de représenter dans la marine moderne la même utilité, la même indispensabilité que dans celle d’autrefois. Le mécanisme compliqué et délicat des navires actuels a besoin de mécaniciens experts et habiles plus que de marins à l’ancienne mode. Aussi les obligations très lourdes qui incombaient aux inscrits d’une autre époque, et qui justifiaient les privilèges et les avantages dont la loi les avait dotés, ont-elles diminué et continueront-elles de diminuer de poids et de durée : les privilèges seuls sont restés intacts. L’institution a évolué dans doux sens opposés : allégement des charges, aggravation des exigences. Évidemment, les choses ne peuvent pas durer ainsi ; la corde tendue à l’excès finira par se casser ; l’inscription maritime sera l’objet d’une transformation inévitable. Les armateurs y gagneront s’ils conquièrent la liberté de constituer leurs équipages comme tout autre industriel compose son personnel. Les inscrits y perdent une situation devenue anormale qu’ils regretteront bientôt, mais qu’ils seront seuls à regretter.

En quittant Marseille, M. Chéron a donné des instructions au préfet des Bouches-du-Rhône pour qu’il conformât son attitude à la sienne. Les inscrits restés en grève lui avaient demandé de les recevoir en vue d’une entente qui, disaient-ils, serait facile. Il leur a opposé un refus absolu jusqu’au moment où la grève serait terminée et où ils auraient tous repris leur service. Ce serait nous reconnaître coupables, disent les grévistes, et nous ne reconnaîtrons jamais que nous l’ayons été. Au fond, ils ne sont plus retenus que par l’amour-propre, sentiment très vif chez eux et qui l’est devenu d’autant plus que, dans le passé, on l’a flatté et surexcité davantage. Mais si les grévistes ont leur amour-propre à sauver, le gouvernement a sa dignité et son autorité à maintenir, et il paraît, cette fois, résolu à les faire respecter. Il y a eu à Marseille, le dimanche 10 avril, quelques échauffourées sans importance. Les grévistes ont enflé la voix et proclamé la grève générale. Mais leur appel a été médiocrement entendu. Personne ne croit au succès de la grève générale : il y aura seulement quelques misères de plus. Il a suffi au gouvernement de montrer de l’énergie pour dissiper les fantômes devant lesquels il a si souvent reculé. Puisse-t-il profiter de cette expérience ! Bien des choses, alors, changeront en France. M. Briand a dit à Saint-Chamond qu’il saurait maintenir l’ordre. Bien qu’il y ait eu quelques troubles à Saint-Chamond, il parlait surtout pour Marseille. Sa voix y a été sans doute entendue.


La crise ministérielle italienne s’est terminée dans des conditions différentes de celles que nous avions indiquées comme logiques : ou un ministère Giolitti. puisque M. Giolitti était le seul homme qui put avoir une majorité dans la Chambre ; ou un ministère neutre et effacé que M. Giolitti laisserait vivre jusqu’au moment où il jugerait à propos de reprendre le pouvoir. Les choses ne se sont pas passées ainsi. M. Giolitti a continué de se tenir à l’écart, mais le nouveau Cabinet a été formé par M. Luzzatti, qui peut, dans une certaine mesure, pratiquer la neutralité entre les partis et qui essaiera de le faire, — la composition très éclectique de son ministère en est la preuve, — mais qui est un homme trop considérable pour avoir un caractère effacé. M. Luzzatti est même, de tous les hommes d’État italiens, celui qui est le plus connu à l’étranger : il l’est particulièrement chez nous où il compte un grand nombre d’amis. Il a toujours témoigné à la France des sympathies que celle-ci lui a rendues. En Italie, M. Luzzatti appartient à la droite ; mais, en réalité, l’élévation philosophique de son esprit le rend indépendant des partis trop strictement limités, et il n’a jamais cherché à être le chef de l’un d’eux, ni même à en former un autour de lui. Financier très habile, très pratique, nul n’a contribué plus que lui au relèvement des finances italiennes ; économiste éminent, professeur éloquent, publiciste auquel toutes les grandes idées sont familières, il aborde aujourd’hui un rôle nouveau puisqu’il a accepté la charge du gouvernement dans son ensemble. Il faut l’attendre à l’œuvre pour savoir comment il s’acquittera de sa tâche, mais il le fera certainement avec honneur. Son originalité est de s’être toujours plus préoccupé des principes et de leurs applications que des groupemens politiques, et ce qui peut-être, en d’autres circonstances, aurait été pour Im une faiblesse, est aujourd’hui une force : il a pu en effet, mieux que tout autre sans doute n’aurait pu le faire, appeler à lai tous les concours et en obtenir beaucoup.

Nous disons de M. Luzzatti qu’il est avant tout un homme de principes. A ceux qui voudront s’en assurer et mieux connaître encore le caractère de son esprit, nous recommandons la lecture d’un livre de lui dont la traduction vient de paraître en France sous le titre de Liberté de conscience et liberté de science[1]. La composition n’en est pas très méthodique, parce qu’il se compose d’études ou de discours faits à des époques différentes, mais qui pourtant se rapportent tous au même objet. M. Luzzatti est pour la liberté illimitée de la conscience et de la science, et il ne croit pas qu’elles doivent se heurter l’une l’autre. On lira surtout avec intérêt, dans son éloquente introduction, les pages qu’il consacre à notre loi de séparation de l’Église et de l’État : il en approuve le principe, mais il croit qu’elle aurait pu être mieux faite. Nous sommes pleinement d’accord avec lui sur ce point. On peut être sûr que M. Luzzatti sera au pouvoir ce qu’il a été hors du pouvoir, un esprit profondément respectueux de la liberté religieuse et un fervent admirateur de la science et de ses conquêtes. C’est tout l’opposé d’un sectaire ; c’est un homme de liberté, de tolérance et de progrès.

Il a pris pour lui le ministère de l’Intérieur, parce que tout autre choix aurait soulevé des compétitions inextricables., L’attribution d’un autre portefeuille nous intéresse particulièrement : c’est celui des Affaires étrangères. M. Luzzatti nous a donné une nouvelle marque d’amitié en le confiant à l’ambassadeur d’Italie en France. M. le marquis de San Giuliano n’était parmi nous que depuis peu de temps ; c’est à peine si on a eu celui de l’entrevoir à Paris ; mais cela lui a suffi pour laisser parmi nous des regrets qui seraient plus vifs s’il n’était pas appelé à un poste où il ne nous quittera pas tout à fait. Et enfin il est remplacé à Paris par M. Tittoni, qui a été lui-même, pendant plusieurs années, ministre des Affaires étrangères et a eu à traiter les plus grandes questions avec toutes les Puissances. Ces choix prouvent que la politique extérieure de l’Italie ne sera pas changée : elle conservera la continuité qui fait la force d’une politique, parce qu’elle crée autour d’elle confiance et sécurité.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

  1. Giard et Brière, éditeurs.